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Article de revue

Divisions et richesses de la « classe fondamentale »

Pages 148 à 152

Notes

  • [1]
    Philosophe. Dernier ouvrage paru : Altermarxisme. Un autre marxisme pour un autre monde, PUF, Paris, 2007.
  • [2]
    « Pour une refondation méta/structurelle », Nouvelles Fondations, n° 3/4, décembre 2006. La thématique en est reprise et considérablement développée dans l’ouvrage que nous venons de publier avec Gérard Duménil, Altermarxisme. Un autre marxisme pour un autre monde (PUF, Paris, 2007), notamment dans sa partie « Néomarxisme », consacrée à définir une politique de gauche, sous les mots d’ordre de l’« unité » de la « classe fondamentale », et de l’« alliance » avec les « cadres et compétents ». Les fondements en sont posés dans un livre précédent, Explication et Reconstruction du Capital (PUF, Paris, 2004).
  • [3]
    Ou bien, dans la terminologie de Gérard Duménil et Dominique Lévy, comme le pôle de la propriété et le pôle de l’encadrement.
  • [4]
    Cf. Explication et Reconstruction du Capital, p. 234-245.
  • [5]
    J’ai proposé ce concept dans Explication et Reconstruction du Capital, dans la « topique de la structure de classe de la société capitaliste » présentée p. 237.
  • [6]
    Je me permets de renvoyer à mon article, « Court traité des idéologies », à paraître dans Actuel Marx, n° 43, consacré à l’idéologie. J’y fais la liaison entre cette problématique, « métastructurelle », et la recherche conduite aujourd’hui par des historiens linguistes, notamment Jacques Guilhaumou, qui analyse comme des actes de langage dans la lutte sociale l’émergence historique des concepts de l’émancipation politique à l’époque moderne.

1Je me propose ici de prolonger une réflexion avancée dans un article précédemment paru dans Nouvelles Fondations[2] autour de la perspective d’une hégémonie des forces populaires.

2Au-delà d’un rappel de la problématique (I), je voudrais préciser deux points particuliers : le décalage, au sein de la « classe fondamentale », entre la fragmentation sociale (II) et la division politique (III) ; et la nécessité de reprendre ces questions en termes plus sociologiques, face à une tradition marxiste marquée par la prévalence de l’économie (IV).

3le clivage de classe et le clivage politique La structure de classe n’apparaît sur la scène politique que déformée, transformée selon un axe droite-gauche. Le système des partis n’entretient avec la structure sociale qu’un rapport indirect et biaisé. Pour comprendre la politique, ce n’est pas de cette configuration manifeste qu’il faut partir, mais, comme le propose Marx dans Le Capital, d’une structure invisible, la structure de classe.

4Le système des partis comporte un clivage essentiel entre la droite et la gauche. La structure de classe également, mais entre deux classes. Ces deux clivages ne coïncident donc pas. La classe dominante, en effet, s’articule elle-même selon deux pôles structurels, que l’on peut désigner respectivement comme le pôle du marché et le pôle de l’organisation[3]. Et ce sont là deux pôles d’hégémonie politique, dominant en alternance les sommets de l’État, sous le nom commun de droite et de gauche. Quant à ceux d’en bas – exploités, dominés, relégués, ou exclus, au féminin plus encore qu’au masculin –, qui forment l’autre classe, ils représentent le troisième pôle, celui d’une hégémonie potentielle alternative. Ici, la notion de « bas » est à comprendre au sens de « fondement ». D’où l’appellation de « classe fondamentale ». Car il est bien vrai que cette classe est exploitée et dominée. Mais, à s’en tenir là, on la soumettrait à un registre misérabiliste et paternaliste bien peu propre à rendre compte de sa place, fondamentale, dans la société. Il y a donc deux classes sociales. Et il y a par ailleurs deux places sur la scène politique, la droite et la gauche, selon un clivage qui n’est pas celui des classes. Et trois pôles d’hégémonie. Dans ce paradoxe apparent se cache toute la complexité de l’affrontement politique à notre époque. Et ce n’est qu’en partant de lui que l’on peut comprendre les luttes politiques modernes et faire la critique de la politologie standard.

5La thèse générale ici soutenue est qu’une politique d’émancipation, impulsée par la classe fondamentale, suppose que celle-ci fasse alliance avec le pôle des cadres-et-compétents. Mais en position d’hégémonie. Ce qui implique qu’elle réalise l’union, entre les fractions qui la constituent. C’est sur ce dernier point, celui de l’union, que je voudrais surtout faire porter ici l’analyse.

6L’union au sein de la classe fondamentale n’est pas donnée d’emblée, aujourd’hui moins que jamais, quand le salariat se trouve de plus en plus dualisé et flexibilisé, en proie à de multiples contrastes, entre les employés stables, les intérimaires et les chômeurs, entre les nationaux et les immigrés, entre les hommes et les femmes diversement exploités, dans le contexte de la domination masculine. La lutte en vue de cette union concerne toutes les dimensions de l’existence sociale. Elle concerne le contenu de la production, les conditions du travail et d’emploi, l’éducation, la santé, la formation, les libertés civiles et civiques. La question est aujourd’hui de savoir comment unir ces luttes dans un monde qui a cessé d’être unifié par la grande entreprise et l’emploi garanti.

7La problématique de l’union renvoie à l’état de fractionnement qui est celui de la classe fondamentale. Il s’agit bien d’une seule et même classe, distribuée au long d’un continuum qui va des indépendants aux salariés du privé et du public, selon qu’ils sont exploités, dominés, relégués, par des moyens qui relèvent davantage du marché ou davantage de l’organisation. Quant aux exclus, ils le sont, eux aussi, par ces mêmes mécanismes structurels modernes de classe, marché et organisation (qui possèdent en effet un « extérieur », un no-job land, si j’ose dire : un non-lieu pour ceux qui ne disposent d’aucune propriété leur permettant de se présenter comme des producteurs sur le marché, ou à qui est arbitrairement déniée la compétence leur permettant de figurer officiellement à l’organigramme d’une entreprise), surdéterminés par ceux du système-monde impérialiste et du « patriarcat ».

8La question de l’union à construire en bas est inséparable de celle de l’alliance. Car c’est une dynamique structurelle d’ensemble qui est déterminante. La problématique de l’alliance repose sur la considération de la différence entre les deux pôles organiques de la classe dominante, « propriété » et « compétence » d’encadrement, – compétence arbitrairement définie, selon des ordres hiérarchiques. Ces pôles sont à la fois complémentaires et relativement antagoniques. Complémentaires, parce qu’il n’y a pas d’exploitation sans encadrement, sans compétence socialement définie et monopolisée. Antagoniques, car propriété et compétence sont deux pouvoirs différents, qui s’appuient sur des titres sociaux différents, qui se reproduisent de façon différente, selon des dynamiques sociales différentes. Les deux pôles peuvent converger et s’imbriquer. Ce sont pourtant des puissances relativement distinctes, qui se disputent le pouvoir social, se relayant, selon les périodes, aux sommets de l’État.

9Ceux d’en bas ne sont en mesure d’accéder à l’hégémonie que s’ils construisent une alliance offensive avec le pôle de la compétence, jusqu’au point de le disjoindre du pôle de la propriété. Les deux pôles dominants sont homologues en ce qu’ils renvoient aux deux formes épistémologiquement primaires de la coordination sociale, le marché et l’organisation. Mais ils ne sont pas de même nature. Le pouvoir d’encadrement, qui renvoie à une compétence supposée, s’exerce inéluctablement à travers le discours, l’exposé public des fins et des moyens, – là où le marché n’a aucun compte à rendre, sinon à lui-même. C’est un pouvoir savoir, en proie à une résistance, à une réception appropriative et à l’influence de ceux sur qui il s’exerce. Tel est le fondement de l’alliance d’en bas.

