Nord' 2016/2 N° 68

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Article de revue

L’analogie dans Triptyque de Claude Simon : un appareil de construction pélasgique

Pages 55 à 66

Notes

  • [1]
     On se souvient par exemple que le mur contre lequel se soutient le couple enlacé dans l’impasse est fait d’un « mortier jaunâtre, sali par les fumées et rugueux lui aussi ». Tout comme le gris, le jaunâtre constitue souvent chez Simon une prédication chromatique dépréciative. Dans Triptyque, le jaunâtre revient souvent par le biais de la vieille dame, figure de la mort, ou, plus précisément de la déesse des morts, Hécate, selon l’hypothèse de Ralph Sarkonak (cf. Ralph Sarkonak, « Comment noyer le poisson, ou le “non-dit” dans Triptyque », Sofistikê, revue en ligne, 1, 2009 : « Un monde à découvrir : le style de Claude Simon »).
  • [2]
     Jean-Paul Goux, La Fabrique du continu, essai sur la prose, Champ Vallon, p. 54.
  • [3]
     Cf. Lucien Dällenbach, Lire Claude Simon, Seuil, 1988, p. 116 à 126.
  • [4]
     Christian Michel, « Sens et fonction de la discontinuité : l’écriture analogique du roman (Perrudja de Hans Henny Jahn, The Wild Palms de William Faulkner, et Leçon de choses de Claude Simon) », in Poétique de la discontinuité́ (de 1870 à nos jours), Études rassemblées et présentées par Isabelle Chol, Presses universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 232.
  • [5]
     En exergue au Jardin des plantes Simon cite Montaigne : « Aucun ne fait certain dessain de sa vie, et n’en délibérons qu’à parcelles. […] Nous sommes tous de lopins et d’une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque momant faict son jeu » (JP, p. 9). « Jeu » est ici à entendre au sens précis que Simon lui-même a eu l’occasion de préciser : « dans le sens cette fois où l’on dit qu’une mécanique, une transmission a du jeu, c’est-à-dire, qu’entre l’impulsion donnée et le mouvement produit, s’interposent une série de décalages du fait que les différentes pièces ne sont pas étroitement emboîtées ou articulées » (Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier, Entretiens, 1972, p. 29). Simon, proche en cela de Montaigne, ne se cherche pas dans l’idée chimérique d’identité à soi, mais dans la multiplicité et les contradictions. C’est sans doute ce qui explique la recherche par l’écriture d’une forme équivalente : diverse, variable, dissemblable à elle-même d’un moment à l’autre, développant une continuité tissée de disruptions.
  • [6]
     Voir à ce propos l’article éclairant de Bérénice Bonhomme (Bérénice Bonhomme, « Lecture de Claude Simon au miroir de l’intervalle cinématographique », in « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), 2, 14, 2006).
  • [7]
     Puisque, comme le remarque Christian Michel, « la discontinuité unit donc aussi ce quelle sépare » (cf. Christian Michel, op. cit., p. 232).
  • [8]
     Bérénice Bonhomme, « Lecture de Claude Simon au miroir de l’intervalle cinématographique », in « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), 2, 14, 2006.
  • [9]
     Christian Michel, op. cit., p. 237.
  • [10]
     Christian Michel, op. cit., p. 243.
  • [11]
     Triptyque, p. 24.
  • [12]
     La figure est évidemment indicative, et n’est pas « à main levée ». Tout comme le dessin de l’écolier, il suffira qu’elle soit « suffisamment correcte pour permettre de réfléchir au problème posé » (cf. Triptyque, p. 24).
  • [13]
     C’est, par exemple, un même jeu d’ombre et de lumière qui les éclaire et déforme leurs contours : « […] le plateau du studio, pendant les quelque instants où le metteur en scène explique sans doute ses nouveaux ordres, n’étant plus éclairé que par une unique ampoule qui, probablement heurtée par quelque échelle ou quelque portant, se balance au-dessus du lit et dessine dans les creux et sur les reliefs du ventre, des seins et des cuisses des ombres mouvantes allant et venant de droite à gauche, s’étendant et se rétractant, s’allongeant en sens inverse, dessinant alternativement sur le lit d’un côté puis de l’autre les contours du corps étendu, aux aspérités montueuses et aux courbes tantôt douces, tantôt se gonflant, s’étirant, abruptes, profilées en noir, avant de s’affaisser de nouveau » (Ty, p. 82-83) ; « Sans doute la femme qui a déposé le lapin a-t-elle heurté avant de sortir le ruban de papier tue-mouches car celui-ci, l’abat-jour et l’ampoule se balancent légèrement. Dans la pièce déserte et le silence que troublent seuls le tic-tac de l’horloge et les vibrations sporadiques des ailes de la mouche engluée, les ombres projetées par les oscillations de l’ampoule s’étendent et se rétractent alternativement. De part et d’autre du lapin une ombre (d’un gris bleuté sur le plat de faïence, noire lorsqu’elle déborde de celui-ci sur la toile cirée) s’élance, dessine en les accusant les contours du corps rose et semble passer par-dessous pour resurgir de l’autre côté, s’enfler en bosses escarpées qui s’affaissent de nouveau lorsque l’ampoule repart dans l’autre sens. » (Ty, p. 85-86). De plus, Claude Simon a pu lui-même souligner une identité métaphorique entre les deux figures, liée à l’expression française « être comme un écorché vif », ou « avoir une sensibilité d’écorché » (cf. Notes sur Triptyque, (1973), in Les Triptyques de Claude Simon ou l’art du montage, Mireille Calle-Gruber, éd., Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, p. 26). De manière picturale, le lapin dépecé et la femme nue dévoilent une même couleur, qui semble faire signe métatextuellement vers le corps intime du texte lui-même rose, comme la couverture du cahier qui apparaît au travers du papier de soie brûlé par la concentration des rayons du soleil (cf. Triptyque, p. 42).
  • [14]
     Le dispositif est en réalité un peu plus compliqué, puisque ce qui est d’abord mis en regard de la scène du verger, c’est la description de l’apparition du sexe luisant de l’homme (celui, de toute évidence, de la gravure en taille douce qui se trouve dans la chambre d’hôtel) : « […] sortant de l’autre main aux doigts noueux et jaunes on peut voir par instants briller la lame d’un couteau. La fille couchée dans le foin accompagne de coups de reins le va-et-vient rythmé des fesses de l’homme dont on voit chaque fois briller le membre luisant […] » (Triptyque, p. 25). Si la description de la gravure sert de déclencheur à l’analogie, le développement du dispositif appelle ensuite exclusivement le couple enlacé de la série urbaine.
