11. Oui, il reste très pertinent. La société ne s’est pas encore émancipée de la question du partage conflictuel des richesses produites. Les fluctuations de taux de profit ou de la part de la richesse revenant au capital ou au travail en attestent. Elles ne doivent rien aux lois de la nature, et tout aux rapports de force sociaux, politiques et culturels. Mais, d’emblée, je voudrais rappeler que la gauche en France ne s’est pas uniquement structurée à partir de l’analyse de la société en termes de classes. La gauche est née en France de l’affirmation dans la grande Révolution de 1789-1793 du peuple comme souverain, avec la citoyenneté de tous comme moteur de transformation sociale. Cette identité républicaine de la gauche française n’est pas contradictoire avec l’analyse de la société en termes de classes sociales. Mais elle permet de ne pas rester indifférent aux formes politiques et aux institutions, alors que, pour une grande partie de la gauche d’inspiration marxiste en Europe, la question de la citoyenneté est restée un angle mort sans que l’on sache vraiment comment la classe ouvrière peut assumer, selon la pure doctrine, par sa seule prise de pouvoir, l’intérêt général de l’humanité.
2Reste que ceux qui font aujourd’hui comme si les classes sociales n’existaient plus n’ont jamais expliqué par quel miracle elles auraient disparu alors que la dynamique inégalitaire du capitalisme s’est à la fois élargie et intensifiée depuis les années 1980. Certains à gauche vivent effectivement dans l’illusion d’une « moyennisation » de la société, voire d’une individualisation absolue où les antagonismes économiques et sociaux ne seraient plus déterminants. Mais ce n’est pas parce que les classes sociales n’ont plus conscience d’elles-mêmes et qu’elles sont systématiquement occultées dans la culture dominante (médiatique et de l’industrie du spectacle) qu’elles n’existent plus.
3Quelques indicateurs simples montrent qu’il existe une forte communauté d’intérêt économique et sociale chez le plus grand nombre. L’extension du salariat à plus de 80 % de la population et la tendance à la prolétarisation du travail intellectuel rapprochent de fait les intérêts réels de salariés que l’on aurait crus séparés par des frontières culturelles et sociales infranchissables hier. Et, au sein même de ce continent du salariat, il ne faut pas oublier que le cœur historique de la base sociale de la gauche, c’est-à-dire les ouvriers et les employés, reste très largement majoritaire. Nombre de discours de gauche l’ont oublié en se centrant sur une classe moyenne mythique qu’ils sont incapables de décrire autrement que par ses propres illusions culturelles et symboliques.
4La double explosion contemporaine de la pauvreté et de la très grande richesse est une autre preuve de la pertinence du concept de lutte des classes pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Avec la convergence des systèmes d’accumulation vers la norme anglo-saxonne, beaucoup de sociétés voient croître en même temps le nombre de pauvres et celui des riches aux deux bouts de l’échelle sociale. Il y a plus de pauvres parce qu’il y a de plus en plus de riches qui s’enrichissent de plus en plus vite. La pauvreté n’est pas un à côté provisoire du système mais son principal résultat en même temps que son moteur. C’est la dynamique de l’appauvrissement des uns qui rend possible l’accumulation dans les mains des autres. Cet emballement de la dynamique inégalitaire du capitalisme s’observe partout, si bien que le monde ressemble de plus en plus à un océan de pauvreté où se barricadent quelques îlots de richesse. Un véritable apartheid social mondial progresse aussi bien dans les pays du Sud que dans les pays industrialisés, où la pauvreté est repartie à la hausse sous l’effet des politiques libérales. Les exemples les plus édifiants sont fournis par l’Amérique latine. En Argentine, le taux de pauvreté est passé de 19 % en 1999 à 57 % en 2002 dans un pays dont le niveau de vie moyen dépassait celui de l’Espagne et du Portugal dans les années 1980. Sans atteindre pour l’instant de telles proportions, le même phénomène existe aussi en Europe. Au Royaume-Uni, on est passé de 7 millions de pauvres au début de l’ère Thatcher à près de 13 millions aujourd’hui, soit le record d’Europe avec un taux de pauvreté de 22 % de la population.
