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Article de revue

Le PCF et les classes populaires

Pages 15 à 23

Notes

  • [*]
    Chargé de recherche à l’INRA (CESAER, Dijon), enseignant à Sciences-Po Paris et à l’ENS-EHESS.
  • [1]
    Voir J. Mischi et N. Renahy, « Classe ouvrière », Encyclopaedia Universalis, 2007.
  • [2]
    Je tiens à remercier les responsables de ces fédérations pour leur soutien lors de cette enquête qui doit beaucoup à la politique d’ouverture des archives du PCF impulsée par Robert Hue au début des années 1990. Pour les détails de cette recherche, voir J. Mischi, Structuration et Désagrégation du communisme français (1920-2002). Usages sociaux du parti et travail partisan en milieu populaire, thèse de science politique, EHESS, 2002.
  • [3]
    On s’appuie ici sur les travaux de Gérard Noiriel, notamment Les Ouvriers dans la société française. 19e-20e siècle, Éditions du Seuil, Paris, 1986, rééd. 2002.
  • [4]
    M. Lazar, « Damné de la terre et homme de marbre. L’ouvrier dans l’imaginaire du PCF du milieu des années trente à la fin des années cinquante », Annales ESC, septembre-octobre 1990, n° 5, pp. 1071-1096.
  • [5]
    B. Pudal, Prendre Parti. Pour une sociologie historique du PCF, PFNSP, Paris, 1989.
  • [6]
    J. Mischi, « Un parti ouvrier en milieu rural », Études rurales, n° 171-172, décembre 2004, pp. 135-146.
  • [7]
    On cherche à défendre cette approche relationnelle de la politisation communiste dans J. Mischi, « Travail partisan et sociabilités populaires : observations localisées de la politisation communiste », Politix, n° 63, 2003, pp. 91-119.
  • [8]
    Deux publications éclairent particulièrement ce communisme rural : R.-M. Lagrave (dir.), « Les ‘Petites Russies’ des campagnes françaises », Études Rurales, n° 171-172, décembre 2004 ; Laird Boswell, Le Communisme rural en France. Le Limousin et la Dordogne de 1920 à 1939, PULIM, Limoges, 2006.
  • [9]
    J. Vigreux, Waldeck Rochet. Une biographie politique, La Dispute, Paris, 2000.
  • [10]
    J. Capdevielle et R. Mouriaux, « Approche politique de la grève en France (1966-1988) », Cahiers du CEVIPOF, n° 3, 1988.
  • [11]
    Dans les campagnes, le PCF subit également le déclin de la paysannerie traditionnelle. Voir P. Champagne, L’Héritage refusé : la crise de la reproduction sociale de la paysannerie française 1950-2000, Éditions du Seuil, Paris, 2002.
  • [12]
    M. Pialoux, « Le désarroi du délégué », in P. Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Éditions du Seuil, coll. « Points », Paris, 1993, pp. 633-663.
  • [13]
    Voir l’enquête exemplaire de S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard, Paris, 1999.
  • [14]
    Sur les ruptures affectant dans la période contemporaine ce qu’ils nomment la « culture politique ouvrière », voir G. Michelat et M. Simon, Les Ouvriers et la Politique. Permanence, ruptures, réalignements, Presses de Sciences Po, Paris, 2004.
  • [15]
    J.-P. Molinari, Les Ouvriers communistes. Sociologie de l’adhésion ouvrière au PCF, L’Harmattan, Paris, 1996.
  • [16]
    Cet éclatement de la classe ouvrière est mis en évidence par J.-P. Terrail, Destins ouvriers. La Fin d’une classe ?, PUF, Paris, 1990.
  • [17]
    Voir notamment E. Maurin, L’Égalité des possibles. La nouvelle société française, Éditions du Seuil, Paris, 2002.
  • [18]
    Rapport de G. Plissonnier au BP du PCF, 22 novembre 1978.
  • [19]
    Sur ces aspirations, voir la belle enquête d’Olivier Schwartz menée au début des années 1980 sur les familles ouvrières d’un cité HLM du Nord : Le Monde privé des ouvriers, hommes et femmes du Nord, PUF, Paris, 1990.
  • [20]
    F. Platone et J. Ranger, « Les adhérents du Parti communiste français en 1997 », Cahiers du CEVIPOF, n° 27, mars 2000, p. 19.
  • [21]
    Rapport de la commission des mandats du XXXe Congrès d’octobre 2001.
  • [22]
    D’où certains conflits sociaux touchant de façon inédite les municipalités communistes à partir des années 1980 et pouvant opposer différents groupes de militants communistes entre eux : J. Mischi, « Pour une histoire sociale du déclin du PCF », in F. Haegel (dir.), Les Partis et le Système partisan français, Paris, Presses de Sciences Po, Paris, 2007, pp. 61-101. L’enquête d’Olivier Masclet menée à Gennevilliers souligne également cette coupure progressive à travers la distanciation des militants du PCF d’avec les jeunes issus des classes populaires : La Gauche et les Cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, La Dispute, Paris, 2003.
  • [23]
    Ce processus n’est pas propre au PCF ; pour le PS, voir F. Sawicki et R. Lefebvre, La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Paris, Éd. du Croquant, 2006, et R. Lefebvre, « Le Socialisme français et la “classe ouvrière” », Nouvelles FondationS, n° 1, mars 2006, pp. 64-75. Pour une présentation synthétique de l’évolution du rapport des partis de gauche aux classes populaires, voir également H. Rey, La Gauche et les Classes populaires. Histoire et actualité d’une mésentente, La Découverte, Paris, 2004.
  • [24]
    J. Mischi, « La recomposition identitaire du PCF : modernisation du Parti et dépolitisation du lien partisan », Communisme, n° 72-73, 2003, pp. 71-99.