  • [15]
     Christian Michel a souligné dans Leçon de choses (1975, c’est-à-dire deux ans après Triptyque), un rapport analogique assez proche de celui que nous avons évoqué : le récit fait s’entrecroiser la description d’une promenade d’une jeune femme et de ses proches en bord de mer et celle d’une relation sexuelle entre deux amants : de la même façon que dans Triptyque le couteau à la lame brillante (dont l’apparition annonçait la mort du lapin) se retrouvait métaphoriquement dans le sexe de l’homme (conduisant potentiellement lui aussi la femme vers la petite mort), ici, c’est la main de la jeune femme serrée sur la poignée d’une ombrelle qui entre en rapport analogique avec la main d’une autre femme se refermant sur le sexe de son compagnon. « On obtient donc la configuration analogique suivante : la main de la femme est à la poignée de l’ombrelle ce que le poignet de la femme est au sexe de l’homme : ce qui se referme sur le manche, l’enserre, et lui imprime un mouvement de va-et-vient » (cf. Christian Michel, ibid., p. 249).
  • [16]
     Christian Michel, op. cit., p. 250-251.
  • [17]
     Sur notre figure, l’angle inférieur droit de A’BC’ est le sommet B, soit l’équivalent géométrique du lapin. Le soleil, annonçant le passage du temps, entamerait alors légèrement celui qui est sur le point de mourir…
  • [18]
     Cette pensée a été rapportée par le peintre et critique Émile Bernard dans son article « Paul Cézanne », publié dans la revue L’Occident, n°32, juillet 1904.
  • [19]
     Op. cit.
  • [20]
     Cf. Ralph Sarkonak, « Comment noyer le poisson, ou le « non-dit » dans Triptyque », Sofistikê, revue en ligne, 1, 2009 : « Un monde à découvrir : le style de Claude Simon ».
  • [21]
     Un texte comme La Chevelure de Bérénice assume les dernières limites de cette logique : alors que la sexualité ne se réalise plus en acte comme consommation, elle infuse d’autant mieux chaque description, chaque vision, à savoir le corps même du texte.
  • [22]
     Comme a pu le souligner Raymond Jean, en effet, chez Simon l’herbe « opère une relance de l’imagination sexuelle » (cf. Raymond Jean, « Claude Simon et les signes de l’éros », in Pratique de la littérature : roman, poésie, Seuil, 1978, p. 51). Et, de fait, c’est une image qui traverse toute l’œuvre de Simon, et que l’on retrouve donc, sans grand étonnement dans nos trois œuvres : le verger de la série campagnarde de Triptyque, le fossé herbeux dans lequel s’engouffre Georges dans La Route des Flandres, enfin, ces « longues herbes gris-vert non pas plates mais cylindriques semblables à des touffes de poils clairsemées » dans La Chevelure de Bérénice (p. 8).
  • [23]
     Dans Photographies, 1937-1970 (1992), on trouve la photographie d’un arbre, intitulée Jambes (p. 120), ainsi que son image renversée Ventre et cuisses (p. 121) déjà présente dans l’Album d’un amateur où Simon faisait suivre ce long commentaire : « Tels ces hauts platanes aux branches torturées et dont les troncs ne sont pas sans évoquer de façon troublante des cuisses de femme se rejoignant sur le gonflement d’un pubis. Comme si quelque métamorphose ovidienne (châtiment ou, au contraire, faveur ?) avait perpétué sous l’écorce mouchetée le corps de quelque amante, de quelque nymphe sylvestre et géante au bassin renflé, aux jambes semblables à des fûts de colonnes retournant au règne végétal, fouillant le ciel de leurs racines » (cf. Album d’un amateur, Remagen- Rolandseck : Rommerskirschen, 1988, p. 32).
  • [24]
     Le V se retrouve en effet, dispersé dans toute l’œuvre. L’écartement qu’il manifeste peut suggérer une vision macabre et angoissante, comme le dessin tracé par l’axe des bottes de la sentinelle qui permet à Georges d’apercevoir le cheval mort (RF, p. 227), la conformation étrange des jambes de la vieille dame dans Orion aveugle (p. 53, vision réapparaissant dans Les Corps conducteurs, p. 29), le costume du maître d’hôtel dans Palace (p. 70) figurant pour l’homme-fusil un obstacle potentiel à la réalisation de ses desseins meurtriers, les pieds du Christ en croix (p. 398), doubles intertextuels de ceux du père mort au combat (L’Acacia, p. 327), ou encore la courroie jugulaire d’un casque qui gêne la respiration du soldat déjà blessé (L’Acacia, p. 332). Cette forme en V peut également manifester ou suggérer un érotisme latent : on pense alors à l’ouverture d’un corsage dans Histoire (Hi, p. 141, 145), au spectacle fascinant de deux doigts écartés par une mère pour mieux donner le sein (Hi, p. 205), ou encore à l’entrebâillement d’un rideau (Hi, p. 276). Dans Triptyque, le V des antennes écartées d’une coccinelle qui lui permet d’« explorer précautionneusement les minuscules corolles » (p. 22) confirme, après l’image d’une main trempée dans l’eau d’une fontaine (p. 17) l’installation dans un vaste réseau métaphorique érotisant à peu près tous les éléments de l’univers de cette œuvre.
  • [25]
     Forme du S que l’on retrouve un peu partout dans le tableau de Poussin qui a donné à Orion aveugle son titre.
  • [26]
     « La construction pélasgique se fait reconnaître à des caractères particuliers ; tantôt les blocs sont bruts, tantôt les pierres sont taillées ; mais ni les uns ni les autres ne sont unis par du ciment, et ils présentent partout des polygones irréguliers : elle diffère essentiellement de la construction hellénique, exécutée à la règle droite et par assises horizontales. On étend la dénomination de monuments cyclopéens à tous les ouvrages où l’on trouve des formes hardies et gigantesques, des matériaux d’une dimension extraordinaire, des blocs qui semblent n’avoir pu être mus et placés que par une force surhumaine, par une mécanique plus puissante que la nôtre. Mais on restreint la dénomination de pélasgiques à ceux de ces monuments où l’on trouve les pierres taillées en polygones irréguliers. » (cf. Précis de l’histoire ancienne, Charles Cayx et Auguste Poirson, Paris, L. Colas, 1846, p. 153).
  • [27]
     Ces propos sont de l’auteur lui-même qui parle de Proust et de La Recherche du temps perdu (cf. Claude Simon, « Le Poisson cathédrale » (1980), in Quatre conférences, Paris, Minuit, 2012, p. 35-36).

