Couverture de NF_003

Article de revue

Deux intellectuels face aux communismes de l'Est

Pages 95 à 103

Notes

  • [1]
    J. Rony, Trente Ans de Parti : un communiste s’interroge, Christian Bourgois éditeur, 1978, p. 54.
  • [2]
    J. Verdès-Leroux, Au Service du Parti : le Parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Fayard-Minuit, 1983.
  • [3]
    B. Pudal, Prendre Parti : pour une sociologie historique du PCF, PFNSP, 1989, p. 321.
  • [4]
    En mai 1952, en pleine guerre froide, le Parti communiste organise à Paris manifestation sur manifestation, pour protester contre le pacte Atlantique et contre le général Ridgway. À la fin de l’une de ces manifestations, Jacques Duclos est arrêté. Dans sa voiture, la police trouve deux pigeons morts. « Des pigeons voyageurs dissimulés sous la couverture », selon les policiers. J. Duclos était soupçonné de communiquer avec l’Est par ce moyen.
  • [5]
    A. Duhamel, Le Nouvel Économiste, 31 janvier 1976.
  • [6]
    J. Elleinstein, Histoire du Phénomène stalinien, Grasset et Fasquelle, 1975.
  • [7]
    J.-P. Brunet, Histoire du PCF, PUF, 1982, p. 110.
  • [8]
    Entretien du 25 janvier 2000 avec Thomas Hofnung, reproduit dans Georges Marchais, l’Inconnu du Parti communiste français, L’archipel, 2001, p. 246.
  • [9]
    F. Matonti, La double Illusion. La Nouvelle Critique : une revue du PCF (1967-1980),Thèse de doctorat en science politique, E. Pisier (dir.), Paris-I Panthéon-Sorbonne, 1996, p. 749.
  • [10]
    M.-A. Burnier, F. Bon, « Le triangle prolétarien. Révisionnisme, orthodoxie, révolution », version remaniée et inédite de « Qu’elle ose paraître ce qu’elle est », préface et postface d’E. Bernstein : Les Présupposés du socialisme, Le Seuil, 1974, in F. Bon (textes réunis et présentés par Yves Schemeil), Les Discours de la politique, Économica, 1991, p. 71-119.
  • [11]
    J. Elleinstein, Histoire de l’URSS, Éditions sociales, 1973-1975.
  • [12]
    J. Elleinstein, Histoire du Phénomène stalinien, op. cit.
  • [13]
    J. Elleinstein, Le PC, Grasset, 1976.
  • [14]
    F. Matonti, La double Illusion. La Nouvelle Critique : une revue du PCF (1967-1980), op. cit., p. 449.
  • [15]
    N. Borvo, « Les intellectuels et le 28e Congrès : une étape nouvelle »,
  • [16]
    Nous reprenons le titre d’un texte-pétition lancé par Patrick Braouezec et d’autres « Refondateurs » (dans la revue Futurs, 24 avril 2002) au lendemain du 21 avril 2002, et que les médias ont largement relayé.
  • [17]
    Sous-entendu : en URSS (LLC !, p. 321-322).
  • [18]
    L’hypothèse émise par plusieurs oppositionnels selon laquelle les solidarités du PCF à l’égard du PCUS ne s’étaient pas vraiment émoussées s’est trouvée étrangement confortée par l’affaire de la brochure Vivre, réalisée au cours de la campagne électorale et destinée à servir de support à la propagande du Parti. J. Frémontier, ancien rédacteur en chef du journal Action et convié à l’élaboration de cette brochure, a révélé que le secrétariat avait décidé de la mettre au pilon parce qu’elle présentait notamment l’inconvénient majeur de reproduire une photo de P. Juquin serrant la main du dissident soviétique L. Pliouchtch.
  • [19]
    F. Cohen, C. Frioux, A. Adler, M. Decaillot, L. Robel, L’URSS et nous, Éditions sociales, 1978, cité dans L’Humanité du 4 septembre 1978.
  • [20]
    G. Marchais, L’Humanité, 28 avril 1978.
  • [21]
    Dont on pourrait considérer que le « politiquement correct » est un succédané.
  • [22]
    Sous réserve, pour les « althussériens », d’une radicalisation des objectifs et d’une extension de l’unité à la base : ce qu’Althusser nomme « la dialectique du contrat et du combat ».
  • [23]
    P. Laurent, Le Parti communiste français comme il est : entretiens avec Roger Faivre, Éditions sociales, 1978, p. 105.
  • [24]
    Nous devons ce bel oxymore à Jean Baudouin dans son article « Les phénomènes de contestation au sein du Parti communiste français, avril 1978-mai 1979 », Revue française de science politique, février 1980, p. 105.
  • [25]
    Le Monde, 12 septembre 1978.
  • [26]
    Entretien de M. Goldring avec F. Matonti, le 31 octobre 1992.
  • [27]
    On y trouve notamment les ouvrages de J. Brière (Vive la Crise ! Crise de la société, crise du PCF), R. Jean (La Singularité d’être communiste), G. Belloin (Nos Rêves camarades), et A. Spire (Profession permanent).

1Les intellectuels communistes, en tant que détenteurs d’une certaine formation et d’un certain savoir, ont à charge de développer la recherche dans le marxisme et de transmettre leurs résultats à la classe ouvrière, pour lui donner les instruments de la révolution. À partir de là, ils assument deux fonctions : celle de gardes du corps idéologiques pour les plus autorisés, celle de techniciens mettant leur savoir au service du Parti pour les autres [1]. Or, Jean Elleinstein transcende ce clivage. En effet, dans la typologie des intellectuels communistes que dresse Jeannine Verdès-Leroux [2], il se trouve à l’intersection des trois types définis par cette historienne du communisme.

2Ni complètement un « intellectuel autonome », ni totalement un représentant de « l’intelligentsia autodidacte des couches négativement privilégiées », ni même encore un « intellectuel de parti », de ceux qui possèdent des titres universitaires mais qui n’auraient pas été à même de monnayer leurs titres autant qu’ils l’auraient souhaité dans leur champ professionnel. En fait, J. Elleinstein a acquis une certaine notoriété dans le champ politique à compter des années 70, en mettant ses qualités intrinsèques au service du Parti. Cependant, s’il a été un formidable interprète, relais, et soutien casuel des entreprises officielles de changement, il en a aussi souvent été l’instigateur.

