Nord' 2016/1 N° 67

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Article de revue

Douai dans quelques œuvres d’Henri-Joseph Laurent dit Dulaurens (1719-1793)

Pages 35 à 42

Notes

  • [1]
     La Galerie douaisienne ou Biographie des Hommes remarquables de la ville de Douai par Hippolyte Romain J. Duthillœul (Douai, Adam d’Aubers Imprimeur, 1844) consacre un article à cet auteur, pp. 203-11. C’est à cette rubrique que nous empruntons l’essentiel de nos informations biographiques.
  • [2]
     Cet œuvre parut en son temps de manière surtout anonyme. Aux livres dont il est sans nul doute l’auteur s’en ajoutent dont la paternité non prouvée peut lui être imputée. Ainsi, au moins, à ses débuts, La Thérésiade (1746) qui met en scène une religieuse, Sœur Thérèse, de l’hôpital douaisien de Saint Thomas au cœur d’un conflit d’influence entre ecclésiastiques ; et, à la fin de sa carrière, L’Évangile de la raison, recueil de pamphlets anticléricaux (1764). À l’inverse, comme on ne prête qu’aux riches, on fit de lui l’auteur des Mémoires des pensées et sentiments de Jean Meslier, pamphlet athée en réalité publié par Voltaire. De même, c’est à Dulaurens qu’on attribue encore, en 1775, La Théologie portative de D’Holbach.
  • [3]
     La Vraie Origine du Gean de Douay, son premier poème (1743), Le Balai (1761), situé à Sin-le-noble, et encore La Chandelle d’Arras qui se moque d’une croyance chère à une cité rivale de Douai (1763), ces trois œuvres constituant notre corpus.
  • [4]
     H.-J. Dulaurens, La Vraie Origine du Gean de Douay, en vers français (Douai, imp. Jean-François Leclercq, 1743).
  • [5]
     Le rapprochement entre Dulaurens et Voltaire est explicitement fait par l’auteur (anonyme) de la préface à l’édition de 1837 de La Chandelle d’Arras (Paris, Guillaumin et Cie, 1837) : « Voilà le sujet du poème de la Chandelle d’Arras, ouvrage presque aussi spirituel, presque aussi bien versifié et souvent bien plus amusant que La Pucelle ; car Voltaire, pour être piquant et malignement badin, n’était pas comique […] ». Notre titre nous a été inspiré par cette dernière remarque. Le Compère Mathieu fut l’œuvre qui, du xviiie siècle au xixe, marqua le plus les esprits. C’est un roman « philosophique » mettant en scène les aventures de Jérôme et de son compère Mathieu qui, d’épisode picaresque en épisode picaresque, parcourent l’Europe, font une incursion dans l’autre monde où ils rencontrent Sainte Thérèse, passent en Inde, avant de s’affronter, en Espagne, à l’Inquisition.
  • [6]
     Et une vingtaine entre 1801 et 1851 – avant que la censure du Second Empire ne condamne l’œuvre et en ordonne la destruction pour outrage à la morale publique et à la religion. Pendant la Révolution française, Le Compère Mathieu était même devenu synonyme de « révolutionnaire » : une imprimerie s’était baptisée de son nom et un « ouvrage périodique, philosophique et politique » homonyme sortit de ses presses en 1790 ; sous le Directoire un pamphlet sans-culotte s’en réclamait encore et il parut même en 1797-98 un Cousin du Compère Matthieu.
  • [7]
     La Vraie Origine, p. 4.
  • [8]
     Le Balai, poëme héroï-comique en XVIII chants (À Constantinople, de l’Imprimerie du grand Mouphti, 1774), « chant premier », page 9. Les références de pages sont celles de l’édition de 1854 (Paris, chez les marchands de nouveautés).
  • [9]
     Cf. Claude Malbranke, « Les géants processionnels à travers leurs légendes » (nord’ n°9, juin 1987), p. 22. Voir aussi, dans le présent numéro, l’article de Monique Mestayer.
  • [10]
     La Vraie Origine, p. 7.
  • [11]
     Possible ironie anti-rousseauiste en même temps que satire d’un pseudo-paradis terrestre que l’arrivée d’une femme viendra corrompre – cf. infra.
  • [12]
     La Vraie Origine, p. 16.
  • [13]
     La Vraie Origine, p. 5. Il s’agira encore des « bords de la Scarpe tranquille » au début du Balai (chant I, p. 1).
  • [14]
     Le Balai, chant XVIII, p. 174.
  • [15]
     Dans l’article introductif à ce numéro (supra, p. 16), Monique Mestayer, rappelle qu’au xviie siècle, l’évêque d’Arras avait « interdit le passage de la famille Gayant dans la procession religieuse de la ville. »
  • [16]
     La Chandelle d’Arras, (« À Arras, aux dépens du chapitre », 1766) chant XIII, p. 100. Le titre original de ce poème héroï-comique était Étrenes aux gens d’église. La Chandelle d’Arras ne venait qu’en sous-titre.
  • [17]
     C’est en fait de la syphilis dont souffrent les habitants d’Arras… selon Dulaurens.
  • [18]
     La Chandelle d’Arras, chant XVIII, p. 146.
  • [19]
     Philarète Chasles, Mémoires (Paris, Charpentier, 1876-7), tome I, page 191 – cité par S. Pascau, in Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793) Réhabilitation d’une œuvre (Paris, H. Champion, 2006), p. 14.
  • [20]
     A. Laporte, Bibliographie clérico-galante. Ouvrages galants ou singuliers sur l’amour, les femmes, le mariage, le théâtre etc. écrits par des abbés, prêtres, chanoines, religieux… (Paris, M.-A. Laporte, 1879).
  • [21]
     É. Henriot, Les Livres du second rayon, irréguliers et libertins (Paris, Le Livre, 1926), pp. 263-278.
  • [22]
     M. Bokobza Kahan, « Marginalité et Lumière dans le Compère Mathieu de Dulaurens » in Les Marges des Lumières françaises (1750-1789), (Genève, Droz, 2004), pp. 71-87.
  • [23]
     Edmond et Jules de Goncourt, Portraits intimes du Dix-huitième siècle (Paris, Fasquelle, 1903), pp. 182-83.
  • [24]
     Cf. note 19.
  • [25]
     S. Pascau, Écrire et s’enfuir dans l’ombre des Lumières (Paris, éditions « les points sur les i », 2009).
  • [26]
     Émile avait paru en 1762 et Irmice ou la fille de la nature (Berlin, impr. du philosophe de Sans-Souci, 1765) fut rédigée dès 1763.
  • [27]
     D. Diderot, Jacques le fataliste et son maître (Paris-Genève, Droz, 1977), p. 374. Signalons à ce propos la très récente Édition critique du Compère Mathieu ou les Bigarrures de l’esprit humain proposée par Didier Gambert (Paris, Champion, 2012).