1 L’analogie : c’est cette logique extrinsèque (ou « ordre sensible des choses ») qui fonde une impression de continuité, entrelaçant les tableaux séparés de Triptyque. Mais, de la même façon que l’ordre et le désordre restent chez Simon des opposants perpétuels, le continu et le discontinu se trouvent dans une relation dialogique. La fluidité de la lecture, permise par tout un jeu de glissements et de modulations, n’occulte en rien la réalité matérielle du fragment. Les murs nus (non crépis) de la grange du cinéma de campagne, où « l’on peut voir l’appareil de pierres grises de formes diverses (trapèzes, triangles, rectangles approximatifs) séparées par les larges joints de mortier » (Triptyque, p. 103) semblent une métaphore de l’écriture. Le discontinu des pierres (histoires) est lié par les joints (transitions). Mais il ne s’agit certainement pas de l’écriture de l’auteur : on sait que, tout comme Flaubert, Claude Simon ne considère pas le mur (de l’écriture) dont le joint est trop apparent [1]. Comme le remarque Jean-Paul Goux, en effet, « la transition, parce qu’elle assure un rôle de jonction, se confond aisément avec un simple joint, et elle peut alors engendrer une autre forme de dégoût, associée métaphoriquement à l’opération de jointoiement du maçon » [2]. Dans ces conditions, et comme le souligne Lucien Dällenbach, le mur de l’écriture doit rester nu et éviter à tout prix le replâtrage :

2

Que le médium s’avoue comme tel, c’est là la première leçon de choses donnée par un romancier qui veut certes que ses constructions soient solides – mais non au détriment du matériau à mettre en valeur.
Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que Simon déteste les joints en ciment, et les écrivains qui bétonnent leur texte : plutôt que de renforcer l’armature, pourquoi ne pas choisir les pierres adéquates – ou les tailler au besoin pour qu’elles jouent ensemble ? [3]

3 Le goût simonien pour les constructions pélasgiques s’explique d’autant mieux : le travail exigeant de l’écriture vise l’érection d’un édifice dépourvu de ciment, dès lors que les pierres sont disposées pour jouer ensemble. Ce principe architectonique permet de repenser l’opposition traditionnelle continu-discontinu. La Route des Flandres, Triptyque et La Chevelure de Bérénice ne nous offrent en effet ni une continuité lisse qui occulterait la diversité de ses matériaux (ce serait le mur replâtré), ni une discontinuité pure qui ne permettrait alors aucune construction (ce serait le mur détruit, l’éboulis). L’écriture se donne comme ce que nous serions tentés d’appeler une continuité disruptive. En effet, nous dit Christian Michel, « la continuité que les segments retissent est une continuité de seconde espèce, qui n’abolit pas les discontinuités premières, mais les prend en compte pour les faire signifier, selon la logique de l’analogie » [4]. Cette continuité de seconde espèce implique donc une sélection de matériaux de construction, sélection qui doit être suffisamment pertinente pour que les intervalles créent eux-mêmes un liant, et qu’ainsi chaque moment fasse son jeu [5]. Tout le génie de Simon est donc de faire tenir l’œuvre par le vide, puisque, comme pour les constructions pélasgiques, c’est le vide bien pensé, l’espace approprié entre les matériaux, autrement dit l’intervalle[6] qui assure la stabilité de l’édifice. Ce vide de l’entre-deux doit s’adapter aux éléments qu’il sépare-ajointe [7] : au sein d’une même œuvre, une analogie chromatique peut se déployer entre deux phrases contiguës, tandis qu’une analogie sémantique pourra relier deux situations pourtant distantes de plusieurs pages.

