Notes
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[1]
Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, Paris, 2007, 272 p., 18?.
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[2]
Gilbert Simondon, L?Individuation psychique et collective, Aubier, Paris, 2007, 96 p., 22?.
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[3]
Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, éditions La Fabrique, septembre 2005, 112 p., 13?.
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[4]
Norberto Bobbio, Le Futur de la démocratie, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », février 2007, 303 p., 23?.
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[5]
De la Nécessité d?adopter l'esclavage en France, Myriam Cottias et Arlette Farge, Bayard, Paris, 2007, 176 p., 19,90?.
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[6]
Bernard Manin, Principes du Gouvernement représentatif, Flammarion, coll. « Champs » (poche), (réédition), 320 p.
1Tous les cinq ans, l'élection présidentielle individualise et « immoralise » la politique, de plus en plus loin des soucis quotidiens du peuple français. L?alternance se substitue à la possibilité d?une vraie alternative, et le populisme gagne du terrain. La mise en spectacle de cette échéance politique ne permet guère de débat de fond. L?élection d?avril-mai 2007 survenant après le « duel » Chirac-Le Pen du 21 avril 2002 n?aura pas été de nature à inverser le cours des choses, mais les a plutôt empirées. Les médias avaient longuement préparé l'opinion publique à une surprise de type identique. La gauche ne risquait-elle pas à nouveau de ne pas être présente au second tour ? Après l'éclatement des collectifs de la gauche antilibérale, l'opinion publique, influencée par les médias, pressentait à la fois que ce scrutin serait « ordinaire », mais qu?il était possible qu?il soit décisif, dans la mesure où il nous sortirait d?une essentielle indécision (depuis des années, la droite et la gauche faisaient des scores globalement équivalents).
2Un an avant le premier tour, en juin 2006, l'archevêque de Lyon, Mgr Barbarin, déclarait que « la démocratie était en danger », car l'échéance électorale de 2007 pouvait être le point d?aboutissement d?une époque de part en part dominée par le populisme et la démagogie, toutes deux caricatures de la démocratie qui finissent toujours par discréditer la démocratie elle-même et par l'épuiser. Inhérent au « populisme industriel » qui organise la régression instinctuelle de masse, ce travestissement de la démocratie conduit inexorablement à la politique pulsionnelle, c?est-à-dire à la « misère politique ».
3Aristote, dans la Politique, affirme que le développement de la cité résulte de ces éléments constituants que sont la famille, l'homme, et la femme et les esclaves. Dans le langage d?Aristote, c?est l'être en puissance qui « désire » l'être en acte et si le monde se meut, c?est comme porté par l'Éros, le désir de Dieu, acte pur et vie immobile qui intervient comme objet d?amour humain. Aristote enseignait, il y a plus de deux millénaires, que le désir est la condition de la vie politique. Le désir est ce qui permet la transformation d?une énergie égoïste en énergie sociale. Le désir (qui selon Freud, père fondateur de la psychanalyse, lie les pulsions) est précisément ce que l'actuel « populisme industriel » détruit par le fait de le délier, c?est-à-dire de le décomposer en pulsions. Comme l'écrit le philosophe contemporain Bernard Stiegler dans son récent ouvrage La Télécratie contre la démocratie [1] : « Sans le désir, aucun lien politique ne peut unir. » Seul ce désir commun des uns pour les autres permet « d?aimer, de s?aimer, et de nous aimer afin de désirer en commun un avenir commun, c?est-à-dire de produire de l'unité politique au-delà des antagonismes qui lui confèrent son dynamisme ». L?« enchantement » provoqué par la politique et l'aspiration à un horizon utopique sont détruits par un nouveau modèle de civilisation : le « populisme industriel ». C?est pourquoi en 2007 les deux candidats qui ont accédé au second tour ont été contraints, pour finir, de s?adresser pulsionnellement à chaque Français. « C?est au niveau des thèmes affectivo-émotifs, mixtes de représentations et d?action, que se constituent les groupements collectifs. La participation interindividuelle est possible lorsque les expressions affectivo-émotives sont les mêmes. » Il s?agit d?un nouveau type de corporatisme, non plus professionnel, mais civil (handicapés, jeunes, personnes âgées, exclus?) : « Les véhicules de cette communauté affective sont alors les éléments non seulement symboliques mais efficaces de la vie des groupes : régime de sanctions et de récompenses [2]. » Le populisme industriel organise systématiquement la régression du désir en tant que pouvoir de liaison social par le fait de délier les pulsions qui le composent. Ce qui signifie que la nouvelle génération politique en France reproduit partiellement la politique pulsionnelle inventée par George Bush (ou le bien ou le mal) ou par Silvio Berlusconi, qui a remplacé la démocratie italienne par une « télécratie » du spectacle politique.
