Notes
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[*]
Professeur de sciences politiques à l’université Columbia. Membre du conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri. Derniers ouvrages parus : Introduction to Comparative Politics, Houghton Mifflin Company, 2003; European Politics in Transition, Houghton Mifflin Company, 2001
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[1]
Christophe Aguiton, « Students, Unions, and Community Mobilize to Defeat New Labor Law forYouth in France », Labor Notes n° 326, mai 2006.
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[2]
Le Monde, 28 mars 2006.
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[3]
Le Monde, 26-27 mars.
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[4]
Ibid.
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[5]
Libération, 1er-2 avril.
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[6]
Le Monde, 30 mars.
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[7]
Pour la variante française, voir Alain Lefebvre et Dominique Meda, Faut-il brûler le modèle social français ?, Paris, Le Seuil, 2006. De leur côté, les éditoriaux du NewYork Times ont éreinté les opposants au CPE et les ont mis en garde. Selon eux, les manifestations risquaient de dissuader le gouvernement français « de mettre en œuvre les réformes sociales et économiques plus vastes dont la France a besoin ». Robert Leiken ne craint pas de déclarer dans The Weekly Standard que « l’esprit cartésien a été supplanté par la réaction révolutionnaire française. Les manifestants ont réussi à maintenir dans leur pays la récession économique et la paralysie politique ». Selon Leiken, « des causes et des idées qui étaient révolutionnaires dans l’Europe du XIXe siècle ont quitté leurs berceaux de Pyongyang, La Havane, et Minsk. Les millions de manifestants célébreront bientôt leur victoire sans réaliser que, du point de vue économique et historique, c’est à une procession funèbre qu’ils ont participé » (Robert S. Leiken, « Revolting in France », The Weekly Standard, vol. 11, n° 31), 1er mai 2006).
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[8]
Statistiques dressées par David R. Howell et John Schmitt dans «Vive les jeunes », The American Prospect, vol. 17, n° 6, juin 2006.
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[9]
On se souvient du titre du chapitre consacré par SidneyTarrow au résultat des cycles de contestation dans Power in Movement : « Struggling to Reform » (Le Pouvoir en marche : « Lutte pour la réforme »). Même si le livre n’est pas centré sur la France, le titre de ce chapitre est tout à fait approprié.
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[10]
Voir, par exemple, Mark Kesselman et Joel Krieger eds., European Politics inTransition, 5e éd., Boston, Houghton Mifflin, 2005, chap. 13 et 14.
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[11]
Le Monde, 21 mars 2006.
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[12]
Le Monde, 4 avril 2006.
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[13]
Le Monde, 28 mars 2006.
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[14]
Le Monde, 8 novembre 2006. À noter que le rapport ne contient aucune donnée portant sur la période la plus récente, postérieure aux émeutes de l’automne 2005 ; ces zones ont bénéficié d’un soutien supplémentaire l’année dernière.
1introduction
2Comment expliquer qu’au printemps 2006 la France ait été pendant plus de un mois le théâtre d’une vague contestataire visant à bloquer un projet de réforme du Code du travail qui serait passé inaperçu dans la plupart des autres pays industriels ? Le mouvement de 2006 contestait une mesure gouvernementale qui avait pour objet de faciliter la création d’emplois pour les jeunes, un objectif particulièrement sensible dans un pays où le chômage de cette catégorie de population atteint des sommets accablants. Le Contrat première embauche (CPE) permettait aux entreprises de plus de vingt salariés d’engager des personnes de moins de vingt-six ans pour une période d’essai de deux ans au cours de laquelle elles pouvaient être licenciées sans motif ni indemnités. Pourquoi le gouvernement et les groupes opposés au CPE ont-ils investi un capital politique important pour défendre leur position ? Pourquoi les opposants à cette mesure ont-ils obtenu un tel soutien, si l’on en juge par le résultat disproportionné des sondages d’opinion et par l’ampleur et la répétition des manifestations dans tout le pays ? Pourquoi une mesure qui s’adresse à des jeunes cherchant un premier emploi a-t-elle poussé à la révolte des citoyens de tous âges, depuis les étudiants jusqu’aux personnes âgées, et de tous milieux sociaux ? Pourquoi l’impasse qui en est résultée a-t-elle eu pour résultat de pousser le Premier ministre, Dominique de Villepin, à renoncer à se présenter à la présidence à la fin du mandat de Jacques Chirac ? Pourquoi le mouvement anti-CPE at-il réussi à créer un consensus entre les confédérations syndicales françaises dominantes (généralement à cou teaux tirés) et les organisations lycéennes et universitaires ? En quelques mots, qu’est-ce qui explique qu’une réforme apparemment mineure ait fini par mobiliser la France pendant des semaines ?
3Tout cela suscite quelques réflexions.Tout d’abord, le combat anti-CPE obéit à un schéma typiquement français, où toute intervention considérée comme maladroite de l’État suscite inévitablement une contestation populaire, schéma que la littérature spécialisée sur la politique française décrit comme un élément central de l’exception française. J’affirme que, dans une perspective plus comparée et théorique, le schéma français reproduit les tensions sociales d’autres pays démocratiques où le gouvernement est centralisé. Enfin, pour en revenir aux contestations anti-CPE, je crains que le dénouement de la crise ne soit une victoire à la Pyrrhus pour le mouvement contestataire. Certes, il a restauré le statut qui prévalait avant les événements, mais sans promouvoir les intérêts des jeunes qui abandonnent les études, qui sont souvent des enfants issus de l’immigration vivant dans des banlieues défavorisées.