4 C’est ainsi un mur vivant, dynamique, que le mur simonien : un mur qui, pour favoriser le mouvement discret de ses parties, doit se départir de la réification irréversible qu’imposerait le mortier durci. L’écriture conserve ainsi quelque chose de vivant, dès lors que l’intervalle « apparaissant comme un espace de va-et-vient et de tremblement » [8] assure son dynamisme. Nous avons évoqué des effets de persistance, des impressions de ressassement du texte au fil de la lecture. Ces répétitions signalent l’installation de relations inter-segmentaires : le texte fait transiter des prédications d’un couple de termes à un autre. Avant de considérer plus avant quelques exemples frappants, rappelons que l’analogie n’a pas affaire avec la ressemblance : revenant au fonctionnement originel de cet outil épistémique chez Aristote, Christian Michel nous rappelle que l’analogie est « l’inverse d’une ressemblance, puisqu’elle permet de rapprocher ce qui, précisément, ne se ressemble pas, mais dont la fonction est identique » [9]. Partant, il conclue que « l’analogie porte donc, non sur la relation entre termes, mais bien sur une relation de relations entre termes. Une analogie qui n’unirait que deux termes est donc un non-sens » [10]. Il y a donc, au travers du principe analogique qui traverse Triptyque, l’effort intellectuel d’une mise en relation raffinée associant deux termes à la faveur d’un élément tiers (B est à A ce que D est à C). Or il se trouve que l’image de la triangulation est inscrite d’une façon toute particulière dans l’œuvre : souvenons-nous que le garçon qui étudie laborieusement sa géométrie – figure, à bien des égards, du double de l’écrivain à sa table de travail – dessine des triangles et s’essaye à l’analyse de leurs rapports. Le théorème de Thalès surgit ainsi au cœur de l’œuvre comme l’illustration métatextuelle du fonctionnement structural de l’œuvre. De toute évidence, en effet, les triangulations « à main levée » (Triptyque, p. 23) de l’écolier font signe vers la mise en rapports qu’élabore l’écrivain. Si le but poursuivi par le jeune garçon est de parvenir à des égalités entre équations, celui de l’écrivain est de dégager ce qu’il y a de commun (la qualité des rapports) entre des éléments que tout sépare a priori (les sensations, les situations). Or, pour s’assurer de la visibilité de cette analogie métatextuelle (le rapport géométrique est à l’écolier ce que le rapport sensible est à l’écrivain), la description du déroulement de l’exercice géométrique est éclatée, et les deux séries campagnarde et urbaine s’insèrent entre chacune des étapes qu’il suit. Nous assistons d’abord à la genèse de deux triangles :

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La main du garçon trace sur la feuille du cahier un triangle, son cercle circonscrit et une tangente à ce cercle parallèle à l’un des côtés du triangle. Près de chacun des sommets du triangle il inscrit les lettres A, B et C. Puis il prolonge les côtés BA et BC qui coupent la tangente parallèle au côté AC en aux points, A’ et C’. Dessiné à main levée le cercle est un peu aplati, comme le contour d’une pomme et les diverses droites ondulent légèrement. Néanmoins la figure est suffisamment correcte pour permettre de réfléchir au problème posé dont le garçon relit une seconde fois l’énoncé sur la page du livre ouvert, posé sur la table à gauche du cahier : « Connaissant la valeur de l’angle ABC, démontrer : 1) que le rapport des surfaces des triangles ABC et A’BC’ est proportionnel à… » [11]

6 Le théorème de Thalès doit permettre au jeune garçon de calculer des rapports de surface et de mettre en évidence des relations de proportionnalité en présence d’un parallélisme donné, ici : (A’C’) // (AC). À partir des différentes données énoncées, le lecteur peut lui aussi dessiner mentalement la figure en question [12] :

7 L’énoncé du problème stipule que la valeur de l’angle ABC est connue : c’est à partir d’elle, et du parallélisme en présence que les équations doivent être posées. Or, nous savons que ce qui est « donné », c’est-à-dire immédiatement visible et connu du jeune garçon, c’est la scène de la vieille femme tuant le lapin (la chambre du garçon donne directement sur le verger). La situation contiguë du couple enlacé dans l’impasse ne s’explique, quant à elle, par aucun jeu de regard : elle dépend toute entière du jeu analogique en cours, autant dire d’une relation à « calculer » en fonction de la première. La structure du récit entrelace donc deux situations de manière problématique, tout comme le problème de géométrie « imbrique » deux triangles dont il faut reconnaître la relation. Si la mise à mort du lapin par la vieille femme semble une situation distincte de l’ébat sexuel qui a lieu dans l’impasse, la contiguïté́ du récit, tout comme la contiguïté́ des figures géométriques, suppose une proportionnalité, que le lecteur est invité à mesurer à la suite du jeune garçon. Les triangulations sur le cahier correspondent ainsi strictement aux triangulations de chacune des deux autres séries. Faisant correspondre chaque sommet à un protagoniste ou élément du récit, nous retrouvons les deux triangles ABC et A’BC du problème :

8 Le sommet B, commun aux deux triangles, réalise un chevauchement entre la figure du lapin et celle de la jeune femme, soulignant ainsi une identité métaphorique qui traverse toute l’œuvre [13]. Nous avons affaire ainsi au triangle d’Éros (A’BC’) :

9 ainsi qu’au triangle de Thanatos (ABC) :

10 Ces deux triangles permettent de réaliser une homothétie de centre B (la femme / le lapin) envoyant A (la vieille femme) sur A’ (le jeune marié) et C (le couteau) sur C’ (le sexe de l’homme [14]). L’intérêt de cette homothétie qui préserve les angles est de réaliser ce que l’on appelle en géométrie une « transformation conforme ». Ce qui donne son intérêt à ce dispositif narratif n’est pas de constituer des scènes en miroir, mais bien plutôt de les faire jouer entre elles, en échangeant leur horizon respectif : la mort et la petite mort. Ainsi la jeune femme de l’impasse, « sous une poussée plus forte de son compagnon » voit-elle « l’arrière de son crâne heurte[r] les briques rugueuses du mur » (Triptyque, p. 26), de sorte que le lecteur voit se réaliser le destin tragique du lapin qui, quelque pages plus loin recevra à son tour, non pas un, mais trois coups successifs à la nuque (cf. Triptyque, p. 28-29). Cet entrelacement des situations, contribue d’une façon étonnante à érotiser les mouvements du lapin, et à donner une couleur macabre à ceux de la femme dans l’impasse, « victime » des poussées de l’homme.

