1Poésie et politique ? Ne nous rebattez pas les oreilles avec cette antienne. C’est de l’histoire ancienne. Un sujet sur lequel tout a été écrit et dit depuis longtemps… Agrippa d’Aubigné et les guerres de Religion, Hugo et les Châtiments, Lautréamont et Rimbaud, la poésie faite par tous, la poésie qui doit rythmer l’action… Les surréalistes et la Révolution, l’Honneur des poètes de la Résistance et le Déshonneur de Benjamin Péret, Aragon et la poésie nationale, Eluard et la vérité pratique… C’est un thème pour dissertation savante ou colloque universitaire. Un sujet qui relève de l’histoire de la littérature… et de l’Histoire tout court.
2Car, aujourd’hui, qui croit encore que l’on puisse changer la vie ? Et que ce soit là l’objet de la poésie comme de la politique ? À en juger par le quotidien de la vie politique française et le tout-venant de la production poétique (domaines aussi éloignés que le sont Bételgeuse et Alpha du Centaure), il semble en effet qu’il y ait aujourd’hui très peu de politique dans la poésie et assurément très peu de poésie dans la politique. Les politiques s’occupent de gérer. Ils gèrent la situation, parfois les catastrophes, les budgets, leur image et leur cote de popularité. Ils ont le plus souvent en guise d’horizon les yeux fixés sur la ligne bleue des sondages d’opinion… Quant aux poètes, ils font dans le modeste artisanat des mots la déconstruction silencieuse du langage ou la culture en pot de l’ineffable. Dans un univers dominé par la tendance technocratique à la spécialisation croissante et à l’ignorance réciproque de tous les domaines du savoir et de la pratique humaine, ils sont eux aussi des techniciens de surface, les techniciens du mot qui s’attachent à leur technique propre, le plus couramment sans prétendre que cela puisse avoir quelque effet que ce soit sur le fonctionnement global de la machine sociale. C’est que, dans cette société française d’aujourd’hui, on respire plutôt mal. L’atmosphère y est confinée. Et il est parfois bon de changer d’air.
3Ce que j’ai fait cet été, ayant été invité à participer au premier Festival international de poésie de San Francisco.
4des nouvelles de san francisco Avant que je parte, plusieurs amis m’avaient prévenu. « Tu sais… San Francisco n’est pas représentative de l’Amérique. » Sans doute. New York non plus, paraît-il. Ni la plupart des grandes villes. En tout cas, pour moi qui ne connais pas les États-Unis, San Francisco m’est apparue très américaine. On y voit la richesse la plus insolente, avec ses gratte-ciel du quartier des affaires près de l’Embarcadero, ses limousines noires et blanches, ses boutiques de luxe… et la détresse la plus grande, avec ses mendiants au pied des tours, ses malades du sida qui font la manche dans la rue ou ses inadaptés sociaux que la course au profit a rejetés sur le sable de la grande ville. Mais San Francisco est une ville où l’on respire. Pas seulement à cause de la proximité du Pacifique et de l’air du large. En fait, cette présence marine se fait très peu sentir. C’est à peine si on voit et si on sent la mer quand on s’accoude à la rambarde du Fisherman Warf, pour regarder Alcatraz dans la baie, en compagnie des albatros. (Le plus clair de la journée, en cette saison, la ville est en effet enfouie sous une épaisse couverture blanche de brouillard qui ne se dissipe qu’en milieu de journée.) Non, si j’ai eu le sentiment de respirer à San Francisco (moi qui suis asthmatique), c’est pour une tout autre raison, une certaine impression de disponibilité qui semble flotter dans les rues. Le fait qu’on y croise beaucoup moins de policiers qu’à Paris y est certainement pour quelque chose… Mais il n’y a pas que cela. San Francisco est une ville promeneuse, une ville où l’on se promène et qui semble se promener ; une ville ouverte, une ville plutôt paisible et aussi pacifique, qui n’a pas totalement oublié l’époque du Flower Power. Cette impression est surtout perceptible dans le quartier de la Petite Italie, du côté de North Beach. C’est dans cette zone, tout près du centre et de China Town, que se situe un triangle magique pour les amateurs de poésie. Ce n’est pas le triangle des Bermudes où les avions disparaissent. C’est au contraire un triangle où réapparaissent des images que l’on pouvait croire disparues, entre le café Trieste, le Spec’s et City Lights Books, la mythique librairie, 261 Columbus Avenue, fondée par Lawrence Ferlinghetti et qui fut le point de ralliement des poètes de la Beat Generation. En France, pour des raisons peut-être éditoriales et commerciales, la Beat Generation a été surtout connue par les prosateurs que l’on a coutume d’y rattacher : Burroughs et Kerouac. Mais, pour moi, c’est avant tout un événement poétique de portée mondiale. Pour un poète de ma génération (et de ma formation) la Beat Generation a beaucoup compté. Jeune homme, j’ai éprouvé un choc à la lecture de Howl, le grand poème d’Allen Ginsberg, qui fut assigné devant les tribunaux pour pornographie et dans lequel, utilisant le rythme ample du verset (et renouant avec l’inspiration de William Carlos Williams, Walt Whitman, voire avec l’esprit des Psaumes de David), Ginsberg dénonçait l’outrage fait à une génération entière par une société sans espérance. Mais j’ai peut-être été plus marqué encore par les poèmes de Ferlinghetti publiés à l’époque par Christian Bourgois. J’y découvrais, débarrassée des références bouddhistes coutumières à Ginsberg, une grande liberté d’esprit et d’expression, une poésie orale et écrite, combattive et enjouée, inspirée par la tradition anarchiste américaine et le surréalisme français façon Prévert que Ferlinghetti a d’ailleurs traduit en américain. Une sensibilité finalement très proche de celle des poètes du « dégel » soviétique, Evtouchenko et Voznessenski.
5Les poètes « beat » ou de ce qu’on a nommé la Renaissance de San Francisco, ont su produire, dès la fin des années 1950, une grande poésie politique quia contribué à libérer la parole. Ils ont été dans une large mesure les précurseurs des hippies et de la jeunesse pacifiste des années 1960 et 1970.Aujourd’hui, la Beat Generation est bien sûr entrée au musée. Gregory Corso (le plus fou des poètes américains) et Ginsberg sont morts. Mais Gary Snyder et Ferlinghetti écrivent toujours. J’ai eu le bonheur de passer une soirée à parler avec ce dernier. Il est toujours vert, toujours battant et en même temps gentil. À quatre-vingt-huit ans, il continue de faire du vélo dans les collines de San Francisco et il peint des banderoles qu’il accroche dans la devanture de sa librairie pour réclamer l’impeachment de Bush.
6Les poètes de la Beat Generation ont eu évidemment beaucoup d’émules. Il y a eu ce que l’on a appelé la « Baby Beat Generation » (à laquelle une grande anthologie a été récemment consacrée en France par les éditions La Main courante). Mais, à l’exception de quelques voix (telles celles de Luke Breit ou Andy Clausen), beaucoup de ces poètes que l’on situe dans leur sillage paraissent bien moins audacieux sur le plan politique, comme sur le plan poétique.
7Pourtant, la veine contestataire de la poésie états-unienne ne s’est pas tarie. Elle s’est diversifiée. À la fois par son caractère multiculturel (poètes issus des communautés noire, portoricaine, asiatique…) et par ses thèmes qui reflètent la multiplicité des combats de la gauche américaine (et parfois la difficulté de leur convergence ou, en tout cas, de leur expression sur le terrain politique) : féminisme, écologie, lutte contre les discriminations, pacifisme, etc.