5La France n’est pas épargnée par ce retour en force du choc entre riches et pauvres. La pauvreté n’a pas régressé depuis les années 1980 (elle a même augmenté depuis 2002 pour atteindre le pic de 7 millions de pauvres), alors que la création de richesses s’est accélérée. Dans les années 2000, on crée en moyenne de 60 à 70 milliards de richesses supplémentaires par an contre 40 à 50 dans les années 1980 et 1990 (en euros constants). C’est-à-dire que le pays s’enrichit de plus en plus vite. Il faut donc cesser de dire qu’il faudrait d’abord « créer la richesse avant de la redistribuer » comme le répètent bêtement les perroquets du néolibéralisme. La richesse est déjà là. Rien que depuis 2002, le pays a dégagé 230 milliards d’euros de richesses nouvelles. Mais, dans le même temps, 300 000 personnes de plus sont tombées dans la pauvreté, soit un rythme de 60 000 nouveaux pauvres chaque année. Dans le même temps, le nombre de millionnaires (patrimoine de plus de 1 million de dollars hors résidence principale) augmente rapidement : + 6 % rien qu’en 2006, avec désormais 389 260 millionnaires, soit 22 150 supplémentaires en une seule année. La France produit ainsi chaque jour environ 60 nouveaux millionnaires et 160 nouveaux pauvres. Difficile de ne pas voir que les deux dynamiques sont intimement liées.
6Le système de répartition des richesses créées explique cette évolution contradictoire : le capital s’enrichit plus que jamais à partir du travail, et le travail rapporte beaucoup moins que le patrimoine.
- En 1982, la richesse nationale profitait à 70 % au travail et à 30 % au capital. Depuis 1993, la part du travail est descendue autour de 60 % et celle du capital a grimpé à 40 %. Montant du transfert : 160 milliards d’euros qui ont glissé du travail vers le capital.
- Depuis dix ans, le reve nu salarial moyen n’a augmenté que de 3, 1 % (il a même baissé de 1, 6 % pour les employés), tandis que les profits du CAC 40 ont été multipliés par quatre. Depuis dix ans, les profits des grands groupes ont donc augmenté cent fois plus vite que les salaires.
72) l’eau, l’air, l’énergie, le vivant et les écosystèmes, mais aussi la santé, la culture, l’éducation, les moyens de transport et de communication, ainsi que la recherche et les technologies qui en découlent sont des ressources et services essentiels aux populations. Il n’existe pas dans ces domaines d’alternative à la consommation. Ce n’est pas un choix de respirer ou de boire, d’être malade ou pas, d’être ignorant ou non. Ce sont des biens communs de l’humanité dont l’accès doit être garanti pour tous. Pour cela, l’appropriation sociale des moyens essentiels de la vie en collectivité donne l’avantage d’une gestion maîtrisée, rationnelle et contrôlée. Cette méthode vaut mieux que le gaspillage, la concurrence et la discrimination, conséquences consubstantielles à la loi du marché quand elle s’applique à ces secteurs. Naturellement, il faut tenir compte de l’expérience historique et imaginer que la nationalisation d’un service doit être aussi une socialisation de sa gestion et que les mécanismes de contrôle et de correction par les usagers et la collectivité doivent être puissants.
8Même avec les meilleurs systèmes de régulation du monde, on n’empêchera pas le marché et les actionnaires privés d’avoir une préférence constante pour le court terme et pour le profit. On ne peut pas le leur reprocher, c’est leur vocation. Mais cela signifie qu’ils ne sont pas performants là où doit être garanti à tous un service de qualité à long terme. Il faut donc non seulement relancer la propriété publique dans certains secteurs (énergie, transports, postes et télécoms, eau) mais aussi faire sortir ces secteurs de la libre concurrence où le plus grand nombre a tout à perdre.