11 Il s’agit ainsi, et de manière magistrale dans Triptyque, de sortir de la logique causale pour mieux nous installer dans une logique analogique qui tresse répétition, modulation et métaphore. Les rapports mathématiques sont un moyen métaphorique, parmi d’autres, d’accéder aux rapports déployés entre les situations en présence. Aussi revenons-nous au principe qui fonde la dynamique représentative simonienne : la ressemblance de second degré. Nous avons dit que le texte soutenait une relation isomorphe avec le monde sensible, en restituant la structure, les forces et l’énergie présentes dans le vivant (homothétie, qui on l’a vu, se retrouve par le biais de rapports géométriques) ; or, ce que vise l’analogie, c’est précisément une telle ressemblance de second degré, une ressemblance fonctionnelle [15] : le sexe et le couteau annoncent tous deux une « mort », l’homme et la vieille imposent chacun un mouvement violent et saccadé au corps de leur « victime ». La discontinuité et les différences entre ces deux triangulations ne sont pas abolies, mais reconnues et surmontées, analogiquement. La proportion analogique se vérifie ainsi comme « le lieu d’une tension entre discontinuité et continuité, séparation et réunion, identité et différence » [16].

12 Nous cheminons ainsi vers une autre logique, que les mathématiques permettent d’approcher mais ne suffisent pas à réaliser. Remarquons en effet que le théorème reste en suspens, irrésolu, et que la page du cahier présente des équations biffées. Il manque à la géométrie ce qui fonde l’intuition du peintre : la prise avec le temps, avec la couleur et avec la sensation. Simon ajoute cette première dimension étrangère à la géométrie euclidienne, lorsqu’il écrit que, « pénétrant par la fenêtre ouverte le soleil projette dans la chambre un parallélogramme de lumière dont l’un des côtés coupe en oblique l’angle supérieur droit de la feuille où est tracée la figure, délimitant un triangle rectangle éblouissant » (Triptyque, p. 24) : qu’est-ce que cette équerre éblouissante, sinon le temps lui-même qui s’ajoute aux figures tracées, imposant, de manière arbitraire et éclatante, non seulement sa présence, mais son passage ? On le retrouve ainsi, un peu plus tard, dessinant une nouvelle figure (le soleil a tourné) : « le triangle de soleil dont le côté oblique entame maintenant légèrement l’angle inférieur droit du triangle A’BC’ » (Triptyque, p. 26) [17]. La couleur, nous l’avons dit, ne quitte jamais le récit, et Simon n’hésite pas à souligner quelques tons dominants (rouge, blanc et noir) puisque, comme le remarquait Cézanne, que l’écrivain apprécie tout particulièrement, « l’effet constitue le tableau, il l’unifie et le concentre ; c’est sur l’existence d’une tâche dominante qu’il faut l’établir » [18]. La sensation enfin, est celle qui permet à Simon de peindre, au sens où Cézanne pouvait dire que « peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser ses sensations » [19]. Simon a la sensibilité du peintre, mais c’est bien l’espace de la langue qu’il explore, et dans lequel il se perd. Triptyque est tissé de très nombreux effets métaphoriques discrets qui permettent certaines circulations de sens qui n’interfèrent pas dans les histoires, mais s’y ajoutent en récusant leur imperméabilité. Ralph Sarkonak a pu, par exemple démontrer l’existence d’un infratexte crucial dans l’œuvre [20], qui prendrait en charge le poids du secret trop lourd pour être assumé par l’énonciation explicite de surface : la noyade de la petite fille laissée sans surveillance près de la rivière. Il se produit à la surface de Triptyque des phénomènes d’écho et de résonance assez similaires à ceux produit par un caillou jeté dans une eau calme : le point d’impact où la surface est troublée génère des vagues concentriques de plus en plus grandes, espacées et discrètes. Ainsi, la violence explicite associée au meurtre du lapin (p. 28) constitue-t-elle, géométriquement, le centre du cercle circonscrit au triangle (ABC), que le jeune garçon dessinait sur son cahier :

13 La mort, placée au centre (géométrique) de l’œuvre génère des échos, et se diffuse dans les différentes séries, comme une isotopie masquée, par des effets de paronomase, de métaphore, etc. Il en va de même pour ce que l’on pourrait considérer comme le centre du cercle circonscrit au triangle (A’BC’) : l’acte sexuel, qui trouve, non seulement des relais (acte sexuel représenté sur la gravure de la chambre d’hôtel, relation sexuelle entre le chasseur et la domestique, scènes de masturbation des jeunes garçons) mais aussi, et le plus souvent, des échos discrets et diffus. De cette manière – et cela est tout aussi valable pour La Route des Flandres que pour Triptyque –, si la mort et la sexualité réalisent leur violence dans des scènes circonscrites dans le temps et l’espace du récit, elles agissent en revanche toutes deux, sur le plan textuel, comme des basses continues qui rythment le « travelling narratif » à tous les instants et sur le long terme [21]. Par exemple, il semble assez significatif que la scène du meurtre du lapin soit contaminée par celle du coït, à la faveur de termes érotisants : « dans l’encadrement de la fenêtre le garçon voit le verger herbu » (Triptyque, p. 24, nous soulignons). Ici, de manière discrète, l’union des deux sexes semble déjà réalisée par le biais de la contiguïté entre la paronomase d’un côté, et l’épithète souvent associée à la féminité chez Claude Simon de l’autre [22]. Mais l’entrelacement d’Éros et Thanatos se réalise aussi et surtout topologiquement : souvenons-nous que la vieille dame « se dirige d’un pas saccadé vers l’un des pruniers à la fourche basse » (Triptyque, p. 26), image qui n’est pas sans rappeler une photographie de Claude Simon, où un arbre pris en contre-plongée venait évoquer un entrejambe féminin [23].