3Il est vrai que cette décade offre aux intellectuels un statut hybride et nouveau. Le PCF s’engage alors dans une procédure de réforme, couramment appelée en référence de la modernisation de l’Église catholique autour de Vatican II : un « aggiornamento ». Cette mise à jour touche tous les domaines de la théorie marxiste. Le PCF formule en économie la théorie du capitalisme monopoliste d’État (CME, Paul Boccara, 1971). Il réforme sa stratégie d’accession au pouvoir (union de la gauche scellée par un texte dès 1972), renonçant au parti unique, inventant un socialisme à la française (1973), puis abandonnant la dictature du prolétariat (1976). Comme l’a notamment montré Bernard Pudal [3], cette vague de transformations nécessite des « théologiens d’institution » chargés de produire le socle théorique de ces transformations. Mais cette stratégie d’aggiornamento n’est pas portée par l’ensemble du PCF, seulement par une fraction du groupe dirigeant. Pour l’imposer, cette fraction a donc besoin d’alliés. Certaines sections de travail du Comité central comme la Section d’économie, une partie de la Section de politique extérieure (sorte de Commission de révision du rapport du PCF aux pays du « socialisme réel » si on prend le cas de J. Elleinstein, voire de Jean Kanapa), des revues comme La Nouvelle Critique ou un hebdomadaire comme France Nouvelle constituent des alliés des fractions du groupe dirigeant engagées dans cet aggiornamento - sur lesquels Georges Marchais s’appuie dans les années 1972-1977 avant de changer sensiblement d’orientation - et par conséquent des lieux d’observation de ces conseillers d’un genre nouveau. Car l’état du PCF à un moment donné est bien un équilibre entre les forces qui facilitent le changement et celles qui s’y opposent. Or, le fait d’intensifier les forces favorables au repli peut se révéler coûteux, comme le montrera l’étude d’une autre figure emblématique des intellectuels contestataires : Hélène Parmelin.

4D’abord, Jean Elleinstein, historien communiste, professeur à Paris-VIII, a adhéré au PCF à la Libération et est devenu rapidement permanent du Parti en 1947. Son milieu bourgeois de petits industriels parisiens (de confession israélite) ne le prédestinait pourtant pas à une carrière de militant communiste. Cependant, de 1947 à 1952, il s’occupa de la propagande du « parti de Maurice Thorez ». Il fit même plusieurs semaines de prison pour avoir distribué des tracts à la caserne de Clignancourt : « Soldats, refusez la guerre injuste d’Indochine! » Il vécut toute l’année 1952 clandestinement, car il fut recherché par la police pour avoir été mêlé au « Complot des pigeons [4] ». Il se trouve alors au bureau national de la jeunesse communiste (l’UJRF), directeur du journal Avant-garde, et secrétaire du Comité français de la jeunesse démocratique. Son avenir de haut dirigeant communiste est par conséquent tout tracé. Même s’il est vrai que l’homme a toujours aimé les paradoxes, il faudra attendre 1977-1978 pour qu’il se démarque très nettement des autres dirigeants du Parti, en acceptant la qualification de « communiste critique ». Voulant à tout prix faire connaître ses idées et ne le pouvant plus dans la presse de son Parti, il prit le risque d’écrire dans la presse dite « bourgeoise ». L’essentiel, pour lui, était de faire savoir que le PCF n’était plus une « armée » prête à obéir aux ordres de la direction, et que l’on pouvait avoir une pensée autonome tout en restant communiste. Surtout, Jean Elleinstein, avant son éloignement du Parti, aura marqué son temps et sa formation politique en publiant des livres essentiels pour le PCF, principalement sur l’URSS et le phénomène stalinien.

5En effet, il est d’abord impossible de parler de l’« eurocommunisme », au moins en France, sans définir le rôle de Jean Elleinstein, sans évaluer l’importance de sa contribution aux débats de l’époque sur la position à adopter face aux communismes de l’Est. Or, c’est justement parce qu’il est critique à l’égard de sa formation politique que J. Elleinstein va trouver un écho favorable à ses travaux dans l’organisation communiste. Pour autant, il faut tout ignorer des structures et de la vie intérieure du PC pour imaginer qu’un individu seul, s’agirait-il d’un intellectuel éminent, pourrait animer une campagne d’ouverture de cette portée s’il ne disposait pas d’un appui, et surtout si son action n’était pas secondée et prolongée par des organismes statutaires. En fait, l’engagement eurocommuniste de J. Elleinstein n’était pas concevable avant que la « ligne Marchais », non sans quelques tiraillements au début, ne soit devenue celle de pratiquement toute la direction et n’ait reçu sa consécration au 22e Congrès : « Le Parti communiste français tient son 22e Congrès du 4 au 8 février. C’est un événement. […] Mais le congrès de Saint-Ouen va constituer une formidable opération de promotion de la nouvelle ligne du PC, la ligne Marchais. Comme les communistes sont passés maîtres en publicité politique, ce sera l’occasion de “vendre” la stratégie « new look » du PCF. Elle a beaucoup changé [5]. » C’est en effet à l’issue de ce congrès que Georges Marchais s’était écrié : « Vive le socialisme aux couleurs de la France! », et le PCF se mit à marquer plus nettement ses distances vis-à-vis de l’URSS et des pays socialistes.

6C’est ainsi que le secrétaire national du PCF exprima des désaccords de plus en plus vigoureux sur une série de problèmes comme les camps de travail de Riga (en Lettonie), les internements psychiatriques d’opposants au régime soviétique, l’« affaire Pliouchtch » (du nom d’un dissident) et l’« Affaire Soljenitsyne »… L’historien Jean Elleinstein, après avoir décrit en 1975 le phénomène stalinien comme une violation de la « légalité socialiste [6] », joue à partir de ce moment-là le rôle de guide idéologique au sujet du présent et du passé de l’Union soviétique [7]. Quant à l’homme J. Elleinstein, il s’identifie à sa réputation ; or, cette dernière est devenue un capital politique pour son parti. En effet, la construction progressive de l’union de la gauche et le processus de renouvellement théorique confèrent à un intellectuel comme J. Elleinstein un statut induit par l’aggiornamento : devenir l’artisan de la mise en forme et de la diffusion des théories nouvelles qui viennent étayer cette stratégie : « Un jour, se souvient Jean Elleinstein, Marchais m’a dit : “Tu as raison de critiquer les Soviétiques, je ne veux pas qu’on paie leurs erreurs comme on les a payées dans les années 50 [8] !” » Les transformations du PCF aux cours des années 1972-1977 contribuent ainsi à inventer une nouvelle place pour les intellectuels. Mais ce « nouveau » statut est porteur, comme on le pressent, de toutes les ambiguïtés.

7D’abord, il n’est pas autorisé à tous les moments de l’histoire du PC français. Il est en fait la conséquence, comme ici, de la rencontre entre la stratégie d’aggiornaento du PCF (elle-même produit des luttes internes au groupe politique) et les croyances des intellectuels attachés à la politique unitaire (avec le Parti socialiste et le Parti radical de gauche) comme à l’idée d’accéder au pouvoir. Une fraction du groupe dirigeant - la direction « eurocommuniste » du PCF - porte ce travail de réforme dans les années qui nous occupent. C’est avec cette fraction que J. Elleinstein noue - dans un premier temps, c’est-à-dire jusqu’en septembre 1977 - un rapport privilégié (comme en témoigne la publication de ses différents ouvrages critiques à l’égard des pays de l’Est et du « socialisme réel » de l’URSS, ainsi qu’à propos du fonctionnement même du PCF; et comme le soulignent ses différentes déclarations à l’époque). Mais le rapport de forces entre les deux partenaires, équilibré à l’origine, peut basculer à l’avantage des « politiques ». En effet, ceux-ci, par la confection de l’organigramme des revues du Parti, par leur contrôle des mécanismes financiers et par les modes de rétribution symboliques, disposent de moyens de prendre le dessus, dans ce qui apparaîtra de plus en plus comme un jeu de luttes entre différentes légitimités. On ne peut pour autant conclure à un simple rappel à l’ordre des intellectuels, qui se ferait par la coercition, la pression du groupe dirigeant. Car il existe entre Jean Elleinstein et les dirigeants du PCF davantage un échange de services qu’une servitude du premier à ces derniers. En effet, la fraction du groupe dirigeant attachée à l’aggiornamento a besoin de lieux d’expression de ses thèses. À l’inverse, J. Elleinstein, s’il souhaite concurrencer plus efficacement les autres intellectuels de son parti (L. Althusser et son élève E. Balibar, L. Sève, M. Simon…) et y occuper une position prééminente, doit parvenir à incarner ce processus de réforme. Le respect de l’« orthodoxie » par J. Elleinstein - jusqu’à l’échec des négociations sur l’actualisation du programme commun de gouvernement de la gauche - réside dans cette convergence des intérêts.

8Ce processus d’échange(s) se traduit par l’adoption de postures particulières face à l’autorité : Jean Elleinstein (avec d’autres intellectuels) se fait tour à tour « gardien du temple », « bricoleur » et « porte-parole ». C’est d’ailleurs l’appui de Georges Marchais (à grands renforts de publicité) à Jean Elleinstein - symbolisé par l’invective célèbre du premier secrétaire du PCF : « Des Elleinstein, donnez-m’en deux cent mille, je les prends tous! » - qui donne aux faits et gestes de celui-ci une portée amplifiée. La théorie ainsi produite par J. Elleinstein - jusqu’au mois d’avril 1977, moment à partir duquel les dirigeants du PCF cachent de moins en moins leur volonté de rompre l’union de la gauche - possède deux caractéristiques : elle est toujours ad hoc et médiane. Ad hoc au sens où elle conforte la stratégie, rend lisses les virages, fait tenir ensemble des thèses parfois incompatibles ; médiane au sens où le travail intellectuel consiste à produire des thèses qui atténuent sensiblement, à défaut de toujours pouvoir l’éliminer, ce qui est critiqué comme une position droitière d’une part, comme une position gauchiste d’autre part [9]. Toutefois, si J. Elleinstein se trouve plutôt à l’avant-poste des innovations, s’il prend des positions qui font de lui un intellectuel attitré par les dirigeants communistes, c’est aussi pour que la direction du PCF soit à même d’apprécier convenablement la manière dont l’opinion publique et aussi la « base » du Parti réagiront devant la nouveauté, et accepteront les aménagements de la doctrine [10].

9J. Elleinstein est donc un historien du PCF, un professeur d’université, chargé aussi par son parti d’une fonction officielle : directeur adjoint du Centre d’études et de recherches marxistes (le CERM). En outre, s’il a été investi, en 1976, pour une élection partielle dans un arrondissement parisien aussi important que le Ve, c’était apparemment pour donner plus de poids encore à ses travaux, et par la même occasion plus d’autorité à une démarche intellectuelle qui débouche sur l’eurocommunisme.

10En vérité, J. Elleinstein nous semble être avant tout un « défricheur ». Dès l’instant où son parti s’était prononcé pour un socialisme à la française et pour la démocratie, il avait le champ libre pour explorer toutes les conséquences de ce choix, pour rechercher tout ce qu’il implique. Alors que, comme des générations de militants, Jean Elleinstein avait été éduqué à respecter son parti et par incidence ses dirigeants, il a estimé, au début des années 70, que sa première tâche devait être un inventaire critique de la réalité soviétique. Ce furent les quatre volumes de son Histoire de l’URSS[11]. L’originalité de l’ouvrage réside en premier lieu dans la liberté de ton. L’auteur ne dissimule pas les difficultés de son entreprise, « les obstacles à vaincre pour écrire une histoire de l’Union soviétique qui ait quelque fondement scientifique ». D’autre part, « la connaissance passe toujours par le cerveau d’un être humain, et celui-ci est naturellement chargé d’une certaine idéologie ». Pour corriger les empiétements inévitables de l’idéologie - sans laquelle d’ailleurs l’œuvre resterait relativement sans saveur, comme si son auteur était indifférent -, l’essentiel, affirme J. Elleinstein, c’est « l’honnêteté intellectuelle et la rigueur scientifique ». Les historiens de l’URSS, à commencer par les historiens communistes, ne nous avaient pas habitués à ce langage. Or, dans le même temps, en Italie, un autre partisan chaleureux de l’eurocommunisme, l’historien Giuseppe Boffa, se lançait dans une entreprise semblable à celle de J. Elleinstein. Leurs efforts conjugués contribuèrent à édifier une nouvelle historiographie du communisme. En effet, face à l’entreprise historiographique d’Annie Kriegel, auteur de la première ethnographie du PCF, se dressèrent des historiens communistes - dont J. Elleinstein fait partie - qui, à partir des années 70, s’essayèrent à conquérir une autonomie par rapport à la direction de leur parti, dans les universités, mais aussi dans les lieux spécialisés de l’activité scientifique fondés par le PCF (l’Institut Maurice-Thorez [IMT], devenu l’Institut de recherches marxistes [IRM], et désormais Espaces-Marx, indissociable de sa revue d’histoire). Mais cette autonomie rencontra des limites, posées à la fois par la direction (par exemple, concernant les archives ou certaines réinterprétations d’épisodes controversés de son passé) et par le refus de ces mêmes historiens d’écrire une histoire suffisamment indépendante des enjeux politiques et idéologiques. Justement, s’il n’avait pas été défini par rapport à l’URSS telle qu’elle était à l’époque, l’eurocommunisme n’aurait eu aucun sens.