4Je procéderai de la manière suivante : je commencerai par décrire le mouvement de lutte contre le CPE. Je réfuterai alors l’interprétation selon laquelle ce mouvement a été monté de toutes pièces par des travailleurs privilégiés, gâtés et égoïstes, en enracinant ma démonstration sur deux corpus théoriques. Le premier est la littérature spécifique française qui souligne les caractéristiques spécifiques du développement de l’histoire française, en particulier la tension entre un État centralisé autoritaire et une société civile faible et rétive. Un thème central des analyses historiques françaises est que l’État interventionniste a été considéré à la fois comme la solution aux problèmes français… et la source desdits problèmes. En conséquence, l’histoire française passe par des cycles d’intensification de la réglementation gouvernementale et de contestation périodique de l’État.
5Le mouvement du printemps 2006 est donc le dernier épisode d’une interminable saga. Il visait une tentative du gouvernement (la dernière en date d’une longue série au cours des dernières décennies) de restructurer les relations entre l’État et la société et, notamment, de déréguler l’économie. Le projet de réforme a été lancé d’une manière particulièrement malhabile compte tenu d’une conjoncture politique particulière : l’imminence de la campagne présidentielle et la tentative du Premier ministre Villepin d’affirmer la sincérité de ses intentions en tant que rival sérieux de Nicolas Sarkozy, candidat de la droite à la présidence.
6Le schéma d’un État centralisé et autoritaire, mais démocratique, régulièrement contesté par un vaste mouvement populaire est-il spécifique à la France ? Le second corpus théorique, plus général que l’historiographie française mais étonnamment parallèle en substance, suggère que non. De très nombreuses recherches et théories affirment que le caractère de l’État exerce une influence considérable sur le type de contestation sociale existant. Un État centralisé mais démocratique tend à susciter des mouvements sociaux de grande ampleur ayant l’État pour cible. En bref, l’histoire française où un État fort provoque la formation de mouvements sociaux importants n’est que l’expression d’un phénomène général.
7les manifestations anti-cpe : un drame en trois actes La scène d’ouverture a lieu en février 2006 : le Premier ministre Dominique de Villepin présente à la chambre des députés un projet de loi sur l’égalité des chances, lequel marchait sur les talons d’une loi promulguée à l’été 2005 qui assouplissait les conditions de licenciement des nouveaux employés de tous âges dans les PME.
8Le projet de réforme du CPE se voulait une réponse au taux élevé de chômage des jeunes en France (autour de 20 %), et plus particulièrement au taux de chômage élevé des jeunes des banlieues défavorisées des grands centres urbains. Il a abouti en novembre 2006 à de vastes émeutes au cours desquelles les jeunes vivant dans les logements sociaux de ces banlieues ont brûlé des voitures et des bâtiments et s’en sont pris aux forces de l’ordre. Le projet de réforme de Villepin visait à introduire une plus grande souplesse sur le marché du travail français pour inciter les employeurs à engager du personnel jeune, notamment peu qualifié. Le projet contenait un certain nombre de mesures qui avaient pour objet de dynamiser l’emploi des jeunes. La disposition clé était le Contrat première embauche (CPE), qui autorisait les grandes entreprises à licencier les salariés sans motif et sans indemnités pendant une période d’essai de deux ans.
9Dès la promulgation de la loi, les organisations syndi cales étudiantes s’y opposèrent et appelèrent à la grève et au boycott des cours. Les premières manifestations n’attirèrent pas foule. On peut lire, par exemple, dans Le Monde du 7 février : « Les manifestations contre le CPE ont commencé, sans faire le plein. »
10La seconde phase de la crise s’amorça à la fin du mois de février lorsque les cinq principales confédérations syndicales apportèrent leur soutien aux organisations étudiantes. Cette décision est à marquer d’une pierre blanche. D’abord, cette alliance entre les syndicats ouvriers et les organisations étudiantes est plutôt inhabituelle. Il suffit de se rappeler qu’en mai 1968 les deux s’opposaient amèrement. Une photographie symbolique de cette période rappelle que, lorsque les étudiants ont marché sur l’usine du géant automobile Renault à Boulogne-Billancourt, aux portes de Paris, la réaction de la Confédération générale du travail (CGT), le plus important syndicat de l’époque dont les membres occupaient l’usine, a été de fermer les portes de l’usine ! Il est tout aussi inhabituel de voir les cinq confédérations unir leurs forces derrière des revendications communes, comme elles l’ont fait en mars 2006 lorsqu’elles ont demandé le retrait du CPE, et plus rare encore, qu’elles restent unies et continuent à mobiliser leurs membres avec des objectifs communs sur une longue période de conflit.Voici, succinctement, comment s’est déroulée la lutte anti-CPE. Pour raconter très simplement l’évolution de la phase de mobilisation du mouvement, il suffit de se reporter au décompte des participants aux manifestations nationales : 500000 manifestants à la fin de février, 1 million à la manifestation du 7 mars, 1,5 million le 18 mars, 450 000 étudiants des universités et des lycées le 23 mars, et 3 millions les 28 mars et 4 avril [1]. Ces chiffres sont des estimations fournies par les syndicats ; en gros, le gouvernement les divise par deux. Même en coupant la poire en deux, cela donne une idée de la mobilisation et de la manière dont la France s’est sentie profondément concernée.Trois millions de participants, cela revient à dire qu’un citoyen français sur vingt s’est retrouvé dans la rue ! Des manifestations se sont déroulées dans toute la France, non seulement dans les grands centres urbains, mais également dans des villes de petite et de moyenne importance. Sans oublier que, lorsqu’on parle de manifestation en France, il ne s’agit pas d’une foule rassemblée autour d’orateurs dans un jardin public. Lorsque cela se produit, le pays est pratiquement paralysé parce que les manifestations perturbent gravement les transports et autres services publics. Au cours des manifestations contre le CPE, la plupart des grandes universités et de très nombreux lycées ont fermé leurs portes. Si l’on en croit le ministre de l’Éducation dans Le Monde du 28 mars 2006, 57 des 82 universités françaises et 605 des 4 330 lycées français ont connu des interruptions de cours ou ont été fermés. (Une grande organisation étudiante française conteste ces chiffres et déclare que, dans 68 universités, qui n’étaient pas totalement fermées, certains cours ont continué [2].) Sans oublier de mentionner la participation massive des lycéens aux manifestations.
11Les manifestations, qui se déroulaient avec détermination mais dans le calme, ont souvent tourné au chaos et à la violence à la fin, au moment de la dispersion, lorsque des petites bandes de « casseurs » (issus en grande majorité des banlieues défavorisées où les émeutes avaient éclaté au cours de l’automne précédent) s’en sont prises aux manifestants pour voler leurs iPods, leurs appareils photos et autres biens personnels. Cependant, c’est la police qui est à l’origine du seul incident grave, survenu lors de la manifestation du 18 mars, lorsqu’elle a tabassé un militant syndicaliste et l’a laissé gisant sur le pavé sans assistance médicale. La victime a été conduite à l’hôpital, où elle a sombré dans le coma.
12Mars s’est déroulé sans que le gouvernement accepte de faire de concessions ou de rencontrer les chefs de l’opposition. Par exemple, lors d’une réunion avec les députés de la majorité le 21 mars, le Premier ministre Villepin annonça son opposition formelle à tout retrait, suspension ou « dilution » du CPE. Quoi qu’il en soit, une faille dans les rangs du gouvernement renforça vraisemblablement la détermination de l’opposition. À la mi-mars, Nicolas Sarkozy, président du principal parti de la majorité (l’Union pour un mouvement populaire, UMP), ministre de l’Intérieur et numéro deux du gouvernement, proposa de suspendre le CPE pendant un mois pour permettre au gouvernement de négocier des modifications du plan. Villepin rejeta cette idée avec la dernière fermeté.
13Un moment clé de la crise se produisit au cours du week-end du 24 mars. La crise se poursuivant, les « casseurs » devenant de plus en plus actifs, les syndicats et les organisations étudiantes, craignant une recrudescence de la violence, adoucirent leur ligne. Jusqu’alors, ils avaient déclaré sans ambiguïté qu’ils ne rencontreraient Villepin que si celui-ci acceptait de retirer le CPE. Lorsqu’ils renoncèrent à cette exigence et acceptèrent la proposition de réunion de Villepin sans poser de condition préalable, un compromis parut imminent. Quelques heures avant la réunion, cependant, le président Jacques Chirac, mentor de Villepin, torpilla inexplicablement les perspectives d’un règlement négocié en déclarant lors d’un discours au Conseil des ministres de l’UE à Bruxelles : « Nous sommes une démocratie. En conséquence, je ne suis pas partisan des ultimatums. Lorsqu’une loi a été votée par le Parlement, elle doit être appliquée » [3]. Il est compréhensible que les leaders syndicaux aient estimé que Chirac les trahissait. Leur réunion avec Villepin aboutit rapidement à une impasse, et ils rejetèrent son offre de se réunir de nouveau. Le Monde, qui, en règle générale, a soutenu le mouvement anti-CPE, critiqua Chirac dans son éditorial : « Jouer avec le feu n’est jamais une bonne politique [4]. »
14À la suite de la rupture des négociations et du succès d’une nouvelle manifestation massive le 4 avril, Chirac intervint de nouveau… et jeta de nouveau de l’huile sur le feu.
15La Constitution française spécifie qu’une fois votée une loi doit être promulguée par le président pour entrer en vigueur. Cette loi n’a pas été promulguée immédiatement après avoir été votée parce que les législateurs de l’opposition ont invoqué leur droit de faire appel au Conseil constitutionnel pour l’invalider. Le Conseil ayant validé la réforme du CPE le 26 mars, la loi aurait dû entrer en vigueur après avoir été promulguée par le président, mais la Constitution prévoit une alternative : plutôt que de promulguer une loi votée par le Parlement, le président peut demander à ce dernier de délibérer de nouveau sur la loi. Le président Chirac pouvait donc demander au Parlement d’amender le CPE. Allait-il brandir le rameau d’olivier ? Il commit un nouvel impair, réarmant la colère des opposants à la réforme, et suscitant également celle de ses partisans. Lors d’un discours télévisé prononcé le 28 mars, il annonça sa décision et déclara, d’une part, qu’il promulguait la loi et demandait au gouvernement, d’autre part, d’en suspendre l’application. Constatant l’opposition soulevée par sa mesure, il déclara : « Je demande au gouvernement de préparer immédiatement une loi modifiant deux points [du CPE]. La période [d’essai] de deux ans sera réduite à un an. En cas de licenciement, le jeune salarié devra être informé des raisons de ce licenciement. » Entre-temps, il ordonna au gouvernement de bloquer la signature de tout contrat de CPE ne comportant pas ces deux modifications ! Dans un éditorial, un journal se demanda si Chirac n’était pas « schizophrène [5] ». L’ancien Premier ministre et homme politique de droite Édouard Balladur (qui ne cache pas son peu d’estime pour Chirac) remarqua en public : « Heureusement qu’il y a des journaux [pour nous aider à] comprendre le sens de tout ceci [6] ! »
16Le discours de Chirac déclencha un feu nourri de critiques. Les leaders anti-CPE annoncèrent immédiatement qu’ils préparaient une autre manifestation nationale la semaine suivante. Malgré la proximité d’une énorme manifestation (le 28 mars) et le peu de temps laissé pour l’organiser, la manifestation du 4 avril fut de nouveau suivie massivement.