93. progressivement détruit par les libéraux, l’impôt républicain a perdu sa capacité à redistribuer la richesse mais aussi à financer correctement la puissance publique. Pour rétablir son efficacité, la progressivité de l’impôt devrait être étendue à tous les niveaux, avec des impôts locaux entièrement refondus et assis sur les revenus et sur le patrimoine réel des habitants, un impôt sur les sociétés rendu progressif en fonction du taux de profit et des choix de répartition des bénéfices effectués par l’entreprise, un impôt sur le revenu renforcé par l’augmentation des taux et du nombre de tranches et l’égalité de traitement des revenus du travail et du capital. Cette révolution fiscale permettrait de rétablir les marges de manœuvre publiques et de réduire les impôts les plus injustes, comme la TVA, qui devra être progressivement réduite en veillant à ce que les entreprises répercutent cette diminution dans les prix. Pour mener à bien cette révolution fiscale, dans un contexte de dumping fiscal européen, la France doit être le moteur d’une harmonisation fiscale européenne par le haut, par exemple grâce à un « serpent fiscal européen » avec des critères de convergence des différents pays vers des objectifs de justice fiscale. Tous les pays vont en effet finir par comprendre que le petit jeu de la concurrence fiscale débouche sur un appauvrissement public global. Aucun peuple d’Europe n’y a intérêt.
104. trop souvent à gauche on commence par se demander ce qu’il semble possible de faire avant de se demander ce qu’il faudrait faire. Or, on ne peut pas réduire le souhaitable au possible. Car on ne sait jamais à l’avance jusqu’où il sera possible d’aller. Pour se guérir du fatalisme ambiant, il suffit de se replonger un peu dans le souffle révolutionnaire de 1789 qui a ouvert l’époque contemporaine dans notre pays. Condorcet disait justement à l’époque que l’« on ferait beaucoup plus de choses si l’on n’en croyait moins d’impossibles ». Ainsi quand Robespierre proposait en 1791 d’instaurer le suffrage universel, cela semblait tout à fait impossible et même farfelu, pourtant cela commença à se faire à peine deux ans plus tard.
11C’est la même chose concernant le capitalisme. Ce n’est pas parce que l’on ne sait pas mettre sur la table un mémento en dix points expliquant comment concrètement le dépasser que cela ne doit pas rester un objectif. Car il faut surtout se demander lucidement si ce système fonctionne. De tout temps, la gauche a pointé les déséquilibres générés par le capitalisme sous le poids de ses contradictions. Ces déséquilibres n’ont pas cessé et s’aggravent, exposant le système à un triple choc. Un choc financier tout d’abord, car le fossé se creuse entre la valeur financière fictive et la valeur réelle productive. Les crises financières ne jouent plus le rôle d’ajustement, de retour aux fondamentaux, à cause du mécanisme qui consiste désormais à recharger la bulle à coup de liquidités publiques plutôt que de risquer de la laisser se dégonfler. Dans cet emballement, les crises financières risquent de se rapprocher. Et la financiarisation du capitalisme impose à l’économie un dirigisme financier à court terme qui freine le développement productif lui-même. Le deuxième choc est écologique. C’est la première fois dans l’histoire que le capitalisme développe de manière aussi complète les conditions de sa propre destruction physique, et avec elle celle de l’humanité. À mesure que ce choc écologique du capitalisme se profile, de multiples autres chocs annonciateurs se mettent en place : focalisation des conflits mondiaux sur la question des ressources naturelles (eau, énergie) et tensions autour de l’appropriation des espaces dégagés par la fonte des pôles. Le troisième choc est national, car les hiérarchies sur lesquelles repose le capitalisme sont ébranlées avec l’entrée dans une période de hiérarchie tangente entre les États-Unis, la Chine et l’Inde. Cette compétition sur le leadership du système conduit déjà partout à renforcer les protections nationales de toutes sortes. Ce processus va s’approfondir. Tout cela ne peut déboucher que sur des tensions croissantes extrêmes, y compris militaires. Il n’est pas vrai que l’ère des guerres et des révolutions est derrière nous.
12On ne manque donc pas de raisons pour continuer à se fixer comme objectif le dépassement du capitalisme. Et on ne manque pas non plus de moyens pour peu qu’on veuille bien les utiliser. Plusieurs pays d’Amérique latine ont ainsi recouvré une grande partie de leur souveraineté économique en reprenant en main leurs banques centrales ainsi que les grands secteurs stratégiques du pays. L’Union européenne doit aussi se doter des protections commerciales adaptées, activer sa politique de change aujourd’hui inexistante et servir de levier pour porter des ruptures fondamentales dans le fonctionnement actuel du capitalisme. Par exemple en promouvant au niveau mondial l’idée de taxe Tobin, comme avait commencé à le défendre le gouvernement Jospin au niveau européen. Ou en défendant un recloisonnement des sphères économiques et financières pour faire reculer la spéculation. Mais, pour cela, on en vient justement à l’enjeu décisif de réorienter radicalement la construction européenne.