1 Il existe une catégorie d’écrivains, « irréguliers de la littérature », célèbres en leur temps – souvent pour des œuvres au parfum de scandale – puis oubliés mais enfin redécouverts pour être réhabilités. Henri-Joseph Laurent, dit Dulaurens, dit encore l’abbé du Laurens, né à Douai en 1719 [1], fait partie de ceux-là.

2 Dulaurens est à la tête d’une production littéraire très importante quoique un peu tombée dans l’oubli : poèmes, romans, périodiques [2]. Tous ses textes s’inscrivent dans l’esprit des Lumières et se réclament généralement de l’œuvre, de la pensée et de l’action de Voltaire – modèle du grand homme pour Dulaurens. Jusqu’à l’obsession, ils dénoncent singulièrement et avec une verve plus que rabelaisienne les abus des institutions ecclésiastiques.

3 La manière dont l’auteur évoque, de poème burlesque en épopée héroï-comique [3], sa ville natale et ses environs est d’ailleurs pour lui l’occasion d’ancrer dans un terroir un anticléricalisme a priori paradoxal puisque, comme on le verra, Dulaurens était lui-même un religieux. C’est ce point que le présent article voudrait commenter.

Portrait de Dulaurens

Portrait de Dulaurens

Portrait de Dulaurens

4 Mais avant d’examiner cette question plus en détails et pour la situer dans son contexte intellectuel, il nous semble nécessaire d’évoquer l’œuvre et la vie de Dulaurens, sorte de « Voltaire comique » dont le destin fut celui d’un vrai « martyr » des Lumières poursuivi pour ses provocations anticléricales. Enfin, nous reviendrons sur la fortune littéraire de cet auteur que, depuis une dizaine d’années, la critique tend à réapprécier comme écrivain-philosophe typique du xviiie siècle.