17le dénouement Après la manifestation du 4 avril, le gouvernement admit implicitement sa défaite. Le 5 avril, les présidents des comités parlementaires qui ont juridiction sur les affaires sociales et le travail, et les ministres de la Cohésion sociale et du Travail négocièrent avec les syndicats et les leaders étudiants un projet de réforme de l’emploi des jeunes qui se substituerait au CPE. Les syndicats et les leaders étudiants restèrent fermement sur leur position de ne pas négocier tant que le CPE ne serait pas retiré… et refusèrent de rencontrer Villepin.
18Le 10 avril, Chirac et Villepin annoncèrent que le CPE serait retiré en faveur d’un projet de loi constituant une alternative au CPE. Le projet fut immédiatement présenté au Parlement et rapidement adopté. Il a très peu en commun avec le CPE et implique que le gouvernement aidera les entreprises qui engagent des jeunes (16-25 ans) qui n’ont pas de diplôme ou qui vivent dans un environnement justifiant une aide spéciale du gouvernement (zone urbaine sensible).
19Le rideau s’abaisse donc sur une victoire retentissante du mouvement anti-CPE et sur une défaite pitoyable du gouvernement. Toutefois, pour les raisons exposées plus loin, le résultat risque de constituer une victoire à la Pyrrhus pour l’opposition.
20analyse et interprétation Quelles sont les raisons de la gravité de ces mois de contestation ? Commençons par éliminer tout de suite un argument souvent avancé aux États-Unis et par certains critiques conservateurs français selon lequel la révolte n’est que le dernier exemple de l’agitation égotique gauloise [7].
21À l’appui de cette interprétation, il est souvent invoqué que les salariés français jouissent d’avantages exceptionnels : semaine de travail de 35 heures, cinq semaines de congés payés, retraite à 62 ans, un système de santé publique formidable et (pour les salariés qui bénéficient de la sécurité de l’emploi) des garde-fous imparables contre le licenciement. En conséquence, Leiken et beaucoup d’autres attribuent le déclin économique de la France à la rapacité des salariés.
22Ce point de vue n’est pas complètement faux. Le taux de chômage est exceptionnellement élevé en France : il oscille autour de 10 % depuis des dizaines d’années. Et les travailleurs français se sont opposés aux concessions salariales et autres que certains pays ont acceptées. De plus, les salariés français, du moins ceux qui bénéficient de la sécurité de l’emploi, jouissent de garanties et d’avantages qui feraient pâlir d’envie les salariés américains. De là à déclarer que les salariés français sont la cause des difficultés économiques de leur pays, il y a un énorme pas à franchir. En premier lieu, de nombreux travailleurs ne bénéficient pas de garanties solides sur le marché du travail : c’est un marché à double vitesse, et le très grand nombre de travailleurs qui ont des emplois à temps partiel, temporaires, ou autres emplois « intermittents » sont en grande situation de précarité. Et on retrouve une très grande proportion de premiers emplois dans ce marché du travail secondaire. Au cours des dernières années, la législation a créé toute une gamme de programmes qui augmente la flexibilité des employeurs en termes de déploiement et de licenciement. En 2004, une réforme importante a notablement réduit la protection des salariés récemment embauchés… Et même pour les salariés des secteurs protégés, les employeurs jouissent d’une souplesse exceptionnelle. Il est exact qu’ils doivent justifier les licenciements et que les salariés peuvent faire appel de ces décisions auprès des tribunaux des prud’hommes, mais seule une minorité de salariés se lance dans cette démarche et les tribunaux ne leur donnent que très rarement raison.
23Alors, comment expliquer que le taux de chômage soit si élevé en France ? Un facteur important est que les charges sociales, payées par les employeurs et les salariés, sont extrêmement élevées. La part de la recette fiscale générée par les impôts sur le revenu et les impôts fonciers y est plus faible que dans des pays comparables en partie en raison d’une évasion fiscale importante. (De nombreuses transactions impliquant des services font l’objet de dessous-de-table.) Par exemple, par rapport à d’autres pays industriels prospères, en France, les charges sociales financent une proportion des retraites et des soins médicaux supérieure à ce que finance l’impôt sur le revenu.
24La thèse selon laquelle l’égoïsme des salariés français est la cause des problèmes économiques du pays contient deux autres points faibles : tout d’abord, comment expliquer le degré extraordinairement élevé d’une prise de conscience qui risque de s’être exprimée à faux ? Car il convient d’insister sur la solidarité exceptionnelle des manifestants : des étudiants des universités et des lycées, des militants syndicaux et des Français de la classe moyenne de tous âges et professions unis dans un vaste mouvement groupant plusieurs catégories sociales.
25Le second point faible de cette thèse réside dans le fait que l’économie française n’est pas aussi fragile ni aussi isolée qu’on a coutume de la décrire. Elle est parmi l’une des plus importantes, des mieux intégrées mondialement et des plus productives du monde. La France figure parmi les pays les plus riches ; elle est beaucoup mieux insérée dans l’économie internationale que ne le sont les États-Unis. Elle figure parmi les plus importants exportateurs et importateurs de biens. Son économie est solide et fondamentalement saine. L’inflation est basse et son découvert budgétaire faible, son commerce extérieur est équilibré. Et ces salariés français gâtés sont incontestablement beaucoup plus productifs que leurs homologues américains !