135. le principal enjeu n’est pas de laisser les mains libres à une seule nation mais de mettre le peuple aux commandes de l’Europe elle-même. L’Union européenne fonctionne aujourd’hui dans le dos des peuples avec une constitution économique de fait, qui a été forgée au fil des traités européens successifs. Dans ces traités, nous avions, dans les années 1980, fait le pari que l’intégration économique créerait progressivement de l’intégration politique et sociale comme corollaire. Il n’en a rien été, et c’est même le contraire puisque le grand marché européen se construit avec pour norme le démantèlement des régulations politiques et sociales qui existaient au niveau national. Cela s’explique très simplement par le changement de nature du capitalisme. Cela commence à peine à être compris dans la social-démocratie. La version financière transnationale du capitalisme actuel n’a plus besoin de faire de compromis politique ou social pour opérer ses prélèvements sur le travail. Le rapport de force que lui donne sa transnationalisation est d’autant plus écrasant qu’il est mal compris ou qu’il passe pour une loi de la nature. Il peut donc assez facilement faire reculer partout la norme d’intérêt général et la citoyenneté comme mode de conduite des affaires publiques en les disqualifiant. C’est d’ailleurs pour cela que la stratégie sociale-démocrate de compromis avec le capitalisme dans le cadre national est aujourd’hui épuisée et se réduit à accompagner le mouvement, et le plus souvent à présent à le devancer. En France, cette évolution du capitalisme met donc en cause l’identité même du pays, fondée sur l’existence d’un souverain politique, d’une communauté légale une et indivisible, et de la définition par chacun de l’intérêt général. Bref, l’identité républicaine de la France est en danger et le pays avec. Des structures nationales moins fortes se sont déjà écroulées dans le monde entier sous les coups de boutoir de la dynamique du nouvel âge du capitalisme. En Europe, sous nos yeux, des nations sont en cours de fragmentation.
14Pour sortir de cette impasse démocratique et sociale de l’Europe actuelle, j’ai proposé, avec d’autres partenaires européens, dont Oskar Lafontaine, de changer radicalement de méthode et d’élire une Assemblée constituante européenne au suffrage universel. Il faut en effet sortir au plus vite de la méthode intergouvernementale qui stérilise toute ambition sociale ou politique européenne et exacerbe les particularismes nationaux. Pour peu que la gauche s’en saisisse, cette proposition d’Assemblée constituante européenne élue par tous les citoyens de l’Union est une perspective crédible pour faire de l’élection européenne de 2009 un tournant dans la réorientation de l’Europe.
156. la gauche doit d’abord commencer par assumer une opposition frontale à la droite sur la question de l’immigration. Sur le fond, l’immigration est une nécessité d’intérêt général pour notre pays. Son corollaire, l’assimilation républicaine, est donc aussi un devoir. La droite a réussi à faire de l’immigration un épouvantail pour affoler le pays en toute occasion. La gauche doit donc commencer par démonter les mensonges xénophobes agités par la droite sur le mode permanent de l’amalgame qui assimile tous les mariés binationaux à des fraudeurs, voit dans chaque immigré clandestin un terroriste en puissance ou encore mélange le regroupement familial et la polygamie comme on l’a entendu pendant les violences urbaines de 2005. Cette manière de transformer les immigrés en jouet politicien est odieuse. Pour peu qu’elle assume cette bataille culturelle, la gauche a les moyens de renverser le débat, par exemple en rappelant que quand M. Hortefeux parle de migrations familiales débordantes et incontrôlables, il parle de 25000 personnes par an, dont à peine 9000 enfants, ce qui est tout sauf une menace pour un pays de 64 millions d’habitants !