Henri-Joseph Dulaurens, un « Voltaire comique » au sombre destin

5 Après de brillantes études chez les Jésuites d’Anchin, Dulaurens devient, à 19 ans, chanoine régulier de l’ordre des Trinitaires ; mais c’est d’emblée pour dénoncer, dans les vers assez lestes de La Vraie Origine du Gean de Douay[4], la triste vie religieuse qu’on y mène (1743). Ordonné prêtre en 1744, il est presque aussitôt exilé dans un monastère du Poitou pour y faire oublier son esprit frondeur. La pénitence dure six ans et Dulaurens cherche alors à passer aux Clunisiens mais, à la faveur d’un séjour à Paris (1760) pour obtenir ce changement d’ordre, il s’y défroque : le titre d’abbé ne lui sera que de courtoisie. Dans la capitale, le poète anticlérical se fait romancier libertin en produisant une suite au Candide de Voltaire (1761), qu’il admire et à qui le public attribua certaines de ses œuvres, parues anonymement, tel Le Compère Matthieu – en 1766 [5]. Comme son modèle, Dulaurens participe activement aux batailles idéologiques de son temps, composant par exemple la charge satirique des Jésuitiques (1761) contre l’ordre qui sera bientôt expulsé de France. Cette œuvre, condamnée, le jette sur les chemins de l’exil : c’est à La Haye et à Amsterdam puis à Liège et, enfin, en Allemagne qu’il va continuer de composer ses pièces pamphlétaires (Le Balai, poème héroï-comique sur le modèle de La Pucelle de Voltaire – 1763 – et La Chandelle d’Arras de même inspiration – 1765), licencieuses (L’Arretin, 1764) et d’esprit philosophique (Irmice ou la fille de la Nature, 1765). Mais lors d’un séjour à Francfort, il y est arrêté, le 31 décembre 1765 ; sa « légende littéraire » dit que son esprit commença dès lors à manifester des signes de folie et le tribunal ecclésiastique de Mayence le condamnera, pour hérésie et impiété, en août 1767, à la réclusion perpétuelle. Il a 48 ans. Il lui reste 26 ans à vivre qu’il va d’abord passer à la prison de Mayence (jusqu’en 1788) puis dans un couvent de Marienborn près de Francfort, connaissant un destin un peu semblable à celui de Sade – mais certainement pour des écrits moins scandaleux. Les armées révolutionnaires françaises l’en font sortir en 1792 ; très affaibli et sans ressource, il meurt, à Francfort qu’il n’a pas quittée, en août 1793. Or, soit qu’il ait réussi à faire sortir clandestinement des compositions écrites en prison soit qu’avant son incarcération, il ait confié à des libraires certains manuscrits, des œuvres de sa main continuent de paraître : en 1766, Le Compère Mathieu, qui connut trente-huit rééditions entre 1770 et 1798 – dont deux en allemand [6] ; en 1767, L’Antipapisme révélé et, en 1770, le Portefeuille d’un philosophe.

Douai chez Dulaurens

6 Écrivain des Lumières essentiellement anticlérical, Dulaurens présente d’abord sa ville de Douai en proie à un obscurantisme religieux que sa poésie satirique doit dénoncer. Ainsi, au début de La Vraie Origine du Gean de Douay (1747) le narrateur, un jeune moine double de l’auteur, se met-il en scène vivant, dans un cadre tout à fait déprimant,

7

[…] chez un Peuple dévot Non loin du Belgique Rivage : […] dans un Bois triste & affreux, Parmi dix Moines vénérables Dont les faces indéclinables, N’ont qu’un aspect très-douloureux […] [7]

8 – les rimes pathétiques « affreux »/« douloureux » mimant bien l’effet que la fréquentation des Trinitaires devait avoir sur le jeune Dulaurens. Bien dès années plus tard, dans Le Balai (1761), c’est la même charge contre la réclusion monacale mais mise en scène dans un couvent de femmes : à « Sin »,

9

Pour compagnon chaque sœur a son ombre, Pour plaire à Dieu l’habit de la vertu, Et pour espoir dans son cœur abattu L’affreux néant d’un état qu’elle abhorre, Le souvenir d’un monde qu’elle adore, Et que l’amour lui peint encor plus beau [8].

