Quand l’Événement dépasse le prévisible… Critique de l’horloge déterministe, Arnaud Spire, Préface du Dr Joachim Wilke, L’Harmattan, coll. « Raison mondialisée », 2006, 190 pages, 16,50 €
1Il y a un point commun aux divers et nombreux ouvrages d’Arnaud Spire dont on peut deviner la trace dans son dernier livre intitulé Quand l’événement dépasse le prévisible… Critique de l’horloge déterministe : la volonté de se confronter aux mouvements de la nature, de la société et de la pensée dans ce qu’ils ont de plus aigu et de plus dérangeant. Il faut reconnaître dans cette attitude l’effort pour continuer et renouveler la pensée transformatrice issue de Marx au contact des enjeux de notre époque. Certes, les liens peuvent paraître moins immédiats dans un ouvrage qui scrute les résultats « révolutionnaires » d’une diversité de sciences exactes ou humaines, qui interroge les cos-mologies dont les religions sont porteuses. Pourtant, cette fois encore, ils affleurent en de nombreux passages. C’est d’ailleurs un des propos manifestes de l’ouvrage lorsqu’il s’interroge de la sorte : « Quels événements peuvent changer le poids du déterminisme sur les consciences et permettre de donner à ceux qui n’ont jamais exercé librement et rationnellement leur pouvoir d’être enfin acteurs de leur vie et de leur connaissance ? » Événement, déterminisme, ces mots balisent l’espace d’intervention de l’auteur dans ce livre qui cherche à mettre en question le déterminisme dominant qui structure la rationalité contemporaine, pour faire place à l’événement qui ouvre à une pluralité de possibles et faire évoluer le contenu même de cette rationalité. Car il est indéniable que le contenu historiquement construit de la rationalité influe sur la perception de la réalité et sur les modalités de l’agir humain, à une époque donnée et dans toutes les sphères sociales. Donc sur les pratiques de transformation sociale. C’est en cela qu’il rejoint ici la pensée qui a pour projet l’émancipation humaine.
2Quelle est donc cette rationalité nouvelle à l’affirmation de laquelle veut contribuer le philosophe Arnaud Spire? Selon lui, cette rationalité a pour épicentre l’aléatoire. La création de cette nouvelle catégorie philosophique que peut être l’aléatoire entend prendre en compte les nouvelles données épistémologiques qui émergent dans de nombreuses sciences. La pensée du physicien chimiste et philosophe Ilya Prigogine qui l’a mis en valeur dans le domaine de la thermodynamique - avec quelques autres comme Isabelle Stengers, Stephen Jay Gould, Henri Atlan, etc. - y est pour beaucoup. Le philosophe Edgar Morin l’a, quant à lui, intégré dans son concept de complexité des sociétés. Nombre de découvertes scientifiques récentes montrent que la matière et le réel sont des créations permanentes, dans lesquelles se révèlent des lois fondamentales irréversibles et aléatoires.
3Cette conception prend à rebours le positivisme et le déterminisme qui prévalent encore trop souvent sans nuance : la connaissance des faits par la science permet d’établir les relations de causalité qui président à l’apparition d’un phénomène. Seule l’ignorance ou la non-connaissance, à une étape donnée du progrès scientifique, explique, dans cette vision déterministe, que puisse survenir de l’événement, de l’imprévisible ou de l’aléatoire, assimilé un peu rapidement au hasard que l’on parvient à mathématiser. Mais ce ne peut être une caractéristique inscrite au cœur du réel. C’est dire s’il y a dans cette rationalité séculaire peu de place pour l’aléatoire compris comme un mouvement créateur dont les résultats dans leur concret n’étaient pas déductibles de la connaissance des conditions antérieures.
4C’est ce que mettent en lumière des phénomènes comme les bifurcations et les structures dissipatives. Arnaud Spire a une jolie formule pour caractériser cette situation :« L’événement confronte l’homme rétrospectivement à l’imprévisible et - par anticipation - à l’incertain. » Les lois qui peuvent être formalisées par la connaissance de ces phénomènes expriment désormais « des possibilités et non plus des certitudes ». Pourtant, ce nouveau type de rationalité qui donne toute sa place à l’indéterminé ne fait pas disparaître le déterminé au sein de la réalité objective. Celui-ci s’inscrit dans un champ de possibilités, il devient un moment - et non plus le tout - des processus créateurs qui façonnent la réalité matérielle et historique.
5Ces analyses ne peuvent manquer d’interroger certaines conceptions théoriques et politiques dont ont été historiquement porteurs les communistes. Un exemple en rapport avec le contenu de l’ouvrage examiné ici. La réflexion théorique des communistes n’a pas échappé à une caractérisation de la matière - définie philosophiquement comme « la réalité objective donnée » - par des propriétés partielles étendues à son tout de manière abusive, des propriétés mécanistes qui la dotaient d’une pente positiviste et déterministe. (À ce propos, on peut parler avec l’auteur du stalinisme théorique comme d’un positivisme marxiste.) La connaissance de l’état actuel permettait de prévoir l’état futur. Pour le rapporter au champ social, on peut l’énoncer, sans doute un peu plus brutalement, de cette façon : les contradictions de classes issues des rapports de production capitalistes, cette matière sociale aux fondements des sociétés capitalistes, devaient conduire presque inexorablement à la révolution et au communisme. Il y avait bien du mouvement - déterminisme ne veut pas dire immobilisme - dû à des contradictions dialectiques, mais ces contradictions, antagoniques ou non, fonctionnaient comme des lois dans un continuum - l’accumulation quantitative faisait apparaître une qualité nouvelle à partir d’un certain seuil (cette rupture était alors tout à fait prévisible) et l’unité des contraires laissait présager des termes de leur résolution (éviction d’un des termes de l’antagonisme ou nouvelle unité des contraires). Quoi qu’il advienne, ce mouvement dialectique linéaire avait une fin prévisible, même si pouvaient survenir quelques aléas. Il était en quelque sorte orienté par une conception téléologique. Il n’y avait guère de place pour l’incertitude, l’inattendu ou encore pour la cohabitation de logiques à la fois contradictoires et pourtant complémentaires, pour une dialogique dont parle E. Morin, susceptible de prendre en charge la complexité de ce monde. Marx avait bien pris quelques précautions - même s’il n’a pas toujours échappé aux pièges du déterminisme dans certaines de ses expressions - en évoquant le caractère tendanciel des lois économiques, les possibilités toujours présentes de contrecarrer cette tendance, en ne faisant pas système de la dialectique - lui préférant une dialecticité qui renvoie, en toutes circonstances, à l’analyse concrète de la réalité concrète révélant alors une grande complexité d’interactions de causes et d’effets, en scrutant avec une attention jamais démentie tous les événements - sociaux et politiques notamment - qui survenaient à son époque et qui donnaient lieu à des analyses entretenant une relative mise à distance, une mise en question de ses écrits plus théoriques. Mais ces propos furent peu entendus…
6Le livre d’A. Spire nous aide à mieux comprendre pourquoi les conceptions positivistes véhiculées par la vulgate marxiste doivent être radicalement remises en cause. Il apporte sa contribution à leur renouvellement. L’inclusion de l’événement aléatoire dans la matière lui rend ses facultés créatrices - et destructrices à la fois -, sa fécondité. (Il faut sans doute réfléchir aujourd’hui plus avant, comme s’y emploie A. Spire dans son livre, à une conceptualisation philosophique de l’aléatoire qui permette d’inclure le déterminé et l’indéterminé, la nécessité et la possibilité, le réversible et l’irréversible, le continu et le discontinu comme des états associés à la matière qui en expriment ses potentialités.) L’événement fait surgir des possibles, un faisceau de possibilités dont l’existence ne pouvait être soupçonnée. Ces possibles sont, en quelque sorte, des « indéterminés ». Ils manifestent l’indétermination quant au devenir de l’état actuel.
7Entre ce qui disparaît et ce qui va apparaître, il y a l’incertitude. Disparaître, apparaître, ce sont là des processus qui indiquent une transformation et un dépassement. Le dépassement est une figure majeure de la dialectique. Henri Lefebvre l’avait pressenti à sa manière lorsqu’il écrivait dans un son ouvrage Méta-philosophie, paru en 1965, qu’entre les deux déterminations que sont l’abolition et l’élévation propre au processus de dépassement - ce mouvement dialectique de transformation du réel social - « se situe l’indétermination, l’ouverture : la possibilité à réaliser par une action, le projet ». Et si l’incertitude vis-à-vis de l’avenir supplante désormais la certitude de ce qui va advenir, le futur n’en reste pas moins « conjecturable ». Indétermination ne signifie pas imprévisibilité totale. Henri Lefebvre écrivait que « partout, toujours, dans tous les domaines, on trouve les trois moments : déterminisme, hasard, décisions ». C’est avec cette triade qu’il faut désormais compter pour anticiper quelque peu le devenir des sociétés…
8Cette pluralité des possibles qui émerge avec l’événement nous confronte à une plus grande incertitude devant l’avenir. Cette nouvelle donne questionne donc légitimement notre capacité d’action sur le réel naturel et social. Le contrôle et la maîtrise du cours de notre existence et de son environnement ne nous ont-ils pas définitivement échappé ? La liberté peut-elle toujours se définir, à la suite d’Engels dans L’Anti-Dühring, qui tenait cette définition de Hegel, comme « l’intellection de la nécessité » ? Les réponses sont au cœur d’un vif débat dans lequel le philosophe Arnaud Spire prend parti : l’ouverture du champ des possibles devient la condition d’une liberté et d’une responsabilité nouvelles. « Nous sommes comme projetés dans l’action, affirme-t-il, pour agir sur les possibles et tenter d’orienter le cours des choses. » Ce faisant, il réévalue dans notre tradition de pensée la réalité et l’épaisseur de la liberté humaine. Celle-ci est bel et bien une responsabilité à assumer devant l’indécision fondamentale qui habite le monde, et plus particulièrement dans la réalité sociale. Alors qu’elle était empreinte d’une certaine dose de déterminisme (il faut cependant discuter sérieusement de ce que veut dire l’intelligence d’une loi historique et des exigences qui la font se manifester, comme du renversement de la nécessité en liberté dont le communisme est une des figures possibles - voir Marx, penseur des possibles, de Michel Vadé), l’action et l’agir politique deviennent, dans cette conception qui met l’aléatoire au cœur de la rationalité, plus que jamais le corollaire de la liberté pour tenter d’infléchir le cours des événements dans un sens favorable à l’humanité. Plus libre mais plus responsable, dans un monde dominé par l’incertitude, telle est la conception des femmes et des hommes qui ressort d’une lecture attentive de cet ouvrage d’importance. Le libre arbitre devait, hier, s’accommoder d’un déterminisme quasi absolu; il va devoir, aujourd’hui, conquérir l’espace qui s’ouvre à lui. Et ce n’est sans doute pas moins perturbant.
9Guy Carassus
Nouvelles Luttes de classes, Collectif, sous la direction de Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies, et Michel Vakaloulis, PUF, 2006, 298 pages, 25 €
10Après une éclipse de deux décennies due au triomphe du modèle capitaliste et de sa promotion, les « classes sociales » opèrent un retour notable dans les champs sociologique et politique depuis quelques années. Elles n’avaient bien sûr pas disparu en tant que réalités sociales, mais ont muté, ce que s’attache à analyser cet ouvrage collectif regroupant les interventions prononcées lors des ateliers sociologie du IVe Congrès international organisé par Actuel Marx.
11Les « bouleversements sociologiques opérés depuis trente, quarante ans sur les principaux acteurs historiques de la lutte de classes » (fin de l’État-providence, de l’organisation entrepreneuriale du travail, arrivée massive des femmes sur le marché) produisent des effets politiques alarmants, pour Jean Lojkine. « Le résultat, c’est une coupure, mondiale, entre les classes populaires, mais aussi les classes dites “moyennes”, et leurs représentations partisanes. » À ces dernières d’inverser la tendance en brisant leurs structures « for-diennes » pour prendre acte de la nature du « travail informationnel », organisé en « réseaux décentralisés non hiérarchisés ».
12Reste que « l’affrontement capital/travail se poursuit », comme en atteste, selon Stéphane Bouquin, « le maintien de l’activité gréviste » entre 1995 et 2004. Mais ces mobilisations, pour importantes qu’elles soient, « sont loin d’avoir franchi un seuil d’intensité au-delà duquel on pourrait les qualifier de “subversives” », souligne Michel Vakaloulis. Si les nouveaux mouvements sociaux demeurent pour lui en attente de coordination et d’un projet de société, ils n’en assurent pas moins une fonction de « politisation non partisane » porteuse d’espoir en plaçant « les politiques devant leurs responsabilités ».