26Enfin, il faut interpréter les chiffres du chômage avec prudence. Même si le chômage des jeunes est élevé en France, son explication tient en grande partie au fait que les jeunes Français consacrent plus de temps aux études : à tranche d’âge comparable, 23 % des Américains entre 16 et 19 ans travaillent, contre 2 % des Français. On peut citer parmi les raisons de cette situation le fait que le niveau de pauvreté (après les prélèvements gouvernementaux) est plus élevé aux États-Unis et que l’éducation y est beaucoup plus onéreuse qu’en France (Howell).
27C’est la même chose pour la tranche d’âge suivante. 51,1 % des 20-24 ans français ont fréquenté l’école contre 35 % aux États-Unis. En 2003, environ un tiers des jeunes adultes français avait quitté l’école et travaillait, alors que le chiffre comparable pour les États-Unis était de la moitié [8].
28À noter la présence dans ce tableau d’un élément sous-jacent que nous abordons plus loin : la situation critique des jeunes, spécialement ceux issus de l’immigration, qui arrêtent leurs études.
29On peut tenter deux explications théoriques. Deux courants de la littérature spécialisée éclairent la crise qui frappe le CPE. Le premier est consacré à ce que l’on pourrait décrire comme la culture politique de l’exception française ; le second, plus général, analyse l’interaction entre le caractère des États et le caractère des conflits sociaux.
30le caractère exceptionnel des tensions entre la société et l’état en france Pendant des décennies, les spécialistes ont décrit un modèle de changement politique typiquement français, parfaitement résumé par le titre du livre de Philip Williams sur la IVe République : Crisis and Compromise (Crise et Compromis). Selon l’analyse de générations de spécialistes, les institutions, la culture politique et la configuration des forces politiques françaises ont généré un modèle « chaotique » ou hétéroclite, au sein duquel les périodes de stabilité (de stases, en fait) alternent avec des crises qui déverrouillent les impasses politiques et sans lesquelles les changements obtenus n’auraient pu se produire. Comme le suggère le titre choisi par Williams, en dehors de quelques exceptions remarquables dans l’histoire française, le résultat typique d’une crise n’est pas une révolution mais une réforme [9].
31Il convient de réfuter l’hypothèse selon laquelle, dans la majorité des cas, une réforme politique se déroule progressivement et sans heurt. Prenons les États-Unis, exemple archétypal donné par Tocqueville de la manière dont l’auto-organisation décentralisée au sein de la société civile peut permettre d’éviter le schéma fortement politisé et polarisé qui caractérise la France. Outre le fait que Tocqueville a sous-estimé l’importance des conflits politiques dans l’Amérique du XIXe siècle, les analystes de la politique américaine des partis soulignent depuis longtemps le contraste entre les résultats électoraux qui renforcent la stabilité et les élections « de réajustement » qui favorisent les changements de parti et de politique. Cela dit, le contraste appuyé existant en France, entre « un État semi-autoritaire et des révoltes périodiques contre l’autorité », selon la formule forgée il y a longtemps par Stanley Hoffman, semble relativement exceptionnel dans les démocraties industrielles avancées.
32L’un des objectifs majeurs de Charles de Gaulle, lorsqu’il a conçu l’architecture politique de laVe République était de modifier ce schéma caractéristique de crise et de compromis (qu’il jugeait corrupteur). En renforçant l’État, et au sein de l’État le double pouvoir exécutif du président et du Premier ministre, de Gaulle a cherché à promouvoir ce qu’Alexander Hamilton avait salué auparavant dans les célèbres Federalist Papers comme la clé de voûte de la Constitution américaine : un exécutif uni et fort.
33Le problème créé par l’emprunt institutionnel de laVe République est qu’il n’a été que partiel. Et ce qui n’a pas été emprunté (un corps législatif constitutionnellement puissant et semi-autonome ainsi qu’une société civile dynamique) s’est révélé essentiel pour contrer l’exercice arbitraire et excessif du pouvoir exécutif. (L’histoire politique américaine de ces six dernières années fournit la preuve indirecte que les rédacteurs de la Constitution ont eu raison de reconnaître que, pour être responsable, l’exécutif nécessite un contrôle indépendant.)
34On peut continuer à lire l’histoire de laVe République comme une leçon objective sur les dangers d’un exécutif puissant que ni une législation vigoureuse ni des mouvements sociaux autonomes ne peuvent contrôler. La Constitution de la Ve République prévoit un grand nombre de mesures visant à permettre à l’exécutif de faire du Parlement une simple machine à entériner.Tout manuel de politique française cite ses références [10]. La relation bancale entre l’exécutif et le Parlement peut entraîner deux conséquences : la crise et/ou le compromis définis par Philip Williams. Sur le plan concret, l’autonomie structurelle de l’exécutif signifie qu’il est totalement isolé de l’opinion publique et n’en tient aucun compte. C’était, en fait, précisément l’intention de Charles de Gaulle qui méprisait la vox populi, qu’il assimilait à l’Assemblée nationale versatile de la IVe République et aux groupes d’intérêts au pouvoir excessif. De Gaulle a probablement fait trois paris : premièrement, que l’autonomie de l’État lui permettrait d’agir si positivement dans des domaines essentiels tels que la politique étrangère et la modernisation de l’économie qu’il s’assurerait un soutien populaire massif ; deuxièmement, que les institutions de la Ve République encourageraient des leaders politiques talentueux (comme de Gaulle lui-même) à briguer et à obtenir un mandat présidentiel assorti d’un tel pouvoir ; et troisièmement, que telles qu’elles étaient conçues, les institutions de la Ve République permettraient au président et au gouvernement de supprimer ou d’ignorer toute opposition populaire, s’il en restait.