1Au centre des débats politiques et sociaux tout au long du xxe siècle, sous l’impact en particulier du marxisme qui lui a donné une visibilité dans différentes scènes – idéologique, politique, artistique mais aussi scientifique –, la « classe ouvrière » est désormais associée dans l’espace public à la question de sa fin, constamment annoncée. Il est cependant essentiel de ne pas confondre mouvement ouvrier et classe ouvrière. S’il y a bien un épuisement, sous certains aspects, des mobilisations ouvrières dans la période contemporaine, les mondes ouvriers subissent plus une recomposition sociale et culturelle qu’une simple disparition [1]. C’est d’abord comme marque idéologique, comme étendard politique, que la classe ouvrière est délégitimée alors qu’elle était au cœur des mouvements sociaux du siècle dernier, notamment lors du Front populaire ou de mai-juin 68. Ce retrait de la classe ouvrière du débat public s’ancre dans le déclin et dans la transformation des organisations qui entendaient représenter les mondes ouvriers, en particulier le PCF et la CGT, et ont contribué tant à son homogénéisation symbolique qu’à sa visibilité publique.

2Les lignes qui suivent visent à présenter de façon synthétique, et donc quelque peu surplombante, les relations nouées entre le PCF et les classes populaires sur le long terme. C’est la notion de classes populaires qui est mobilisée car, pour la période passée, on ne peut pas réduire la base populaire du PCF aux seuls ouvriers et, pour la période récente, la catégorie socioprofessionnelle « ouvrier » de l’INSEE est devenue trop restrictive sous l’effet de la transformation de certains emplois de production répertoriés désormais du côté des services (manutention, logistique, etc.). Pour aborder les rapports des classes populaires au PCF, on traite ici essentiellement de la place accordée à ces catégories dans le discours et la sociologie de cette organisation en laissant volontairement de côté un autre aspect, celui de l’évolution de ses soutiens électoraux. Pour mettre au jour la place, symbolique et pratique, des classes populaires au sein du PCF, on s’appuie sur une enquête conduite dans quatre fédérations communistes qui ont été choisies pour la diversité de leurs histoires (Allier, Isère, Loire-Atlantique, Meurthe-et-Moselle) [2]. Par ces quelques éléments lacunaires et généralisants, on voudrait simplement contribuer à la déconstruction d’images communes associant souvent de façon trop automatique militantisme communiste et mondes populaires, en mettant l’accent sur le travail partisan à l’origine de l’engagement puis du désengagement populaires au sein de l’organisation communiste.

3La participation communiste à la formation de la classe ouvrière française Historiquement, par rapport à ses voisins germanique et britannique, le mouvement ouvrier français est fragile et se structure tardivement. Le cas français se caractérise en effet par une lente et incomplète unification de la classe ouvrière, liée à la position longtemps hégémonique de la petite bourgeoisie propriétaire, des artisans et surtout des paysans dont la multitude freine la migration vers les villes et l’industrie. Mal dégagée du monde rural et artisanal, la classe ouvrière manque longtemps d’autonomie [3]. Après plusieurs décennies de bouleversements, d’instabilité et de déracinement, c’est la crise des années 1930 qui stabilise et fixe le prolétariat industriel autour des grandes usines, dans les cités et dans les banlieues. Issu du deuxième âge de l’industrialisation (1900-1930) qui voit l’éclosion de la grande usine et de la banlieue, un nouveau type d’ouvrier naît dans l’entre-deux-guerres d’une première génération d’ouvriers déracinés. L’apogée de l’« ouvriérisation » de la société française se situe entre 1950 et 1970, au moment où cette génération vit sa maturité. La force de la classe ouvrière s’exprime alors au sein d’une industrie tayloriste dominante, où ses différents membres se trouvent de fait unis par une relative même expérience hiérarchique du travail.

4Les conditions de vie et de travail de cette génération industrielle (tendance à l’homogénéité sociologique, existence d’un groupe central, autonomie vis-à-vis des autres groupes sociaux, enracinement local, canaux ouvriers de transmission des valeurs) favorisent une culture de classe, propice à la structuration de réseaux de solidarité et d’entraide internes à la classe, dans une optique communiste notamment. Liés au modèle industriel de la première moitié du xxe siècle, les réseaux populaires du PCF émergent ainsi au sein d’une nouvelle classe ouvrière sans culture urbaine, issue d’une immigration rurale. Les centres nouvellement industrialisés, banlieues ouvrières des grandes villes ou bassins mono-industriels insérés en zone rurale, constituent les zones de force du mouvement communiste. Ce militantisme ouvrier associe conflits du travail dans l’entreprise et lutte politique, et se déploie dans les entreprises où le groupe des travailleurs qualifiés de la métallurgie joue un rôle central (sidérurgie, métallurgie, mécanique, navale, chimie, mécanique, aéronautique, automobile). L’année 1936 symbolise l’émergence de cette « avant-garde », de cette élite issue de la fraction ouvrière de mobilité ascendante, qui exerce son hégémonie sur le monde du travail jusque dans les années 1960-1970, et entretient, par une unification syndicale et politique autour notamment de la CGT et du PCF, la fiction unitaire d’un monde ouvrier en réalité éclaté entre femmes et hommes, nationaux et immigrés, ouvriers qualifiés et spécialisés, ouvriers ruraux et urbains, etc.

