1À l’origine, tout part d’une amitié, d’un volcan et d’une rencontre. L’amitié est celle d’un maire précurseur en beaucoup de domaines : celui d’Orly, Gaston Viens, alors président du conseil général du Val-de-Marne, avec un jeune étudiant en médecine membre de la direction du syndicat étudiant UNEF. Le jeune homme, Henri Dangou, est originaire de Pointe-à-Pitre. Il y retournera une fois ses études achevées. Mais l’amitié restera et donnera naissance quelques années plus tard à un jumelage avec la ville d’Orly. On est alors au milieu des années 1960. Échanges et contacts vont se nouant, avec, en particulier, une meilleure compréhension mutuelle entre Guadeloupéens et Orlysiens en matière de culture et de respect des différences. Jusque-là, pas de rapport avec la géothermie. Sauf que l’irruption du volcan de la Soufrière en 1976 et les besoins de solidarité active qui en découlent mettent Orly tout naturellement au centre du dispositif d’aide. C’est alors qu’intervient la rencontre entre Gaston Viens et Haroun Tazieff. Lequel explique à la télévision la Terre et peste contre l’inutilisation de la géothermie en France, en particulier en Ile-de-France, où les conditions d’exploitation semblent réunies. Il n’en fallait pas plus au maire pour se précipiter vers ce choix avec le souci constant qui est le sien : réduire les factures des locataires des cités populaires et le coût de fonctionnement des bâtiments publics face aux lobbies pétroliers et à leurs relais au sommet de l’État accaparé par la droite. L’époque était celle du premier choc pétrolier, avec notamment une augmentation extraordinaire des charges pour les locataires. Orly et Gaston Viens vont devenir les précurseurs d’une nouvelle technologie.
2Un choix toujours plus d’actualité, à l’heure du réchauffement de la planète et de l’effet de serre. Haroun Tazieff expliquait déjà le problème en ces termes : « Une politique honnête et intelligente se devrait de diversifier au maximum les sources d’énergie, d’exploiter au maximum nos propres ressources afin de ne pas être esclave d’un approvisionnement extérieur. Là où on peut utiliser de l’eau courante, il faut l’utiliser ; là où il y a le vent, le soleil, la géothermie, il faut les utiliser. Et lorsque l’on ne peut utiliser tout cela, on emploie alors les hydrocarbures, le charbon ou l’uranium. Voilà ce qu’il faudrait faire. » Un discours que reprendra à sa façon, en 2007, sans être pour autant entendue, la candidate de la gauche à la présidentielle. Pour Gaston Viens, il était devenu évident qu’il fallait se saisir de la chance de posséder une énergie naturelle, nationale et locale. Il fera lui-même exécuter les études de faisabilité, non sans tensions avec le PCF, qui voyait dans cette décision un transfert de charges inadmissible entre les sociétés propriétaires des logements sociaux et le budget de la Ville. Non seulement il passera outre, mais il convaincra ensuite lesdites sociétés à s’engager financièrement sur l’utilisation concrète de la géothermie.
3La géothermie n’est pas une énergie nouvelle. Les Romains, il y a deux mille ans, s’en servaient pour leurs bains. Plus proche de nous, on fait de l’électricité à partir de vapeur souterraine depuis le début du siècle dernier en Italie. Tous les pays qui en ont la possibilité ont cherché à la développer. À commencer par le Japon, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis, ou l’URSS. En 2000, le Japon produisait plus de 50 000 mégawatts géothermiques, soit davantage que tout ce que produisait alors EDF, toutes énergies confondues. L’Islande, championne du monde en la matière, chauffée aujourd’hui en quasi-totalité par géothermie, a réalisé le premier chauffage urbain de ce type dès 1930 à Reykjavík. La France n’a pas suivi cette voie. Pis, alors que le charbon gardait un taux de rentabilité encore important, pour satisfaire des intérêts financiers et industriels, elle s’est engagée dans le tout électrique, le tout nucléaire, en réduisant à zéro ou presque la part des autres sources d’énergie et en causant la ruine de régions entières. La France est dans le bas du tableau des pays développés pour la production d’électricité d’origine géothermique. Si la technologie ne règle pas tout, lorsque l’on sait que les coûts du fioul, par exemple, sont directement liés aux prix à la production et surtout au taux du dollar, on comprend l’intérêt de disposer d’une production d’énergie locale qui travaille pour le long terme.
Gaston Viens : un précurseur ?