14 Ainsi la vieille femme se dirige-t-elle vers ce qui peut passer métaphoriquement pour l’appel érotique d’un sexe féminin découvert (que l’on retrouve dès le premier glissement vers la scène de la gravure avec la jeune femme renversée dans le foin par un valet, cuisses ouvertes), de sorte que le centre du dispositif narratif fait converger le meurtre du lapin et l’appel au coït pour mieux les attacher l’un à l’autre (le lapin est suspendu à une corde attachée à une des jambes du prunier). C’est à partir de ce centre que vont se diffuser Éros et Thanatos, par répétition et modulation, dans chacune des différentes séries (à la surface du texte, de manière explicite, mais aussi dans l’infratexte). La silhouette du prunier n’est pas anodine, et nous permet d’observer chez Simon l’importance cruciale de certaines formes simples qui glissent d’une scène voire d’une œuvre à l’autre : la forme en « V » par exemple contamine de nombreux textes simoniens [24], s’associant au U (forme de la pellicule découverte par les garçons, p. 80 et 83, forme graphique du cri de la chouette associée à la figure féminine dans La Chevelure, p. 13) et au S, figure serpentine qui révèle de manière particulièrement frappante le maniérisme simonien [25].

15 Il semble que, du roman de 1960 à celui de 1973, Simon ait progressé vers la conscience tragique du vide, et que celle-ci ait atteint un seuil suffisant pour que l’écriture devienne le site fascinant d’une construction pélasgique soutenue toute entière par le vide, c’est-à-dire par le jeu harmonieux de ses parties. De fait, Triptyque constitue un exercice formel : il présente son architecture aux yeux de tous et se fait fort de ses irrégularités [26], mais, pour être un exercice dans et par la forme, ce roman n’a pas l’austérité d’un exercice intellectualisant et abstrait. Il va puiser, au contraire, dans les sources vives d’une intelligence sensible : l’analogie. Le plaisir éprouvé par le lecteur se fonde alors sans doute dans cette découverte que, chaque description, « au-delà de sa beauté formelle due à la qualité des rapports que la langue tisse à partir de lui, semble bien, par une combinaison de métaphores, nous renvoyer aux diverses composantes de l’œuvre tout entière, jouant donc dans l’économie du roman, le rôle d’une sorte de clef, concentrant de façon vertigineuse sur elle (à la manière de ces miroirs convexes) toute sa matière » [27].

Bibliographie

Références bibliographiques (par ordre de citation) :

  • Bonhomme, B., « Lecture de Claude Simon au miroir de l’intervalle cinématographique », dans « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°2, 14 décembre 2006, URL : http://www.fabula.org/lht/2/bonhomme.html (dernière visite le 26/11/14).
  • Sarkonak, Ralph William, « Comment noyer le poisson, ou le “non-dit” dans Triptyque », Sofistikê, revue en ligne, 1, 2009 : « Un monde à découvrir : le style de Claude Simon », textes réunis par Ilias Yokaris, p. 37-60.
  • Goux, J.-P. (1999), La Fabrique du continu, essai sur la prose, Paris, Éditions Champ Vallon, 187p.
  • Dallenbach, L. (1988), Claude Simon, Paris, Seuil, coll. « Les contemporains », 221 p.
  • Michel Christian, « Sens et fonction de la discontinuité : l’écriture analogique du roman (Perrudja de Hans Henny Jahn, The Wild Palms de William Faulkner, et Leçon de choses de Claude Simon) », p. 231-252 in Poétique de la discontinuité (de 1870 à nos jours). Textes réunis par Isabelle Chol, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Bascal, 2004, coll « Littératures », 512 p.
  • « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », Entretiens, 31, 1971, Rodez, Éditions Subervie, p. 15-29. Repris dans les Cahiers Claude Simon, 9, 2014, p. 9-23 avec un commentaire d’Anne-Yvonne Julien.
  • Calle-Gruber, Mireille, Les Triptyques de Claude Simon ou l’art du montage, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2008, 216 p.
  • Bernard Émile, « Paul Cézanne », L’Occident, vol. 6, n°32, juillet 1904, p. 26.
  • Raymond Jean, « Claude Simon et les signes de l’éros », in Pratique de la littérature : roman, poésie, Seuil, 1978, 304 p.
  • Claude Simon, Photographies, 1937-1970, Maeght, 1992, 107 photographies en noir et blanc, préface de Denis Roche.
  • Claude Simon, Album d’un amateur, Remagen-Rolandseck : Rommerskirschen, 1988.
  • Cayx Charles et Poirson Auguste, Précis de l’histoire ancienne, Paris, L. Colas, 1846, 548 p.
  • Claude Simon, « Le Poisson cathédrale »(1980), in Quatre conférences, Paris, Minuit, 2012, 128 p.

Date de mise en ligne : 01/12/2017.