10Ce n’est donc pas par hasard si l’hégémonie d’en bas s’est toujours historiquement cherchée dans l’alliance avec le pôle de la compétence : dans une relation dynamique, tournée vers l’appropriation collective, les services publics, l’État-nation comme État social. Toute l’histoire du mouvement ouvrier et démocratique en témoigne, depuis deux siècles, avec ses victoires et ses défaites.

11Le dernier épisode, celui de la mondialisation accélérée depuis les années 1970, redéploie l’économie sur une autre échelle, minant les constructions démocratiques réalisées au sein des États-nations, où l’hégémonie d’en bas, dans le rapport d’alliance, avait joué un rôle essentiel. Dans ce cataclysme, l’alliance en haut, entre les dominants, se reconstitue par le rapprochement entre ses deux pôles, Finance et Encadrement, pour prendre le vocabulaire de Gérard Duménil. Elle vise à décomposer la force sociale d’en bas, à l’atomiser, à diviser entre intégrés et jetables, prélude à une généralisation du jetable. Mais le pôle management peut dès lors aussi sentir menacée sa « base de classe » – selon une expression dont on verra le sens plus loin. Et cela peut à nouveau le conduire à l’alliance avec la classe fondamentale. Le capitalisme n’échappe pas à ses contradictions.

12la fragmentation sociale de la classe fondamentale La classe fondamentale ne peut construire une politique d’hégémonie au sein de l’alliance qu’à la mesure de sa capacité à réaliser l’union entre ses diverses fractions. D’où la nécessité d’examiner les fondements structurels de sa fragmentation. On le fera en considérant les facteurs de classe – à savoir : marché et organisation – qui la conditionnent. Et cela en se rappelant que ces deux médiations sont aussi les formes de notre raison sociale. Et chargées comme telles d’une positivité, qui est, dans sa diversité, celle de la classe fondamentale.

13En effet, pour comprendre le rapport moderne de classe, il convient de se référer aux deux facteurs de classe – marché et organisation – qui, dans leur combinaison complexe, le constituent. La classe fondamentale se divise ainsi en fractions diverses selon que ses membres sont engagés dans des rapports qui tiennent davantage au marché, ou davantage à l’organisation, quoique relevant toujours, et sous des formes diverses, de l’un et de l’autre. Et ces deux facteurs de classe sont aussi les deux formes primaires de notre raison sociale, de notre capacité sociale à communiquer au-delà de la « communication » : les deux médiations au-delà de l’immédiateté discursive.

14Dans les sociétés antérieures, la production était principalement locale, familiale, auto-consommatrice, activée par des relations de dons et d’échanges réciproques, insérée dans des rapports de dépendance de caractère personnel, en proie à une prédation de classe « immédiate ». Dans la société moderne, la « classe fondamentale » ne se définit pas seulement par le fait d’être « exploitée », « dominée », mais d’abord par le fait qu’elle produit, consomme, invente, crée des mondes de reconnaissance et de solidarité, des modèles culturels, à travers des relations marchandes et organisées coimbriquées. Et c’est dans ces conditions aussi, à travers ces médiations précisément, qu’elle est exploitée.

15On peut montrer que les différentes fractions de la classe fondamentale sont exploitées : salariés du privé, salariés du public ou travailleurs indépendants. Et cela chaque fois selon des mécanismes spécifiques. Mais on ne décrypte pas convenablement dans sa positivité la dynamique de ce rapport de classe si l’on n’analyse pas dans sa positivité le jeu, chaque fois particulier, des facteurs de classe.