13T. H.
Communistes dans le Monde arabe, Karim Mroué, Samir Amin Préface de Georges Labica, Le Temps des cerises, 2006, 228 pages, 14 €
14Le monde arabe souffre d’une crise à multiples facettes dont l’Europe et les États-Unis sont en partie responsables. Pauvreté, guerre et autoritarisme sont les fruits amers d’une histoire chaotique qui demande aujourd’hui une analyse rétrospective défiant les préjugés pour fonder un nouveau projet démocratique et de justice sociale dans cette partie du monde. Voici l’ambition de cet ouvrage. Les réformes imposées par l’extérieur, par l’offensive militaire et l’occupation sont condamnées de toute part, favorisant les courants de l’islam politique les plus virulents. Ces évolutions éludent les nombreuses voix qui appellent à sortir du statu quo et à avancer sur le chemin de la construction politique de la démocratie.
15Parmi celles-ci, celles des communistes arabes, dans leur diversité, forts de leur conscience politique et de la solide connaissance qu’ils ont des forces profondes en activité dans leur société d’origine, nous éclairent sur la complexité de l’histoire des partis marxistes, les débats théoriques et idéologiques qui ont fait rage en leur sein avant et après l’effondrement de l’URSS, et leurs rapports aux sociétés du monde arabe, à leur évolution entre modernité et tradition.
16Libanais et marxiste, Karim Mroué en témoigne dans ce livre. Représentant de la jeunesse arabe dans la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique (FMJD), puis des mouvements pacifistes arabes au Conseil mondial de la paix, il est élu en 1964 au Bureau politique avant d’en devenir le secrétaire général adjoint de 1984 à 1992. Il nous raconte l’histoire d’un parti qui s’est engagé dans la lutte pour l’indépendance du Liban, mais qui a été profondément marqué par le suivisme à l’égard du mouvement communiste international qui avait l’URSS pour centre et se nourrissait d’un marxisme dogmatisé. À maintes reprises, K. Mroué parle avec douleur de cette théorie scientifique que l’on a transformée et « qui ressemble fort à la foi religieuse ». Abdel Ilah Belkeziz, philosophe marocain, questionnant K. Mroué, s’exprime même en ces termes : « L’URSS et le mouvement communiste ont certainement trouvé dans le marxisme les graines des fruits les plus amers ? »
17Les auteurs passent au crible de la critique les grandes vérités du marxisme - la dictature du prolétariat, la violence révolutionnaire, la place de la classe ouvrière dans le changement social, et la question de l’État. Les dysfonctionnements des expériences socialistes dans leurs aspects théorique et pratique apparaissent clairement, comme résultant de leur « non-renouvellement et non-évolution », et de leur « non-adaptation à la réalité existante dans chaque pays ainsi qu’à l’échelle universelle ». Ils furent aussi les conséquences de « la non-prise en considération des conditions historiques des pays qui ont vécu l’expérience de construction du socialisme ». K. Mroué fait référence aux différentes critiques marxistes qui dénonçaient dès la fin des années 50 le caractère totalitaire du système soviétique. De Togliatti et Berlinguer à Garaudy, en passant par Kautsky, Gramsci, Lukács, l’auteur revient sur le sens de ces critiques, de l’eurocommunisme - avec l’Italie en tête de pont -, et démontre leur apport dans l’établissement d’une corrélation entre marxisme et démocratie. Au Liban, les évolutions du Parti communiste ont été plus chaotiques. Luttant contre le projet parti-tionniste, le PCL, sans renoncer à la violence,s’est battu pour la démocratie contre la dimension confessionnelle, mais, pris dans ces débats internes, il s’est isolé ; et encore en crise aujourd’hui, sa voix est inaudible.
18Quelles solutions proposer dans un tel contexte ? K. Mroué - qui signe par ailleurs un chapitre sur la dernière guerre au Liban - prône un « marxisme rénové ». La méthode du matérialisme dialectique lui confère continuité et pertinence dans l’analyse, l’anticipation et la déduction. Conscient que « nous sommes loin d’avoir une représentation de l’avenir socialiste », le communiste libanais en appelle néanmoins à la constitution d’« un nouveau bloc historique international dont l’objectif serait d’assurer une confrontation internationale de grande envergure avec le capitalisme mondialisé ».
19La contribution de l’économiste égyptien Samir Amin se concentre davantage sur l’analyse du communisme égyptien dans le contexte de l’expérience nationaliste nassérienne, qu’il critique et définit comme une « illusion nationale bourgeoise ». Ce jugement s’appuie sur l’analyse du rapport du régime de Nasser à la démocratie et au capitalisme. Largement inspiré par la tradition autocratique « associant le pouvoir personnalisé d’hommes de guerre, de commerce et de religion », le régime de Nasser s’est constitué en « monopolisme d’État », limitant de fait une révolution sociale qui n’a pris sa dimension qu’après la nationalisation du canal de Suez et l’échec de la coalition tripartite en 1957. Ouvrant la voie à une économie de « rente politique », il a en outre légitimé l’institution militaire favorisant après sa chute le retour au « modèle mamelouk » despotique et l’entrée dans l’arène de l’islam politique.
20Les considérations de S. Amin sur la question palestinienne, son traitement par les États arabes et les groupes communistes ainsi que les contradictions entre forces nationalistes et panarabisme - le nassé-risme et la baathisme - nous renseignent sur les tendances politiques du monde arabe, l’exigence portée par les communistes et le glissement actuel « des sociétés arabes et islamistes dans l’obscurantisme, la nostalgie du passé et le recul de la capacité à analyser ».
21Pour conclure, en écho à la préface signée par Georges Labica, de nombreux enseignements peuvent être tirés en Europe d’une étude comparée avec les partis communistes arabes, alors que se pose la question de la pertinence du communisme aujourd’hui, et que sont dressés de toutes parts des obstacles au dialogue entre les sociétés et les hommes. Dans un monde arabe où « la greffe marxiste a eu du mal à prendre », les sociétés arabes n’ont pas encore acquis le sens de la démocratie moderne. Le premier front de lutte pour la libération de ces pays est sans doute, pour les deux auteurs, celui de la laïcité. Et S.Amin la défend quand il avance l’idée selon laquelle « les sociétés arabes sont mal équipées pour comprendre que la laïcité n’est pas une spécificité occidentale mais une exigence de modernité ».
22Chrystel Le Moing
Espagne, Arthur London, Traduit et adapté du tchèque par Lise London, postface de Pierre Daix, Éditions Tribord (Bruxelles), 2003, 480 pages, 24,70 €
23Au moment où l’on commémore le soixantième anniversaire de la formation des Brigades internationales (22 octobre 1936), la mise à disposition du public français de cette histoire de la guerre d’Espagne, parue en français à Bruxelles en 2003, était de toute première instance. Arthur London (« Gérard » dans la Résistance française), disparu il y a tout juste vingt ans, dans la nuit du 7 au 8 novembre 1986, avait écrit Espagne à Prague alors qu’il était tout juste libéré après sa condamnation au procès Slansky (1952), dont il avait subi les épreuves. Il les relatera dans un livre célèbre et popularisé par le film (1970) de Costa-Gavras, avec Yves Montand et Simone Signoret : L’Aveu (Gallimard, 1968).
24Gérard assurait qu’il avait écrit ce « J’accuse » « en communiste » (Aux Sources de L’Aveu, Gallimard, 1997). C’est en marxiste qu’il analyse l’histoire de la guerre d’Espagne, remontant le temps pour l’éclairer ; les conditions de la proclamation de la République (1931) et la victoire du Front populaire, tant à travers les forces politiques et les rapports de forces que du point de vue des conditions sociales. Témoin direct des événements comme engagé volontaire dans les Brigades internationales - ainsi que son épouse Lise -, il décrit dans le détail leur contribution décisive à la lutte contre Franco, Hitler et Mussolini, de la première bataille de Madrid - à laquelle il prend lui-même part - jusqu’à leur dissolution en 1938. Arthur London offre une vision critique des événements et des positions politiques. Il montre les néfastes conséquences de la non-intervention et de Munich, ainsi que celles des dissensions entre forces républicaines.
25Sans jamais se mettre en avant, l’acteur de la lutte « apporte aujourd’hui, comme l’écrit Pierre Daix dans sa postface, une vision en train de disparaître avec les derniers survivants, mais qui garde toute sa fraîcheur au romantisme qui les animait. C’est là une valeur à bien considérer dans le monde où nous vivons, qui jette trop facilement sur l’Histoire un regard de boursier attentif aux seules statistiques et prises ou pertes de bénéfices, oubliant les femmes et les hommes qui nous ont légué leur espoir et leurs douleurs. Leur cœur et leurs rêves indéfectibles ».
26Ajoutons que l’édition contient une préface qu’Arthur London écrivit en 1977 et qui non seulement traite de l’Espagne, mais fait retour sur la Résistance en France et les tragédies qu’il vécut en Tchécoslovaquie : procès Slansky et détention et écrasement du Printemps de Prague.
27B. F.
La Naissance du monde moderne (1780-1914), Christopher Alan Bayly, Éditions de l’Atelier, 2006 606 pages, 30 €
28Christopher Alan Bayly historien, professeur à l’université de Cambridge, livre avec cet ouvrage une fresque magistrale couvrant une période allant de 1780, début de « l’ère des révolutions », à 1914, date où éclate la Première Guerre mondiale, provoquant le démembrement du système contemporain des États et des empires, une période appelée communément le « long XIXe siècle ».
29Le choix de cette période historique par l’auteur ne suggère nullement que le monde antérieur aurait été statique, sans perspectives, car des forces puissantes poussant les sociétés humaines vers le changement existaient déjà. L’aspiration à la liberté et à l’égalité se diffusait à la fin du XVIIIe siècle. C.A. Bayly a tenu à souligner l’émergence, à l’échelle planétaire, d’un phénomène inédit d’uniformisation qui toucha les États, les idéologies politiques et la vie économique, à mesure de leur développement, tout au long du XIXe siècle. L’analyse porte naturellement sur l’Europe, laquelle, dans cette période, s’était imposée comme le centre de la planète, mais elle ne s’y limite pas. L’investigation historique couvre aussi les cinq continents, les États-Unis, l’Inde, la Chine, l’Afrique, ou encore l’Empire ottoman. Cet éclairage a aussi le mérite de préfigurer, sans anticipation mécanique, les évolutions qui surviendront lors du XXe siècle, pour mieux comprendre certaines d’entre elles.
30C’est donc un ouvrage de référence très actuel qui d’ores et déjà fait date. Mais il mérite, notamment en France, d’être plus connu et donc plus largement diffusé. D’autant qu’un de ses mérites, et non des moindres, est d’allier l’érudition à l’accessibilité pour un large public, lequel n’est pas nécessairement initié à l’ensemble des questions évoquées.
31Jacques Le Dauphin
Changements climatiques. Impasses et perspectives. Points de vue du Sud., Ouvrage collectif, Éditions Syllepse, coll. « Alternatives Sud », 2006, 200 pages, 18 €
32La menace d’un réchauffement climatique concerne tout le monde, mais les plus vulnérables demeurent les pays du sud. Partant de ce postulat, l’ouvrage collectif Changements climatiques. Impasses et perspectives, introduit par Jean-Pascal Va n Ypersele, climatologue à l’université de Louvain (Belgique), décline les analyses de chercheurs desdits « pays en développement ».
33Avec l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto en 2005, la communauté internationale a fait un premier pas dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, à l’origine du réchauffement climatique. Les pays du Nord - États-Unis en tête - s’y opposent ou s’engagent timidement, tandis que les pays dits en voie de développement refusent de brider leur croissance économique récente et rejettent la responsabilité historique des changements climatiques sur ces pays du Nord. Au bout du compte, la logique de marché, désastreuse au plan écologique, se pare d’un discours de « développement durable » sans être inquiétée dans son fonctionnement. L’ouvrage décline, voire oppose, les analyses de chercheurs chinois, indiens, brésiliens et nigériens qui ne dédouanent pas leurs pays de leurs responsabilités. Les auteurs concluent en dessinant des alternatives aux politiques internationales actuelles, recentrées sur « des lieux et des communautés qui subissent les effets de la dégradation socio-environnementale ».
34Vincent Defait