https://doi.org/10.3917/nord.068.0055

Notes

  • [1]
     On se souvient par exemple que le mur contre lequel se soutient le couple enlacé dans l’impasse est fait d’un « mortier jaunâtre, sali par les fumées et rugueux lui aussi ». Tout comme le gris, le jaunâtre constitue souvent chez Simon une prédication chromatique dépréciative. Dans Triptyque, le jaunâtre revient souvent par le biais de la vieille dame, figure de la mort, ou, plus précisément de la déesse des morts, Hécate, selon l’hypothèse de Ralph Sarkonak (cf. Ralph Sarkonak, « Comment noyer le poisson, ou le “non-dit” dans Triptyque », Sofistikê, revue en ligne, 1, 2009 : « Un monde à découvrir : le style de Claude Simon »).
  • [2]
     Jean-Paul Goux, La Fabrique du continu, essai sur la prose, Champ Vallon, p. 54.
  • [3]
     Cf. Lucien Dällenbach, Lire Claude Simon, Seuil, 1988, p. 116 à 126.
  • [4]
     Christian Michel, « Sens et fonction de la discontinuité : l’écriture analogique du roman (Perrudja de Hans Henny Jahn, The Wild Palms de William Faulkner, et Leçon de choses de Claude Simon) », in Poétique de la discontinuité́ (de 1870 à nos jours), Études rassemblées et présentées par Isabelle Chol, Presses universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 232.
  • [5]
     En exergue au Jardin des plantes Simon cite Montaigne : « Aucun ne fait certain dessain de sa vie, et n’en délibérons qu’à parcelles. […] Nous sommes tous de lopins et d’une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque momant faict son jeu » (JP, p. 9). « Jeu » est ici à entendre au sens précis que Simon lui-même a eu l’occasion de préciser : « dans le sens cette fois où l’on dit qu’une mécanique, une transmission a du jeu, c’est-à-dire, qu’entre l’impulsion donnée et le mouvement produit, s’interposent une série de décalages du fait que les différentes pièces ne sont pas étroitement emboîtées ou articulées » (Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier, Entretiens, 1972, p. 29). Simon, proche en cela de Montaigne, ne se cherche pas dans l’idée chimérique d’identité à soi, mais dans la multiplicité et les contradictions. C’est sans doute ce qui explique la recherche par l’écriture d’une forme équivalente : diverse, variable, dissemblable à elle-même d’un moment à l’autre, développant une continuité tissée de disruptions.
  • [6]
     Voir à ce propos l’article éclairant de Bérénice Bonhomme (Bérénice Bonhomme, « Lecture de Claude Simon au miroir de l’intervalle cinématographique », in « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), 2, 14, 2006).
  • [7]
     Puisque, comme le remarque Christian Michel, « la discontinuité unit donc aussi ce quelle sépare » (cf. Christian Michel, op. cit., p. 232).
  • [8]
     Bérénice Bonhomme, « Lecture de Claude Simon au miroir de l’intervalle cinématographique », in « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), 2, 14, 2006.
  • [9]
     Christian Michel, op. cit., p. 237.
  • [10]
     Christian Michel, op. cit., p. 243.
  • [11]
     Triptyque, p. 24.
  • [12]
     La figure est évidemment indicative, et n’est pas « à main levée ». Tout comme le dessin de l’écolier, il suffira qu’elle soit « suffisamment correcte pour permettre de réfléchir au problème posé » (cf. Triptyque, p. 24).
  • [13]
     C’est, par exemple, un même jeu d’ombre et de lumière qui les éclaire et déforme leurs contours : « […] le plateau du studio, pendant les quelque instants où le metteur en scène explique sans doute ses nouveaux ordres, n’étant plus éclairé que par une unique ampoule qui, probablement heurtée par quelque échelle ou quelque portant, se balance au-dessus du lit et dessine dans les creux et sur les reliefs du ventre, des seins et des cuisses des ombres mouvantes allant et venant de droite à gauche, s’étendant et se rétractant, s’allongeant en sens inverse, dessinant alternativement sur le lit d’un côté puis de l’autre les contours du corps étendu, aux aspérités montueuses et aux courbes tantôt douces, tantôt se gonflant, s’étirant, abruptes, profilées en noir, avant de s’affaisser de nouveau » (Ty, p. 82-83) ; « Sans doute la femme qui a déposé le lapin a-t-elle heurté avant de sortir le ruban de papier tue-mouches car celui-ci, l’abat-jour et l’ampoule se balancent légèrement. Dans la pièce déserte et le silence que troublent seuls le tic-tac de l’horloge et les vibrations sporadiques des ailes de la mouche engluée, les ombres projetées par les oscillations de l’ampoule s’étendent et se rétractent alternativement. De part et d’autre du lapin une ombre (d’un gris bleuté sur le plat de faïence, noire lorsqu’elle déborde de celui-ci sur la toile cirée) s’élance, dessine en les accusant les contours du corps rose et semble passer par-dessous pour resurgir de l’autre côté, s’enfler en bosses escarpées qui s’affaissent de nouveau lorsque l’ampoule repart dans l’autre sens. » (Ty, p. 85-86). De plus, Claude Simon a pu lui-même souligner une identité métaphorique entre les deux figures, liée à l’expression française « être comme un écorché vif », ou « avoir une sensibilité d’écorché » (cf. Notes sur Triptyque, (1973), in Les Triptyques de Claude Simon ou l’art du montage, Mireille Calle-Gruber, éd., Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, p. 26). De manière picturale, le lapin dépecé et la femme nue dévoilent une même couleur, qui semble faire signe métatextuellement vers le corps intime du texte lui-même rose, comme la couverture du cahier qui apparaît au travers du papier de soie brûlé par la concentration des rayons du soleil (cf. Triptyque, p. 42).
  • [14]
     Le dispositif est en réalité un peu plus compliqué, puisque ce qui est d’abord mis en regard de la scène du verger, c’est la description de l’apparition du sexe luisant de l’homme (celui, de toute évidence, de la gravure en taille douce qui se trouve dans la chambre d’hôtel) : « […] sortant de l’autre main aux doigts noueux et jaunes on peut voir par instants briller la lame d’un couteau. La fille couchée dans le foin accompagne de coups de reins le va-et-vient rythmé des fesses de l’homme dont on voit chaque fois briller le membre luisant […] » (Triptyque, p. 25). Si la description de la gravure sert de déclencheur à l’analogie, le développement du dispositif appelle ensuite exclusivement le couple enlacé de la série urbaine.