4Aujourd?hui s?ajoute à l'implosion des désirs en pulsions la complexité de l'organisation de la consommation. Les entreprises de service et le marketing en général tendent à imposer des modes « dissociant l'usage des techniques et les technologies symboliques par l'intermédiaire desquelles, toujours, une société produit de la sociation ». Ce secteur économique des services est la plupart du temps distingué de celui de la production, des transports (la logistique) et de celui de la consommation. Il n?engendre plus de solidarité sociale. Dans ce contexte, la « misère politique » s?introduit dans la direction de la « cité ». Bernard Stiegler affirme dans La Télécratie contre la démocratie que nous sommes désormais dessaisis de toute responsabilité vis-à-vis de nos façons de vivre que prennent en charge les « concepts » marketing. La société se constitue par une association participative de l'écriture alphabétique comme technique de mémoire et d?échange symbolique. C?est par la pratique de cette technique que le « citoyen » se construit pour une grande part. Notre époque est, d?une certaine manière, confrontée au même danger que représentait la sophistique par rapport au logos (discours rationnel) dans l'Antiquité (exemple : tout ce qui est rare est cher, or un cheval bon marché est rare, il est donc normal qu?un cheval bon marché soit cher), à ceci près que la mauvaise foi de ce sophisme est aujourd?hui portée au niveau mondial. Au xxie siècle, la multiplication des dispositifs de télécommunication (télégraphie, téléphonie, radio-télé-diffusion, télévision, réseaux de réseaux) constitue des organes de pouvoir qui menacent et ruinent de l'intérieur la démocratie.
5Le temps serait donc venu pour les démocrates de montrer la réalité de leur attachement à la démocratie, or c?est précisément le contraire qui s?est produit le 6 mai 2007. Une nouvelle société devrait se mettre en place pour faire face à ce qui la menace : un effondrement politique et social sans précédent ; et il faudrait inventer de nouvelles formes de lien social ayant pour finalité (en grec telos) de ne pas se laisser endormir par l'allègement des existences qui transforme les acteurs sociaux en spectateurs, voire par l'accroissement d?un confort artificiel qui caractérise les sociétés d?aujourd?hui. Pour Bernard Stiegler, le désir est nécessaire dans la mesure où il est la condition incontournable de la transformation des tendances et des pulsions en forces sociales, en dynamisme collectif, en ce qu?on appelle un projet social ou un « désir d?avenir » : « Désirer, c?est espérer et désespérer, c?est toujours aussi, d?une manière ou d?une autre, perdre son désir », ou être pris par l'idéologie de la compassion au moment où on croit la comprendre. Les deux candidats sélectionnés pour le deuxième tour de la dernière présidentielle se sont affrontés sur les questions de la « souffrance » et de la « violence » parce que la situation véhiculée par la « télévision pulsionnelle » auprès de millions de téléspectateurs l'exigeait. Le glissement de la société française vers la droite sur l'échiquier politique n?est pas de même nature que la barbarie des formes anciennes de fascisme. C?est dans ce dérapage que s?aggrave la perte des repères historiques, moraux, politiques, et qu?émerge en fin de compte le « degré zéro de la pensée ». La relation politique elle-même est devenue un nouveau marché, et son marketing confine aujourd?hui à la « misère politique ». C?est en cela qu?elle ruine toutes les démocraties innovantes en soumettant ce qui était hier l'« opinion publique » à la dictature de l'« Audimat ».
6Les faits ont montré qu?il était inexact d?affirmer que, dans le champ politique, on assisterait en France à une irréversible progression de l'abstention du corps électoral. Ce qui augmente l'injustice de l'élection présidentielle à deux tours, ce n?est pas seulement la concurrence entre la légitimité parlementaire et la légitimité présidentielle, c?est que seuls peuvent accéder à cette seconde légitimité les deux candidats arrivés en tête. Or, la France étant politiquement plurielle, l'élection d?un président représentant toute l'opinion publique ne correspond pas aux séquelles qu?a laissées l'exception nationale révolutionnaire en France. Dans un pamphlet récent intitulé La Haine de la démocratie [3] après avoir signalé que « Nous ne vivons pas dans des démocraties. Nous ne vivons pas non plus dans des camps », Jacques Rancière affirme que nous ferions preuve plutôt d?une « admirable constante civique » étant donné le nombre élevé d?électeurs qui persistent, au nom de la démocratie, à se mobiliser pour choisir entre les représentants équivalents d?une oligarchie d?État qui a surtout fait montre de son autoritarisme et de ses capacités destructrices de toute démocratie.