16Prenons le cas du salarié du public. Il ne produit pas de marchandises, mais des biens d’une autre sorte, richesses décalées par rapport à la « valeur ». Cela n’empêche pas qu’il soit exploité, au sens marxien, dans la mesure du moins où il travaille plus longtemps que le temps nécessaire à la production des biens qu’il consomme. Mais sa condition d’exploité ne suffit pas à définir sa position dans la société, qui tient à ce qu’il se trouve inséré dans des rapports qui relèvent relativement plus de la médiation organisationnelle, des hiérarchies de savoir (reconnu).

17Par contraste, le travailleur indépendant – agriculteur, artisan, commerçant, etc. – se trouve sous une contrainte marchande relativement plus englobante, stimulante et contraignante. Mais il est toujours, lui aussi, impliqué dans un maquis organisationnel de règlements, de compétences, et toujours aussi relié à une production de richesses non marchandes, relevant de l’organisation publique. Il tend cependant à se définir par son indépendance marchande, qui est sa croix à porter en même temps que son point d’honneur.

18Le salarié du privé occupe une position intermédiaire. Marx fournit la démonstration classique de son statut d’exploité, producteur d’une plus-value. Mais il ne faut pas perdre de vue que la relation marchande dans laquelle il se trouve, en tant que « propriétaire de sa force de travail », qu’il négocie dans un échange certes inégal (dans une relation d’extorsion), possède sa rationalité propre, assurant notamment son indépendance de consommateur par rapport au capitaliste. Le propre de l’exploitation moderne est de s’inscrire dans des rapports sociaux « rationnels » : le salarié peut choisir entre les marchandises, il peut vendre sa force de travail à un autre capitaliste. C’est dans ces conditions qu’il travaille. Officiellement du moins. Cette liberté marchande, si relative qu’elle soit, se relie au contexte d’organisation qui est celui de son existence productive. Elle n’existe du reste jamais qu’en fonction d’une lutte de classe « organisée ». Et l’organisation des luttes est elle-même étroitement liée au caractère « organisé » versus marchand-privé, du contexte de la production sociale. Le rapport organisé concerne la société moderne dans son ensemble. Y compris en ce qu’elle produit. Et ce salarié du privé ne consomme pas uniquement des marchandises, mais également beaucoup d’autres biens, espaces, services, produits et acquis par des voies non entièrement marchandes privées, mais aussi publiques, organisées : selon divers modes de concertation et d’administration sociale.

19Bref, le mode « organisé » et le mode « marchand » sont tout à la fois principes de relations rationnelles entre les individus et facteurs de classe. Et c’est dans ces conditions que la classe fondamentale moderne se divise en trois fractions. Mais c’est bien tendanciellement de la même classe, structurellement reproduite, qu’émergent continûment ceux qui seront indépendants (paysans, artisans, free lance…), salariés du privé (ouvriers, employés…) ou du public. Les membres de ces trois fractions se différencient en fonction de la nature de leurs relations au facteur marché et au facteur organisation. Au sortir de l’adolescence, ils ont, formellement du moins, le choix entre l’une de ces trois voies. Et ce sont ces trois fractions que le procès social total moderne reproduit continûment.

20Ce n’est pas ici le lieu de montrer comment la conceptualité de Marx permet une théorie analytique cohérente de l’exploitation moderne en tant qu’elle s’applique, différemment, à chacune de ces trois fractions de la classe fondamentale [4]. On soulignera seulement qu’il ne suffit pas d’aborder « ceux d’en bas » comme des exploités et des dominés : il convient d’abord de définir la classe fondamentale en positif, dans son unité et sa diversité dynamique. On devine la signification politique d’une telle démarche. C’est là, en effet, la condition pour la comprendre comme « puissance ». Mais, avant d’y venir, considérons comment la fragmentation de la classe fondamentale tend à se traduire en division dans la sphère politique.

21la division politique de la classe fondamentale À cela se rattache le concept d’« affinités électives » [5]. Elles se manifestent notamment aux jours d’élection. Et qui révèlent les « bases de classe », hors de leur propre classe, sur lesquelles s’appuie chacun des deux pôles de la domination sociale.

22L’appellation de « gauche » présente, on le sait, un double sens, selon que, dans ce lieu-dit, prévaut la puissance sociale des cadres-et-compétents, ou que la classe fondamentale parvient à y affirmer une certaine hégémonie : gauche minuscule ou Gauche majuscule. On prendra ici la gauche dans sa forme ordinaire, celle, minuscule, dans laquelle elle a tendance à retomber.

23Les diverses fractions de la classe fondamentale ont une relation spécifique avec les forces sociales dominantes qui dominent respectivement le facteur de classe – marché ou organisation – pour eux le plus déterminant, et donc avec la droite ou la gauche en tant qu’elles sont le lieu naturel des deux pôles de la classe dominante. Mais cette correspondance ne s’analyse pas seulement selon le registre de l’exploitation et de la domination, c’est-à-dire au regard des facteurs selon lesquels elles sont spécifiquement exploitées et dominées. Elle est aussi à considérer au regard de la positivité de ces facteurs comme modes de coordination rationnelle. Ainsi exprimée, la chose peut paraître compliquée. Nous sommes ici en réalité, on va le voir, très près du sens commun. Mais celui-ci prend une signification particulière lorsqu’il se trouve ainsi relié à une analyse (néo)marxiste des classes sociales, à partir de la considération des facteurs de classe.

24Les travailleurs indépendants, même s’ils s’inscrivent dans des organisations professionnelles et dans l’organisation de la société civile, sont structurellement conduits à attendre essentiellement leur salut de leur propre capacité d’initiative sur le marché. Leurs références sont donc nécessairement du côté des forces sociales de la propriété. On ne s’étonnera pas de les retrouver électoralement à droite. Et que la droite les paie en retour de discours qui les honorent dans ce registre de valeurs. Une telle affinité à droite s’étend au monde de la petite entreprise, proche de l’échelle familiale, dans lequel nombreux sont ceux qui se représentent eux-mêmes comme des « patrons » potentiels. D’autres salariés sont aussi portés à évaluer leur destin en termes de sécurité sur le marché : ceux qui ont le moins de chances de promotion à travers la compétence, et la moindre possibilité d’y projeter le sort de leur descendance, dont la confiance va au savoir-faire propriétaire des patrons.

25Le contraste est frappant avec l’affinité, bien connue, des salariés de la fonction publique avec la gauche. Ils sont évidemment, et d’abord à travers leur salaire, reliés au tissu de relations marchandes capitalistes. Mais ils se trouvent spécifiquement inscrits dans une relation organisationnelle hiérarchique et dominés à travers des dispositifs statutaires. Qui sont aussi ceux à travers lesquels ils peuvent trouver un moyen de défense collective, de promotion individuelle et d’horizon intergénérationnel. Ils sont relativement plus portés du côté d’une logique de l’organisation, et donc aussi des valeurs de la « compétence ».

26La fraction des salariés du privé se divise elle-même en couches et fragments divers, selon la nature de leur implication dans le facteur marché et le facteur organisation. Sur le plan individuel et sur le plan collectif. Ceux qui disposent d’une plus grande « compétence », c’est-à-dire de titres en correspondance avec une demande sociale durable, jouissent de conditions plus stables d’emploi. Les autres sont rejetés dans une croissante précarité. On sait quelles fractions du salariat privé tendent, dans ces conditions, à se tourner plutôt vers « la gauche ». Non les plus exploitées. Mais celles qui peuvent compter sur la compétence reconnue, ou sur la relative sécurité collective et la reconnaissance sociale dont elles disposent, sur leur faculté à s’organiser collectivement, elle-même liée à la prévalence, dans ces secteurs, du schéma organisationnel de la grande entreprise sur lequel ils peuvent ensemble exercer un certain contrôle – en contraste avec le schéma marchand, qui les laisse, collectivement et individuellement, démunis.