8Il faudrait citer de nombreux poètes dont il est assez anormal que rien ou presque ne soit traduit en français, en particulier Amiri Baraka (ex-Leroi Jones), Adrienne Rich, Pedro Pietri et beaucoup d’autres… Parmi eux, au premier rang, se distingue la haute silhouette de Jack Hirschman. Marxiste, membre de la Ligue révolutionnaire pour une Nouvelle Amérique, Jack Hirschman est en même temps un poète curieux de toutes les poésies du monde, infatigable traducteur (d’Artaud, mais aussi de Pasolini et de nombreux poètes italiens, français, russes, albanais, haïtiens…). C’est une sorte de barde qui, après avoir quitté l’université dans les années 1960, a fait le choix courageux de vivre en poésie. Il n’a jamais fait partie de la Beat Generation (dont l’anarchisme et parfois le spiritualisme lui sont assez étrangers), mais il a marché à côté d’elle. Il est d’ailleurs toujours voisin et ami de Ferlinghetti. Certains critiques ont parlé à son propos de street poetry. L’expression vaut en particulier pour beaucoup de ses poèmes brefs qui sont souvent des « choses vues », scènes de rue lors desquelles il saisit le moment (rare) dans une société passablement déshumanisée où jaillit entre des individus un éclair de fraternité. Mais son œuvre comporte aussi beaucoup de grands poèmes épico-philosophiques, les Arcanes : mille pages de poèmes où s’expriment parfois avec véhémence son engagement social, mais aussi la profondeur de son regard et même son intérêt pour la Kabbale…
9Nommé poète lauréat de la ville de San Francisco, (à la suite de Lawrence Ferlinghetti), il a reçu de la municipalité démocrate carte blanche pour organiser un événement. Et c’est lui qui a été l’initiateur et l’animateur de ce Festival international.
10Pendant cinq jours, une vingtaine de poètes venant des quatre coins du monde et des États-Unis s’est retrouvée là pour rencontrer le public, dire leurs poèmes et échanger. Par sa dimension internationale, son contenu et son succès, ce festival est sans précédent. Plus de mille personnes sont venues au palais des Beaux-Arts, près du parc du Golden Gate, pour les deux lectures principales. Mais ce sont des centaines d’autres qui ont répondu à l’invitation des poètes en se pressant dans des salles débordant de monde dans les différents quartiers de la ville. Pour ma part, j’ai ainsi été lire dans un quartier pauvre à la périphérie de la ville, Bay View, une sorte de ghetto où une population, notamment noire, vit sur des collines au-dessus de la mer, dans des HLM baptisées pojects et qui ressemblent à des cités de transit où le provisoire se serait éternisé. Dans ce quartier, tous les mois, un jeune est abattu, parfois sans raison apparente. Et les militants de la Nation of Islam y ont planté leur drapeau rouge marqué du croissant et de l’étoile.
11Ce festival a été un grand rendez-vous d’une poésie à la fois engaged and embodied, pour reprendre la formule d’Hirschman, c’est-à-dire « engagée et incarnée », ou « ressentie ». À plusieurs reprises, d’ailleurs, les lectures ont pris des allures de meeting contre la politique de Bush et la guerre en Irak.
12Et non seulement le public a répondu à l’appel, mais la presse (du San Francisco Chronicle jusqu’à CNN) y a fait largement écho. Quelque chose que l’on aurait du mal à imaginer en France. Quelle municipalité, même dans la banlieue de Paris, se lancerait ainsi dans l’organisation d’un pareil festival de poésie protestataire ? C’est une question que je me suis posée, certains soirs, quand nous nous retrouvions, tard au bar du Spec’s, à boire de la vodka et à chanter l’Internationale. (Deux activités qui ne sont pas des passe-temps courants de mes camarades poètes français). Et, tout chauvinisme mis de côté, je pense que nous avons quelque chose à apprendre de cette culture démocratique et révolutionnaire nord-américaine.
13la poésie démocratique américaine La France a évidemment une grande expérience des relations entre poésie et politique. En particulier au xxe siècle. Mais il faut bien admettre que cette relation, aujourd’hui, reste fortement obérée par une histoire singulière où les communistes ont joué un rôle de premier plan, à la fois positif et négatif. Bien sûr, depuis la guerre d’Espagne, ils se sont trouvés aux avant-postes de ce qui allait devenir la poésie de la Résistance et ils ont ainsi écrit, avec d’autres, une des pages les plus fortes de notre histoire poétique. Mais les querelles du temps n’ont pas été sans effet. Elles ont conduit à écarter des voix dissidentes et, notamment, pendant un temps, les tendances « gauchistes » et anarchisantes ou simplement plébeiennes dans la poésie. (L’histoire du groupe Octobre, disparaissant au moment du Front populaire, ou la non-reparution de la revue Commune après guerre le disent à leur façon). L’expérience du surréalisme, le rôle de poètes immenses comme Aragon et Eluard et une « haute idée de la culture » nous ont légué une tradition un peu aristocratique en matière littéraire.