16En matière d’immigration, la gauche devra ensuite revenir à l’obligation élémentaire d’appliquer à tous les mêmes droits fondamentaux quelle que soit leur origine. Une large refondation de la politique d’immigration s’imposera donc. Les lois Sarkozy devront avant tout être abrogées, en particulier les dispositifs qui conduisent à moduler des droits universels en fonction de l’origine des gens et à exiger des étrangers des choses que l’on n’oserait pas demander aux Français. Il faudra aussi sortir de la spirale de précarité dans la délivrance des titres de séjour, qui est aujourd’hui une machine administrative à créer des sans-papiers. Les conditions de séjour et de délivrance de la carte de résident de longue durée doivent être sécurisées et humanisées pour les personnes admises à séjourner sur notre territoire pour des motifs liés à l’immigration familiale, à la protection au titre de l’asile et des conventions internationales (contre le trafic d’êtres humains). Il faudra aussi sécuriser la migration temporaire de travail en l’organisant et en protégeant les droits sociaux et sanitaires des saisonniers. Enfin, plutôt que de déverser des montagnes d’argent public (gaspillage que représentent les expulsions) dans une surenchère répressive qui bloque toute coopération efficace avec les pays d’origine, il faudra investir massivement dans le codéveloppement. Ce n’est pas la charité. La France doit aussi y trouver son compte directement autant qu’indirectement. C’est tout à fait possible. Aider ainsi les pays du Sud à maîtriser souverainement leur propre politique migratoire plutôt que de les enfoncer dans leurs difficultés avec une approche exclusivement policière des migrations est une telle évidence que l’on mesure le recul encours qui nous oblige à en faire de nouveau la démonstration. Il ne faut pas croire que les pays du Sud sont indifférents aux départs d’une partie de leur population, en particulier les jeunes les plus qualifiés. C’est tout le contraire. On le saurait si on coopérait vraiment avec ces pays plutôt que de faire unilatéralement notre marché parmi leur main-d’œuvre.
177. d’emblée, je n’aime pas la distinction artificielle qui a été créée entre les mesures dites sociétales, censées exprimer des revendications de liberté individuelle, et les mesures tout simplement sociales. Cette distinction fonctionne souvent comme une machine à occulter la question sociale et devient donc un auxiliaire du rouleau compresseur libéral. Je préfère parler d’émancipation. Ce concept articule la libération individuelle des personnes et celle de la société.
18Mais, puisqu’il est question de « libertés individuelles », il y a effectivement de multiples fronts à ouvrir pour pousser plus loin l’émancipation de la personne.
19La base de toutes les libertés, celle de disposer librement de son corps, doit être encore approfondie. En garantissant et en élargissant le droit à la contraception et à l’avortement pour les femmes, mais aussi, par exemple, en reconnaissant et en concrétisant, pour tous, un véritable droit de mourir dans la dignité.
20La liberté fondamentale d’aller et venir, le droit à la défense et l’égalité devant la justice supposent aussi de refonder les missions de la police et de la justice. Là aussi, la gauche doit commencer par s’engager à abroger les principales mesures d’exception adoptées dans les lois Sarkozy sur la sécurité. La mobilisation de l’appareil judiciaire devrait être réorientée vers la défense des libertés individuelles et collectives, et plus seulement vers la poursuite de la petite délinquance. Le contrôle conjoint du Parlement et de l’autorité judiciaire sur les forces de police devrait être renforcé pour que leur action contribue à protéger les libertés plutôt qu’à les intimider. Il faut également encadrer strictement les modalités des contrôles d’identité, des arrestations, des gardes à vue et des procédures conduisant à la détention provisoire. La gauche devra ensuite rétablir les principes élémentaires de l’égalité devant la justice dans les procédures et les moyens d’y accéder. Le système des comparutions immédiates ou des compositions pénales sera radicalement réformé pour en finir avec la justice du pauvre.
21Avec l’ambition globale de l’émancipation de la personne, on se donne aussi pour objectif de libérer les consciences des conditionnements de toute sorte qui tendent aujourd’hui à museler la raison d’un grand nombre de nos concitoyens. La relance du service public d’éducation a évidemment un rôle essentiel à jouer pour faire à nouveau progresser les lumières publiques. Mais cela ne suffira pas. La gauche devra aussi s’atteler à la refondation des pratiques et des règles qui concernent les médias, pour concrétiser un véritable droit du peuple à se représenter dans les contenus médiatiques. La gauche devra enfin affronter la pollution publicitaire et mercantile qui envahit désormais la quasi-totalité des compartiments de l’activité humaine. Une taxation nouvelle des activités publicitaires pourrait ainsi être envisagée, de même que son strict cantonnement dans l’espace public et son interdiction dans le service public lui-même. C’est aussi cela augmenter les libertés individuelles, c’est-à-dire créer toutes les conditions pour que les citoyens décident vraiment de leurs vies par eux-mêmes. C’est un préalable très important pour que chaque citoyen soit vraiment libre ensuite de décider par son vote ce qui est bon pour tous. C’est cela la République, jusqu’au bout.