11Une autre originalité de l’ouvrage écrit par J. Elleinstein (Histoire de l’URSS) était le jugement porté par l’auteur sur les protagonistes de la Révolution russe. L’auteur examine le cas de chacun d’eux à partir de son rôle historique, de ses mérites réels, et non d’après les dithyrambes de la propagande pour les uns ou, pour les autres, d’après les jugements qui ont conclu des procès truqués. C’est ainsi que Lénine, Staline,Trotski, Boukharine, Zinoviev, Kamenev, Khrouchtchev… retrouvent la place exacte qui leur revient. J. Elleinstein proclame la nécessité « d’être vrai sans taire les mérites ou cacher les fautes »… Formuler autrement : par le devoir d’inventaire qu’il revendique sur l’histoire du PCF et de ses liens avec le « socialisme réel » d’Europe de l’Est, il s’investit pleinement dans une entreprise de démembrement systématique de la défense, plus maladroite qu’aveugle, de « la patrie du Socialisme ». Fervent admirateur des peuples soviétiques dont le courage « nous a rendu la liberté », assure-t-il à ses coreligionnaires, Jean Elleinstein entend écrire leur histoire comme « un jeu d’ombres et de lumières », mais, précise-t-il, « les lumières me semblent assez fortes pour n’avoir rien à craindre des ombres ». Le ton est si affirmatif qu’on se demande si J. Elleinstein n’a pas raison « avant » le Parti, tant ses déclarations se trouvent en osmose avec son époque, et qu’en plus de la croyance, l’historien a la conviction chevillée au corps. Mais ces ombres, quelles sont-elles ? C’est « la façon autoritaire » dont est menée « la collectivisation des terres »… « l’apparition, dans les années 30, de toute une série de phénomènes négatifs » que l’on résume sous le vocable discutable et discuté de « stalinisme »…Ce stalinisme qui « permet le développement du socialisme et en même temps le contrarie par l’élimination massive de nombreux cadres communistes, l’ouverture des camps de concentration et par les méthodes autoritaires et bureaucratiques de direction ».

12Un second ouvrage sur Le Phénomène stalinien[12] donne une forme systématique à ces descriptions détaillées et minutieuses. De l’URSS, J. Elleinstein passe à la France et au parti français [13]. Mais il tient à souligner qu’il parle en son nom personnel, que personne ne l’en a chargé ou ne viendra le censurer a posteriori. Ces réserves faites, il lance dans la circulation tout un lot d’idées nouvelles qui ne sont peut-être à première vue que des ballons d’essai, qui n’ont sans doute pas reçu de consécration ou d’estampille officielle (encore que, par ses fonctions, il n’engage pas que lui-même…), mais qui, par leur accumulation même, aboutissent à ce que les marxistes appellent un « changement qualitatif ». Ici, le changement consiste à offrir du PCF une silhouette originale, qui tient sans doute, sur le moment, du souhait plus que du constat, mais qui ouvre d’intéressantes perspectives. C’est ainsi qu’il s’attache tout d’abord à « détruire un certain nombre de légendes » et à décrire cet « animal bizarre » qu’est son parti, tel qu’il est sorti du 22e Congrès, celui du « socialisme aux couleurs de la France » et pour lequel l’auteur ne cache pas sa prédilection. Le socialisme tel que J. Elleinstein le souhaite sera « radicalement » différent de celui existant ailleurs (en URSS, en Chine, en Hongrie, à Cuba, en Yougoslavie ou en Corée) parce qu’il « maintiendra la démocratie politique et les libertés publiques ». Car ailleurs, la démocratie et les libertés ont subi le sort que l’on sait, si tant est qu’elles aient jamais existé… Pour sa part, le PCF a toujours respecté la liberté et la démocratie et, s’il mérite un reproche, c’est « de ne pas avoir jadis critiqué » d’autres PC pour ce qu’ils ont « fait dans d’autres pays ». Mais, selon l’auteur, cette faiblesse est réparée à partir des années 1973-1975.

13De surcroît, J. Elleinstein récuse des « textes théoriques écrits voilà des dizaines d’années, et pour certains vieux de plus d’un siècle » qui niaient les libertés démocratiques. Puis, il condamne aussi fermement « toutes les expériences socialistes existantes » qui « ont abouti […] à des systèmes politiques fondés sur la direction d’un parti unique ou dominant et une philosophie d’État, le marxisme, où n’existaient pas de libertés publiques ni d’opposition politique », et qui doivent être appelées par leur vrai nom : dictatures. Par contraste, il rappelle l’interview de M.Thorez au Times (1946) sur les chemins qui peuvent mener au socialisme, différents de ceux des « communistes russes », puis le rejet du principe du parti unique, la profession de foi pluraliste contenue dans le Manifeste de Champigny, et enfin, huit ans après, l’abandon de la dictature du prolétariat. Le sens de l’évolution est évident, J. Elleinstein va en prolonger la trajectoire : « On ne peut s’abriter derrière des textes de Lénine de 1918 ou 1920 pour justifier la dictature du prolétariat dans la France de 1976… » Et d’adopter les conclusions, quant au choix de la voie démocratique au socialisme, qui sont celles de l’eurocommunisme : « Le nouveau pouvoir politique ne sera pas seulement celui de la classe ouvrière, mais celui de toutes les forces sociales qui auront œuvré à la transformation de la société. » Celui-ci suppose d’ailleurs la création d’une Europe des nations, de nature confédérale, le maintien de « l’équilibre stratégique entre le pacte Atlantique et le pacte de Varsovie, et une stratégie nucléaire tous azimuts », destinée, selon le mot de J. Kanapa, à protéger la France « contre tout agresseur éventuel quel qu’il soit ». Ce « quel qu’il soit » prend tout son sens depuis l’agression perpétrée par l’URSS en août 1968 contre la Tchécoslovaquie d’Alexander Dubcek.

14Quant aux relations entre le PCF et l’URSS, Jean Elleinstein les évoque avec une liberté de ton qui, dix ans plus tôt, eût semblé sacrilège. Il va plus loin que Georges Marchais en étendant les divergences à « la politique étrangère » et à « la politique culturelle » qu’il qualifie de « répressive ». En effet, pour lui, l’éradication de l’analphabétisme n’est vraiment une victoire que si l’acquisition des rudiments de la lecture et de l’écriture permet d’accéder à une culture libre, et ne devient pas un moyen pour l’État d’imposer un endoctrinement unilatéral. L’auteur conclut le chapitre des divergences sur trois questions essentielles : « Le parti communiste de l’URSS est-il décidé à accepter des critiques de la part des autres partis communistes ? Est-il capable de reconnaître la différence entre les adversaires du socialisme et ceux de ses partisans qui n’en ont pas pour autant la même idée que lui ? Est-il en mesure de reconnaître ses amis, même s’ils ne sont pas aussi complaisants qu’il pourrait le souhaiter ? »