4Le principe est simple : la croûte terrestre est chaude, sa température augmente progressivement avec la profondeur, soit, en moyenne, 3,3 °C tous les 100 m. En Région parisienne, la température atteint 43 °C à – 1 000 m et dépasse 70 °C à – 2 000 m. C’est cette chaleur, gratuite et immédiatement disponible, qui s’échappe à certains endroits sous forme de sources chaudes ou de geysers. Mais, le plus souvent, il faut aller la puiser dans le sol, et parfois très profondément, pour obtenir une température importante. L’eau est donc soit pompée, soit extraite avec une pression suffisante. Elle est ensuite mise en contact avec un échangeur thermique, qui permet de récupérer sa chaleur et de la transmettre vers un réseau urbain. Lequel, à partir de cet échangeur, est empli d’une eau propre et non polluante et constitue le système de distribution proprement dit dans les logements.
5À Orly, l’eau a jailli à la mi-septembre 1981. Quelques 220 m3 par heure à 74 °C, par un puits profond de 1 620 m, quand on en attendait au mieux 65 °C. Mieux encore : par chance, le puits est artésien – cela signifie que la pression est suffisamment forte à l’extraction pour ne pas avoir à utiliser de système de pompage de l’eau, fort coûteux en entretien. Deux ans plus tard, les trois mille logements de la cité « Gazier » en ont profité. Soit une économie annuelle de 2 920 tep. Un trésor qui permettra d’économiser sur le chauffage 10 % la première année et 40 % vingt ans plus tard. Ce ne devait être qu’un début – on y reviendra. Une énergie bienfaitrice pour le confort et les porte-monnaie, qui a aussi pour avantage l’absence totale de pollution : aujourd’hui, en Ile-de-France, sur 130 000 tep fournies par an, elle évite 700 000 t de production de CO2, 650 t de dioxydes d’azote, 6 600 t de dioxyde de soufre, et 150 t de poussière. Seule ombre au tableau : le sel. L’eau aspirée contient au moins 15 g de sel par litre. Pas question de le rejeter dans la nature. À Orly, on a donc imaginé de récupérer cette eau et de la réinjecter dans son milieu d’origine. Après l’échangeur thermique de l’eau de chauffage, ce n’est pas l’eau de la nappe qui passe par les tuyauteries de chauffage, car elle est trop corrosive. L’avantage est de réalimenter le réservoir que constitue la nappe d’eau souterraine. L’inconvénient est de la refroidir à terme. Et donc d’abaisser la température, et, par conséquent, la pertinence du système pour le chauffage. Un degré en moins au bout de trente ans, et un degré ensuite tous les cinq ans suivants. Autre innovation pour pallier ce risque : à partie d’une même plate-forme, à l’image des forages pétroliers en mer, la technologie dite des doublets des forages déviés a été employée. Elle consiste à creuser deux puits – l’un de production, l’autre de réinjection – verticalement sur 500 m de profondeur. Ensuite, les forages s’inclinent de 28 %, de telle manière qu’à 1 600 m de profondeur (zone aquifère des couches calcaire du Dogger, 170 millions d’années), ils sont séparés d’une distance d’au moins 1 km. Si bien que le temps de refroidissement est étendu avec l’idée que trente ans est le temps d’amortissement des investissements et que le coût d’installation éventuel d’une pompe à chaleur ne viendra pas percuter la pertinence du principe d’économie de cette production d’énergie.
6Si l’eau a jailli en 1981, elle le fera aussi trois ans plus tard avec le creusement d’un second forage sur le même principe et permettant aux deux tiers de la population d’en bénéficier. De plus, un dispositif met en liaison automatique les deux systèmes, l’un utilisant le charbon, et l’autre le fioul pour réchauffer en appoint l’eau puisée en cas d’événements climatiques provoquant des températures extérieures exceptionnellement basses. Aujourd’hui, Orly est désormais équipé de trois sites complémentaires. Le réseau de chaleur assure la production et la distribution d’environ huit mille cinq cents logements et s’étend sur deux zones géographiques principales : la zone « Gazier » avec les quartiers « Aviateurs » et « Navigateurs », et celle de la Pierre-au-Prêtre et du Nouvelet. Sans nuisances sonores, sans transport coûteux, et créatrice d’emploi local, la géothermie a un autre avantage, en plus de tous les autres : elle n’est pas subordonnée aux variations climatiques comme peuvent l’être les énergies éolienne ou solaire. Gaston Viens et Haroun Tazieff sont désormais aux yeux de l’histoire les deux pères spirituels de la géothermie en Val-de-Marne, Orly pouvant se féliciter d’enregistrer 75 % de pollution par combustion en moins par rapport aux villes franciliennes. Le second avait félicité le premier, en avouant, avant de signer le livre d’or de la ville : « Vous montrez la voie. » •