  • [15]
     Christian Michel a souligné dans Leçon de choses (1975, c’est-à-dire deux ans après Triptyque), un rapport analogique assez proche de celui que nous avons évoqué : le récit fait s’entrecroiser la description d’une promenade d’une jeune femme et de ses proches en bord de mer et celle d’une relation sexuelle entre deux amants : de la même façon que dans Triptyque le couteau à la lame brillante (dont l’apparition annonçait la mort du lapin) se retrouvait métaphoriquement dans le sexe de l’homme (conduisant potentiellement lui aussi la femme vers la petite mort), ici, c’est la main de la jeune femme serrée sur la poignée d’une ombrelle qui entre en rapport analogique avec la main d’une autre femme se refermant sur le sexe de son compagnon. « On obtient donc la configuration analogique suivante : la main de la femme est à la poignée de l’ombrelle ce que le poignet de la femme est au sexe de l’homme : ce qui se referme sur le manche, l’enserre, et lui imprime un mouvement de va-et-vient » (cf. Christian Michel, ibid., p. 249).
  • [16]
     Christian Michel, op. cit., p. 250-251.
  • [17]
     Sur notre figure, l’angle inférieur droit de A’BC’ est le sommet B, soit l’équivalent géométrique du lapin. Le soleil, annonçant le passage du temps, entamerait alors légèrement celui qui est sur le point de mourir…
  • [18]
     Cette pensée a été rapportée par le peintre et critique Émile Bernard dans son article « Paul Cézanne », publié dans la revue L’Occident, n°32, juillet 1904.
  • [19]
     Op. cit.
  • [20]
     Cf. Ralph Sarkonak, « Comment noyer le poisson, ou le « non-dit » dans Triptyque », Sofistikê, revue en ligne, 1, 2009 : « Un monde à découvrir : le style de Claude Simon ».
  • [21]
     Un texte comme La Chevelure de Bérénice assume les dernières limites de cette logique : alors que la sexualité ne se réalise plus en acte comme consommation, elle infuse d’autant mieux chaque description, chaque vision, à savoir le corps même du texte.
  • [22]
     Comme a pu le souligner Raymond Jean, en effet, chez Simon l’herbe « opère une relance de l’imagination sexuelle » (cf. Raymond Jean, « Claude Simon et les signes de l’éros », in Pratique de la littérature : roman, poésie, Seuil, 1978, p. 51). Et, de fait, c’est une image qui traverse toute l’œuvre de Simon, et que l’on retrouve donc, sans grand étonnement dans nos trois œuvres : le verger de la série campagnarde de Triptyque, le fossé herbeux dans lequel s’engouffre Georges dans La Route des Flandres, enfin, ces « longues herbes gris-vert non pas plates mais cylindriques semblables à des touffes de poils clairsemées » dans La Chevelure de Bérénice (p. 8).
  • [23]
     Dans Photographies, 1937-1970 (1992), on trouve la photographie d’un arbre, intitulée Jambes (p. 120), ainsi que son image renversée Ventre et cuisses (p. 121) déjà présente dans l’Album d’un amateur où Simon faisait suivre ce long commentaire : « Tels ces hauts platanes aux branches torturées et dont les troncs ne sont pas sans évoquer de façon troublante des cuisses de femme se rejoignant sur le gonflement d’un pubis. Comme si quelque métamorphose ovidienne (châtiment ou, au contraire, faveur ?) avait perpétué sous l’écorce mouchetée le corps de quelque amante, de quelque nymphe sylvestre et géante au bassin renflé, aux jambes semblables à des fûts de colonnes retournant au règne végétal, fouillant le ciel de leurs racines » (cf. Album d’un amateur, Remagen- Rolandseck : Rommerskirschen, 1988, p. 32).
  • [24]
     Le V se retrouve en effet, dispersé dans toute l’œuvre. L’écartement qu’il manifeste peut suggérer une vision macabre et angoissante, comme le dessin tracé par l’axe des bottes de la sentinelle qui permet à Georges d’apercevoir le cheval mort (RF, p. 227), la conformation étrange des jambes de la vieille dame dans Orion aveugle (p. 53, vision réapparaissant dans Les Corps conducteurs, p. 29), le costume du maître d’hôtel dans Palace (p. 70) figurant pour l’homme-fusil un obstacle potentiel à la réalisation de ses desseins meurtriers, les pieds du Christ en croix (p. 398), doubles intertextuels de ceux du père mort au combat (L’Acacia, p. 327), ou encore la courroie jugulaire d’un casque qui gêne la respiration du soldat déjà blessé (L’Acacia, p. 332). Cette forme en V peut également manifester ou suggérer un érotisme latent : on pense alors à l’ouverture d’un corsage dans Histoire (Hi, p. 141, 145), au spectacle fascinant de deux doigts écartés par une mère pour mieux donner le sein (Hi, p. 205), ou encore à l’entrebâillement d’un rideau (Hi, p. 276). Dans Triptyque, le V des antennes écartées d’une coccinelle qui lui permet d’« explorer précautionneusement les minuscules corolles » (p. 22) confirme, après l’image d’une main trempée dans l’eau d’une fontaine (p. 17) l’installation dans un vaste réseau métaphorique érotisant à peu près tous les éléments de l’univers de cette œuvre.
  • [25]
     Forme du S que l’on retrouve un peu partout dans le tableau de Poussin qui a donné à Orion aveugle son titre.
  • [26]
     « La construction pélasgique se fait reconnaître à des caractères particuliers ; tantôt les blocs sont bruts, tantôt les pierres sont taillées ; mais ni les uns ni les autres ne sont unis par du ciment, et ils présentent partout des polygones irréguliers : elle diffère essentiellement de la construction hellénique, exécutée à la règle droite et par assises horizontales. On étend la dénomination de monuments cyclopéens à tous les ouvrages où l’on trouve des formes hardies et gigantesques, des matériaux d’une dimension extraordinaire, des blocs qui semblent n’avoir pu être mus et placés que par une force surhumaine, par une mécanique plus puissante que la nôtre. Mais on restreint la dénomination de pélasgiques à ceux de ces monuments où l’on trouve les pierres taillées en polygones irréguliers. » (cf. Précis de l’histoire ancienne, Charles Cayx et Auguste Poirson, Paris, L. Colas, 1846, p. 153).
  • [27]
     Ces propos sont de l’auteur lui-même qui parle de Proust et de La Recherche du temps perdu (cf. Claude Simon, « Le Poisson cathédrale » (1980), in Quatre conférences, Paris, Minuit, 2012, p. 35-36).
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