5L’encadrement communiste des mondes populaires est singulier car, par rapport à la SFIO, le PCF se structure autour de la promotion des catégories ouvrières. La mobilisation communiste repose non seulement sur une valorisation identitaire du monde industriel, autour des figures du mineur et du « métallo » notamment [4], mais aussi sur l’accession privilégiée des militants ouvriers aux postes dirigeants [5]. Outre la recherche d’un recrutement populaire, la nouvelle organisation révolutionnaire s’efforce de former en priorité les « éléments prolétariens » à travers diverses écoles pour les placer dans les instances du Parti, y compris de direction d’autres milieux, comme les intellectuels ou les paysans. « C’est à l’école de la fabrique, confrontés à l’exploitation capitaliste que se recrutent et se forment les militants qui assureront ensuite des responsabilités dans tous les organismes du Parti » est un leitmotiv récurrent.

6Ainsi, pour la formation des directions fédérales, les responsables départementaux sont-ils guidés par les courriers du centre insistant sur la promotion des travailleurs manuels de l’industrie. Le PCF apparaît alors comme un parti ouvrier, y compris dans un département rural comme l’Allier [6]. Des années 1930 aux années 1970, les secrétariats fédéraux des quatre départements étudiés sont quasi exclusivement tenus par des ouvriers, ou plutôt des permanents d’origine ouvrière. En Meurthe-et-Moselle, à l’exception d’un enseignant et d’un dessinateur industriel élus à la fin des années 1950, tous les membres du secrétariat fédéral, de 1944 à 1979, sont issus de la classe ouvrière. La présence ouvrière s’accentue avec la hiérarchie partisane : les bureaux et secrétariats fédéraux sont plus ouvriers que les comités fédéraux. En 1962, les militants d’origine ouvrière forment 53 % du comité fédéral du PCF de Loire-Atlantique, 60 % du bureau fédéral et l’ensemble du secrétariat.

7Déconstruire l’image du « parti de la classe ouvrière » Au sein de la scène politique française, le PCF s’est fabriqué avec succès, jusqu’à une date récente, une image de « parti de la classe ouvrière » et a formé une élite ouvrière qui a accédé à des postes de responsabilités, non seulement au sein de l’organisation et de ses réseaux (syndicats, associations, etc.), mais également dans les institutions publiques (mairies, conseils généraux, etc.). Cette réussite de l’entreprise politique de promotion politique des classes populaires qu’est le PCF est condensée dans la figure des « bastions rouges », où puissance du PCF et force de la classe ouvrière sont associées. Face à cette image des fiefs rouges colportée par l’acteur politique, il est heuristique de distinguer les réseaux militants des réseaux de sociabilité populaire afin de ne pas réduire les pratiques sociales des classes populaires aux seules formes militantes de mobilisation directement données à voir par l’organisation. En différenciant, de façon analytique, travail organisationnel de politisation, d’une part, et pratiques sociales populaires, d’autre part, on se donne les moyens de souligner en quoi les deux sphères s’affectent mutuellement. D’un côté, le Parti prend des formes héritées de ses groupes sociaux porteurs. De l’autre côté, les cultures populaires sont travaillées par le travail de politisation communiste [7].

8Explorer finement les pratiques militantes dans les milieux populaires permet, par exemple, de remettre en cause l’image dominante d’un Parti ouvriériste en dévoilant l’importance de ses soutiens dans la paysannerie [8]. La forte structuration communiste dans une zone agricole comme le bocage bourbonnais repose sur l’existence d’une symbolique communiste propre aux campagnes et en relatif décalage avec l’idéologie marxiste-léniniste. Dans les campagnes, le PC s’adresse non seulement aux salariés agricoles mais aussi, et surtout, aux petits exploitants qu’ils soient propriétaires ou métayers. Il fait preuve de pragmatisme à l’égard des paysans en bannissant les thèmes tabous du collectivisme et de l’abolition de la propriété privée pour se concentrer sur la défense de la petite exploitation. Appuyé par le mot d’ordre « La terre à ceux qui la travaillent », le communisme agraire est peu collectiviste puisqu’il redistribuerait la terre et faciliterait l’entraide collective déjà en marche avec le développement des coopératives. Le soutien communiste des petits paysans bourbonnais ne vise ainsi pas tant à l’application des préceptes marxistes qu’à un accès socialement élargi à la propriété. Défenseurs de la petite propriété familiale, les militants ruraux du PC mettent surtout en avant des revendications concrètes visant à protéger les paysans de l’insécurité économique et réinvestissent un discours des « petits contre les gros ».

9Notons que le discours ouvriériste du PCF, qui s’est notamment construit autour de la figure exemplaire de Maurice Thorez, « fils du peuple », trouve une expression singulière dans les campagnes où le dirigeant paysan Waldeck Rochet est présenté comme le « fils de la terre » [9]. Par ailleurs, le processus de promotion partisane en milieu agricole s’effectue également autour d’une valorisation de catégories sociales sur le modèle ouvrier. Il répond en effet à des règles de « pureté sociale » mesurée par le degré d’emploi de main-d’œuvre et repérable par l’ordre d’exposition dans les brochures de propagande. Ainsi les consignes organisationnelles privilégient-elles les ouvriers agricoles, puis les fermiers et métayers (qui peuvent employer des domestiques ou des ouvriers agricoles) et enfin les exploitants (et parmi ceux-ci ceux qui possèdent le moins de salariés). L’ouvriérisme communiste prend donc des inflexions rurales.

10Un autre élément nuançant l’image dominante associant puissance de la classe ouvrière et force du PCF est le fait que les réseaux communistes se sont aussi construits dans une déstabilisation des sociabilités populaires, notamment dans la crise des bassins de la seconde industrialisation. Il est utile à cet égard de rappeler que la force du communisme en Meurthe-et-Moselle ne correspond pas à l’apogée industriel du Pays-Haut mais, au contraire, à son déclin : le PCF s’implante véritablement dans les mines au cours des années 1950-1960 lorsque les puits commencent à fermer puis, à partir de la fin des années 1960, dans l’agglomération de Longwy lorsque ses usines perdent à leur tour leurs effectifs salariés. La physionomie de l’influence communiste suit la récession économique. Il n’est pas rare que ce soit lorsque l’usine, qui est le vecteur de l’identification sociale dans la cité, décline, que les communistes accèdent au pouvoir local. L’adhésion communiste apparaît comme un acte symbolique de maintien du monde industriel en crise.