7Comme a tenté de le démontrer le regretté philosophe italien Norberto Bobbio, la démocratie est confrontée à une multitude de paradoxes (la représentation et la participation, l'initiative et le rôle des hommes et celui des lois, le pouvoir dit démocratique et les pressions occultes, le rapport de forces international et les aléas de la lutte de classes, et enfin l'élargissement du droit dont jouissent les minorités, c?est-à-dire le seul droit de se conformer à la règle majoritaire). La démocratie est donc à la fois fragile et instable, en tant qu?elle est minée par ses propres contradictions, et résistante, dans la mesure où toute société a besoin de démocratie comme fin, but et moyen. Sa construction est sans cesse à recommencer : « En réalité, la différence de la dictature révolutionnaire (ou ce qui revient au même contre-révolutionnaire) par rapport à la dictature commissaire [les actuels responsables politiques sont tous peu ou prou des « commissaires » à la compassion] doit être recherchée non dans les déclarations de principe ? car elles ne manquent jamais d?afficher leur caractère temporaire ? mais dans les faits, c?est-à-dire les effets qu?elles produisent sur l'ordre antérieur [4]. » Dans un ouvrage posthume paru il y a quelques semaines, Norberto Bobbio qualifie notre univers comme un espace-temps dont les membres ne parviennent pas à établir entre eux un pacte de non-agression universelle et efficace, où l'agression est toujours possible et où, même si elle est condamnable et souvent condamnée au nom des normes en vigueur, elle n?est presque jamais punissable et est presque toujours impunie.
8Myriam Cottias et Arlette Farge viennent d?apporter à cet égard une contribution inédite et stimulante à l'histoire de l'esclavage [5]. Elles publient le pamphlet De la nécessité d?adopter l'esclavage en France, dont l'auteur n?est pas connu et qui date de 1797. Elles y soulignent que, pendant une longue période, non seulement l'esclavage des nègres comme celui des pauvres ont été considérés comme normaux par l'opinion publique malgré l'édit de Louis X Le Hutin en 1315, mais encore bien avant et bien après la nuit du 4 août 1789 (abolition des privilèges) et le décret d?application des 15-28 mars 1790 où « tout reste de servitude personnelle est supprimé sans indemnité ». Après cette proclamation, le général haïtien Toussaint-Louverture, esclave noir affranchi, se rallia à la France en 1794 pour chasser les Britanniques de Saint-Domingue (1798). Très conscient de sa valeur, il n?hésita pas à écrire à Bonaparte une lettre commençant par ces mots : « Le Premier des Noirs au Premier des Blancs. » Cela n?empêcha pas Bonaparte de rétablir l'esclavage dans les colonies en 1802. C?est ainsi que la République d?Haïti vit le jour avec Jean-Jacques Dessalines en 1804. La seconde abolition de l'esclavage par la France eut lieu en 1848 et entre-temps parut la brochure anonyme dont il est question ici. On sait que l'esclavage des Noirs se poursuivit par celui des indigents. Ce long détour historique permettra au lecteur de réfléchir au genre de temporalité (rien à voir avec le temps uniforme de la mécanique !) qu?implique l'histoire de la démocratie ou histoire de l'esclavage. Deux phénomènes politiques pour lesquels l'émancipation s?inscrit dans la discontinuité des oppositions?
9Signalons, pour finir, la réimpression de l'ouvrage de Bernard Manin, Principes du Gouvernement représentatif, avec une nouvelle introduction où l'auteur confirme que le système représentatif n?a pas pour seule fonction de permettre au peuple (demos) de se gouverner lui-même [6]. Le gouvernement représentatif mêle en fait des traits démocratiques et aristocratiques. L?élu n?est jamais le double, ni le porte-parole de l'électeur. Mais il gouverne en anticipant le jour du vote où le public rendra son jugement. ?
Notes
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[1]
Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, Paris, 2007, 272 p., 18?.
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[2]
Gilbert Simondon, L?Individuation psychique et collective, Aubier, Paris, 2007, 96 p., 22?.
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[3]
Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, éditions La Fabrique, septembre 2005, 112 p., 13?.
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[4]
Norberto Bobbio, Le Futur de la démocratie, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », février 2007, 303 p., 23?.
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[5]
De la Nécessité d?adopter l'esclavage en France, Myriam Cottias et Arlette Farge, Bayard, Paris, 2007, 176 p., 19,90?.
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[6]
Bernard Manin, Principes du Gouvernement représentatif, Flammarion, coll. « Champs » (poche), (réédition), 320 p.