27L’examen de l’éventail des « affinités électives » permet de dresser un tableau des obstacles que la classe fondamentale doit surmonter pour parvenir à l’union entre ses composantes. Si l’on veut avancer sur cette voie, il convient pourtant sans doute, par une considération à rebours de la tradition, de prendre la mesure de la positivité créatrice inhérente à ces « facteurs de classe », le marché et l’organisation, dont il ne faut pas oublier qu’ils ne sont tels qu’en tant que formes sociales rationnelles (retournées en leur contraire dans le rapport moderne de classe). Et l’on doit, à cet égard, s’interroger sur le sort inégal que les traditions politiques du marxisme ont fait au savoir des économistes et à celui des sociologues.

28sociologie versus économie L’analyse marxiste classique, en identifiant trop exclusivement la classe fondamentale en termes de classe exploitée, de plus-value extorquée aux salariés, a privilégié les économistes. Elle peine à donner son statut « marxiste » au travail des sociologues.

29La théorie de Marx est à comprendre comme une théorie de la logique sociale propre à la modernité, à sa logique d’exploitation et d’abstraction. Du moins initie-t-elle un tel programme. Elle a pour objet une logique d’ensemble. Mais celle-ci n’épuise pas la totalité concrète du social. Une telle logique ne s’est d’abord exercée que très partiellement, dans des centres urbains très délimités, au sein de sociétés répondant à d’autres logiques, et elle ne l’a emporté que très progressivement. Mais cette modernité capitaliste, lors même qu’elle est devenue dominante, ne se substitue pas à l’ensemble des logiques sociales antérieures, actives au sein des rapports sociaux de sexe, de famille, de génération, de religion, de voisinage, selon les différentes dimensions de la vie sociale (productives, culturelles, ludiques, politiques, etc.). Elle ne fait pas disparaître les anciens mondes comme le réveil de l’aube dissout les rêves de la nuit. Elle ne fait que les recycler, selon sa propre logique, dans une multitude de contextes (technologiques, écologiques, etc.) toujours nouveaux. Toutes ces formes sociales – toutes ces cultures – qui nous viennent du fond des temps fournissent la concrétude infinie que les classes en présence et les différentes fractions de la classe fondamentale gèrent et réinterprètent de façon variée, à travers les deux modes primaires de la coordination rationnelle à l’échelle sociale, le marché et l’organisation – et dans la mise en relation critique (discursive) de ces deux médiations, qui est la marque de la modernité. La sociologie, dans son rapport au marxisme, ne s’occupe pas de « rapports de classes » comme rapports entre des classes. Elle étudie les formes d’individualités, de biographies, de « champs », de regroupements, etc., auxquelles les rapports de classe donnent lieu: bref, elle envisage des individus et des groupes, qu’elle prend dans leur auto-compréhension, dans leurs perspectives concrètes (versus abstraction économique), dans leurs projets, leurs réussites et leurs déboires. Dans leur langage et leurs « actes de langage » [6]. Et c’est à elle de démêler ce recyclage permanent de la concrétude ancienne dans l’abstraction moderne.

30Le défi qui devrait s’imposer à ceux qui se réclament du marxisme est celui de la dialectique entre l’abstrait des économistes, qui manifestent comment le vieux monde tend à disparaître « dans les eaux glaciales du calcul égoïste », selon le mot de Marx, et le concret des sociologues (historiens…) en charge de la vie individuelle et collective, qui cependant prolifère dans cet océan d’abstraction. En ce sens, les sociologues sont au premier rang de l’analyse de la lutte des classes. S’il est vrai, en effet, que le caractère propre de la domination de classe moderne n’est pas l’extorsion d’un surplus, mais la forme abstraite de ce surplus, comme plus-value, richesse abstraite, cumulable à l’infini – quelles qu’en soient les conséquences sur les hommes, les cultures et la nature –, la lutte de la classe fondamentale vise la richesse concrète, la valeur d’usage, la vie (bonne) dans sa forme culturellement désirable. Or, si le marché et l’organisation sont les facteurs (de classe) de cette oppression moderne, ils sont aussi ces médiations à travers lesquelles les exploités produisent, créent, inventent, poursuivent leurs rêves. Ces deux « facteurs de classe » ne s’émancipent du « rapport de classe » que dans la mesure où, sous l’effet des luttes de classe, ils en viennent à se trouver placés sous le contrôle du discours immédiat public partagé entre tous.