11Ce succès tardif mais fulgurant du PC lorrain renvoie à l’identification qu’il a su opérer avec la défense de l’industrie du Pays-Haut en pleine crise. Les campagnes de remise des cartes et les mobilisations électorales se font au nom de la nationalisation de la sidérurgie. La sidérurgie est au cœur des représentations communistes, et les candidats du PC sont les hommes du fer du bassin. À Mont-Saint-Martin, sur les vingt-sept membres de la liste d’union de la gauche présentée en 1977, le tract communiste met en avant les « 13 travailleurs de la sidérurgie : 6 ouvriers, 1 employée, 1 comptable, 2 techniciens, 2 dessinateurs, 1 agent de maîtrise ». Par son discours mais aussi par ses figures militantes (dirigeants, élus), le PCF se fait le colporteur d’une identité sidérurgiste alors même que son assise sociale se dégrade : les communistes de l’usine de Mont-Saint-Martin conquièrent la mairie, en 1977, lorsque les effectifs ouvriers de l’unité de production entament une importante récession. Le vote communiste, associé à une adhésion aux valeurs du fer, apparaît comme une manifestation de défense de l’outil industriel par la promotion élective de militants engagés dans les luttes pour sa nationalisation.

12Alors que l’on suppose couramment une corrélation entre la puissance de ce parti et celle du groupe ouvrier (la force du Parti de l’ère thorézienne serait celui de la classe ouvrière ascendante et son déclin le reflet de la crise de reproduction de la classe ouvrière), il est intéressant de souligner que le communisme ne naît pas toujours dans un contexte d’essor du monde ouvrier de la grande industrie. Dans certaines circonstances, il se nourrit de la fragilisation des sociabilités populaires forgées dans le travail ou la localité, sociabilités qu’une approche trop globale associe souvent automatiquement au communisme triomphant.

13La crise du travail industriel Comme on le verra ensuite, la décrue du PCF dans la période contemporaine est aussi à étudier du côté des transformations internes à l’organisation communiste. Mais évoquons tout d’abord ici, très succinctement, les conditions sociales de cette crise, liées aux mutations affectant les milieux populaires. Le déclin contemporain du PCF s’inscrit en effet dans une crise générale du mouvement ouvrier français. Le retournement de la conjoncture économique, avec une précarisation de l’emploi et l’apparition durable du chômage de masse, provoque un infléchissement des luttes sociales au cours des années 1970. Non seulement le nombre de grèves décline, mais les transformations économiques modifient la nature des mobilisations avec le développement des relations contractuelles et notamment l’élaboration de procédures concernant les reconversions et les préretraites. L’opposition traditionnelle entre culture du travail syndicale et culture économique patronale s’effrite, et les syndicats intègrent progressivement une logique plus gestionnaire. Un syndicalisme de propositions émerge avec la CFDT, qui concurrence la CGT dont la baisse d’influence est antérieure à la décrue communiste. Jusqu’à la fin de l’année 1976, période d’apogée numérique de la classe ouvrière en France, les luttes continuent de s’inscrire dans un processus ascendant de stratégie offensive de conquêtes sociales, puis la désyndicalisation ouvrière accompagne le procès de désindustrialisation [10]. La perte d’emprise des travailleurs sur la destinée de leurs entreprises accentue la désagrégation des valeurs combatives de classe : l’éloignement des centres de décision des établissements industriels (concentration et internationalisation du capital) et l’intervention croissante de l’État affaiblissent l’efficacité des mouvements sociaux ayant pour cadre des unités locales usinières.

14À l’image de la CGT, le PCF est particulièrement touché par la crise économique qui empêche la reproduction sociale et culturelle de la génération ouvrière « singulière » (Gérard Noiriel) qui fut porteuse du communisme [11]. La figure du délégué d’atelier, nécessaire médiateur entre ouvriers et contremaîtres dans l’organisation taylorienne du travail, perd de son efficacité et n’est plus à l’origine d’une culture d’atelier [12]. Constituant traditionnellement l’encadrement syndical et partisan, les ouvriers qualifiés, âgés et riches d’une expérience de luttes sociales, perdent leur situation centrale dans l’espace usinier au profit de l’employé. La modification qualitative du travail, notamment la substitution de l’activité de surveillance à celle de fabrication, entraîne la disparition de métiers industriels traditionnels (ajusteurs, monteurs, tôliers) où se recrute l’essentiel des militants ouvriers, au profit d’emplois de mécaniciens spécialisés dans l’entretien des équipements.

15En outre, la formation professionnelle ne s’effectue plus à travers les réseaux internes à la communauté de travail (centres d’apprentissage, écoles professionnelles d’entreprise, syndicats), mais hors de l’usine, par un enseignement professionnel formant à des emplois polyvalents et non plus à des métiers ouvriers, qui s’aligne de plus en plus sur les normes scolaires de l’enseignement général. Alors qu’avec les collèges d’enseignement technique en particulier, l’enseignement dans les ateliers restait sous hégémonie ouvrière, les formateurs sont de moins en moins d’extraction ouvrière. Le diplôme prime désormais sur le long apprentissage « sur le tas » où les anciens formaient les jeunes. Avec le développement de l’emprise scolaire, on accède au monde ouvrier par l’école et non plus par un processus de socialisation interne à la classe. Plus, on devient ouvrier parce que l’on a échoué à l’école. L’accès en classes technologiques ou en lycée professionnel résulte souvent d’une impossibilité à suivre un enseignement secondaire long. L’entrée dans le monde ouvrier est alors associée à une dévalorisation scolaire et intime [13].