14Certains débats de cette époque sont ainsi devenus difficilement compréhensibles pour les générations suivantes. Par exemple, la polémique avec Prévert ou la critique par les intellectuels communistes de la notion sartrienne d’engagement…
15Ensuite, la manière dont les communistes français ont tenté de sortir du stalinisme, parfois en « pénitents », a eu aussi beaucoup de conséquences. Une certaine interprétation « droitière » du Comité central d’Argenteuil (1966) a conduit à ériger une cloison étanche entre art et politique. Cela a été d’autant plus fort que certains avaient parfois beaucoup « péché ». Et les intellectuels communistes dans les années 1960 et 1970 ont souvent été en pointe dans les aventures formalistes, d’inspiration plus ou moins structuraliste, réduisant, par exemple, la poésie à la « mathématique du langage », pour reprendre une formule de l’Aragon des années 1960 (lui dont la poésie terriblement lyrique s’accommode plutôt mal d’une telle définition).
16D’où l’intérêt d’aller voir ce qui se passe ailleurs, sous ce rapport. Par exemple en Amérique latine, avec Neruda, mais aussi Nicanor Parra, Roque Dalton ou Ernesto Cardenal. Dans le monde arabe, avec les poètes palestiniens. Ou aux États-Unis…
17Dans ce pays, les poètes militants ont le double héritage de la grande tradition démocratique whitmanienne, optimiste et épique, et de toute une tradition de poètes et de chansonniers prolétariens, méconnus ici, dont Woody Guthrie est un bel exemple.
18Et ils définissent de manière originale et souvent simple les rapports poésie-politique.
19Ainsi, le poète new-yorkais Eliot Katz, qui fut l’un des organisateurs de la mobilisation des poètes des États-Unis contre les guerres en Irak, a-t-il coutume d’expliquer que poésie et politique sont comme les mains droite et gauche. Elles sont différentes… il ne faut pas les confondre, mais il vaut mieux qu’elles puissent coopérer. « Si on conçoit culture et politique comme des catégories différenciées qui interfèrent de différentes façons dans différents contextes, écrit-il, alors la question pour le poète politique est d’écrire des poèmes dont la valeur littéraire […] puisse aider à éclairer les consciences, allumer des perspectives, stimuler les rêves et les désirs publics, améliorer le climat idéologique, aider les mouvements politiques ou autrement dit aider à modifier le paysage social. »
20Abbie Hoffman, un « activiste » des années 1970 avec qui il a milité, disait, quant à lui, qu’essayer de créer un mouvement pour un changement social sans contre-culture, c’est comme essayer de faire du ski sans neige.
21En fait, dans le contexte de la société nord-américaine, tout projet révolutionnaire prend un caractère contre-culturel.
22Quelle peut être son efficacité ? À cette question la poétesse américaine Denise Levertov répondait : « Je ne pense pas qu’on puisse précisément mesurer l’efficacité historique d’un poème ; mais on sait avec certitude que les livres influencent les individus ; et les individus, bien qu’ils fassent partie de grands processus économiques et sociaux, influencent l’histoire. » Leçon modeste, mais finalement très encourageante. En tout cas, salutaire pour nous qui vivons, à bien des égards, dans une société qui ressemble de plus en plus à la société nord-américaine.
Trois poètes des États-Unis
24Laurence Ferlinghetti
25(Lu pour la première fois au dix-septième Festival annuel de poésie des lycées de San Francisco, le 3 février 2001)
27Jack Hirschman
29Eliot Katz
30Traduit de l’anglais par F.C.