15Cela dit, il n’y a pas matière, nous renseigne J. Elleinstein, à un « schisme » ou une « rupture », le mouvement communiste mondial ayant déjà trop souffert du conflit entre Moscou et Pékin. Et de célébrer, en revanche, la fraternité toujours plus profonde entre les communistes de Paris et de Rome…

16En définitive, J. Elleinstein possède certes un pouvoir d’ordonnateur de changement(s), mais celui-ci, bien qu’il soit objectivement et réellement non négligeable, n’en demeure pas moins subsidiaire par rapport aux prérogatives dévolues aux dirigeants du PCF. En effet, sa pensée, ses prises de position trouvent un écho auprès de la fraction du groupe dirigeant la plus engagée dans l’aggiornamento. Et ce contenu explique que pour une personnalité comme Jean Elleinstein, l’orthodoxie jusqu’en 1977/1978 soit relativement facile à tenir. Mais cela conduit à être « séviste » - selon l’expression de Frédérique Matonti [14] - c’est-à-dire inséparablement se réclamer de l’humanisme scientifique - comme Roger Garaudy - et accepter d’être philosophe de parti au sens où l’on est producteur de la théorie qui le sert. C’est une des raisons pour lesquelles il n’est pas aisé de lancer des discussions dans le Parti communiste de la fin des années 70, comme l’a fait Hélène Parmelin, pour qui le PCF est loin d’être « un parti libre, régénéré, démocratique, rénové, […] [qui] n’a pas peur de la place publique ». Cette parole revendicatrice de changements, le Parti en connaît la force, il la redoute, et le montre. Ceux qui s’opposent, connus ou inconnus, qui rêvent de changement(s), d’aération, de vérité, ne sont pourtant pas, selon les propres termes d’H. Parmelin, « tombés en démence » : « Les questions du pluralisme, de la diversité d’opinion, de la possibilité d’expression d’avis différents, autrement dit de la “contestation interne” furent pour nombre d’intellectuels communistes sujets de différends d’autant plus aigus que dans maintes circonstances, l’issue n’a pu se trouver que dans l’exclusion ou la démission[15]. » C’est ainsi qu’H. Parmelin demanda à ce qu’il se passe quelque chose au Parti communiste [16].

17Écrivain, critique d’art, journaliste, femme du peintre Édouard Pignon (son compagnon pendant quatre décennies), Hélène Parmelin ne mâchait pas ses mots.

18Elle en a fait sa vie même. Cette figure intellectuelle aura bâti une œuvre de pas moins d’une quinzaine de romans, de nombreux essais et ouvrages sur l’art. Son activité protéiforme a l’unité de l’insurrection d’un esprit singulier. « Ce que j’ai envie d’écrire », expliquait-elle aux Lettres françaises en novembre 1968, « c’est ce que je vis moi-même, ce que je sens, ce que je touche du doigt. Tous mes romans sont toujours des romans de l’actualité : car je me sens être, comme chacun de nous, une sorte de lieu géométrique de tout ce qui se passe, un carrefour, une conscience où se répercute à tout instant tout le fabuleux grouillement du monde. » Une œuvre se construit depuis La Montée au Mur (des Fédérés, qui lui vaut le prix Fénéon en 1951), qui aborde les rivages aussi bien du monde ouvrier (Léonard dans l’autre monde), de la politique (La Manière noire), de l’amour (La Femme écarlate) ou de la guerre. On en retrouve l’écho dès les premières lignes de Cramponne, l’un de ses derniers romans, publié en 1978 : « Tout se passe aujourd’hui. Je vis en même temps que les personnages de mes livres. Personnages. Et non pas des héros. Nous ne sommes pas des héros. Vous n’êtes pas des héros. Nous avons tous les mêmes ciels à soleil ou calamités, à tours et immeubles ou horizons à l’infini. » Or, ce que les contestataires, et en l’occurrence plus particulièrement les intellectuels comme H. Parmelin, demandent à la direction est de cesser de se considérer comme invulnérable à l’erreur, comme intouchable ; et qu’elle se mette à l’écoute d’un parti dont elle n’aura pas auparavant déterminé les paroles…

19Elle participa, surtout par son livre Libérez les communistes !, à la préparation du 23e Congrès du Parti communiste, en espérant la condamnation du stalinisme, en France comme ailleurs, et l’affirmation qu’il ne peut exister de socialisme sans liberté (LLC !, p. 11). Or, dès les révélations du « rapport Khrouchtchev »,Hélène Parmelin avait été à l’initiative, en 1956, d’une pétition d’artistes réclamant la tenue d’un congrès extraordinaire du PCF. De là date son combat contre le stalinisme, dans lequel elle mettra toute son énergie. Elle s’était ensuite insurgée contre l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 par les troupes du pacte de Varsovie et la « normalisation » qui s’en était suivie. C’est pourquoi, à l’orée des années 80, cette écrivain, journaliste et femme du peintre Édouard Pignon, demande « que le communisme français s’abreuve aux sources du peuple. Et non ailleurs[17] ».

20Son premier réflexe en tant qu’intellectuelle est donc une vigoureuse et inlassable charge contre les relents du stalinisme. Elle demande également, comme d’autres avant elle (L.Althusser par exemple, J. Elleinstein aussi) un examen général du passé et que le Parti rompt avec ses volontés de secret ou de continuation dans la même voie sous des prétextes d’action et d’urgence ou sous le prétexte menaçant des campagnes anticommunistes. Car, pour Hélène Parmelin comme pour Elleinstein, le Parti communiste français serait malade du stalinisme même s’il se déclare en parfaite santé idéologique, et en cohésion accomplie de pensée avec la « classe ouvrière » et les autres « travailleurs ». Quelles que soient les formes que le stalinisme prend, quelles que soient les dénonciations ponctuelles, quelles que soient les apparitions-miracles de la vérité surgissant ici ou là à point nommé, le Parti communiste ne s’est pas déstalinisé, et il le sait : « Ce parti est en train lui-même de se fabriquer un rocher de Sisyphe susceptible de l’écraser. Tout enrobé de ce stalinisme mi-figue mi-raisin, dont la survivance empoisonne même si on le dilue dans quelque liquide que ce soit de dénonciation affectueuse ou de condamnations résolues d’une seule vaguelette de l’océan coupable. » (LLC !, p. 26)

21Mais, comme le souligne habilement H. Parmelin, si le Parti communiste ne représentait que cela, si tous les communistes étaient des staliniens, si l’idéologie dont ils se réclament restait profondément marquée par le stalinisme qu’elle a enfanté, les contestataires de tous bords et de tous métiers n’abandonneraient pas leurs activités habituelles pour dire, chacun à leur manière, une vérité multiple. C’est par conséquent de l’intérieur du PCF tel qu’il est, mais sans aveuglement et sans généralisation forcenée des méfaits du stalinisme sur toute idéologie, qu’H. Parmelin a décidé de dénoncer les avatars du stalinisme de l’extrême fin des années 70. Et ces méfaits à en croire cet auteur sont plus graves encore qu’hier, plus dangereux, car désormais c’est sciemment que les communistes français s’acharnent à socialiser le soviétisme; sciemment que, par des « arguties de prêcheurs » (LLC !, p. 35-36), ils prennent sa défense et s’isolent du même coup de leurs alliés d’hier en France (les socialistes). C’est donc sciemment que les communistes français pratiquent le stalinisme à la française, « que nous nous enfermons dans le ghetto des idées ».