16Ces bouleversements socioéconomiques s’opposent à la transmission de la culture de classe, base du militantisme ouvrier [14], qui est surtout fort au sein des fractions de classe les plus anciennement ouvrières et dans les bassins d’emplois où l’autoreproduction de la classe ouvrière était élevée [15], c’est-à-dire au sein de mondes industriels en déshérence. Deux processus socioéconomiques participent à la remise en cause de la culture de classe : d’une part, la promotion individuelle (professionnelle) et lignagère (accession à la propriété, projet scolaire sur la descendance) de la partie supérieure de la classe ouvrière, d’autre part, la précarisation des conditions de vie et de travail de sa frange inférieure [16]. Ce double processus (échappée de classe par le haut-paupérisation) fragilise le PCF en fragmentant la classe ouvrière, dont la relative homogénéité sociale autour du groupe central d’ouvriers qualifiés était l’une des conditions de puissance du communisme. Les politiques de l’emploi (sous-traitance, combinaison d’une main-d’œuvre qualifiée et non qualifiée) divisent la communauté productive en travailleurs stabilisés (dépendant juridiquement de l’entreprise) et travailleurs précarisés extérieurs. Entre les deux franges, supérieure et inférieure, du monde ouvrier, toute une série d’emplois ouvriers se sont également développés et ont accentué l’éclatement de la condition ouvrière en une multitude de profils professionnels détachés de l’ancienne identité de classe. De plus en plus d’ouvriers travaillent en situation d’isolement dans le tertiaire (chauffeurs, manutentionnaires, magasiniers ou prestataires de services) et se rapprochent du statut d’employé. Les ouvriers des sociétés de services ou des univers artisanaux remplacent peu à peu les ouvriers des grands ateliers de l’industrie lourde [17]. La classe ouvrière maintenue est éloignée des figures traditionnelles du mineur ou du métallo.

17Les conditions politiques de la distanciation populaire au PCF Essentielle, la mise au jour des conditions sociales de l’épuisement du militantisme communiste en milieu ouvrier ne doit cependant pas conduire à faire l’économie du dévoilement de ses aspects politiques liés à la crise de reproduction organisationnelle de l’entreprise communiste de mobilisation des classes populaires. La « désouvriérisation » du PCF, dans un contexte de recomposition des classes populaires, n’est pas un simple processus sociologique que l’institution partisane subirait de façon passive. Elle renvoie aussi à un phénomène politique lié aux transformations internes de l’organisation communiste, que l’on peut observer dans les mutations affectant son personnel militant et son discours idéologique. Soulignons ici de façon très schématique les principales évolutions sociologiques du corps militant communiste dans la période contemporaine, en prenant soin toujours de spécifier si elles touchent l’appareil et/ou la base militante, et s’il s’agit de processus subis malgré les inflexions politiques ou d’évolutions encouragées par les décisions organisationnelles.

18Au cours des années 1970, les rangs communistes s’ouvrent tout d’abord davantage aux membres extérieurs aux mondes ouvriers et paysans avec l’adhésion accrue d’employés des services, de techniciens et d’enseignants. Cette inflexion sociologique suit les recommandations du centre : dans le prolongement du programme commun signé en 1972, la direction nationale appelle en effet au rajeunissement et au renouvellement des instances partisanes. Au PCF, la gestion sociale du corps militant est considérée comme étant profondément politique. Ainsi la perspective politique d’union de la gauche s’ancre-t-elle dans une ouverture sociologique aux classes moyennes, aux ingénieurs, techniciens et cadres, invités à rejoindre le parti de la classe ouvrière.

19L’analyse localisée révèle cependant que ce processus prend des inflexions particulières. Tout d’abord, les cellules d’entreprise restent essentiellement ouvrières, alors même que les ingénieurs, cadres, dessinateurs, agents techniques, agents de maîtrise sont de plus en plus nombreux au sein des usines. Les catégories non ouvrières entrant au PCF sont souvent employées hors de l’industrie et investissent en priorité les cellules locales. Ensuite, bien que l’on observe davantage d’adhésions de membres des catégories non ouvrières, celles-ci n’accèdent qu’assez peu aux postes de direction, à l’exception des enseignants (essentiellement d’origine populaire), surreprésentés dans les échelons de direction par rapport à leur poids dans les effectifs totaux du Parti. Si les membres des couches moyennes accèdent davantage aux comités fédéraux, ils entrent peu aux bureaux fédéraux, qui sont toujours tenus par des permanents d’origine ouvrière.

20À la fin des années 1970, les consignes du centre quant à l’orientation sociale de la promotion au sein du Parti changent. Le durcissement de la ligne politique avec la rupture du programme commun en 1977 prend en effet la forme d’un retournement stratégique du recrutement partisan et d’une mise en garde contre un renouvellement excessif des rangs militants. Le 7 mai 1977, lors d’une réunion des responsables aux cadres des fédérations, Gaston Plissonnier anticipe sociologiquement le tournant politique en estimant que « s’orienter résolument vers la classe ouvrière pour la promotion reste une question de premier ordre », et en réaffirmant le principe organisationnel au fondement du PCF : « La composition sociale du Parti est en conformité avec sa qualité de Parti de la classe ouvrière. » Derrière la critique d’un rajeunissement excessif se profile un réajustement « ouvriériste » : « Dans les directions du Parti des grandes villes, il y a eu ces dernières années des mouvements trop rapides, tendant à rajeunir pour rajeunir et à remplacer des cadres ouvriers expérimentés par des jeunes : étudiants, employés communaux, animateurs culturels. » Après être passée au second plan par le discours d’ouverture, la place centrale des ouvriers dans la hiérarchie du PCF est donc réaffirmée. Il faut, selon Gaston Plissonnier, « insister sur le rôle fondamental de la classe ouvrière, l’importance décisive de l’activité à l’entreprise et la place indispensable de cadres ouvriers dans toutes les directions [18]. » Les ouvriers doivent reprendre une position dominante dans les organismes locaux du PCF, position qu’ils ont notamment perdue à cause d’une promotion excessive des enseignants.

21Mais, en réalité, ce repli « ouvriériste » ne fonctionne pas si l’on examine attentivement la trajectoire des responsables dits ouvriers, confortés dans leur position organisationnelle. Ces cadres fédéraux, s’ils sont encore d’origine populaire, ont de moins en moins réellement travaillé à l’extérieur du parti : très tôt intégrés à l’appareil par le truchement des JC et de la CGT, ils ont un rapport médiatisé à la classe ouvrière par fidélité aux parents ou par leur apprentissage professionnel. L’explosion du nombre de permanents, marqueur de cette bureaucratisation, est contemporaine de l’amorce du déclin du PCF : ils sont environ cinq cents au début des années 1970, puis un millier à la fin de la décennie. Après les générations militantes nées dans les combats sociaux et marquées par la Résistance et la guerre froide, les cadres promus à partir de la fin des années 1970 sont ouvriéristes sans avoir été ouvriers, titulaires de diplômes professionnels sans avoir pu travailler longtemps en usine en raison d’une accession rapide au statut de permanent mais également de la multiplication des fermetures d’entreprises. Cette institutionnalisation du militantisme communiste est également liée à l’accroissement des avantages matériels résultant surtout des conquêtes électorales, en particulier municipales. Aux fonctionnaires du Parti proprement dit s’ajoutent en effet alors les permanents élus et les divers employés des collectivités locales gérées par le PCF, qui assurent une part importante des tâches militantes. La surface de contact entre les cadres politiques et le peuple militant se réduit : le militantisme se professionnalise en adoptant une rationalité propre, un discours généraliste de moins en moins relié aux réalités concrètes des milieux populaires. La trajectoire scolaire des nouveaux dirigeants locaux passe moins par le lycée technique que par le lycée d’enseignement général, et beaucoup sont des professionnels du politique (attachés parlementaires, secrétaires de mairie, fonctionnaires territoriaux) avant d’entrer dans les directions fédérales.

22La désouvriérisation touche non seulement l’appareil, mais également le discours communiste, avec l’émergence à la fin des années 1970 d’un discours misérabiliste. À la suite de la rédaction des Cahiers de la misère en 1977, le PCF tend en effet à se présenter comme le porte-parole « des pauvres, des plus défavorisés des salariés » et non plus comme « le parti de la classe ouvrière ». Après la référence à la classe ouvrière héroïque et combattante de 1936 et de la Libération, une image fantasmatique des exploités rassemblés dans le groupe « des salariés, exclus et précaires ». Tenu par des permanents éloignés du monde ouvrier, le discours misérabiliste est en décalage non seulement avec les catégories des classes moyennes venues récemment au Parti, mais également avec les militants ouvriers qui ne se reconnaissent plus dans cette image dévalorisante qui leur est renvoyée. Le décrochage populaire du PCF peut être associé à cette orientation qui néglige les aspirations, d’ordre culturel notamment, de la fraction la plus qualifiée du monde ouvrier [19], et désoriente d’autant plus les militants qu’elle succède à la glorification, dans le contexte d’union de la gauche, de la nouvelle classe ouvrière étendue aux ingénieurs, techniciens et cadres.

23La désouvriérisation contemporaine du PCF Sur le long terme, les études sociographiques portant sur les origines sociales des adhérents communistes décrivent un mouvement de retrait des militants ouvriers depuis les années 1970 : on passe ainsi de 46,5 % d’ouvriers parmi les actifs membres du PCF en 1979 à 31,3 % en 1997 [20]. Lors des congrès nationaux, le nombre de délégués d’extraction ouvrière baisse continuellement : moins de la moitié depuis 1970, leur part est inférieure à 40 % dans les années 1980, puis passe sous les 30 % dans les années 1990. En octobre 2002, la direction ne comptabilise plus que 10,6 % d’ouvriers parmi les délégués au XXIe Congrès [21]. Depuis les années 1990, la tendance à la désouvriérisation n’est donc plus contenue y compris au sommet des appareils fédéraux. Les membres des couches moyennes salariées (enseignants, personnels d’exécution et d’encadrement des activités du secteur tertiaire, employés), cantonnés jusqu’ici aux échelons locaux, accèdent aux postes dirigeants désertés par les militants d’extraction ouvrière. Alors que les membres des classes populaires restent majoritaires aux échelons de base du Parti, la possession d’un diplôme du supérieur et l’appartenance aux catégories intermédiaires et supérieures deviennent des atouts pour une promotion partisane.

24D’une façon générale, le retrait des ouvriers profite surtout aux salariés non manuels du public qui prennent en charge la direction des réseaux locaux du Parti. Le comité fédéral du PCF de Loire-Atlantique élu en 1994 compte ainsi 60 % de salariés travaillant dans le service public ou assimilé, dont une minorité d’ouvriers. Cette déprolétarisation de la hiérarchie partisane au profit des professions intermédiaires du public renvoie non seulement à un mouvement de répartition des effectifs militants favorable aux cellules locales (dans l’univers militant, le quartier prime désormais sur la mobilisation usinière), mais également aux transformations de la composition sociologique des cellules professionnelles elles-mêmes : les ouvriers sont progressivement moins nombreux que les fonctionnaires des collectivités locales et de l’Éducation. Souvent derniers représentants de l’implantation du PCF dans le monde du travail, ces derniers connaissent une forte promotion partisane.

25Soulignons néanmoins que, par rapport aux autres partis, l’organisation communiste se singularise toujours par une sociologie à la forte composante populaire. Déployée dans le temps long, la sociologie est en effet confrontée à l’inertie de ses catégories de classement : le déclin des ouvriers d’usine et la croissance des employés de services dans les cellules ne traduisent pas un « embourgeoisement » du Parti mais, au contraire, les effets de la recomposition sociale des classes populaires. La désouvriérisation donnée à voir est accentuée par les outils de mesure, peu évolutifs, qui prennent difficilement en compte les transformations sociologiques. Par exemple, les salariés d’exécution de service, « ouvriers des services » en quelque sorte, occupent des emplois socialement voisins de ceux des autres ouvriers desquels il serait artificiel de les séparer. Une employée de commerce ou un technicien de l’industrie représentent les nouvelles figures populaires dans la période contemporaine.

26Cependant, malgré cette limite qui nécessiterait de plus amples développements, le mouvement interne au PCF semble bien être à une valorisation des ressources scolaires et de compétences puisées hors des réseaux militants eux-mêmes. Ainsi l’ascension partisane du corps enseignant exprime-t-elle à la fois les profondes mutations sociologiques du Parti et la perte de ses capacités normatives : alors que le centre partisan s’est constamment opposé à une trop forte présence des instituteurs et professeurs dans les organismes dirigeants, avec notamment le contrôle pointilleux et statistique exercé par la Section de montée des cadres, il n’a progressivement plus la capacité d’orienter socialement le recrutement de ses représentants. Plus on monte dans la hiérarchie partisane, plus la présence enseignante est désormais importante, alors que les recommandations partisanes passées visaient à la maintenir aux échelons intermédiaires du Parti. Bien qu’ils fussent souvent contestataires au début des années 1980, les enseignants sont ainsi souvent dix années plus tard les derniers militants en activité professionnelle de leur commune. L’encadrement enseignant lui-même change, car beaucoup d’instituteurs communistes sont dorénavant non plus fils d’ouvriers ou de paysans mais d’enseignants.

27Notons que les sections rurales suivent l’évolution sociologique générale du PCF avec un essor des couches moyennes salariées et, en particulier, du corps enseignant. Cette évolution est cependant plus lente et moins marquée qu’en milieu urbain. Dans les campagnes de l’Allier, les salariés de la fonction publique forment une nouvelle élite communiste locale, remplaçant les artisans et commerçants de moins en moins nombreux dans les territoires ruraux. Porté par d’autres catégories sociales, le discours politique évolue : après les petits contre les gros et la défense de la petite propriété, le PCF se présente à partir des années 1970 comme le protecteur d’une ruralité en déclin et des retraités agricoles. Cette image s’appuie sur les luttes que mènent militants et élus pour le maintien des services publics ruraux : postes, gares, écoles, etc.

28Selon un processus de valorisation au sein même du Parti des diplômes et des compétences administratives, les élus et les dirigeants sont désormais souvent des cadres administratifs [22]. Les responsables communistes sont de moins en moins employés par un Parti en difficulté financière et de plus en plus par les collectivités territoriales soit comme fonctionnaires territoriaux, soit comme élus. Avec le déclin des réseaux associatifs et syndicaux liés au PCF, le milieu partisan local se rétracte autour des collectivités locales et d’acteurs dont la légitimité repose moins sur un capital partisan que sur des compétences de type administratif acquises dans le système scolaire ou dans des pratiques professionnelles [23].

29Le discours dit « de la mutation » dans les années 1990 accompagne cette dilution de l’identité ouvrière de la culture communiste avec le rêve d’un Parti « à l’image de la société », annoncé par les notions de « Majorité du peuple français » et de « Nouveau rassemblement populaire majoritaire » visant au rassemblement « avec les gens ». Loin d’être un parti de classe, il s’agit désormais pour le PCF d’incarner la société dans sa diversité et dans sa totalité, d’être représentatif et donc de perdre sa singularité ouvrière. Les inflexions du discours organisationnel visent à reconnaître des droits de l’individu indépendamment de sa classe sociale et à élargir le combat démocratique afin de dépasser la seule lutte contre l’exploitation capitaliste [24]. Au référent marxiste-léniniste succède alors le « choix de l’humanisme », principe central de la réorganisation identitaire du PCF : l’homme comme individu singulier détaché de son appartenance sociale est désormais au cœur de l’entreprise d’émancipation communiste.

30L’affaiblissement du PCF s’opère donc dans un contexte de désouvriérisation de l’appareil partisan remettant en cause une identité communiste forgée dans les années 1920 sur l’hégémonie ouvrière au sein de l’organisation. La distanciation des classes populaires ne s’explique pas seulement par une crise des conditions sociales de la mobilisation collective en milieu populaire, elle renvoie également à des transformations organisationnelles et discursives du PCF. Revenir sur les effets de la pratique et du discours des communistes sur leur implantation dans les milieux populaires permet d’éviter la vision sociologiquement mécaniste de la crise du PCF comme simple reflet, dans la scène politique, de la « disparition » de la classe ouvrière. La crise du travail d’identification communiste dans les milieux populaires trouve en effet également sa source dans l’institution communiste, dans les discours, les pratiques et le personnel politique qu’elle promeut depuis les années 1970. En retour, le déclin du PCF contribue à la « désobjectivation » de la classe ouvrière, il participe à la marginalisation des ouvriers dans les représentations collectives et dans la vie politique française. En même temps que l’organisation perd sa capacité à porter la question sociale sur le devant de la scène politique, le débat public se focalise sur des « problèmes » qui reflètent surtout les préoccupations des gouvernants et des experts (« immigration », « exclus », etc.). •

Notes

  • [*]
    Chargé de recherche à l’INRA (CESAER, Dijon), enseignant à Sciences-Po Paris et à l’ENS-EHESS.
  • [1]
    Voir J. Mischi et N. Renahy, « Classe ouvrière », Encyclopaedia Universalis, 2007.
  • [2]
    Je tiens à remercier les responsables de ces fédérations pour leur soutien lors de cette enquête qui doit beaucoup à la politique d’ouverture des archives du PCF impulsée par Robert Hue au début des années 1990. Pour les détails de cette recherche, voir J. Mischi, Structuration et Désagrégation du communisme français (1920-2002). Usages sociaux du parti et travail partisan en milieu populaire, thèse de science politique, EHESS, 2002.
  • [3]
    On s’appuie ici sur les travaux de Gérard Noiriel, notamment Les Ouvriers dans la société française. 19e-20e siècle, Éditions du Seuil, Paris, 1986, rééd. 2002.
  • [4]
    M. Lazar, « Damné de la terre et homme de marbre. L’ouvrier dans l’imaginaire du PCF du milieu des années trente à la fin des années cinquante », Annales ESC, septembre-octobre 1990, n° 5, pp. 1071-1096.
  • [5]
    B. Pudal, Prendre Parti. Pour une sociologie historique du PCF, PFNSP, Paris, 1989.
  • [6]
    J. Mischi, « Un parti ouvrier en milieu rural », Études rurales, n° 171-172, décembre 2004, pp. 135-146.
  • [7]
    On cherche à défendre cette approche relationnelle de la politisation communiste dans J. Mischi, « Travail partisan et sociabilités populaires : observations localisées de la politisation communiste », Politix, n° 63, 2003, pp. 91-119.
  • [8]
    Deux publications éclairent particulièrement ce communisme rural : R.-M. Lagrave (dir.), « Les ‘Petites Russies’ des campagnes françaises », Études Rurales, n° 171-172, décembre 2004 ; Laird Boswell, Le Communisme rural en France. Le Limousin et la Dordogne de 1920 à 1939, PULIM, Limoges, 2006.
  • [9]
    J. Vigreux, Waldeck Rochet. Une biographie politique, La Dispute, Paris, 2000.
  • [10]
    J. Capdevielle et R. Mouriaux, « Approche politique de la grève en France (1966-1988) », Cahiers du CEVIPOF, n° 3, 1988.
  • [11]
    Dans les campagnes, le PCF subit également le déclin de la paysannerie traditionnelle. Voir P. Champagne, L’Héritage refusé : la crise de la reproduction sociale de la paysannerie française 1950-2000, Éditions du Seuil, Paris, 2002.
  • [12]
    M. Pialoux, « Le désarroi du délégué », in P. Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Éditions du Seuil, coll. « Points », Paris, 1993, pp. 633-663.
  • [13]
    Voir l’enquête exemplaire de S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard, Paris, 1999.
  • [14]
    Sur les ruptures affectant dans la période contemporaine ce qu’ils nomment la « culture politique ouvrière », voir G. Michelat et M. Simon, Les Ouvriers et la Politique. Permanence, ruptures, réalignements, Presses de Sciences Po, Paris, 2004.
  • [15]
    J.-P. Molinari, Les Ouvriers communistes. Sociologie de l’adhésion ouvrière au PCF, L’Harmattan, Paris, 1996.
  • [16]
    Cet éclatement de la classe ouvrière est mis en évidence par J.-P. Terrail, Destins ouvriers. La Fin d’une classe ?, PUF, Paris, 1990.
  • [17]
    Voir notamment E. Maurin, L’Égalité des possibles. La nouvelle société française, Éditions du Seuil, Paris, 2002.
  • [18]
    Rapport de G. Plissonnier au BP du PCF, 22 novembre 1978.
  • [19]
    Sur ces aspirations, voir la belle enquête d’Olivier Schwartz menée au début des années 1980 sur les familles ouvrières d’un cité HLM du Nord : Le Monde privé des ouvriers, hommes et femmes du Nord, PUF, Paris, 1990.
  • [20]
    F. Platone et J. Ranger, « Les adhérents du Parti communiste français en 1997 », Cahiers du CEVIPOF, n° 27, mars 2000, p. 19.
  • [21]
    Rapport de la commission des mandats du XXXe Congrès d’octobre 2001.
  • [22]
    D’où certains conflits sociaux touchant de façon inédite les municipalités communistes à partir des années 1980 et pouvant opposer différents groupes de militants communistes entre eux : J. Mischi, « Pour une histoire sociale du déclin du PCF », in F. Haegel (dir.), Les Partis et le Système partisan français, Paris, Presses de Sciences Po, Paris, 2007, pp. 61-101. L’enquête d’Olivier Masclet menée à Gennevilliers souligne également cette coupure progressive à travers la distanciation des militants du PCF d’avec les jeunes issus des classes populaires : La Gauche et les Cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, La Dispute, Paris, 2003.
  • [23]
    Ce processus n’est pas propre au PCF ; pour le PS, voir F. Sawicki et R. Lefebvre, La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Paris, Éd. du Croquant, 2006, et R. Lefebvre, « Le Socialisme français et la “classe ouvrière” », Nouvelles FondationS, n° 1, mars 2006, pp. 64-75. Pour une présentation synthétique de l’évolution du rapport des partis de gauche aux classes populaires, voir également H. Rey, La Gauche et les Classes populaires. Histoire et actualité d’une mésentente, La Découverte, Paris, 2004.
  • [24]
    J. Mischi, « La recomposition identitaire du PCF : modernisation du Parti et dépolitisation du lien partisan », Communisme, n° 72-73, 2003, pp. 71-99.
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