Nord' 2015/1 N° 65

Couverture de NORD_065

Article de revue

Introduction

Pages 7 à 10

1 De quelle couleur seraient les mots ? Rouges comme le sang des lions ou comme la parure totémique du cheval, bleus comme la mer et la force des vagues, noirs comme le désastre ou le Régiment ? Séparés, réunis, reliés. Brisés ou enchaînés les uns aux autres. Astres cristallins ou déploiement des mythes. Plongées dissociées qui libèrent l’expérience intérieure ou composition fragmentée d’une œuvre qui cherche et se cherche. Entre filiation rompue et apaisement métaphysique, entre refus du nom et appropriation de l’être, l’écriture d’Henry Bauchau s’immisce et se déplie, surgit et se calme. Combien de présences et combien d’absences faut-il pour conjuguer la figure des pères et l’effacement des mères, les vides généalogiques et l’importance des femmes ? Comment découvrir et interroger ce qui de soi est enfoui, mais qui irrigue toute phrase et toute expression ?

2 Cette tentative d’inscription d’une Histoire partagée, fut-ce dans l’ombre d’une dictature, dans le sillon d’un écrivain, Régis Lefort l’explore dans son article, dont le titre, « l’essai sur la vie de Mao Zedong : une autobiographie de Mao », suggère déjà les doutes qui vont le parcourir. Peut-on écrire l’autobiographie d’un autre ? Probablement, en arpentant un chemin intérieur qui se dessine déjà dans la vie de Mao et qui trace ce « chiasme sonore » qui réunit l’écrivain et l’homme politique. Mais ce chiasme en génère d’autres, faisant de Mao un « rêveur » et un homme de lettres. Les échanges sont désormais possibles et Bauchau opère une « révolution » qui s’empare de son écriture. Le genre de cet « essai » en devient alors problématique. La subjectivité reconnue le fait glisser vers la fiction, l’invention des mythes ou la poésie. Deux enfances communes, deux trajets où se mêlent l’analyse historique et « l’acte d’écriture ».

3 Ce jeu de l’écriture qui se retourne sur elle-même en questionnant l’auteur qui la délivre, tout en étant traversé par elle, marque cette « hantise de l’œuvre » qui est au centre de la proposition d’Eliza Manz. Comment aborder « Les journaux autofictionnels d’Henry Bauchau » ? Quel est leur statut ? Polymorphe, complexe, « le journal réussit à refléter l’engendrement » de chaque écrit, en plongeant au plus profond de l’enquête sur « soi ». Aussitôt s’ensuivent ouverture et fermeture, spécificité des journaux et intégration dans une production plus générale. « Œuvre distincte » et « emboîtement », cette hybridité caractériserait le travail du diariste belge. Quand le « je » se crée en acceptant de ne pas savoir ce qu’il est et en reconnaissant les liens qui l’unissent à des vérités qui le dépassent. Henri Michaux, Saint Jean de la Croix, Apollinaire et bien d’autres seront convoqués pour autoriser un « brouillage des frontières entre le réel et l’imaginaire » qui s’appuie sur le recours croisé aux paratextes, aux épigraphes, et aux fragments.

4 Dans une démarche généticienne, Marianne Froye s’emploie à cerner cette « écriture qui s’écrit » et qui permet au poète de se faire en s’écrivant. Centrée sur deux textes fondamentaux, Les Années difficiles et La Chine intérieure, elle propose une approche des relations entre l’espace intime et l’espace public. « Protéiforme », la création devient « palimpseste », « serpentin », « lieu de l’écriture démultipliée, de la mise en abyme […], de la mise en scène non réfléchie ». Et si l’inconscient lutte contre le conscient, c’est que le « journal » s’ouvre à « l’inaudible ». Les retours en arrière, les ratures, le travail permanent qui définit l’analyse du moi, conduisent à ce mouvement qui fait apparaître une poétique du corps. Car la présence de celui-ci est essentielle à l’œuvre et à l’accession à une connaissance qui associe le microcosme et le macrocosme. « Nager ou skier correspond pour Bauchau à une véritable ascèse », qui est à la fois physique et mentale. Quand l’éclatement et la fragmentation sont les preuves de l’unité, et qu’il faut « se déconstruire pour se construire comme poète ».

5 Ce poète qui se révèle dans et par son écriture est aussi celui qui affronte la généalogie, quand celle-ci est source d’inquiétude et de colère, que le nom est associé à la trahison et que la parole donnée n’a pas été respectée. Le drame qui pousse Pierre, héritier du prénom de son grand-père, à partir en Amérique et à vivre une double sécession – la rupture d’avec son père et la guerre qui déchire les États-Unis –, est étudié par Jeremy Lambert dans un texte critique intitulé « Un père à soi, enjeux de la figure paternelle dans Le Régiment noir d’Henry Bauchau ». Chercher le père en s’éloignant de lui pour en découvrir un autre, substitutif, mais non suffisant, puis finalement boucler un cycle qui fait de Pierre un écho de Bauchau. Car il faut dans le même temps se projeter et entrer en soi, créer un personnage et réfléchir à sa propre identité, fonder un Totem et briser la lignée, jouer d’une onomastique instable pour donner à un « récit quelque peu disloqué » une véritable « cohérence ».