22Car H. Parmelin ne croit pas que pour les dirigeants français le stalinisme appartienne au passé, que le PCF ait rejeté ces pratiques, qu’il fonctionne en toute démocratie, avec seulement la discipline indispensable à un parti mais librement consentie. De surcroît, elle n’accepte ni que le communisme en soit réduit aux asiles psychiatriques, ni que l’URSS doit seulement « progresser » sur le terrain des libertés. Dans cette configuration, les propos « anticommunistes » des dissidents serviraient d’outil à réduire le Goulag. C’est pourquoi, selon elle, en 1979, la direction du Parti communiste est avant tout coupable en ce premier domaine, qui investit les autres, d’une grande carence de courage politique envers ce qu’on appelle les « masses » : « [La direction du Parti] attend que le “stalinisme” s’efface tout seul sans opération chirurgicale, avec des petites pilules non offensives de vérité à dissoudre dans L’Humanité une fois tous les quinze jours. Qu’il s’efface des paroles! Sans rien toucher au reste… Il y a encore dans ce Parti grand nombre de staliniens à part entière. Qui se sont, comme on dit,“mouillés”, et le mot est faible, noyés eux-mêmes dans la béatitude des obéissances. » (LLC !, p. 52-53)

23Indéniablement, selon elle, le stalinisme a régné si puissamment en France qu’il impose encore ses mœurs, ses méthodes, ses comportements, ses aveuglements, ses interdits, et ses « dramatiques refus de clairvoyance » (p. 130). Les communistes ont beau tenter de passer outre, raccorder un Congrès à un autre, une explication à une autre, une campagne à une autre, en essayant d’enterrer peu à peu le stalinisme dans « les tombeaux des plus éminents de ses porteurs » (M.Thorez, J. Duclos, G. Plissonnier), plus ils prennent distance de ces explications et de ces mises en évidence, plus ils s’y enferrent (p. 269). Pour H. Parmelin, ils ont le réflexe stalinien : « Tant qu’à la question posée :“L’URSS est-elle un pays socialiste?”, un communiste continuera à mettre sa tête dans le sable, le stalinisme en France aura bon pied bon œil. Cet article s’appelait “Lettre ouverte à mes camarades à propos de l’autruche”. » (p. 306) Autrement dit, le Parti communiste français a contribué par sa soumission, son aveuglement et son approbation à tous les actes criminels du stalinisme. Ne pas dénoncer le stalinisme du PC d’hier, ne pas assumer la vérité tragique, ne pas se reconnaître complice dans les faits, revient à enchaîner le soutien au stalinisme de 1978-1979, au soviétisme et à tous les « socialismes » d’usurpation de l’idée. D’ailleurs, le procès de l’Union soviétique, même s’il ne venait pas au premier rang, n’était nullement absent des écrits contestataires. La plupart reprochaient aux dirigeants communistes leur complaisance à l’égard du Kremlin et leurs insuffisances dans l’analyse des sociétés bureaucratiques d’Europe de l’Est.

24Survenant après les réquisitoires de R. Garaudy et P. Daix, ce nouvel accès de contestation interne confirmait le développement d’un important courant gallican au sein d’un parti [18] qui fut longtemps la fille aînée de « l’Église communiste ». Or, le 4 septembre, paraissent dans L’Humanité deux documents tout à fait inhabituels : d’une part, en « bonnes feuilles », la préface de F. Cohen à un ouvrage intitulé L’URSS et nous et rédigé par cinq intellectuels membres du Parti ; d’autre part, un communiqué du bureau politique délivrant l’imprimatur et conseillant vivement sa lecture aux militants. Une telle sollicitude mérite qu’on s’y attarde.

25Il s’agit là, tout d’abord, d’une procédure absolument exceptionnelle. Il n’est nullement dans la tradition du bureau politique de parrainer publiquement la sortie d’un ouvrage collectif, surtout lorsque le sujet traité est l’histoire de l’URSS. La direction du Parti, par cet acte inusité, apporte sa caution à une œuvre qui, à bien des égards, enrichit les analyses antérieures et l’éloigne encore un peu plus du pôle soviétique. L’histoire de l’Union soviétique, et c’est là le second enseignement, sort bien malmenée de cet ouvrage. Celui-ci se livre à un examen franchement critique des déviations de l’époque stalinienne, réhabilite implicitement des hommes comme Trotski et Boukharine, et ne cherche pas à taire les adhérences autoritaires de la société soviétique contemporaine. L’apport le plus fécond est pourtant ailleurs : l’ouvrage intègre explicitement l’histoire du Parti à l’histoire du stalinisme et avalise sans le dire la thèse de Ph. Robrieux selon laquelle la direction du PCF, en 1956, a volontairement caché aux militants l’ampleur des crimes staliniens et retardé au maximum la déstalinisation de leur organisation : « Il n’est pas interdit de penser que M.Thorez et la direction du Parti ont hésité devant des révélations qu’ils pensaient susceptibles de créer le désarroi chez les militants et de porter atteinte au prestige de l’Union soviétique. N’était-ce pas en un sens manquer de confiance dans l’aptitude du Parti à faire face à cette situation et aussi dans la force de la vérité dite aux masses par le Parti [19] ? »

26La publication de L’URSS et nous ne règle pas pour autant son compte à la tradition apologétique et n’étend pas franchement les limites que G. Marchais, en particulier, s’était chargé de fixer à l’interpellation des réalités soviétiques au cours du Comité central d’avril 1978. Le secrétaire général déclarait alors : « Nous considérons que ces pays ont déjà accompli une œuvre gigantesque qu’il est impossible de nier sans mauvaise foi. Nous ne relâcherons jamais, nous ne renoncerons jamais à notre activité de solidarité internationale avec les partis communistes des pays socialistes [20]. » Les mois qui ont suivi la parution de L’URSS et nous ont largement confirmé cette fidélité élémentaire diminuant du même coup l’impact politique de l’ouvrage. À l’occasion du 60e anniversaire de la révolution d’Octobre, le bureau politique publie un communiqué estimant « positif » le bilan global de l’Union soviétique : ce qui signifie que la direction du Parti ne conteste nullement le caractère socialiste de l’URSS même si elle regrette désormais publiquement ses « écarts » antidémocratiques. Surtout, dès l’automne 1978, le PCF apporte un soutien absolument a-critique au nouveau régime vietnamien, prenant son parti dans la double querelle qui l’oppose alors à la Chine et au Cambodge, tentant de minimiser ses responsabilités dans le drame des réfugiés indochinois. Le PCF, et cela est nouveau, accepte que ses militants débattent de la nature de la société soviétique, cependant, ni la forme socialiste de l’Union soviétique, ni la solidarité agissante avec le mouvement communiste international ne sont négociables. La gestion de la crise de 1978, sur ce thème particulier, en est une illustration éclatante.