35Ces paris ont été gagnés pendant la décennie qui a suivi la création de la Ve République. Sous la direction de Charles de Gaulle, l’État français s’est révélé une machine puissante et efficace. Sur le plan économique, par exemple, l’État gaulliste a formé une alliance avec de grandes entreprises exportatrices et/ou favorisé leur création dans des secteurs industriels clés. Toutefois, ceux qui n’appartenaient pas à ces alliances semi-corporatistes en ont payé le prix – et ont pris leur revanche. Mai 68 a symbolisé le retour des réprimés. Ce mouvement massif de contestation a défié l’État semi-autoritaire et le style de gouvernement très personnel mais distant de De Gaulle. Malgré une reprise provisoire du contrôle grâce à une manœuvre brillante, il fut désavoué par l’électorat l’année suivante et démissionna.
36Mais le régime qui suivit son départ n’entraîna pas de bouleversement fondamental du style de gouvernement ou des institutions de la Ve République.Tant la coalition gaulliste qui conserva le pouvoir sans interruption jusqu’en 1981 que l’alliance de centre gauche du Parti socialiste qui gouverna fréquemment après 1981 se conformèrent fidèlement au schéma fixé par de Gaulle. (Rappelons la remarque ironique de François Mitterrand, lors d’une conférence de presse peu après son élection en 1981 : « Les institutions [de la Ve République] n’ont pas été créées en pensant à moi mais elles me conviennent parfaitement ! ») Bref, la réponse à la question posée dans le titre du présent article est un « oui ! » retentissant.
37Le schéma des relations entre l’État et la société en France a sans nul doute accru la probabilité que les initiatives de l’État suscitent l’opposition. Le mouvement anti-CPE n’était pas non plus unique dans l’histoire récente de la Ve République. Il a été largement considéré comme une nouvelle tentative d’amoindrir l’État-providence, et, en l’occurrence, les protections offertes par la législation du travail. Il peut être compris comme ce que Claus Offe a nommé la « remarchandisation » administrative (Contradictions of the Welfare State). Bien que présenté comme une mesure d’aide à l’emploi des jeunes (particulièrement en réaction aux émeutes urbaines de l’automne 2005), le CPE a été largement, et avec raison, interprété comme la première salve (ou plutôt une salve de plus dans une histoire vieille de deux décennies) de diminution des avantages sociaux. C’est probablement pour cette raison que le mouvement anti-CPE a reçu un soutien si large de sources aussi diverses. Parmi les autres mouvements de contestation récents, citons les grèves de 1995 contre les restrictions budgétaires en matière de retraites, de santé publique et de service public des transports ; une grève du secteur public en 2004 contre la réforme des retraites et une grève des lycéens en 2005 contre la réforme de l’enseignement secondaire… sans parler des innombrables mouvements de protestation de catégories professionnelles spécifiques telles que les postiers, les enseignants, les étudiants, les professions de santé et les agents des transports contre les privatisations, les restructurations, les réductions de salaires et d’avantages sociaux. Le mouvement de 2006 devient moins particulier si on le replace dans son contexte historique.
38Un facteur supplémentaire a contribué à l’opposition qui a éclaté en 2006, c’est la lutte de pouvoir, au sein de la coalition de droite dirigeant le pays, entre le Premier ministre Dominique deVillepin et Nicolas Sarkozy, qui cumule les fonctions de ministre de l’Intérieur et de président du parti au pouvoir, l’UMP. Les deux hommes souhaitaient être candidats à la présidence au cours de l’élection 2007, à l’expiration du deuxième mandat de Jacques Chirac. Le style haut en couleur de Sarkozy et sa position sans ambages sur l’immigration et la délinquance le rendent très populaire à droite. Il a, par exemple, joué un rôle prédominant pendant les émeutes urbaines de l’automne 2005 – et s’est fait remarquer par la rudesse de son langage et de son attitude.
39Dans la compétition qui oppose Sarkozy à Villepin pour obtenir le soutien des conservateurs, le second souffre d’un inconvénient décisif. Il n’a jamais été élu à aucun poste : conseiller de Chirac pendant de nombreuses années, celui-ci l’a nommé Premier ministre en partie pour le former à une candidature présidentielle. (Chirac déteste Sarkozy et considère Villepin comme son dauphin.)