6 Mais le questionnement de l’origine peut aussi entraîner une réflexion sur la mort. Dans un premier temps Myriam Watthee-Delmotte évoque la disparition des mères. Qu’il s’agisse de celle de Bauchau ou de la psychanalyste (Blanche Reverchon) qui l’a tant marqué. L’article revient sur « la place des morts dans l’univers romanesque d’Henry Bauchau » et la nécessité de « faire œuvre du deuil ». Le mot œuvre est à prendre dans le sens de la création littéraire quand elle marque la perte et suscite un renouvellement de l’être qui va « constater qu’il est au contraire resté seul sur la rive des vivants ». La coupure qui sépare est aussi une prise de conscience qui force l’orphelin et l’auteur à « imaginer l’au-delà du présent et du visible ». Dans La Déchirure certes, mais aussi dans d’autres romans : Le Régiment noir, Le Boulevard périphérique et bien évidemment dans Œdipe sur la route et Antigone. Ainsi, de livre en livre, s’organise la partition des représentations de la fin ultime qui inlassablement réapparaissent « de récit en récit, en insistant sur le rôle d’initiateurs que les mourants et les défunts […] occupent pour les survivants ».

7 Comment dès lors ne pas penser à notre ami Paul Renard qui souhaitait participer à ce numéro en consacrant son analyse à L’Enfant bleu ? Nous avons tenu à lui donner un espace et à suggérer sa présence parmi nous.

8 La mort est-elle un achèvement, un accomplissement et une séparation ? Ou bien une interrogation. Ce qui de la continuité et de la discontinuité ne cesse de se retrancher pour mieux élaborer un geste qui se donne comme acceptation, mais aussi comme refus. Ce refus Olivier Belin le décèle dans Tentatives de louanges. Il propose d’étudier cette volonté d’« imparfaire », ce détournement de la perfection et ce doute qui fait naître une « spiritualité agnostique ». C’est que la « Poésie complète » ne l’est pas et qu’à la somme il faut toujours ajouter quelque chose ; un germe, un jaillissement, un élan « inchoatif ». L’œuvre est inachevée dans la pensée même qui la définit telle. Et l’imperfection des mots et des récits force l’esprit à se remettre en marche, à fouiller la conscience et à « déjouer l’œuvre ». Faire, défaire, refaire. Puis recommencer. Poser les préfixes pour fragiliser les textes et supposer qu’ainsi la vie persiste « à travers les métamorphoses de la mort » et que l’écrivain est un « géologue » de la littérature.

9 Géologue, mais aussi anthropologue de l’inconscient et de la sauvagerie, Henry Bauchau le prouve dans Diotime et les lions. Jean-Christophe Delmeule revient sur cette vitalité qui transperce les mots, cette danse des corps et des flammes, cet acharnement à frapper le socle des origines et des filiations, dans le tremblement des certitudes. Antigone fille et sœur, Œdipe père et meurtrier. Diotime occupe cette position transgressive, mais définitivement indispensable. Fille sacrée, lionne matricielle, torrent légitime de l’illégitimité. Tuer pour nourrir la vie, mais s’inscrire dans le respect des rites et des mythes. Retrouver enfin dans la quête amoureuse la résolution des contradictions qui n’en sont pas, car l’enfant-vieillard, le père de tous les pères qui est aussi le fils de chacun, pourra laisser la littérature en héritage quand elle est conciliation, qui exige d’être libre.

10 Alors, dans cette apparition permanente de la figure du poète, cette présence immédiate de l’écrivain dans ses propres récits, une nécessité s’imposait, celle du témoignage. Car si Colette Nys-Mazure et Jana Boxberger ont chacune rencontré Henry Bauchau, l’une et l’autre attestent d’une impression forte qui fait du sensible une possibilité d’interprétation et du côtoiement d’un homme, le livret de son art.

11 Jana Boxberger a traduit Henry Bauchau. Et le mot prend ici tout son sens. Dans Prague, elle lui a servi « de guide », est entrée dans son intimité, a recueilli ses sensations et ses sentiments. Mais de cette rencontre, demeure essentiellement le « sourire [du] beau visage » d’un homme qui sait qu’il va là, où il ne sait pas qu’il va.

12 Ce cheminement, pour Colette Nys-Mazure, est lumineux, et l’écrivaine offre au lecteur l’occasion de l’accompagner dans ses souvenirs, évoquant « l’œuvre imposante » d’Henry Bauchau, cette figure « hors du temps », mais également « la richesse fécondante » à laquelle elle « rend grâce », esquissant ainsi le portrait d’« un homme élancé » dont il faudrait « emprunter le pas ».

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions