Notes
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[1]
— « Above Maisemore », Collected Poems, éd. P. J. Kavanagh, Oxford University Press, 1982, Carcanet, 2004, p. 43 ; les références à cette édition utiliseront désormais l’abréviation CP suivie du n° de page.
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[2]
— CP 31-32.
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[3]
— Severn & Somme and War’s Embers, éd. RKR Thornton, MidNAG/Carcanet, 1987, p. 51 ; les références à cette édition utiliseront désormais l’abréviation SS suivie du n° de page.
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[4]
— SS 66-67.
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[5]
— CP 346.
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[6]
— CP 346.
-
[7]
— CP 347.
-
[8]
— Le poème est reproduit à la fin de cet article, dans une traduction de Madeleine Descargues-Grant.
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[9]
— CP 109-10.
-
[10]
— CP 110.
-
[11]
— « Près de Vermand », CP 147.
-
[12]
— CP 174.
-
[13]
— CP 75.
-
[14]
— CP 156.
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[15]
— CP 178.
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[16]
— CP 258.
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[17]
— On doit à Siegfried Sassoon la première publication des Poèmes d’Owen, en 1920.
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[18]
— CP 258.
-
[19]
— CP 207.
-
[20]
— CP 153.
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[21]
— CP 206.
-
[22]
— CP 198-99.
1À l’aube des temps, le poète avait pour fonction première de nommer les choses, de dire le monde pour que les hommes puissent en garder la mémoire et partager leur expérience. Héros homériques, scélérats dantesques, personnages shakespeariens… Nous les connaissons grâce aux poètes qui nous les ont nommés et nous en ont dressé la liste, qui nous ont dit où ils vivaient, quels étaient leurs objets familiers et leurs occupations. Les poètes sont les premiers auteurs de taxinomies. Pour citer ici Shakespeare, « comme l’imagination prête un corps aux choses inconnues, la plume du poète leur donne une figure, et assigne à ces bulles d’air un lieu dans l’espace et un nom » (Le Songe d’une nuit d’été, acte V, traduction de Maurice Castelain).
2Ivor Gurney, poète anglais qui combattit lors de la Première Guerre mondiale, sans y laisser la vie, contrairement à beaucoup d’autres, donne dans son œuvre le témoignage évident de ce besoin primitif du poète, besoin de nommer, de situer, de chanter le lieu précis où il vit le jour et grandit, en l’occurrence la ville de Gloucester, nichée sous des collines, les Cotswold Hills, à l’ouest de l’Angleterre. C’est là, à la confluence de plusieurs rivières – dont l’Avon, au sud-est de Stratford-upon-Avon (la ville de Shakespeare) –, que naît la grande Severn, qui se jette dans le Canal de Bristol.
3Gurney était en premier lieu le poète de Gloucester et de sa campagne environnante. Ou plutôt en second lieu, puisqu’il était au départ un musicien de talent, dont le génie précoce se révéla à l’adolescence et lui valut d’obtenir une bourse pour le Royal College of Music de Londres. Il y mit en musique les poèmes écrits par d’autres : poètes élisabéthains, également contemporains dans certains cas. Le don poétique se manifesta ensuite, mais une fois découverte cette autre corde à son arc, des dizaines, des centaines de poèmes jaillirent de la même source inépuisable.
5Le lecteur peut noter la force et la qualité musicale du rythme, l’aspiration lyrique qui transporte sans effort, avec une légèreté presque aérienne, les références à des lieux précis ; celles-ci sont par ailleurs ancrées dans l’énonciation qui les nomme, leur magie tient à la marque de fabrique qui leur est ainsi attribuée.
7Ces poèmes ne sont pas seulement Made in England, ils sont en fait Made in Gloucester, et ne pourraient venir de nulle part ailleurs.
8Sitôt la guerre déclarée en 1914, Gurney tenta de s’engager, mais il fut refusé en raison de sa mauvaise vue. Les pertes de la Somme eurent néanmoins tôt fait de rendre les militaires plus accommodants, et Gurney fut accepté comme volontaire dès 1915. On sait que les régiments de l’armée britannique portaient le nom d’une ville ou d’un comté – c’est d’ailleurs toujours l’usage –, pour favoriser le sentiment de camaraderie entre les hommes ; et le soldat Gurney fut envoyé en France, comme de juste, dans les rangs du 2/5e régiment des Gloucesters. Il y servit parmi des hommes de même souche que lui, à qui il pouvait facilement s’identifier ; on trouve les noms de plusieurs d’entre eux dans ses poèmes, tout naturellement.
9Qui plus est, il apportait dans ses bagages de poète topographique la ville de Gloucester même, dont les noms et les lieux familiers lui venaient en aide lors des moments difficiles dans cette terre étrangère de France, nostalgie qu’il exprimait au nom de ses compagnons dans un poème comme « Home-sickness » (Mal du pays), par exemple.
11Un autre poème de ce volume énumère les noms de ces « beaux lieux familiers » : Framilode, Redmarley, Cranham, Portway, May Hill, Gloucester, la Severn, Dymock et Malvern. Ils figurent tous dans un court poème, « The Fire Kindled » (L’étincelle allumant le feu). Ce sont les noms mêmes qui par leur étincelle allument le feu de l’imagination. Au départ, ces noms font contraste avec les noms qui évoquent les souffrances des soldats, ceux des lieux français contre lesquels ils dressent comme un rempart ; il en est ainsi du poème dédié explicitement aux hommes du 2/5e régiment des Gloucesters, « Toasts and Memories » (Les verres du souvenir) :
13Si Gurney en était resté là, son travail poétique n’aurait rien eu que de très conventionnel, reflétant l’état d’esprit, par exemple, d’un Rupert Brooke chantant ce « coin de terre étranger » devenu « l’Angleterre à tout jamais ». Au contraire, Gurney représente un cas très particulier, unique même, de poète anglais exilé en France. Car plutôt que de s’étendre sur son sentiment d’aliénation, il finit par adopter la France et s’y faire de nouvelles racines. La sociabilité spontanée et généreuse de Gurney lui permet de prendre dans ses bagages les ressources verbales nécessaires pour faire son nid, de s’apprivoiser, de découvrir de nouveaux repères, de retrouver dans les tranchées et dans les villes, les cafés et les brasseries, les granges et les bâtiments réquisitionnés, le sentiment de confort lié au foyer… Un « confort » non pas matériel, bien évidemment, mais psychologique, dans la mesure où il se sentait à sa place et bien présent – y compris physiquement – au monde, grâce au pouvoir des mots et du langage, un monde français cette fois, qu’il allait décrire minutieusement, et finir par célébrer dans ses vers, quels qu’en fussent les dangers et les désagréments.
14Il allait finir par le célébrer, écrivais-je. Il nous faut d’abord revenir aux premiers poèmes de guerre de Gurney, publiés rapidement dans deux volumes, en 1917 et 1919 : Severn & Somme, que j’ai déjà cité, puis War’s Embers (Les Braises de la guerre). Ces poèmes-là doivent être situés dans le contexte des seize mois de guerre vécus par Gurney. Il alla d’abord, en mai 1916, dans les tranchées de Riez Bailleul, à 20 kilomètres à l’ouest de Lille, alors occupée par les Allemands, puis il fut envoyé en juin à Laventie, juste au nord-est de Lille. Laventie était un petit bourg à l’arrière des lignes où les soldats pouvaient se reposer et se restaurer. Une célèbre peinture sur verre d’Eric Kennington, Le régiment de Kensington à Laventie, nous montre précisément de tels soldats. (Nous reviendrons bientôt à Laventie.) Cantonné à La Gorgue, il servit dans le secteur de Fauquissart et de Laventie. Il se rapprocha de Lille en juin, parmi les soldats en réserve pour l’attaque de la crête d’Aubert ; il y participa au combat, puis fut mis « au repos » successivement à Richebourg, Neuve-Chappelle, Robecq et Gonnehem.
15Ces lieux, tout près d’ici, figurent tous dans les poèmes de Gurney auxquels ils donnent leur qualité particulière et leur intérêt particulier, me semble-t-il, pour des lecteurs français, et plus encore du nord de la France. Des lieux qui nous sont familiers et qui parsèment le territoire deviennent pour Gurney, à l’époque des tranchées, puis une fois de retour en Angleterre, des points où s’ancre son écriture quand il tente de retranscrire ses expériences. Les poèmes de Wilfred Owen ne comptent que six ou sept références à des lieux précis en France – la péniche hôpital de Cerisy, le calvaire près de l’Ancre ; Gurney fait des centaines de références à une bonne quarantaine de lieux, dont certains – Ypres, Tilleloy, Vermand, Laventie – reviennent systématiquement dans son œuvre pour y prendre un sens emblématique.
16Gurney devait participer au combat dans deux autres secteurs. Le premier était plus au sud, sur la Somme, près d’Albert : Corbie, Chaulnes, Caulincourt, Vermand, tous ces lieux sont présents dans ses poèmes, parfois associés à des connotations funestes. Le poème intitulé « The Retreat » (La retraite), qui décrit le recul des troupes allemandes sur la Somme en mars 1917, poème narratif plus long que les autres, adopte un ton de détachement presque comique – « Fais attention, Ivor Gurney, t’es isolé, silence, attends [5] » – pour décrire le poète qui vise et rate trois soldats allemands entrant dans un bois, malgré leur corpulence (celle-ci suscite son animosité : « De grands hommes bien nourris, à côté de nos affamés ») qui faisait d’eux une cible facile : « Comment ai-je pu les rater ? Comment ai-je pu rater [6] ? » Précisons ici que Gurney, plus poète que patriote, ne diabolise nullement le soldat ennemi dans ses poèmes ni dans ses lettres. Dans le même poème, Gurney décrit aussi la blessure infligée en avril – « mon bras soudain flambe d’une douleur ardente éblouissante [7] » – qui l’envoya à l’hôpital à Rouen avant qu’il ne rejoigne son régiment au front, à Arras, en mai.
17En juillet les Gloucesters partirent plus au nord pour se rapprocher de Passchendaele. Dans les semaines qui suivirent, Gurney participa aux combats autour d’Ypres, pour être finalement gazé à St Julien, au nord d’Ypres, en septembre, ce qui lui valut de retourner à l’hôpital, en mettant fin à son service actif. Il fut rapatrié et hospitalisé ensuite le même mois à Édimbourg.
18D’un certain point de vue, c’est là que se termine l’histoire du poète de guerre Ivor Gurney. Il a combattu, subi les souffrances, les privations, les terreurs d’un soldat ; il a survécu, et il est retourné chez lui. Mais l’histoire ne fait en réalité que commencer, car ce n’est qu’à la suite de l’immédiat après-guerre, avec la dégradation de sa situation personnelle, professionnelle et mentale, justifiant son enfermement dans un asile, de 1922 jusqu’à sa mort, quinze ans après, que son expérience de la guerre se révèle et prend tout son sens dans sa poésie. C’est bien sûr ce qui explique les dates dans mon titre, « Ivor Gurney en France : 1916-1937 » : il ne passa que seize mois en France, entre 1916 et 1917 ; mais dans son imagination il y résida tout le reste de sa vie. Dans une dramatique sur la vie de Gurney, écrite par Ian Burnside et diffusée par la BBC en juin de cette année, un des médecins qui le soignent remarque : « On dirait qu’il a laissé une partie de lui-même en France. »
19À Laventie, par exemple… Le long poème intitulé « Laventie », écrit en 1921-22, illustre bien cette transition, cette transformation par la mémoire de l’expérience en quelque chose d’autre, qui est à la fois « plus riche et plus étrange » – comme le dit Ariel à propos de la force métamorphique de l’imagination, dans La Tempête de Shakespeare –, plus complexe, plus réflexif, plus allusif [8]. Il est remarquable que Gurney ait su garder le souvenir de ces jours dans leurs moindres détails ; mais ceux-ci reviennent, bien sûr, grâce au pouvoir évocateur magique des noms eux-mêmes. Laventie pour commencer, puis Tilleloy, Fauquissart, Neuve-Chapelle, à côté de noms anglais. On trouve aussi des noms de nationalités, de groupes, qui font revivre les hommes : les Australiens sacrifiés, les malheureux tommies. Gurney cite même les noms des marques d’aliments consommés dans les tranchées ; l’infame Machonochie (mélange fabriqué à Aberdeen qui, non réchauffé, pouvait selon les soldats tuer son homme) ; Fray et Bentos (la soupe), Spider et Baker (les petits gâteaux)… Les menus plaisirs sont évoqués avec tendresse : les lettres – qui sont pour lui des « étoiles dans une nuit obscure » –, les livres, les gâteaux, les cigarettes, le café au lait (en français dans le texte), le pain, cette chose pure si difficile à trouver alors. Et l’émerveillement dont sait fait preuve Gurney, envers et contre tout : « Émerveillement divin de l’aurore, où l’homme hésite aux portes du paradis ». Tous ces éléments s’imbriquent en un riche ensemble dans ces quelques vers :
21Nous avons là la description enchantée de l’univers matériel de la ville ; le ravissement de Gurney devant l’hospitalité des « petits cafés », l’impression générale de douceur, « l’amabilité de l’air du nord de la France ». Les deux derniers vers du poème nous placent dans une plus vaste perspective, qui nous fait entendre, non pas seulement de la musique, mais en quelque sorte la musique des sphères, qui vient consoler et inspirer Ivor Gurney, « le poète qui marchait là, portant son paquetage [10] », le poète qu’il est devenu, surtout, en s’appropriant après coup les expériences vécues alors.
22Les champs de la Flandre n’ont rien de monotone pour Gurney ; tout est illuminé, comme métamorphosé par la mémoire. On notera tout particulièrement l’éloge de la lumière et de l’air du nord de la France, auxquels Gurney porte l’attention d’un peintre – qu’il n’était pas –, à la manière de Cézanne en Provence, pour ainsi dire. Car c’est un trait récurrent chez lui ; un de ses poèmes fait référence à l’aspect général du nord de la France qui lui apparaît comme « un bain de fraîcheur, un châle léger de bien-être physique et mental » qui vous enveloppe. Un autre poème, « Robecq », évoque « l’air du nord de la France [qui] baigne, cristal, le plat pays ». De manière peut-être plus étonnante, Gurney se met même à voir le paysage français en surimpression sur des images de l’Angleterre. Les collines du Cotswold apparaissent sur les champs de la Flandre, comme un mirage. « Riez Bailleul à l’heure bleue du thé évoquait les sentiers autour de la Severn » ; allongé au creux d’une tranchée, frissonnant de froid, « regardant à l’est au-dessus de la ligne basse des collines », Gurney voit « en contrebas, à gauche, des bois (les forêts du Cotswold, si j’en crois mes yeux) », dans le poème « Near Vermand [11] ». Et dans un poème encore intitulé « Bach-Under Torment » (Bach – au supplice), à l’atmosphère plus tendue, qui en appelle à l’art et à la musique pour le protéger du monde, il invoque les villes françaises et belges, en plus de Gloucester, pour leur valeur de talisman : « qui viendra me sauver ? Ne puis-je compter ni sur Gloucester, ni sur Aubers, ni sur Ypres [12] ? » Ce ne sont pas ici des dangers de la guerre en France dont parle Gurney, mais bien des souffrances de l’internement, en Angleterre.
23Les poèmes écrits par Gurney au cours des cinq années qui suivirent la guerre tissent un réseau d’idées qui s’imbriquent les unes dans les autres au cœur de la bataille qu’il mène pour comprendre son état. C’est dire qu’ils sont souvent difficiles, obscurs ; la syntaxe en est elliptique, pleine de références labyrinthiques. Un poème en particulier, « I Saw England-July Night » (J’ai vu l’Angleterre – nuit de juillet [13]) qui m’évoque le tableau de Van Gogh intitulé La Nuit étoilée, commence par une invocation toute simple : « Elle [l’Angleterre] était un village / au gai savoir » ; passe par une série de références à Shakespeare et à Thomas Hardy, puis à Edward Thomas, tombé à Arras, pour conclure : « Avant de revenir, je n’avais pas de voix ». Voilà qui est elliptique, pour dire le moins. Je propose l’interprétation suivante : avant de quitter l’Angleterre pour combattre en France, puis de retourner en Angleterre avec le poids de cette expérience, Gurney n’avait pas de vrai sujet ; à tout le moins sa vision manquait de maturité, de complexité, de perspective. Il fallut attendre les années vingt pour qu’il commence à recréer, comme à partir de visions, son récit propre de la guerre. C’est alors qu’il revisita et revécut ses émotions passées, à grand renfort de détails incroyablement précis et avec une grande intensité. Poème après poème, à travers ce qui apparaît parfois comme des variations sur un même thème, il présente et analyse ces expériences formatrices et crée sa vision nouvelle et désenchantée de l’Angleterre d’après la guerre.
24On pourrait même avancer que Gurney a appris à mieux voir l’Angleterre avec les lunettes françaises, comme d’autres exilés – on pense à James Joyce et à l’Irlande ; il avait besoin du double foyer des deux pays à la fois pour lui donner la profondeur de champ qui lui était nécessaire en tant que poète. (Je renvoie ici à l’air de cristal du nord de la France.) Dans l’imagination de Gurney, Gloucester était déjà une ville romaine – « Une apparence de terre brune [14] » –, hantée par des fantômes romains et élisabéthains. À partir de 1916-1917, c’est le nord de la France qui apparaît en surimpression sur l’ouest de l’Angleterre ; et l’effet de palimpseste contribue à enrichir les deux territoires.
25Bien que les poèmes des années vingt, comme on s’en doute, soient pleins des horreurs et des terreurs de l’époque antérieure – les longues marches, les lourds fardeaux, le froid ; les privations de toute sorte, de nourriture, de sommeil, de toute forme de confort ; les temps morts, la peur (que Gurney n’essaie jamais de dissimuler), la souffrance –, ils sont aussi tirés vers le haut, contre toute attente, par la chaleur de la remémoration, par les épisodes précieux de camaraderie (souvent associée à la musique, comme le chant des soldats gallois), par la convivialité des cafés et des estaminets, et l’hospitalité des Français pour lesquels Gurney, contrairement à beaucoup d’autres, semble avoir toujours gardé une amitié fidèle, qui s’exprime par exemple dans « Tobacco Plant ».
27C’en est à un tel point que les expériences négatives liées à la guerre deviennent positives, à travers la métamorphose que leur fait subir Gurney. L’épreuve extrême du corps à corps, la présence de la douleur et de la mort sont créatrices d’un niveau de compréhension et d’acceptation qui se font célébration, comme dans le cas de l’un des poèmes les mieux connus et les plus souvent cités de Gurney, « War Books » (Carnets de guerre). Ce poème commence dans la révolte : « Qu’attendaient-ils de la souffrance / Des affamés que nous étions ? Qu’elle crée l’image parfaite d’un beau rêve [16] ? » Ceux qui sont protégés, là-bas, en Angleterre, n’ont aucune idée de ce qui se passe en réalité, au front. Seul le poète soldat comprend « L’esprit qui parle du fond du cœur souffrant », que ce soit à Corbie, à Gonnehem ou à Fauquissart ; et il trouve à célébrer plutôt qu’à se lamenter ou récriminer. Un certain poète, écrit Gurney, a glorifié en l’homme la capacité de souffrance ; un autre encore « a glorifié tous les soldats, et la France et les étoiles dans la nuit, il a servi avec ses fusils, est mort au champ d’honneur ». Nous l’avons vu plus tôt, Gurney cite Edward Thomas ; se pourrait-il qu’il fasse ici référence à Wilfred Owen, dont les poèmes avaient alors été publiés [17] ? Gurney conclut ensuite en faisant son propre testament, expliquant que même l’extrême souffrance éprouvée à Ypres, qui « m’a joué un autre mauvais tour, avec tous ses dangers /… Ne m’a donné aucun cierge et m’a presque fait mourir à deux reprises », lui a inspiré aussi le désir d’en glorifier le souvenir, à la fin :
29L’amour auquel fait référence Gurney était celui qu’il éprouva pour une infirmière à Édimbourg, Annie Drummond, sans que ses sentiments fussent payés de retour. La « longue et lente pensée, tel un labour », qui parcourt ces vers – image typique par sa densité, combinant le labeur archaïque d’une part et, de l’autre, un travail de création culturelle d’une grande complexité, ce que Gurney appelle aussi « charpenter » ou « équarrir » – le ramène souvent à la France. Les « pages » étaient en l’occurrence écrites de l’hôpital psychiatrique de la Cité de Londres, à Dartford, dans le Kent, où Gurney devait passer le reste de sa vie. Pendant les cinq premières années d’internement au moins, il continua à écrire de la poésie et des chansons – on se rappelle ses dons reconnus pour la musique, que l’on a pu apprécier cette année dans diverses émissions de la BBC, prenant pour thème les œuvres musicales de la Grande Guerre. (Plusieurs compositions de Gurney ont ainsi été diffusées pour la première fois.) En dépit des intentions bienveillantes qui avaient présidé à son internement – la décision de faire enfermer Gurney ayant été prise par son frère auprès de qui il vivait, après que le poète eut perturbé la vie domestique au-delà du supportable –, et en dépit du soutien sur lequel il put toujours compter de la part de ses amis et de ses admirateurs, Gurney considérait son traitement comme une incarcération cruelle, preuve de la trahison de l’Angleterre à l’égard de ceux qui avaient mis au service de leur pays leur vie et leur force créatrice dans sa plénitude. Ainsi, il n’est pas surprenant qu’il se remémore avec regret la camaraderie et la relative liberté des années de guerre et, paradoxalement, « les beaux jours malheureux perdus » du poème « After “The Penny Whistle” » (Après « Le Penny Whistle » [titre d’une chanson] [19]), et les matins blancs de « Behind the Line » (Derrière la ligne) « à Robecq avec la liberté du jour » :
31(Les taches, rondes ou pas, sur les tables donnent rarement lieu à tant de lyrisme.)
32Gurney évoque aussi la présence plus sinistre d’une compagne qui n’est autre que la mort. Nous savons qu’il fit deux tentatives de suicide avant son internement, et de nombreux poèmes de la dernière période ne font pas mystère de son désir de mort, d’une mort qui viendrait le délivrer des tourments qu’il endure alors. Or où et quand la mort s’obtient-elle le plus facilement ? À la guerre, bien sûr, et Gurney en parle souvent sur un mode paradoxal, voire pervers. Dans « On Somme » (Sur la Somme), il s’éveille d’un cauchemar à l’asile – « et les coups sourds venaient de ma maladie » – pour regretter de n’être plus dans les tranchées :
34De tels détails ne l’empêchent pas d’aboutir à une conclusion pour le moins contradictoire : « Les poètes étaient plus heureux jadis / Engloutis dans la bataille qui faisait rage avec une certaine grandeur ». Enfin dans « The Interview » (L’entrevue), Gurney évoque ses fréquentes « entrevues » – lire ses rencontres – avec la mort en France : « La mort dans l’étroite tranchée… ou dans l’immense champ / France ! Puissé-je être en France ! / La mort marchait en liberté – elle pouvait venir vous chercher / Ou vous pouviez aller vers elle, à la tombée du jour ou aux premières lueurs de l’aube [22] ».
35Il faudrait plus de temps pour développer ces idées comme elles le méritent, pour analyser la manière dont Gurney en vint à idéaliser progressivement la France, durant son internement, dans des textes enflammés ; au point même de commencer à rédiger une pièce de théâtre sur la Révolution française (à l’instar de son compatriote William Blake), source de liberté et de fraternité, telles qu’il les avait connues lors des seize mois passés au front. Au point que l’on peut légitimement dire de la poésie d’Ivor Gurney, si indéniablement Made in England, qu’elle est aussi, dans son inspiration et ses paysages, réels comme imaginaires, Made in France.
Laventie
Notes
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[1]
— « Above Maisemore », Collected Poems, éd. P. J. Kavanagh, Oxford University Press, 1982, Carcanet, 2004, p. 43 ; les références à cette édition utiliseront désormais l’abréviation CP suivie du n° de page.
-
[2]
— CP 31-32.
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[3]
— Severn & Somme and War’s Embers, éd. RKR Thornton, MidNAG/Carcanet, 1987, p. 51 ; les références à cette édition utiliseront désormais l’abréviation SS suivie du n° de page.
-
[4]
— SS 66-67.
-
[5]
— CP 346.
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[6]
— CP 346.
-
[7]
— CP 347.
-
[8]
— Le poème est reproduit à la fin de cet article, dans une traduction de Madeleine Descargues-Grant.
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[9]
— CP 109-10.
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[10]
— CP 110.
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[11]
— « Près de Vermand », CP 147.
-
[12]
— CP 174.
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[13]
— CP 75.
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[14]
— CP 156.
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[15]
— CP 178.
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[16]
— CP 258.
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[17]
— On doit à Siegfried Sassoon la première publication des Poèmes d’Owen, en 1920.
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[18]
— CP 258.
-
[19]
— CP 207.
-
[20]
— CP 153.
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[21]
— CP 206.
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[22]
— CP 198-99.