228) les institutions financières internationales (OMC, FMI) dominent aujourd’hui l’espace mondial et imposent les priorités du commerce et des marchés sur toute autre question dans les enceintes internationales. Elles fonctionnent selon un régime censitaire, où le poids des États dans la décision dépend de leur participation financière ou de leur puissance commerciale. Aujourd’hui marginalisées, les institutions multilatérales classiques fonctionnent au contraire sur la base de l’égalité des États et de la souveraineté des peuples comme seule légitimité. L’intégration de l’OMC au système des Nations unies fondé sur le respect de la souveraineté des États contribuerait à rétablir le principe un État, une voix.
23Au niveau international comme au niveau national, la question du contenu des politiques est directement liée à la nature des institutions. Seul un système mondial démocratisé peut ainsi remettre sur le devant de la scène l’intérêt général de l’humanité, et permettre d’inverser la hiérarchie des normes au niveau international. Les normes commerciales et financières seraient alors subordonnées aux droits humains, aux droits sociaux et aux impératifs environnementaux. Ce renversement des normes va de pair avec le droit des États et des ensembles régionaux à mettre en œuvre souverainement leurs propres politiques économiques (services publics, souveraineté alimentaire, droits et tarifs douaniers), sociales et environnementales, sans se voir opposer la loi d’airain du commerce libre. À nouveau, l’intégration de l’OMC au système des Nations unies permettrait de rapprocher les règles de droit du commerce international et celles qui protègent la personne humaine et les peuples. C’est aussi le cas du FMI, qui a aujourd’hui perdu toute légitimité à cause de son fonctionnement censitaire et de ses politiques d’ajustement structurel totalement déconnectées des intérêts des populations. L’expérience de la Banque du Sud actuellement lancée par plusieurs pays latino-américains (Brésil, Argentine, Venezuela, Bolivie, Équateur et Uruguay) comme alternative au FMI et à la Banque mondiale, donne des pistes concrètes à la gauche européenne pour agir.
24Tant que cette démocratisation de l’ordre international ne sera pas réalisée, chaque peuple sera légitime à ne plus consentir aux normes imposées par des institutions qui ne représentent pas les populations.
25conclusion La gauche dans son ensemble est encore sous le choc de son échec politique à l’élection présidentielle de 2007. Principale force électorale à gauche, le PS est rudement atteint par le résultat autant que par la divergence des analyses à ce sujet. L’échec est aussi celui de « l’autre gauche », qui est ressortie pulvérisée de l’élection présidentielle en dépit de l’incroyable déploiement militant de ses diverses composantes. Le PC n’a pas échappé à cette situation d’ensemble.
26Mais l’urgence de la riposte face à la politique du nouveau pouvoir de droite nous appelle déjà aux lourdes tâches de remobilisation populaire. Comme beaucoup à gauche, je pense que cela ne doit pas nous empêcher de consacrer le temps nécessaire pour dresser un bilan raisonné de la séquence politique longue à l’intérieur de laquelle la campagne présidentielle s’inscrit. Il me semble que c’est presque un préalable pour donner aux militants comme aux citoyens les moyens de réinventer la gauche. Comment construire autrement un chemin vers une nouvelle majorité politique de gauche, dans l’action et au gouvernement ?
27Dans mon livre En quête de gauche, j’expose avec des données et des arguments pourquoi la social-démocratie comme stratégie et comme réalité politique est aussi morte que le communisme d’État. J’analyse pour cela ses réalisations récentes et ses résultats électoraux dans les pays de l’Europe du Nord. Puis je montre le lien entre la nouvelle orientation de ces partis, qui a conduit partout à des désastres sociaux et électoraux, avec la ligne new democrate installée par Clinton aux États-Unis. Relayée par Blair sur le continent européen, elle l’a finalement emporté partout. Dans notre pays, au Parti socialiste, elle a ses relais, puissants et actifs.