10 Mais la dénonciation, somme toute traditionnelle, de la vie monastique est dépassée quand le poète y joint un souci plus polémique : la question du pouvoir des Jésuites dont, on l’a dit, lui-même avait été l’élève et qu’il avait raillés dans les odes satiriques composant les Jésuitiques (1761). En tout cas est-ce un jésuite, le Père Girard, qui enlève sœur Ursule de son couvent et l’emmène, sur un balai de sorcière, visiter le vaste monde…

11 Enfin, il s’agit pour Dulaurens de faire de Douai le lieu de toutes les démystifications, comme dans La Vraie Origine du Géan de Douay, consacré à Gayant. On sait que la tradition lui attribue la libération de la ville de Douai assiégée au ixe siècle par les Normands, histoire d’autant plus édifiante que la figure du géant se superposait à celle de saint Maurand, fils de sainte Rictrude, mort en 702 [9]. Or, dans le poème, plus de ville assiégée : on est au contraire ramené en un temps où Douai même n’existait pas encore.

12

Tout le cours de cette Riviere Dont notre Ville est l’ornement, N’étoit, dit-on antiquement Rien, que la Forêt Pousiniere. Dans ce séjour triste & affreux, Un Peuple inconnu, & Sauvage, Paroissoit n’avoir d’Apanage Que celui d’être malheureux. Chacun, retiré dans sa hutte Tapissoit dans l’obscurité, Ne differant rien de la brutte Que de l’air de l’humanité. Tel étoit Abé, l’ignorance Pour mieux parler, l’inconnoissance Où vivoit nos tristes ayeux [10] ;

13 – en quoi le passé n’était donc déjà pas si différent du présent obscurantiste dénoncé par Dulaurens : absence de toute lumière au propre et au figuré (« dans l’obscurité », « ignorance » « inconnaissance » – qui réécrit lourdement le motif positif de la supposée « innocence adamique ») ; monde de la cellule monastique (« chacun retiré dans sa hutte »), projection des conditions de vie du poète dans son couvent (« séjour triste et affreux »). Mais à la dénonciation religieuse va s’ajouter une double démystification : celle d’un état de nature heureux et sans péché [11], et celle des nobles et pieuses circonstances que Gayant est supposé rappeler.

14 En réalité, l’histoire de Gayant est, chez Dulaurens, celle de la découverte de l’amour. Un Gaulois du nom de Durcel était le chef d’une tribu vivant sur le territoire de Douai. Un jour, on vit apparaître une jeune fille dont la beauté troubla les esprits de tous. D’abord Durcel put rétablir l’ordre et la jeune fille s’enfuit. Mais, poussée par le dieu Amour, elle revint dans la région et Durcel, qui voulait à nouveau l’en chasser, fut frappé des flèches de Cupidon. Ayant séduit la jeune fille, il l’épousa et pour commémorer cette union demanda à son peuple de fonder une ville – ce fut Douai – et d’y dresser tous les ans une statue représentant Amour – ce fut Gayant. Marie Cagenon représenterait la jeune fille et Jacquot, Fillion et Binbin, les trois enfants nés de cette union…

15 Mais, à côté de ce Douai clérical et sombre, il en est un autre beaucoup plus heureux que Dulaurens célèbre aussi, entre rêve et réalité. C’est précisément celui des fêtes de Gayant « qu’on voit sautalier tous les ans [12] » et à juste titre puisque, même sans le savoir, les Douaisiens, loin de célébrer un héros militaire et/ou un saint, fêtent le symbole d’un sensualisme civilisateur ennemi de tout célibat – et aux origines mêmes de Douai… C’est aussi le Douai des rencontres amoureuses qu’il évoque dans La Vraie Origine et qui lui suggère des vers célébrant, à l’unisson de « sa bonne âme attendrie », « [sa] chere Patrie », les « [b]ords de la Scarpe, aimables Plaines » et leurs « claires Fontaines /À l’ombre des Ormes & des Chênes [13] ». C’est enfin un Douai certes clérical mais ouvert à l’amour comme dans le poème héroïcomique du Balai (1761), où lui-même, en exil hors de France, se rêve revenu et destiné à apporter la paix dans le monastère troublé par de vaines querelles :

16

Un Saint Abbé, cher au Dieu de Cithere, Depuis trois ans, près de ce monastere, Avait fixé son tranquille séjour ; Sur un hautbois accordé par l’Amour, Il célébrait les appas de Glicere, Les jours sereins, où sa tendre bergere Ornait son front de mirthes amoureux. Ces airs touchans, ces sons harmonieux, Charmaient l’ennui de sa longue vieillesse, Et pour lui seul les fleurs de la jeunesse S’entre-mêlaient aux rides de ses ans. Il avait tout hors l’âge du printems. Ah ! si les Dieux lui redonnaient encore Ces jours heureux dont profita l’Aurore, Sexe fécond, sexe rempli d’appas, Le tendre Abbé rajeuni dans vos bras, Avec transport prodiguant les années, Verrait bientôt borner ses destinées Aux agrémens d’un moment ou d’un jour [14].