31Bref, dans l’imaginaire marxiste, notamment celui des partis politiques, la sociologie n’a jamais acquis un statut comparable à celui de l’économie. L’approche en exploitation (en extorsion et accumulation de plus-value) est certes essentielle et incontournable. Sans elle, rien ne peut être dit, ni des tendances historiques du capitalisme, ni des stratégies des capitalistes, ni de la misère du monde. Mais une certaine dominance de l’économie conduit à traiter la sociologie comme une science auxiliaire. D’elle seule pourtant peut procéder une autre sorte de savoir, indispensable à l’analyse culturelle et politique des classes, parce qu’elle seule a précisément la faculté d’analyser les phénomènes sociaux en deçà du rapport de classe : dans ses facteurs modernes de classe que sont les relations marchandes et organisationnelles, lesquelles, en tant que telles, sont des relations entre individus, qui, à travers elles, dans la mesure où ils en reprennent discursivement le contrôle, recyclent l’ensemble des composantes et dimensions concrètes de leur vie sociale. Et c’est bien cette analyse qui est requise si l’on veut penser l’unité et la dispersion de la classe fondamentale, les conditions concrètes de son existence et sa place dans la société moderne.

32Sans doute faut-il encore à cela ajouter que la relégation de la sociologie par rapport à l’économie se traduit aussi par la difficulté à comprendre pourquoi, dans la lutte de classe moderne, la forme mouvement, tournée vers l’infinie diversité chaotique du concret, importe tout autant que la forme, plus abstraite, du parti.


Date de mise en ligne : 01/07/2008

https://doi.org/10.3917/nf.007.0148

Notes

  • [1]
    Philosophe. Dernier ouvrage paru : Altermarxisme. Un autre marxisme pour un autre monde, PUF, Paris, 2007.
  • [2]
    « Pour une refondation méta/structurelle », Nouvelles Fondations, n° 3/4, décembre 2006. La thématique en est reprise et considérablement développée dans l’ouvrage que nous venons de publier avec Gérard Duménil, Altermarxisme. Un autre marxisme pour un autre monde (PUF, Paris, 2007), notamment dans sa partie « Néomarxisme », consacrée à définir une politique de gauche, sous les mots d’ordre de l’« unité » de la « classe fondamentale », et de l’« alliance » avec les « cadres et compétents ». Les fondements en sont posés dans un livre précédent, Explication et Reconstruction du Capital (PUF, Paris, 2004).
  • [3]
    Ou bien, dans la terminologie de Gérard Duménil et Dominique Lévy, comme le pôle de la propriété et le pôle de l’encadrement.
  • [4]
    Cf. Explication et Reconstruction du Capital, p. 234-245.
  • [5]
    J’ai proposé ce concept dans Explication et Reconstruction du Capital, dans la « topique de la structure de classe de la société capitaliste » présentée p. 237.
  • [6]
    Je me permets de renvoyer à mon article, « Court traité des idéologies », à paraître dans Actuel Marx, n° 43, consacré à l’idéologie. J’y fais la liaison entre cette problématique, « métastructurelle », et la recherche conduite aujourd’hui par des historiens linguistes, notamment Jacques Guilhaumou, qui analyse comme des actes de langage dans la lutte sociale l’émergence historique des concepts de l’émancipation politique à l’époque moderne.

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