27Mais, pour autant, il n’y aurait pas carence de doute du haut en bas de ce parti, et surtout en bas, mais grave carence d’expression de ce doute. En effet, H. Parmelin reproche - en se comptant parmi eux - aux communistes d’être empêtrés dans un langage de parti, ou plutôt une langue, dont le stalinisme a pétrifié la syntaxe, et qui donne à la parole un caractère liturgique. Relatant une anecdote, elle dit à propos du discours communiste : « Je ne comprends rien au discours du Camarade Section. Vu qu’il ressemble tellement à tous les autres discours de la section ou d’autres. Sur tous les thèmes apparentés. Sur le même ton. » (LLC !, p. 115-116). Le Parti communiste n’est plus une secte mais peut le redevenir pour peu que, comme après sa défaite de 1978, sa rhétorique en rouvre le chemin : « Chaque fois que l’Histoire nous donne tort, nous nous voilons la face pour l’admettre longtemps après, d’une voix si étouffée et avec tant de circonlocutions que, loin de se dissoudre, notre culpabilité s’engraisse de l’exiguïté de sa constatation. » (LLC !, p. 10) Or, les militants aiment moins que tous les contestataires qui restent dans le PCF (p. 34). Il existe de la sorte des communistes « vieillis sous le harnais », que ni la publicité des débats, ni la parution constante de documents, qu’ils se refusent à lire, ni les actes impérialistes de l’URSS, qu’ils s’indignent de voir considérés comme tels, ni même la présence commentée, télévisée, réelle jusqu’à l’insupportable des rescapés du « socialisme », ne peuvent convaincre de ses crimes et de la destruction de l’idée qu’il symbolise. La peur de déborder le « politiquement juste [21] », selon les termes d’Hélène Parmelin, emmaillote les communistes, militants et dirigeants confondus. Au point que certains articles de L’Humanité, par leur pesanteur d’explications et de conclusions à répétition, font certains jours ressembler ce journal aux éditoriaux à la Pravda (p. 181) : « D’autant plus que nous sommes malades du “socialisme”. Que nous avons tendance à appliquer des grilles de déchiffrage toutes prêtes sur les faits. Que nous réagissons aux événements ou aux paroles par réflexes conditionnés. » (p. 189).

28Ainsi, les communistes en France, selon Hélène Parmelin, obéissent au réflexe commandé par un présent tout en passé. Elle porte, de ce fait, un regard sans indulgence, voire cruel, sur ses compagnons d’infortune, lorsqu’elle se demande quand donc les communistes français se débarrasseront-ils de leur effroyable manie pédagogique : « Si les communistes voyaient errer des bateaux fantômes […], grands paquebots cassés ou barques naufragées, demanderaient-ils aux passagers s’ils fuient un pays “socialiste” ou capitaliste avant de les aider? Et s’ils fuient un pays capitaliste, quelles sont leurs opinions politiques ? Et s’ils sont de gauche, de quelle gauche?… » (p. 221). En définitive, cette intellectuelle met le doigt sur le mécanisme communiste de raisonnement : un stalinisme de méthode et de comportement.

29Au terme des années 70, si les « autorités dirigeantes » du PCF ont consenti de timides ouvertures sur la question des pays de l’Est et du « centralisme démocratique », leurs « réponses » sont restées, en revanche, d’une extrême pauvreté sur le plan de la démarche stratégique. En effet, alors que tous les courants critiques réclament la relance de la dynamique unitaire et la renégociation du programme commun [22], la direction du PC prêche « l’union à la base », répudie tout accord au sommet et se livre, au contraire, à une véritable guerre d’usure contre des dirigeants socialistes quotidiennement convaincus de collaboration de classes et d’ambitions supranationales. Pourtant, un certain nombre de communistes s’étaient obstinés à croire que quelque chose était en train d’arriver. C’est un fait que, dans sa tentative de « récupération idéologique » de la contestation, la direction du PC pouvait difficilement ignorer la question du « centralisme démocratique » dans la mesure où celle-ci faisait l’objet des critiques les plus aiguës. À cet égard, l’ouvrage de P. Laurent, Le PC comme il est, remplit vis-à-vis des problèmes de démocratie interne un rôle analogue à celui de F. Cohen et C. Frioux vis-à-vis des problèmes internationaux. De fait, P. Laurent formule plusieurs propositions qui lui semblent de nature à effacer certaines pratiques et à perfectionner la démocratie au sein du PC. Il reprend, tout d’abord, à son compte le thème qui devait focaliser la contestation en avril 1978 : l’ouverture de tribunes de discussion dans la presse du Parti en dehors des congrès : « Nous réfléchissons à une utilisation plus fréquente de cette forme de discussion à d’autres moments que la préparation d’un congrès [23]. »

30Le secrétaire à l’organisation propose également un assouplissement des règles d’éligibilité à tous les échelons du Parti : « Si un militant ou des militants ont, sur tel ou tel problème, un désaccord qui subsiste, ce n’est pas obligatoirement une raison de les éliminer de la délégation à l’échelon supérieur. » (Ibid., p. 127) Ce n’est pas une révolution, c’est malgré tout une réelle évolution : un militant critique n’est plus nécessairement un « exilé de l’intérieur [24] », il peut même accéder à des responsabilités. En revanche, l’infléchissement des positions relatives aux pays socialistes se garde soigneusement d’outrepasser certains seuils critiques ; une fois encore, les modifications proposées par P. Laurent n’excèdent pas certaines limites essentielles. On peut même dire qu’elles sont décevantes au regard des exigences formulées par les contestataires. Il n’est toujours pas question pour les militants critiques d’entamer le monopole législatif du groupe dirigeant. Cependant, un changement de cap transparaît très nettement lors de la fête de L’Humanité, les 9 et 10 septembre 1978 : au Village du livre, tous les écrivains contestataires sont invités à signer leurs ouvrages (J. Elleinstein, L.Althusser, G. Labica) ou à présenter leurs revues (notamment Dialectiques). Surtout, interrogé au micro de TF1, G. Marchais tient des déclarations étonnamment apaisantes : « Il n’y a que des communistes qui discutent, il ne peut y avoir au PC de bonne politique que dans la mesure où chacun peut librement exprimer ses idées [25]. »