17 On notera ainsi que Douai via son abbaye devient une sorte d’utopie vouée à Vénus : Cythère, son île, apparaît dans le poème près d’une vingtaine de fois à la rime !

18 Dès lors, le Douai plus fantasmé que réel de Dulaurens devient le lieu d’où l’on peut railler les superstitions d’autrui et c’est le sens de La Chandelle d’Arras (1765) où la charge de l’obscurantisme est transférée à une autre ville, voisine et rivale [15]. On sait que la chandelle d’Arras est liée à un miracle arrivé en cette ville, du temps de Saint Lambert, quand le mal des ardents y sévissait. Deux frères ennemis, par ailleurs musiciens, voient leur apparaître en songe la Vierge qui leur enjoint de se réconcilier et surtout d’annoncer qu’Elle leur apportera bientôt un cierge dont la cire versée dans de l’eau fera de celle-ci un moyen de guérir les Arrageois qui en boiraient. Dulaurens garde la même trame mais les frères ennemis s’opposent plus précisément pour un soupçon de cocuage ; c’est de la tête d’un des deux héros, blessé, que surgit la sainte chandelle ; et Dulaurens imagine à titre d’intermède un voyage dans l’au-delà où il apparaît que les célibataires sont voués sinon aux Enfers du moins au Purgatoire ; qu’Ève ne regrette nullement d’avoir été chassée du jardin d’Éden puisque cette « chute » lui a permis de jouir du droit d’être aimée et d’aimer. Au fil des chants, saint Lambert devient le symbole (avec Arras) de la tyrannie religieuse : « Car la fierté, l’insolence et la gloire, / Sont aujourd’hui les talens des Prélats ; / Par eux Lambert fut connu dans Arras [16] », et si la trame de la légende est bien retrouvée in fine, puisque les Arrageois sont par son apparition guéris d’une peste[17], c’est pour mieux faire de la chandelle le symbole (évidemment phallique et double du « balai » – lui aussi érotique – de l’abbaye de Sin) de l’amour : contrairement à la chandelle de la légende, lui va « [t]oujours brûler et ne s’éteindre pas [18] » dans les cœurs…

19 Véritable horizon de son écriture, la ville de Douai fournit ainsi à l’auteur le cadre de ses attaques contre l’obscurantisme religieux mais fonctionne aussi comme une sorte d’utopie heureuse liée à des souvenirs de jeunesse et à l’éclosion dans le cœur de l’auteur de ce sentiment de la nature qu’il ne cessa jamais de célébrer sous les espèces de l’amour et de ses plaisirs, mêlant dans ses poèmes Lucrèce, Rabelais et l’inspiration des libertins du xviie siècle.

Dulaurens revisité

20 L’évocation des œuvres « douaisiennes » à laquelle cet article est consacré peut laisser sceptique sur la qualité poétique de pièces où la polémique religieuse semble première. Et de fait, le jugement littéraire qu’on a plus largement porté sur Dulaurens n’a pas toujours été à la hauteur de son premier prestige : quand il est mentionné du xixe siècle au xxe, c’est comme poète assez faible, mauvais moine « gras de vice » et provocateur graveleux. Telle est en tout cas l’image qu’en donne Philarète Chasles dans ses Mémoires en 1876-77 [19]. Au mieux, installé par la critique aux « marges des Lumières françaises », il apparaît comme une sorte de « philosophe manqué » à la tête folle : mentionné par Antoine Laporte dans sa Bibliographie clérico-galante parue en 1870 [20], c’est à peine s’il monte en grade dans l’ouvrage d’Émile Henriot Les Livres du second rayon, irréguliers et libertins[21] (1925) et, certes dans une perspective de réhabilitation, c’est encore au titre de cette marginalité que Michèle Bokobza Kahan en parle, en 2001, dans « Marginalité et Lumière dans le Compère Mathieu de Dulaurens [22] ». Or, dès le milieu du xixe siècle, plus curieux et attentifs, les frères Goncourt lui consacraient l’un de leurs Portaits intimes du Dix-huitième siècle (1856), le présentant ainsi :

21

Qui fut l’écrivain ? Un poëte qui a mené la Fontaine à Parny ; un romancier qui a mené Gil Blas à Jacques le fataliste ; un philosophe qui a mené Rabelais à Babeuf.
Prenez garde en effet : ce Dulaurens qui n’est, pour notre siècle, que l’auteur du compère Mathieu, a été dans son siècle un esprit rare et redoutable. Au bout de ces imaginations ordurières, de ces portraits caricaturaux, derrière cette parade licencieuse, ce rire et cette polissonnerie, il y a une idée armée. Dans ce carnaval de la Bible et de l’Évangile, de l’enfer et du paradis, il y a un pamphlet, un réquisitoire, un manifeste. Dans ce farceur, il y a un parti : la raison du xviii e siècle [23].

22 C’est bien cette vision de Dulaurens qui s’impose désormais dans le discours critique contemporain, en particulier sous la plume de Stephan Pascau dont la thèse, soutenue en 2005 à l’université de Pau, a remis en question, sinon la bizarrerie de sa personnalité, du moins l’idée qu’on s’était progressivement faite de la valeur de son œuvre. Ce travail, repris, en 2006 dans Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793) Réhabilitation d’une œuvre[24] puis, en 2009, dans Écrire et s’enfuir dans l’ombre des Lumières[25] s’est ainsi attaché à réexaminer l’œuvre de Dulaurens pour la remettre à sa juste place : à la croisée philosophique de Voltaire – pour la verve satirique –, de J.-J. Rousseau – avec lequel Irmice dialogue à propos d’éducation [26] –, de Diderot enfin – qui cite Le Compère Mathieu dans les dernières pages de Jacques le fataliste :

23

Cependant comme il y aurait de la témérité à prononcer sans un mûr examen sur les entretiens de Jacques le Fataliste et de son maître, ouvrage le plus important qui ait paru depuis le Pantagruel de maître François Rabelais, et la vie et les aventures du Compère Mathieu[27].

Notes

  • [1]
     La Galerie douaisienne ou Biographie des Hommes remarquables de la ville de Douai par Hippolyte Romain J. Duthillœul (Douai, Adam d’Aubers Imprimeur, 1844) consacre un article à cet auteur, pp. 203-11. C’est à cette rubrique que nous empruntons l’essentiel de nos informations biographiques.
  • [2]
     Cet œuvre parut en son temps de manière surtout anonyme. Aux livres dont il est sans nul doute l’auteur s’en ajoutent dont la paternité non prouvée peut lui être imputée. Ainsi, au moins, à ses débuts, La Thérésiade (1746) qui met en scène une religieuse, Sœur Thérèse, de l’hôpital douaisien de Saint Thomas au cœur d’un conflit d’influence entre ecclésiastiques ; et, à la fin de sa carrière, L’Évangile de la raison, recueil de pamphlets anticléricaux (1764). À l’inverse, comme on ne prête qu’aux riches, on fit de lui l’auteur des Mémoires des pensées et sentiments de Jean Meslier, pamphlet athée en réalité publié par Voltaire. De même, c’est à Dulaurens qu’on attribue encore, en 1775, La Théologie portative de D’Holbach.
  • [3]
     La Vraie Origine du Gean de Douay, son premier poème (1743), Le Balai (1761), situé à Sin-le-noble, et encore La Chandelle d’Arras qui se moque d’une croyance chère à une cité rivale de Douai (1763), ces trois œuvres constituant notre corpus.
  • [4]
     H.-J. Dulaurens, La Vraie Origine du Gean de Douay, en vers français (Douai, imp. Jean-François Leclercq, 1743).
  • [5]
     Le rapprochement entre Dulaurens et Voltaire est explicitement fait par l’auteur (anonyme) de la préface à l’édition de 1837 de La Chandelle d’Arras (Paris, Guillaumin et Cie, 1837) : « Voilà le sujet du poème de la Chandelle d’Arras, ouvrage presque aussi spirituel, presque aussi bien versifié et souvent bien plus amusant que La Pucelle ; car Voltaire, pour être piquant et malignement badin, n’était pas comique […] ». Notre titre nous a été inspiré par cette dernière remarque. Le Compère Mathieu fut l’œuvre qui, du xviiie siècle au xixe, marqua le plus les esprits. C’est un roman « philosophique » mettant en scène les aventures de Jérôme et de son compère Mathieu qui, d’épisode picaresque en épisode picaresque, parcourent l’Europe, font une incursion dans l’autre monde où ils rencontrent Sainte Thérèse, passent en Inde, avant de s’affronter, en Espagne, à l’Inquisition.
  • [6]
     Et une vingtaine entre 1801 et 1851 – avant que la censure du Second Empire ne condamne l’œuvre et en ordonne la destruction pour outrage à la morale publique et à la religion. Pendant la Révolution française, Le Compère Mathieu était même devenu synonyme de « révolutionnaire » : une imprimerie s’était baptisée de son nom et un « ouvrage périodique, philosophique et politique » homonyme sortit de ses presses en 1790 ; sous le Directoire un pamphlet sans-culotte s’en réclamait encore et il parut même en 1797-98 un Cousin du Compère Matthieu.
  • [7]
     La Vraie Origine, p. 4.
  • [8]
     Le Balai, poëme héroï-comique en XVIII chants (À Constantinople, de l’Imprimerie du grand Mouphti, 1774), « chant premier », page 9. Les références de pages sont celles de l’édition de 1854 (Paris, chez les marchands de nouveautés).
  • [9]
     Cf. Claude Malbranke, « Les géants processionnels à travers leurs légendes » (nord’ n°9, juin 1987), p. 22. Voir aussi, dans le présent numéro, l’article de Monique Mestayer.
  • [10]
     La Vraie Origine, p. 7.
  • [11]
     Possible ironie anti-rousseauiste en même temps que satire d’un pseudo-paradis terrestre que l’arrivée d’une femme viendra corrompre – cf. infra.
  • [12]
     La Vraie Origine, p. 16.
  • [13]
     La Vraie Origine, p. 5. Il s’agira encore des « bords de la Scarpe tranquille » au début du Balai (chant I, p. 1).
  • [14]
     Le Balai, chant XVIII, p. 174.
  • [15]
     Dans l’article introductif à ce numéro (supra, p. 16), Monique Mestayer, rappelle qu’au xviie siècle, l’évêque d’Arras avait « interdit le passage de la famille Gayant dans la procession religieuse de la ville. »
  • [16]
     La Chandelle d’Arras, (« À Arras, aux dépens du chapitre », 1766) chant XIII, p. 100. Le titre original de ce poème héroï-comique était Étrenes aux gens d’église. La Chandelle d’Arras ne venait qu’en sous-titre.
  • [17]
     C’est en fait de la syphilis dont souffrent les habitants d’Arras… selon Dulaurens.
  • [18]
     La Chandelle d’Arras, chant XVIII, p. 146.
  • [19]
     Philarète Chasles, Mémoires (Paris, Charpentier, 1876-7), tome I, page 191 – cité par S. Pascau, in Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793) Réhabilitation d’une œuvre (Paris, H. Champion, 2006), p. 14.
  • [20]
     A. Laporte, Bibliographie clérico-galante. Ouvrages galants ou singuliers sur l’amour, les femmes, le mariage, le théâtre etc. écrits par des abbés, prêtres, chanoines, religieux… (Paris, M.-A. Laporte, 1879).
  • [21]
     É. Henriot, Les Livres du second rayon, irréguliers et libertins (Paris, Le Livre, 1926), pp. 263-278.
  • [22]
     M. Bokobza Kahan, « Marginalité et Lumière dans le Compère Mathieu de Dulaurens » in Les Marges des Lumières françaises (1750-1789), (Genève, Droz, 2004), pp. 71-87.
  • [23]
     Edmond et Jules de Goncourt, Portraits intimes du Dix-huitième siècle (Paris, Fasquelle, 1903), pp. 182-83.
  • [24]
     Cf. note 19.
  • [25]
     S. Pascau, Écrire et s’enfuir dans l’ombre des Lumières (Paris, éditions « les points sur les i », 2009).
  • [26]
     Émile avait paru en 1762 et Irmice ou la fille de la nature (Berlin, impr. du philosophe de Sans-Souci, 1765) fut rédigée dès 1763.
  • [27]
     D. Diderot, Jacques le fataliste et son maître (Paris-Genève, Droz, 1977), p. 374. Signalons à ce propos la très récente Édition critique du Compère Mathieu ou les Bigarrures de l’esprit humain proposée par Didier Gambert (Paris, Champion, 2012).
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