40Afin de prouver la sincérité de ses intentions et de se poser en homme d’action résolu,Villepin a cautionné le CPE d’une manière particulièrement provocatrice. Tout d’abord, en ignorant une loi passée en 2004 (avant sa nomination comme Premier ministre mais alors qu’il faisait partie du gouvernement), qui impose au gouvernement de se concerter avec les organisations syndicales et patronales avant toute promulgation de loi modifiant le Code du travail et en présentant le CPE au Parlement sans consultation préalable des syndicats. Deuxièmement, en imposant le CPE tambour battant au Parlement sans véritable débat, en recourant à l’article 49-3 de la Constitution (une disposition très critiquée qui permet au gouvernement d’adopter une loi sans discussion et sans vote sur le texte).Troisièmement, le gouvernement refusa d’assouplir sa position même après des semaines de contestation à travers tout le pays. Un éditorial du Monde a fourni une réponse simple : « On pourrait penser qu’il n’existe qu’une seule réponse à toutes ces interrogations. M.Villepin veut montrer qu’il n’est pas une girouette. En bref, ce n’est pas le problème de l’emploi qui est en jeu, mais la rivalité avec Nicolas Sarkozy pour apparaître comme le leader de la droite un an avant l’élection présidentielle [11]. »
41La tentative inflexible et audacieuse de Villepin se retourna contre lui. Son initiative rassembla la France et fit de lui le prisonnier de son électorat de droite dure. D’une part, à mesure que les grèves et les manifestations s’étendirent, l’opinion publique développa une forte opposition au CPE. Fin mars, 63 % de la population voulaient son abandon. L’opposition était encore plus forte chez les jeunes : 71 % des moins de 26 ans réclamaient son retrait [12]. D’autre part, 74 % des militants de l’UMP soutenaient le CPE [13]. Le problème pour Villepin était que l’UMP représentait moins d’un quart de l’électorat ! Malgré tout, il a probablement calculé que toute tentative de négociation d’un compromis avec les syndicats et les organisations étudiantes serait interprétée comme une capitulation.
42les états et les mouvements sociaux Le caractère des tensions entre l’État et la société en France est-il exceptionnel ? Une importante littérature théorique sur la structure de l’État et la contestation sociale tendrait à montrer que non. Cet article offre une manière de comprendre le schéma français de la contestation sociale, qui offre une ressemblance frappante avec la littérature française spécialisée analysant les tensions entre l’État et la société. Curieusement, aucune tentative n’a été faite pour lier les deux approches.
43Charles Tilly a brillamment analysé la complémentarité entre la trajectoire de la formation et du développement de l’État, d’une part, et le caractère des mouvements sociaux, d’autre part. En France, les mouvements populaires ont toujours eu un caractère extrêmement statique, c’est-à-dire, comme le déplorait jadis Tocqueville, qu’ils ne cherchent généralement pas à résoudre les problèmes de manière autonome mais à modifier la politique et l’activité de l’État. Même si la France a connu d’importantes exceptions à ce principe, ce ne furent que les exceptions qui confirment la règle. L’une d’elles fut la Commune de Paris en 1871. Un autre contre-courant, plus récent et moins dramatique, à la tendance dominante s’est manifesté plus récemment. Le mouvement de Mai 68 et ses conséquences, symbolisées par une vague d’occupations d’usine et l’appel à l’autogestion. L’exemple le plus médiatisé s’est déroulé en 1973, lorsque les propriétaires de la société horlogère Lipp annoncèrent la fermeture de leur usine dans l’est de la France. Les travailleurs en grève occupèrent l’usine et continuèrent à fabriquer et à commercialiser des montres Lipp pendant des mois.
44Cependant, les mouvements de contestation autonomes restent une exception. Le caractère le plus typique des mouvements d’opposition est d’être fondé sur la société politique et non sur la société civile. Ils consacrent leur énergie à viser l’État ; souvent relativement rigides et bureaucratisés, ils sont étroitement liés aux partis politiques. Les organisations ouvrières françaises en sont un exemple parfait. Les syndicats présentent une structure relativement monolithique et avaient encore récemment des liens très étroits avec les partis politiques. Le syndicat le plus important, la CGT, était souvent décrit (probablement d’une manière un peu simpliste) comme une courroie de transmission du Parti communiste français.
45Ce schéma n’est pas uniquement français. On trouve des exemples semblables, souvent dans les États qui sont d’anciennes colonies, et dans d’autres en voie de développement, notamment parmi les régimes démocratiques. L’Inde en est un bon exemple. On ne peut donc pas dire avec certitude lequel, des États-Unis avec leur État et leur société plus décentralisés et fragmentés, ou de la France avec sa structure plus verticale, est le plus exceptionnel. Il serait intéressant d’approfondir cette question.
46conclusion Le mouvement anti-CPE a remporté apparemment une victoire totale dans sa lutte contre le gouvernement. Mais est-ce bien le cas ? Je dirais qu’en réalité ce fut une victoire à la Pyrrhus. Certes, ce mouvement a empêché le gouvernement d’accorder aux entreprises une plus grande souplesse dans les modalités d’embauche, ce qui, en retour, a pu prévenir d’autres réformes visant à accroître la flexibilité du marché du travail français, mais il n’a fait que rétablir le statu quo qui régnait avant le début de la lutte. Plus important, il n’a rien fait pour aborder le problème des jeunes marginalisés, souvent en échec scolaire, issus des milieux immigrés des banlieues pauvres de Paris et d’autres grandes villes.
47Les gouvernements successifs de droite et de gauche ont financé des programmes visant à réduire les inégalités. La procédure comprend un plus grand engagement des pouvoirs publics dans les « zones sensibles », cohérent avec la méthode française dominante qui s’oppose au fait de cibler des groupes raciaux ou ethniques, c’est-àdire à la « discrimination positive ». Un récent éditorial du Monde (26 octobre 2006) fournit un exemple type de la réticence dont font preuve même les Français progressistes à identifier les distinctions raciales ou ethniques de peur qu’elles ne favorisent la division en alimentant la « politique identitaire ». (Les États-Unis, supposés prôner le multiculturalisme, sont souvent décrits en France comme un anti-modèle à cet égard.) Le Monde a félicité le gouvernement de financer des programmes visant à réduire les inégalités dans les zones urbaines. « Ces efforts vont dans la bonne direction. Il faut espérer que la société française prendra ses responsabilités afin de réduire ses véritables divisions (sociales, éducatives, culturelles) plutôt que ses divisions “ethniques ”. »
48Toutefois, nier l’importance des distinctions raciales ou ethniques ne signifie pas que la discrimination n’existe pas. À titre d’exemple récent de combien elle est répandue, un institut de sondage a rédigé de faux CV qui furent envoyés à des employeurs qui recrutaient. Les CV étaient identiques, sauf pour l’identité des candidats : une moitié portait des noms manifestement arabes, l’autre moitié non. Les « candidats » non-arabes avaient cinq fois plus de chances d’être convoqués pour un entretien.
49Selon un rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles, une commission gouvernementale chargée d’effectuer une recherche dans ce domaine, les programmes gouvernementaux destinés aux zones défavorisées, du type qu’a salué Le Monde, se sont révélés inefficaces. Le rapport a déclaré que, dans un grand nombre de secteurs (résultats scolaires, revenus, santé et délinquance), l’écart s’est creusé entre ces zones spécifiquement désignées (zones urbaines sensibles, ZUS) et les autres zones de la même ville [14]. Il existe d’importantes inégalités entre les ZUS et les autres zones. À titre d’exemple, en 2005, le chômage était de 22 % dans les ZUS contre 10,5 % dans d’autres quartiers des villes où étaient situées des ZUS. En outre, bien que le chômage ait augmenté de 2 % en deux ans dans les ZUS (cette augmentation touchant principalement les hommes de moins de 50 ans), il est resté stable ailleurs. D’autres indications d’inégalités géographiques (et, indirectement, raciales et ethniques) : le revenu moyen par famille est de 42 % plus bas dans les ZUS que dans les autres quartiers des villes où elles se trouvaient ; 13 % de moins des enfants scolarisés des ZUS ont terminé et réussi leurs études secondaires.
50Ainsi, la crise du printemps 2006 a-t-elle présenté le schéma typique d’un État français séculaire, universaliste et indifférent à la couleur de la peau défié par des mouvements sociaux présentant la même structure. Aucun des deux côtés n’est parvenu à représenter les intérêts des jeunes marginalisés. Le résultat fut indirectement de révéler une France à double vitesse : une majorité plus stable et plus sûre, et une minorité, souvent composée de jeunes ayant abandonné leurs études, en trop grande majorité issus de l’immigration, ayant très peu de perspectives d’avenir. En résumé, sur ce plan également, on retombe dans le même vieux schéma : interventionnisme de l’État suivi de révolte contre l’autorité, et « plus ça change… ». ?
51Traduit de l’américain par Marie-Odile Motte
52(CIR sarl, Paris)
Notes
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[*]
Professeur de sciences politiques à l’université Columbia. Membre du conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri. Derniers ouvrages parus : Introduction to Comparative Politics, Houghton Mifflin Company, 2003; European Politics in Transition, Houghton Mifflin Company, 2001
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[1]
Christophe Aguiton, « Students, Unions, and Community Mobilize to Defeat New Labor Law forYouth in France », Labor Notes n° 326, mai 2006.
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[2]
Le Monde, 28 mars 2006.
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[3]
Le Monde, 26-27 mars.
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[4]
Ibid.
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[5]
Libération, 1er-2 avril.
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[6]
Le Monde, 30 mars.
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[7]
Pour la variante française, voir Alain Lefebvre et Dominique Meda, Faut-il brûler le modèle social français ?, Paris, Le Seuil, 2006. De leur côté, les éditoriaux du NewYork Times ont éreinté les opposants au CPE et les ont mis en garde. Selon eux, les manifestations risquaient de dissuader le gouvernement français « de mettre en œuvre les réformes sociales et économiques plus vastes dont la France a besoin ». Robert Leiken ne craint pas de déclarer dans The Weekly Standard que « l’esprit cartésien a été supplanté par la réaction révolutionnaire française. Les manifestants ont réussi à maintenir dans leur pays la récession économique et la paralysie politique ». Selon Leiken, « des causes et des idées qui étaient révolutionnaires dans l’Europe du XIXe siècle ont quitté leurs berceaux de Pyongyang, La Havane, et Minsk. Les millions de manifestants célébreront bientôt leur victoire sans réaliser que, du point de vue économique et historique, c’est à une procession funèbre qu’ils ont participé » (Robert S. Leiken, « Revolting in France », The Weekly Standard, vol. 11, n° 31), 1er mai 2006).
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[8]
Statistiques dressées par David R. Howell et John Schmitt dans «Vive les jeunes », The American Prospect, vol. 17, n° 6, juin 2006.
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[9]
On se souvient du titre du chapitre consacré par SidneyTarrow au résultat des cycles de contestation dans Power in Movement : « Struggling to Reform » (Le Pouvoir en marche : « Lutte pour la réforme »). Même si le livre n’est pas centré sur la France, le titre de ce chapitre est tout à fait approprié.
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[10]
Voir, par exemple, Mark Kesselman et Joel Krieger eds., European Politics inTransition, 5e éd., Boston, Houghton Mifflin, 2005, chap. 13 et 14.
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[11]
Le Monde, 21 mars 2006.
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[12]
Le Monde, 4 avril 2006.
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[13]
Le Monde, 28 mars 2006.
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[14]
Le Monde, 8 novembre 2006. À noter que le rapport ne contient aucune donnée portant sur la période la plus récente, postérieure aux émeutes de l’automne 2005 ; ces zones ont bénéficié d’un soutien supplémentaire l’année dernière.