31Néanmoins, les concessions doctrinales sont soigneusement délimitées parce que le travail de rénovation du PCF est demeuré une stratégie de relégitimation mobilisée par l’équipe dirigeante. La publication est alors tolérée sans qu’il y ait exclusion. Parfois même, comme le livre de Maurice Goldring, l’ouvrage, s’il « tient bon sur l’essentiel » (la prétendue responsabilité du Parti socialiste) selon la formule même de son auteur [26], peut être publié dans une maison d’édition du PCF… Bien que ces acteurs ne le sachent pas encore, cette période est transitoire. En effet, dès l’extrême fin de l’année 1978, les parutions n’appartiendront plus qu’à un seul registre, démarqué de l’après-1956, et plus habituel : les « mémoires d’ex », dont la collection d’Antoine Spire aux éditions du Seuil, « J’écris ton nom… liberté [27] », constituera alors le modèle. Surtout France nouvelle et la Nouvelle Critique, deux revues des intellectuels communistes, s’arrêteront de paraître dès la fin de l’année 1979. Preuve que les temps ont changé, elles sont remplacées par une seule revue : Révolution (mars 1980) dont le titre sert à signifier la complète réconciliation entre PCF et PCUS, après la « brouille » eurocommuniste. Il est vrai qu’au moment de l’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique, Georges Marchais avait prononcé cette phrase annonciatrice d’un nouveau tournant sectaire pour son parti : « Nous vivons l’époque des révolutions. » ?


Date de mise en ligne : 01/01/2008.

https://doi.org/10.3917/nf.003.0095

Notes

  • [1]
    J. Rony, Trente Ans de Parti : un communiste s’interroge, Christian Bourgois éditeur, 1978, p. 54.
  • [2]
    J. Verdès-Leroux, Au Service du Parti : le Parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Fayard-Minuit, 1983.
  • [3]
    B. Pudal, Prendre Parti : pour une sociologie historique du PCF, PFNSP, 1989, p. 321.
  • [4]
    En mai 1952, en pleine guerre froide, le Parti communiste organise à Paris manifestation sur manifestation, pour protester contre le pacte Atlantique et contre le général Ridgway. À la fin de l’une de ces manifestations, Jacques Duclos est arrêté. Dans sa voiture, la police trouve deux pigeons morts. « Des pigeons voyageurs dissimulés sous la couverture », selon les policiers. J. Duclos était soupçonné de communiquer avec l’Est par ce moyen.
  • [5]
    A. Duhamel, Le Nouvel Économiste, 31 janvier 1976.
  • [6]
    J. Elleinstein, Histoire du Phénomène stalinien, Grasset et Fasquelle, 1975.
  • [7]
    J.-P. Brunet, Histoire du PCF, PUF, 1982, p. 110.
  • [8]
    Entretien du 25 janvier 2000 avec Thomas Hofnung, reproduit dans Georges Marchais, l’Inconnu du Parti communiste français, L’archipel, 2001, p. 246.
  • [9]
    F. Matonti, La double Illusion. La Nouvelle Critique : une revue du PCF (1967-1980),Thèse de doctorat en science politique, E. Pisier (dir.), Paris-I Panthéon-Sorbonne, 1996, p. 749.
  • [10]
    M.-A. Burnier, F. Bon, « Le triangle prolétarien. Révisionnisme, orthodoxie, révolution », version remaniée et inédite de « Qu’elle ose paraître ce qu’elle est », préface et postface d’E. Bernstein : Les Présupposés du socialisme, Le Seuil, 1974, in F. Bon (textes réunis et présentés par Yves Schemeil), Les Discours de la politique, Économica, 1991, p. 71-119.
  • [11]
    J. Elleinstein, Histoire de l’URSS, Éditions sociales, 1973-1975.
  • [12]
    J. Elleinstein, Histoire du Phénomène stalinien, op. cit.
  • [13]
    J. Elleinstein, Le PC, Grasset, 1976.
  • [14]
    F. Matonti, La double Illusion. La Nouvelle Critique : une revue du PCF (1967-1980), op. cit., p. 449.
  • [15]
    N. Borvo, « Les intellectuels et le 28e Congrès : une étape nouvelle »,
  • [16]
    Nous reprenons le titre d’un texte-pétition lancé par Patrick Braouezec et d’autres « Refondateurs » (dans la revue Futurs, 24 avril 2002) au lendemain du 21 avril 2002, et que les médias ont largement relayé.
  • [17]
    Sous-entendu : en URSS (LLC !, p. 321-322).
  • [18]
    L’hypothèse émise par plusieurs oppositionnels selon laquelle les solidarités du PCF à l’égard du PCUS ne s’étaient pas vraiment émoussées s’est trouvée étrangement confortée par l’affaire de la brochure Vivre, réalisée au cours de la campagne électorale et destinée à servir de support à la propagande du Parti. J. Frémontier, ancien rédacteur en chef du journal Action et convié à l’élaboration de cette brochure, a révélé que le secrétariat avait décidé de la mettre au pilon parce qu’elle présentait notamment l’inconvénient majeur de reproduire une photo de P. Juquin serrant la main du dissident soviétique L. Pliouchtch.
  • [19]
    F. Cohen, C. Frioux, A. Adler, M. Decaillot, L. Robel, L’URSS et nous, Éditions sociales, 1978, cité dans L’Humanité du 4 septembre 1978.
  • [20]
    G. Marchais, L’Humanité, 28 avril 1978.
  • [21]
    Dont on pourrait considérer que le « politiquement correct » est un succédané.
  • [22]
    Sous réserve, pour les « althussériens », d’une radicalisation des objectifs et d’une extension de l’unité à la base : ce qu’Althusser nomme « la dialectique du contrat et du combat ».
  • [23]
    P. Laurent, Le Parti communiste français comme il est : entretiens avec Roger Faivre, Éditions sociales, 1978, p. 105.
  • [24]
    Nous devons ce bel oxymore à Jean Baudouin dans son article « Les phénomènes de contestation au sein du Parti communiste français, avril 1978-mai 1979 », Revue française de science politique, février 1980, p. 105.
  • [25]
    Le Monde, 12 septembre 1978.
  • [26]
    Entretien de M. Goldring avec F. Matonti, le 31 octobre 1992.
  • [27]
    On y trouve notamment les ouvrages de J. Brière (Vive la Crise ! Crise de la société, crise du PCF), R. Jean (La Singularité d’être communiste), G. Belloin (Nos Rêves camarades), et A. Spire (Profession permanent).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions