Notes
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[*]
Économiste, ancien expert auprès du Medef. Auteur du Capitalisme malade de sa finance (1998) et de L’Avenir du capitalisme (2005), parus aux éditions Gallimard, coll. « Le Débat ».
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[1]
Jean-Luc Gréau est intervenu dans le séminaire de la Fondation Gabriel Péri « Marché et démocratie » dirigé par Jean-Claude Delaunay. Le texte que nous publions ici est celui de sa conférence présentée au séminaire 2005-2006 de Politique Autrement, « Au-delà des préjugés politiques », séance du 21 janvier 2006. Avec l’aimable autorisation de Politique Autrement que nous remercions.
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[2]
Karl Polanyi, La grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983.
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[3]
Joseph Schumpeter, Théorie de l’Évolution économique, Dalloz, Paris, 1983.
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[4]
John Hicks, La Crise de l’économie keynésienne, Fayard, Paris, 1988.
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[5]
Hedge funds : littéralement « fonds de couverture ».
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[6]
Donald Kalff, L’Entreprise européenne. La fin du modèle américain, Vuibert, Paris, 2005.
1On ne sait pas très bien ce qu’est le capitalisme [1]. Malgré la foule d’écrits qu’il a suscités, malgré la contribution à sa compréhension de grandes œuvres qui demeurent, on ne sait pas très bien ni comment le définir ni le maîtriser intellectuellement. Nous sommes aujourd’hui dans le capitalisme par nécessité. Ce système nous englobe, nous n’avons pas de recours alternatif. Les systèmes économiques et sociaux correspondant à ce qu’on a appelé le « socialisme réel » se sont effacés, sauf les vestiges qui subsistent ici ou là comme à Cuba ou en Corée du Nord, mais qui ne peuvent pas être des « modèles ». Nous pouvons aussi être dans le capitalisme par croyance. J’ai toujours été un adepte du capitalisme à titre intellectuel. Au lycée, je croyais déjà aux vertus d’un régime gouverné par la concurrence et j’y crois aujourd’hui encore, même si je vais plaider pour un « néo-protectionnisme ». C’est peut-être paradoxal, mais je m’en expliquerai. Adhérer au capitalisme par croyance, c’est accepter que le développement économique soit un objectif constant, permanent, des sociétés nouvelles ; c’est accepter la mise en concurrence des organismes de production, comme les entreprises, mais aussi ceux des nations, des États, des peuples, des systèmes publics… C’est accepter une certaine instrumentalisation des ressources humaines en vue d’une fin économique, ainsi qu’une instrumentalisation corrélative de la nature (c’est le problème écologique). Le processus de développement économique passe par un agent économique spécialisé qui prend le nom d’« entreprise ».
2De grandes réformes sont à entreprendre, et elles sont inévitables. Mais il faut être prudent dans la notion de maîtrise, car le capitalisme est une réalité relativement récente – quatre siècles environ – et c’est un système qui s’est singularisé par sa capacité de mutation, par ses transformations successives. Le sentiment d’impuissance que nous connaissons depuis vingt-cinq ans est dû au fait que, dans cette période, nous sommes dans une nouvelle phase de développement du système, celle d’une bifurcation économique, financière et commerciale.
3L’émergence historique d’un système nouveau D’où vient le capitalisme ? Cette question demeure toujours, un siècle et demi après les efforts de Karl Marx pour y répondre de façon exhaustive et définitive. Si cette grande interrogation légitime de Marx demeure – indépendamment de son analyse du système lui-même –, c’est que le système ne va pas de soi et qu’il introduit une novation radicale dans l’histoire des sociétés humaines et dans l’organisation du travail humain. Marx l’avait pressenti. Je ne crois pas que l’explication donnée soit la meilleure possible, mais je le rejoins sur ce point essentiel : il n’y a pas eu de transformation progressive de l’Antiquité aux Temps modernes pour aboutir au capitalisme ; il y a bien eu surgissement d’un système nouveau. Il existe une césure entre les sociétés pré-capitalistes et les sociétés capitalistes.
4Trois éléments concourent au surgissement du système économique capitaliste. D’abord, à la fin du Moyen Âge, en Europe occidentale, apparaît l’État moderne, l’État de service dont les deux premiers prototypes sont les États monarchiques anglais et français. Guillaume le Conquérant et Philippe Auguste en France sont les premiers animateurs d’un nouvel État qui se distingue des précédents. Il est fondé sur la protection, sur l’application de la loi, sur l’ordre et sur la justice. Il se place en dehors de la société ; il agit comme un instrument de la société, qui n’est pas encore une nation au sens formel du terme, pour sa protection. C’est dans l’aire définie par ces nouveaux États que l’économie moderne est née et non ailleurs. D’autres régions du monde connaissaient un développement économique important. À l’époque de notre Moyen Âge, la Chine était un pays techniquement et économiquement en avance sur l’Europe.
5Ensuite, selon Karl Polanyi [2], les liens sociaux traditionnels se sont relâchés, avec les liens de dépendance réciproque. Il appelle ce phénomène le « désencastrement » : dans les sociétés antiques depuis le clan, la tribu archaïque jusqu’aux empires et aux cités, l’individu – qui n’a pas encore ce nom – est pris dans un réseau de relations (famille, clan, statut professionnel, fonction sociale…). Vers la fin du Moyen Âge européen, ces liens commencent à se défaire, et c’est une condition du surgissement du capitalisme.
6Enfin apparaît l’entreprise comme personne morale. Cet agent économique nouveau voit le jour, semble-t-il, vers le début du xviie siècle en Hollande. On voit apparaître de nouveaux métiers, une nouvelle façon d’aborder l’inclusion dans le marché : grossiste, assureur, armateur, éditeur… Les premiers éditeurs sont des libraires hollandais qui se mettent à prendre en charge les risques de la mise en vente d’un manuscrit. L’entreprise, en quelque sorte, confectionne son marché, elle élabore le travail, comme le dit excellemment un auteur connu, réhabilité, Joseph Schumpeter [3]. Son ouvrage principal, Théorie de l’évolution économique, paru en 1911 alors qu’il n’avait que vingt-huit ans, est cependant faiblement lu. Schumpeter dit que l’entreprise joue un rôle pédagogique, c’est-à-dire qu’elle transforme les comportements des acheteurs. Elle les incite à modifier leurs comportements d’achats, en abandonnant des consommations anciennes. Ce nouvel agent économique est un producteur-vendeur pur. Et la concurrence en découle directement.
7Le producteur personne physique, qui précède l’entreprise, produit et vend dans un système de marché, mais il vend pour acheter, c’est-à-dire pour couvrir sa consommation personnelle. L’acte de production a pour horizon l’obtention des moyens permettant la survie ou éventuellement la vie confortable de celui qui produit et vend sur le marché. Les producteurs personnes physiques n’ont pas de raison de se faire concurrence au sens moderne du terme. Leur but est au contraire d’élever les termes de l’échange, c’est-à-dire d’obtenir en contrepartie de ce qu’ils vendent le maximum de revenus, de façon à pouvoir ensuite négocier le maximum de biens sur le marché. L’entreprise, elle, n’a d’autre but que de vendre le plus possible et de réaliser avec cette vente le profit maximal. C’est un vendeur pur. L’entreprise ne fait que vendre ; elle achète en vue de vendre ; l’entreprise consomme uniquement en vue de produire. De ce point de vue, Marx n’a pas entièrement tort de souligner la novation introduite par l’économie capitaliste. Mais il oublie de dire que cela se fait à travers un processus de concurrence qui implique innovation continuelle et accroissement continuel de la productivité. Dans le schéma marxiste, rien n’oblige à une concurrence qui s’intensifie et se renouvelle en permanence. L’ultima ratio du capitalisme, ce n’est donc pas la concentration totale et l’accaparement de la production dans chaque secteur par un « monopole ».
8Je n’aborde pas les aspects scientifiques et techniques. Le capitalisme moderne s’est emparé de la science et de la technique dans le dessein de perfectionner sa production et de mettre sur le marché des produits et des services nouveaux. Je constate seulement que la grande révolution intellectuelle constituée par la science moderne au xviie siècle est concomitante de l’apparition du capitalisme des Temps modernes. À cette époque, l’esprit humain, au sens large, a accompli des progrès dans les domaines intellectuel, politique, économique.
9Renouvellement et réorientation du capitalisme La nation et le peuple français ont longtemps refusé l’idée du capitalisme et surtout le fait qu’il puisse être prédominant. Ce n’est que très récemment, après la Seconde Guerre mondiale, que la France a fini par l’adopter, mais elle l’a fait en deux étapes. Au lendemain de la guerre, nous avons adopté la productivité. Grâce à une convergence des forces syndicales, politiques, patronales, médiatiques – peut-être pas intellectuelles, mais tout de même jusqu’à un certain point –, la France est devenue un grand pays taylorien. Puis, dans les années 1980, elle a adopté l’entreprise. Quoi qu’on puisse dire dans la sphère d’expression du néolibéralisme, la France a adopté l’idée que l’entreprise est bien l’agent de la croissance et qu’il n’y a pas d’agent de rechange.
10Dans les années 1930, le capitalisme est passé au bord du gouffre. Les grandes démocraties – les États-Unis, la France, l’Angleterre – ont maintenu difficilement un régime économique en très grave difficulté. Ces mêmes États, après la guerre, se sont réorientés, avec certains autres, vers une forme économique de capitalisme assez renouvelé en insistant sur l’équilibrage social du système. Tout ce qui a été fait après guerre – à travers les accords de Bretton Woods, les organismes internationaux comme l’Organisation internationale du travail (OIT), la déclaration de Philadelphie – implique que le projet économique n’a de sens que s’il s’accompagne d’un projet social et même d’un certain progrès intellectuel et moral.
11Nous avons connu après la guerre une période de croissance économique avec des chiffres jamais approchés auparavant, de l’ordre de 4,8 % l’an en France pendant vingt-cinq ans. Cette période a été marquée par une révolution agricole, une transformation productive de l’industrie et un essor exceptionnel de la distribution. En même temps, au moment où la critique sociale de gauche, anticapitaliste, s’est intensifiée, le capitalisme a montré un visage réellement social. Le pouvoir d’achat, les rémunérations de toutes sortes progressent au même rythme que la production elle-même. On a assisté, pas seulement en France, à la mise en place de véritables systèmes de protection sociale que nos ancêtres d’avant-guerre ou du xixe siècle auraient eu du mal à imaginer. Le système actuel d’assurance maladie, de vieillesse, de protection contre les maladies et les accidents du travail, les assurances chômage, les allocations familiales impliquent un prélèvement énorme sur la richesse collective, nourri par la productivité croissante et accepté par les entreprises comme un moyen de régulation du système.
12Ce système a parfaitement fonctionné pendant vingt-cinq ans jusqu’au début des années 1970, puis il s’est mis à « cafouiller ». La crise des prix du pétrole a joué un rôle, mais d’autres phénomènes ont pesé. La rentabilité des entreprises a diminué. La croissance s’est mise à ralentir. Pour la maintenir, les États ont procédé à des politiques de relance qui ont eu pour conséquence l’aggravation continuelle de l’inflation. On est arrivé à une période de stagflation, c’est-à-dire de croissance réduite avec une inflation de 8, 10, 12, 14 et même 20 ou 25 % par an. L’Italie et l’Angleterre ont atteint des chiffres supérieurs à 20 % !
13Le système ne va donc plus très bien. John Hicks, Prix Nobel d’économie, grand vulgarisateur de la pensée de Keynes, publie en 1976 ou 1977 un ouvrage dans lequel il résume les problèmes de l’économie keynésienne à cette époque [4]. L’efficacité potentielle du système s’érode, et ses capacités à nourrir le progrès social diminuent. Il se produit des événements lourds. Tout le monde retient les aspects politiques ou idéologiques : l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher et la mise en œuvre de politiques de « déréglementation ». Ces événements ont certes été importants, voire essentiels, mais ils accompagnent des transformations qui ont lieu au sein même des systèmes économique, monétaire et financier. Le système non seulement se réforme, mais il bifurque. Deux grandes bifurcations apparaissent alors, l’une financière, l’autre commerciale qu’on appelle « mondialisation ».
14Bifurcation financière et subordination des entreprises aux actionnaires La première bifurcation est la montée en puissance des grands marchés financiers. Les États se sont désengagés de la production avec notamment les privatisations. En ce sens, on peut parler de libéralisme économique au sens propre. D’une façon générale, les États ont renoncé à être une puissance réglementaire en matière de prix, de changes ou de crédits. Nous l’avons senti particulièrement en France de manière très lourde au début des années 1980, lorsque François Mitterrand a fait ce grand zigzag économique entre 1983 et 1986. Mais on a constaté dans tous les pays un désengagement des États du système productif, même là où ils étaient encore peu engagés. Les États se sont retirés de la réglementation, de l’encadrement des agents économiques. Les pouvoirs de régulation ont été transférés aux banques centrales devenues « indépendantes ». Elles ne peuvent pas l’être totalement, mais les liens entre les États et les banques centrales se sont relâchés, en même temps que l’on demandait à ces dernières de faire l’essentiel pour régler les conditions de la marche économique. C’est le moment où l’inflation est cassée, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. C’est le « moment Volker » : Paul Volker, président de la Banque centrale des États-Unis, casse alors l’inflation en faisant monter les taux d’intérêt à près de 20 %, et ce pouvoir lui a été dévolu par l’État américain.
15Il existe trois grands marchés financiers. On parle toujours de la Bourse, mais le véritable moyen de paiement des agents économiques, c’est d’abord le marché de la dette, le marché des obligations. Le capitalisme a besoin d’une progression régulière des moyens de paiement en circulation, obtenue par l’accroissement du crédit. La banque assurait les risques du crédit en prêtant et en gardant dans ses comptes le risque d’insolvabilité du débiteur. Or, à la fin des années 1970, au début des années 1980, les banques transfèrent le risque du crédit aux marchés financiers. Ce ne sont plus les banques elles-mêmes, mais les fonds de placement collectifs (fonds de pensions, sicav…) qui prêtent véritablement de l’argent aux entreprises et aux collectivités publiques. Quand les banques vous font crédit, elles font un paquet global de tous leurs prêts, les « coupent en morceaux » et les remettent sur le marché obligataire : on appelle cela la « titrisation ». Ce phénomène est central pour comprendre la bifurcation financière. L’État français a une dette publique égale à 68 % du PIB, et certains ont dit que nous étions en faillite. Ce n’est pas vrai, fort heureusement, et d’autres États sont plus lourdement endettés que nous. Mais ce chiffre atteste de l’importance du rôle financier des marchés obligataires et montre le rôle joué par les fonds de placement spécialisés qui y opèrent.
16Accessoirement, le risque est assuré par les Bourses, c’est-à-dire le marché des actions. C’est ce qu’on appelle le « financement par fonds propres ». Quand on souscrit des actions, l’argent est donné à l’entreprise une fois pour toutes ; c’est une sorte de subvention financière. La caractéristique d’une action, c’est qu’elle est émise sans donner droit à remboursement. Souscrire une obligation donne droit au remboursement du capital, augmenté d’intérêts ; l’action, elle, donne droit aux dividendes distribués par l’entreprise, sans remboursement du capital, sauf dans le cas de rachats d’actions.
17Le troisième marché financier est le marché des changes, le marché des devises. Il devient un marché spéculatif au sens pur. En septembre 2004, le marché des changes traitait au niveau mondial 1 900 milliards de dollars chaque jour. C’est un montant sans commune mesure avec les besoins des agents économiques en monnaies étrangères. Des milliers d’opérateurs interviennent sur ce marché uniquement sur la base d’une espérance de plus-value. On achète de l’euro ou du dollar ou du yen, dans l’espoir qu’il s’appréciera. Exactement comme on peut acheter une action Saint-Gobain ou Carrefour ou Lafarge, dans l’espoir que cette action s’appréciera. On parle des « marchés financiers », mais il n’existent pas in abstracto ; il faut toujours penser aux opérateurs réels, comme ces personnes qui dirigent les huit mille fonds purement spéculatifs dans le monde, les hedge funds [5]. À l’échelon mondial il y a vingt ans, il n’en existait que quelques dizaines. S’il y a eu un « néolibéralisme » à l’échelon politique et idéologique, il correspond à un « néolibéralisme » au niveau des structures économiques.
18Une des conséquences lourdes de la bifurcation financière est que, désormais, les entreprises ont un interlocuteur central, l’actionnaire. Or cette subordination aux shareholders (les actionnaires) présente une double difficulté.
19La première est que l’on peut se demander si l’acteur le plus légitime est l’entreprise qui conçoit la production, l’organise et la met sur le marché ou si c’est l’actionnaire qui ne fait que détenir le capital et surveiller la bonne ou la mauvaise marche de l’entreprise. Dans ce système, la légitimité morale a été transférée aux actionnaires. Au moment où on chante un hymne à la gloire de l’entreprise créatrice de richesses, on la place comme un agent subordonné qui doit rendre des comptes, faire du reporting aux actionnaires. Cela n’a pas conduit à la moralisation ni à une plus grande rigueur du comportement des entreprises cotées, mais à son contraire.
20La gouvernance d’entreprise – système anglo-saxon qui devait relier les actionnaires et les managers – n’a pas opéré ses effets bienfaisants. La financiarisation de l’entreprise à travers la toute-puissance du marché boursier a eu pour conséquence le fait que les sièges sociaux des entreprises se sont vidés de leurs substances techniques et commerciales. Ils sont devenus essentiellement des staffs financiers et de communication externe. Ce sont les unités opérationnelles de l’entreprise qui ont eu la charge d’organiser la production et de dégager le cash flow (la rentabilité). Cela a créé des tensions entre le siège social et les unités opérationnelles, ainsi qu’entre les unités opérationnelles. Cela a détruit la confiance interne au sein des groupes cotés en Bourse.
21Mais la confiance entre les actionnaires et les managers, elle aussi, a subi de grands dommages. Comme il suffisait de promettre pour faire monter les cours, on a beaucoup promis. Puis, quand les résultats n’ont pas été au rendez-vous, on a truqué les comptes. D’où les grands scandales, Enron n’étant que l’un des seize grands scandales aux États-Unis.
22Des inégalités sans précédent dans la concurrence mondiale La bifurcation commerciale appelée « mondialisation » est l’ouverture accélérée et quasi inconditionnelle des échanges commerciaux. À partir des années 1970-1980, les « Blancs » ne sont plus les seuls, avec les Japonais, dans le champ du monde capitaliste. De nouveaux entrants, de nouveaux concurrents apparaissent. Malheureusement pour nous, ils sont très efficaces. On assiste à l’émergence des « dragons » ou des « tigres » asiatiques. Quelques pays, de population limitée (Taïwan, la Corée du Sud, Hongkong, Singapour, puis la Thaïlande à un moindre degré) ont montré la capacité des pays asiatiques, en dehors du Japon, à adopter un modèle de type capitaliste et à devenir très performants.
23La Corée du Sud avait en 1960 un PIB par habitant égal à celui du Ghana. En 2005, le Ghana a toujours le même PIB par habitant, c’est-à-dire que la croissance démographique y a absorbé la croissance économique. En Corée du Sud, le PIB par habitant a été multiplié par 35. Ces dragons asiatiques ont montré la voie à l’ensemble de l’Asie et à d’autres nations dans le monde. Il était donc possible à des peuples qui n’appartenaient pas à l’aire européenne ou aux colonies de peuplement européen (États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) de réussir économiquement, de rejoindre les premiers pays industriels capitalistes et éventuellement de les dépasser. Derrière ces dragons, l’ensemble de l’Asie émergente (Chine, Inde, Malaisie, Indonésie, Vietnam), c’est-à-dire la moitié de la population mondiale, s’engage dans la voie du développement capitaliste.
24Le grand phénomène nouveau, avec l’arrivée de la Chine et de l’Inde, c’est la mise en concurrence de masses humaines considérables avec des pays déjà industrialisés, dans des conditions de coût de production qui ne sont plus comparables. Or, il est étonnant que la Chine, dotée d’un réservoir de population de 1,3 milliard d’habitants, ait choisi un modèle de développement exportateur, comme l’avaient fait Taïwan (23 millions d’habitants) et la Corée du Sud (48 millions). Les grands pays industriels qui se sont développés au xviiie, puis au xixe siècle – la France, l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis – ont fondé leur développement sur le marché intérieur et accessoirement sur le marché extérieur. La Chine, d’emblée, commence son décollage industriel en 1980 en ciblant les marchés extérieurs, et cette expansion se poursuit actuellement. C’est la période d’expansion la plus intense et la plus longue enregistrée dans l’histoire économique : vingt-cinq années de croissance continue avec des chiffres de 5 à 10 % par an. Cette croissance est tirée d’abord par l’exportation et par les investissements qu’elle induit. Les exportations représentent plus de 30 % du PIB de la Chine, c’est-à-dire plus que les exportations françaises par rapport au PIB. Son investissement représente 40 % du PIB, mais la consommation n’y représente que 30 % du PIB, alors qu’elle représente en France les deux tiers. Les populations dont les conditions de rémunération sont infiniment plus basses que celles de n’importe quel pays d’Europe occidentale vont pouvoir produire des produits comparables aux nôtres en productivité, voire en qualité, avec des prix de revient incommensurablement plus bas.
25Surtout, ne croyez pas ce que disent les propagandistes de l’OMC. Il n’y a pas de « division internationale du travail » : en réalité, les pays de l’Asie émergente sont directement en concurrence avec les pays industriels anciens sur l’ensemble de la gamme de la production, à quelques exceptions près. Une seule illustration : selon le ministère du Commerce extérieur chinois, sur la liste des cent premières entreprises exportatrices, 53 sont des filiales de groupes étrangers et 47 sont à capitaux chinois. Presque toutes produisent trois catégories de produits qui recouvrent l’électronique, l’informatique et les communications, soit les produits de la troisième révolution industrielle. Certaines autres fabriquent également des tee-shirts, des baskets, des jouets, mais aussi des cargos et des porte-conteneurs… Mais les 65 ou 70 milliards de dollars d’exportation mensuelle de la Chine – pays devenu le troisième exportateur mondial devant le Japon, mais derrière les États-Unis et l’Allemagne – sont dus surtout à des produits élaborés que parfois nous ne faisons pas, comme des ordinateurs personnels.
26Il existe donc une inégalité manifeste dans la concurrence. Les déséquilibres commerciaux sont de plus en plus intenses. Les courbes qui représentent le commerce extérieur de l’Europe et des États-Unis avec la Chine sont catastrophiques. Le déficit s’aggrave d’année en année. Le solde était négatif de 6 milliards de dollars par mois pour les États-Unis en 2000, il est aujourd’hui de 14 ou 15 milliards de dollars. Quand la France exporte 1 milliard d’euros vers la Chine, elle en importe 3 milliards, en dépit des Airbus que nous lui vendons, en attendant qu’ils soient produits sur place.
27Un problème de cette échelle n’est jamais apparu. On peut accepter des écarts de rémunération. La France a pu accepter la concurrence avec le Portugal dont les rémunérations sont à peu près la moitié des nôtres. Elle est plus difficile avec la République tchèque et la Pologne où le rapport est de 1 à 3 ou 4. Elle devient impossible avec la Chine. L’assurance maladie a été supprimée dans ce pays : les Chinois doivent payer à l’avance les interventions chirurgicales quand ils en ont les moyens, l’État n’a pas de retraites à verser… À la différence de rémunération directe s’ajoute donc la différence en termes de protection sociale. Par ailleurs, en Europe, en Amérique du Nord, nous entrons dans l’ère du vieillissement démographique. Dans les années à venir, les dépenses de retraite, de maladie et de dépendance des personnes âgées vont augmenter de manière exponentielle. Comment alors accepter la concurrence avec ces pays émergents ?
28L’idée prédominante est que nous, Européens et Américains, conservons plusieurs longueurs d’avance d’ordre intellectuel, technique et scientifique, sur ces pays. Toutefois, les 150 000 étudiants chinois dans les universités japonaises, plus ceux des universités américaines ou européennes, sont en train de nous rejoindre, de nous rattraper, voire de nous dépasser. Un membre du Conseil exécutif du Medef, que j’ai rencontré à l’automne 2004, revenait d’un voyage en Chine. Il me disait : « Bientôt, ce sont eux qui feront de la haute valeur ajoutée et, nous, nous ferons la faible valeur ajoutée. » En exagérant un peu, il avait compris l’essentiel. Il avait visité Huahei l’équivalent d’Alcatel en Chine. Il a été bouleversé par l’efficacité, l’assiduité au travail, le zèle qu’il a observés. Nous n’allons pas reprendre notre avance industrielle et technique, au mieux nous allons essayer d’être au même niveau.
29Europe : rationaliser le capitalisme
30Le néo-protectionnisme est une réponse à cette inégalité dans la concurrence. Par exemple, l’Union européenne applique des taxes antidumping (de 47 et 34 %) sur les importations de vélos chinois et vietnamiens. Cette mesure, qui représente une exception à la règle du libre-échange, suffit à recréer des conditions de concurrence à peu près égales : ainsi, les fabricants européens maîtrisent 70 % de leur marché continental. Sinon, pour demeurer compétitifs, il nous faudrait baisser les salaires de façon drastique, et l’économie locale en subirait les conséquences : le blanchisseur, la pizzeria, le voyagiste n’auraient plus qu’à fermer leurs portes. L’État et la protection sociale aussi. Il faut donc un système de protection douanière. Celui-ci ne peut pas être national, mais doit s’établir à l’échelon de grandes régions comme l’Union européenne, l’Amérique du Nord, l’Asie du Sud-Est, l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique de l’Est, l’Afrique du Sud… Je ne suis pas partisan d’un tarif extérieur commun, à la mode de l’ancienne Communauté économique européenne, ce qui serait dangereux, car il nous mettrait en conflit immédiat non seulement avec les pays émergents, mais aussi avec les États-Unis, le Canada ou le Japon, qui ont des conditions de travail à peu près comparables aux nôtres. Il faut des taxes antidumping ciblées, par pays et par produit, avec une clause annexe présentant des représailles lourdes à l’égard des pays qui pratiquent la contrefaçon. Selon les accords de l’OMC de 1994, la contrefaçon devait être éliminée en 2004. Or, en 2006, le volume de la contrefaçon atteint des niveaux record et vous en connaissez le principal responsable, l’État chinois.
31Je réclame donc un néo-protectionnisme pour le rétablissement d’une concurrence équitable. Ce n’est pas le protectionnisme avec fermeture étanche des frontières. Aujourd’hui, toute entreprise bien organisée qui veut accéder à un marché en a les moyens, simplement en y installant sa production de biens et de services. Toyota qui voulait renforcer sa présence en Europe s’installe à Valenciennes. Une entreprise chinoise peut créer un centre de production, de distribution, en Europe. La liberté d’installation des entreprises – ce qu’on appelle la liberté des investissements directs – est l’autre grande donnée de la mondialisation, difficile à contester. Elle permet de maintenir la concurrence, même si on établit des taxes antidumping. À partir du moment où une entreprise est installée sur le territoire de l’Union européenne, elle y respecte les conditions de rémunération, de législation sociale, de respect de l’environnement et de la sécurité civile qui prévalent. Ce ne sont pas les conditions de production à Harbin en Chine dont vous avez pu voir qu’elles sont dommageables pour les populations locales.
32Concernant le problème de la relation de l’entreprise avec ses actionnaires, Donald Kalff [6], un Néerlandais, avance comme moi, dans un livre récent, l’idée que le modèle d’entreprise américain est potentiellement dangereux et moins efficace que le modèle européen. Les actionnaires qui détiennent le capital, contrairement à ce que dit la vulgate financière, ne sont pas propriétaires de l’entreprise. L’entreprise est une entité en soi, une personne morale, et personne ne peut s’en déclarer le « propriétaire », même quand il s’agit d’un actionnaire familial comme chez Michelin, Peugeot, BMW, Ford… Le problème de la Bourse, ce n’est pas sa volatilité, c’est que l’actionnaire est infidèle. Comment peut-on donner à des actionnaires qui sont infidèles un tel pouvoir sur les entreprises : pouvoir de faire nommer et de révoquer les dirigeants, de contrôler leur action, de demander des changements de stratégie ?
33Il faudrait donc lier contractuellement et durablement (pas éternellement) à l’entreprise, par un pacte, ceux qui se veulent les actionnaires principaux. Il existe déjà de tels pactes, mais cette idée rencontre des obstacles et des critiques. Dans le monde des affaires, on a du mal à concevoir cette idée de réciprocité d’obligation entre les deux grands partenaires. Avec ce pacte, l’actionnaire peut exercer son pouvoir de contrôle sur les dirigeants, il peut leur demander des actions déterminées, de rendre compte de façon exhaustive de la façon dont ils élaborent la stratégie, l’appliquent et organisent la gestion interne de l’entreprise. Si les entreprises européennes le voulaient, qu’elles soient ou non cotées en Bourse, elles pourraient dire qu’elles sont prêtes à dégager de la plus-value économique, mais dans la continuité, la sérénité, tout en modérant les exigences des actionnaires. Pour l’instant, c’est le contraire qui se produit. On s’aligne plutôt sur les schémas anglo-saxons. L’Europe vient justement d’adopter les normes comptables anglo-saxonnes, ce qui rend furieux beaucoup de nos comptables. Mais une évolution est possible. L’Europe devrait s’efforcer de développer son propre système et de rationaliser le capitalisme.
34Les événements les plus lourds de l’histoire figurent rarement à l’agenda des hommes politiques. On prête à Henry Kissinger cette phrase un peu cavalière prononcée alors qu’on lui demandait rendez-vous pour la semaine suivante : « Je ne peux donner aucun rendez-vous pour la semaine prochaine, j’ai prévu un coup d’État en Amérique latine. » Il est évident que la marche du monde n’obéit pas à des processus prédéterminés. Il existe des événements lourds, des tendances lourdes, mais on s’aperçoit en même temps que les systèmes économiques et sociaux, les États connaissent eux aussi des bifurcations. Les conditions économiques mondiales actuelles sont telles que nous allons être contraints bientôt, sous l’empire des circonstances, à prévoir de nous engager dans de nouvelles évolutions lourdes. Le système que j’ai décrit sommairement s’est mis en place en 1980, il y a un quart de siècle. L’histoire des Temps modernes est rapide. On a eu les vingt-cinq années d’après guerre, les plus prospères, et nous venons de vivre les vingt-cinq années de mondialisation commerciale et financière. Avant la prochaine décennie, nous aurons à envisager des transformations À ce moment-là, les dirigeants économiques, politiques, financiers, à l’échelon national ou international, devront réviser leur copie et penser des réformes. •
Notes
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Économiste, ancien expert auprès du Medef. Auteur du Capitalisme malade de sa finance (1998) et de L’Avenir du capitalisme (2005), parus aux éditions Gallimard, coll. « Le Débat ».
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Jean-Luc Gréau est intervenu dans le séminaire de la Fondation Gabriel Péri « Marché et démocratie » dirigé par Jean-Claude Delaunay. Le texte que nous publions ici est celui de sa conférence présentée au séminaire 2005-2006 de Politique Autrement, « Au-delà des préjugés politiques », séance du 21 janvier 2006. Avec l’aimable autorisation de Politique Autrement que nous remercions.
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Karl Polanyi, La grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983.
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Joseph Schumpeter, Théorie de l’Évolution économique, Dalloz, Paris, 1983.
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John Hicks, La Crise de l’économie keynésienne, Fayard, Paris, 1988.
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Hedge funds : littéralement « fonds de couverture ».
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Donald Kalff, L’Entreprise européenne. La fin du modèle américain, Vuibert, Paris, 2005.