28Dans ce contexte, il nous faut commencer par reconnaître que l’offensive actuelle de Sarkozy prend appui sur un vide à gauche. Son objectif principal est d’ailleurs de l’aggraver. Il en va ainsi de l’« ouverture ». D’un côté, celle-ci met à profit l’existence au sein de la gauche d’une sensibilité qui cultive depuis plusieurs années des convergences idéologiques et politiques avec la droite. De l’autre, elle vise à couper les jambes de l’opposition de gauche en la décrédibilisant par avance.
29Malheureusement, l’opposition à Sarkozy est inconsistante ou inexistante. La gauche ne s’est toujours pas remise de la défaite de la présidentielle. Celle-ci, en raison notamment du contenu de la campagne de Ségolène Royal, a profondément brouillé ses repères et désorienté les électeurs en quête de réponses à leurs problèmes. Cette orientation se paie aujourd’hui lourdement. Alors que le pouvoir n’a jamais été aussi à droite, il n’est plus évident pour une conscience de gauche de s’y opposer avec force et détermination.
30Dans ce contexte, la relégation de la conscience républicaine organisée par le courant « démocrate » du PS et divers secteurs de l’autre gauche se paie au prix fort à présent. Le démantèlement des points d’appui fondamentaux de la forme républicaine de notre société n’est ni perçu ni combattu par eux. La compréhension de ce que vise la droite est rabougrie à une vaine protestation ponctuelle, au cas par cas, sans capacité à montrer la cohérence de la contre-révolution libérale ni ses implications à long terme sur notre société. Il en résulte à nos yeux qu’il est urgent de renouveler la présence et la parole critique du républicanisme socialiste sur la scène publique de notre pays. Et il est urgent que ce soit de gauche que parte le retour de cette parole républicaine.
31L’engourdissement de la gauche a donc des causes politiques. La ligne démocrate, initialement élaborée par Clinton puis Blair, qui s’est instillée progressivement en son sein conduit à récuser l’opposition frontale entre gauche et droite, à mettre en péril la stratégie du rassemblement de la gauche au profit d’un rapprochement politique avec le « centre », à donner raison à Sarkozy sur plusieurs points essentiels de son idéologie. Force est de constater que cette ligne ne tient ni le choc de la campagne électorale ni celui de l’opposition. D’ores et déjà, la paralysie gagne tout l’organisme de la gauche. Demain, si l’emportent les tentations du changement d’alliance, de la division, du sectarisme, tout peut même voler en éclats.
32Faute de mots d’ordre de combat, faute d’organisation politique capable de porter la contre-offensive, beaucoup se laissent aller et laissent finalement faire. Le premier devoir d’une conscience de gauche n’est pourtant pas de commenter mais d’agir, de faire quelque chose.
33Je pense avec de nombreux militants socialistes et je crois aussi des électeurs socialistes encore plus nombreux qu’il y a place en France pour un programme et un parti qui soient ancrés dans l’orientation du socialisme historique tel que notre histoire nous en a donné les moyens. Face au vide politique actuel à gauche, je pense que la gauche de transformation sociale doit assumer la nécessité d’une force politique nouvelle. La question est de savoir d’où cette proposition doit partir. Je n’exclus rien. Le PS pourrait faire un bilan qui l’y conduise. Ce serait le plus commode, le moins coûteux en énergie. Un nouveau front populaire pourrait être la force nouvelle, s’il était ouvert à toute la gauche sans exclusive et si son programme engageait la grande refonte sociale et républicaine dont le pays a besoin. Mais je n’ai pas l’intention de me bercer d’espérances dont les échéances sont toujours repoussées. « On verra après le prochain congrès », « on fera le point après les élections », la petite musique doucereuse du petit bout de pain pour finir le petit bout de fromage et du petit bout de fromage pour finir le petit bout de pain nous a assez anesthésiés. La dernière campagne présidentielle doit servir de leçon : on peut toujours tomber plus bas.
34On ne manque pas dans le monde d’exemples qui montrent qu’une réinvention très audacieuse de la gauche est possible. Les expériences allemandes et latino-américaines de réinvention de la gauche peuvent permettre d’ébaucher des axes pour faire vivre cette proposition de force nouvelle. Socialistes, communistes, écologistes, républicains et altermondialistes, nous avons aujourd’hui la responsabilité d’ouvrir un autre chemin que celui du reniement qui menace la gauche de disparition.