1Si l’on en croit le climat intellectuel des sociétés contemporaines développées, les idéologies du communisme, et notamment leurs variantes marxistes, relèveraient du passé le plus définitivement révolu. Sans doute observerait-on, ici et là, des rémanences de cette façon d’appréhender l’histoire et la société. Mais les supports humains en seraient de plus en plus clairsemés en nombre, de plus en plus vieillissants en âge et en idées. Dans ces conditions, comment pourrait-on être communiste aujourd’hui, quand on est un intellectuel ?
2Le texte qui suit est un témoignage enraciné dans une certaine expérience, visant à apporter, certes brièvement mais sans détour, des éléments de réponse à cette question. Par le terme d’intellectuel, nous entendons tout individu travaillant à la production de connaissances sur la nature ou sur la société, ainsi qu’à leur consommation sociale. Dans cette acception, qui mériterait d’être discutée et précisée, les intellectuels constituent le groupe des chercheurs, des savants et des artistes, à la manière de ce qu’imaginait Saint-Simon au XIXe siècle. Le point nodal de l’approche que l’on esquisse ici est la notion de travail intellectuel, sur laquelle Althusser avait justement insisté.
3Pour faire cet exposé, deux niveaux de définition de la théorie sont distingués : celui de l’enracinement de la théorie, et celui de sa pratique. On estime, en effet, que la théorie communiste, tout comme les théories de la société qui s’en distinguent ou s’y opposent, d’une part, prend appui sur une rationalité d’essence, représentative de son axiomatique sociale, et d’autre part, en conformité avec notre temps, relève de la raison scientifique courante, ou rationalité de fonctionnement. Il est clair que les théories de la société sont aussi et simultanément des théories dans la société. Telles sont les deux parties du cadre conceptuel dans lequel nous nous situons.
4Le niveau de la rationalité essentielle. On entend classiquement par société communiste une société sans classes antagonistes. Elle devrait être caractérisée par un niveau productif, technologique, institutionnel, mental et libertaire durable et très supérieur à celui atteint par la société capitaliste. Dans la société communiste, les contraintes d’exploitation et de domination qu’une fraction de la population fait peser dans la société capitaliste sur d’autres fractions, pour assurer son bonheur matériel et son pouvoir, auraient été abolies. Pour éviter un discours de « société future » dont la consonance risque toujours d’être métaphysique, on peut dire que le communisme est le résultat supposé d’un certain contenu et d’une certaine forme des luttes menées dans la durée contre le capitalisme et à l’intérieur de ce système. C’est en raisonnant ainsi que Marx et Engels ont inscrit le communisme dans le temps présent, cherchant de la sorte à l’extraire de l’utopie et à lui donner une assiette scientifique.
5Cela étant posé, il nous semble que l’insertion, par des intellectuels, de leur travail dans la problématique communiste, résultera, au terme d’un choix explicite, de la conjonction de deux facteurs. 1) La liberté individuelle comme caractéristique intrinsèque et condition générale nécessaire d’existence du travail intellectuel. 2) La libération collective comme motivation communiste spécifique de son libre exercice.
6? Le travail intellectuel, libre dans son principe. Le travail intellectuel, indépendamment de son orientation sociale et politique, doit être libre selon les trois significations suivantes. Il doit être libre des contraintes :
- de conception du moment (culturelles, religieuses, idéologiques, scientifiques, politiques). Par définition, le travail intellectuel a pour finalité de « produire du nouveau » (une production de connaissances). Il s’en suit que ce travail est toujours une aventure, dont les protagonistes ne savent jamais à l’avance quelle en sera l’issue. Pour produire du nouveau, il faut être libre de la tradition, même très proche. Le travailleur intellectuel reçoit en héritage les pensées et les connaissances issues du passé. Mais, comme le disait le poète, il doit les recevoir en dehors de tout testament.
- intellectuelles et juridiques qui freineraient son exercice. Il doit pouvoir bénéficier des apports externes, des confrontations et des échanges avec les autres chercheurs, savants et artistes du monde, que permettent les déplacements géographiques, la tenue de conférences, les visites, les stages, l’édition, la diffusion et la communication.
- matérielles présidant à son existence concrète. Pour produire des connaissances, il faut des moyens, des équipements, des crédits de fonctionnement, surtout dans les sciences de la matière et de la nature.
71) Il paraît évident que la liberté nécessaire au travail intellectuel n’est pas une condition suffisante de rattachement à l’idéal communiste. Cela dit, tout travailleur intellectuel orienté par cet idéal doit bénéficier de cette liberté comme les autres, et ne peut être indifférent à sa privation pour les autres. Cette conclusion nous permet de souligner que le communisme, qui est un certain effort pour penser la société, fait partie de l’effort général déployé en ce sens, même s’il s’en distingue radicalement.
82) Le fait que l’irrigation fondamentale du travail intellectuel soit la liberté individuelle permet de comprendre, nous semble-t-il, la différence existant entre l’activité de transformation sociale, qui est une action politique, et celle d’analyse de la société et de son environnement, qui est une action de connaissance. Cette dernière tend à être engagée de manière individuelle. En revanche, l’action sociale peut et souvent doit trouver en elle-même les moyens de sa propre force pour exprimer sa finalité transformatrice. Le travail intellectuel est individualisant, le travail de l’action sociale est globalisant. Il existe donc une probabilité d’écarts entre ces modalités du travail sur la société tenant aux différences dans les conditions d’efficience de chacune d’elles. On reviendra sur ce point dans la deuxième partie.
9? Le communisme, un ancrage social spécifique de la théorie. Pour se déployer concrètement, le travail intellectuel doit, cela va de soi, cerner l’objet dont il prétend apporter la connaissance. Dans le domaine des sciences sociales, qui sont au cœur de nos préoccupations dans ce texte, la spécification de ce choix implique une opération fondatrice, un ancrage essentiel. Essayons, à titre d’illustration, de voir ce que ces distinctions signifient dans le cas de la théorie économique communiste.
10En effet, on peut convenir, dans ce cadre, que la science économique a pour objet la connaissance de la production, de la consommation et de la distribution. Mais cet objet est commun à d’autres approches. Aussi, pour le spécifier comme objet d’une théorie communiste, convient-il d’ajouter à cette première délimitation que les opérations dont on recherche l’interprétation scientifique sont alors repérées dans une structure centrée sur la propriété privée des moyens de production, du produit et de l’accès à l’argent. Lorsque la propriété privée (l’appropriation privée) est considérée comme structurante de la production, de la distribution et de la consommation, la conséquence théorique en est que les agents économiques disposent dans ces opérations de pouvoirs différents et inégaux. Certains (le nombre restreint des possédants) sont représentés comme bénéficiant spontanément de la liberté d’initiative, de décision et de gain. D’autres (la majorité) en sont dépourvus. Cette situation sociale ne serait cependant pas caractérisée uniquement par une injustice structurelle (la propriété, c’est le vol, disait Proudhon), mais par un ensemble de déséquilibres et de concentrations de pouvoirs. L’idéal communiste que produit cette conceptualisation consiste à vouloir dépasser cet état de la chose sociale en socialisant démocratiquement le pouvoir, la propriété de certains actifs, les ressources stratégiques, les décisions, les conséquences de leur mise en œuvre.
11Les travailleurs intellectuels sont d’autant plus en mesure, du moins en théorie, de comprendre et d’intégrer l’exigence de l’abolition de la propriété privée dans leurs propres conclusions que, au-delà de l’engagement immédiat de connaissance, la liberté si nécessaire à leur travail engendre, tant bien que mal et en tendance, la mise en commun des résultats qu’ils obtiennent. Ils font alors, à partir de leur propre pratique, une expérience communiste limitée mais concrète. La réalité du choix axiomatique de la théorie communiste est évidemment plus complexe que ne le suggère ce raisonnement. Ce dernier n’en constitue pas moins, selon nous, au-delà des déterminations sociologiques et politiques, une base rationnelle de l’explication de ce choix, en raison de la cohérence qu’il révèle et autorise entre liberté individuelle et libération collective.
12Aujourd’hui, cependant, on observerait l’apparition de deux sortes de phénomènes qui, au plan essentiel, contrediraient entièrement l’orientation communiste et la rendraient désuète. D’une part, les économies seraient submergées par la mondialisation. Il serait donc vain et dangereux de vouloir socialiser la propriété privée à un moment où les énergies (capital et travail) devraient, disent les capitalistes, se concerter et non s’opposer. D’autre part, le travail en général, pas seulement celui de la théorie, deviendrait de plus en plus pénétré par la connaissance dans l’ensemble de la société. La force des économies ne résiderait plus dans le capital matériel mais dans le capital immatériel (knowledge economy). La propriété privée n’aurait plus la puissance explicative du fonctionnement capitaliste qu’elle pouvait avoir autrefois, et elle l’aurait de moins en moins. Il n’y aurait donc pas lieu de préconiser l’abolition de la propriété privée puisque le communisme devrait alors porter sur des personnes humaines (les nouvelles sources de la richesse) qui, par essence, sont inaliénables et ne peuvent pas davantage être collectivisées.
13Il ne fait pas de doute que le capitalisme contemporain n’a plus les mêmes caractéristiques qu’il y a un siècle. Cela signifie-t-il pour autant que ce système soit autre chose que lui-même? En quoi la mondialisation serait-elle ce dieu mystérieux et jaloux que l’on devrait adorer par principe malgré les ravages qu’il entraîne ? Il faut que, à la faveur de la faillite du socialisme de type soviétique, les capitalistes du monde entier aient réussi à faire monter bien haut l’étiage de la bêtise et de l’idéologie, au sens le plus vulgaire du terme, pour que d’importantes fractions des masses populaires espèrent protéger leurs intérêts en se donnant soit des représentants d’extrême droite soit des représentants sociaux-démocrates, dont les discours et les pratiques sonnent trop souvent aussi faux qu’un sourire de Tony Blair.
14Car les exigences économiques de la propriété privée, loin d’être affaiblies, sont au contraire amplifiées par l’évolution actuelle du système et sa mondialisation. Les entreprises défendent becs et ongles, par des brevets et des procédures juridiques ou policières renouvelées, leur aptitude à produire ainsi qu’à prélever de la valeur et du profit (exemple des biens culturels). La valorisation financière des actifs, les méthodes comptables d’estimation du capital immatériel (goodwill), l’actionnariat et la diffusion massive de stock-options visent notamment à renforcer l’association mercenaire des compétences intellectuelles de haut niveau aux objectifs des très grandes entreprises. Les systèmes de recherche scientifique et leurs résultats sont de plus en plus directement orientés par le marché capitaliste vers les lieux de la rentabilité et non vers ceux du besoin. Les entreprises publiques, les systèmes de retraite, d’assurances et de santé sont de plus en plus privatisés.
15Ces phénomènes montrent la puissance financière et idéologique du système capitaliste, sa volonté de combattre et sa capacité à le faire pour tenter de contrer à son avantage les contradictions qui le traversent. Mais ils n’indiquent aucunement que la théorie communiste soit conceptuellement défaillante pour interpréter et changer le monde.
16Le niveau quotidien de la rationalité courante. Les éléments de la vie quotidienne pouvant nourrir le relatif optimisme avec lequel nous continuons de considérer la théorie communiste correspondent, selon nous, à ce que la langue marxiste désigne globalement comme « les contradictions ». Cet aspect favorable à l’analyse que nous conduisons doit être toutefois mis en regard d’autres aspects jouant en sens contraire.
17? Communisme de proximité et contradictions antagoniques. Le mouvement de translation vers le présent de la représentation du communisme que les fondateurs du marxisme ont opéré, au XIXe siècle, s’est poursuivi à notre époque. Il est tout à fait possible que le socialisme soviétique ait fonctionné dans l’imaginaire communiste localisé en terres capitalistes comme la matérialisation combinée de la distance à cet idéal et de son immédiateté dans le mouvement réel. Aujourd’hui que ce phare est éteint, le communisme serait, si l’on peut dire, totalement entré dans la caverne. Nous serions à l’époque du communisme de proximité. Pour illustrer ce propos, on renvoie au discours prononcé par la secrétaire nationale du PCF, Marie-George Buffet, à Hennebont (Morbihan), en août 2006. « Le sens du combat communiste, déclara-t-elle à cette occasion, c’est le bonheur. »
18Même si l’on tient compte de l’inévitable chaleur communicative des banquets ou de la personnalité de l’oratrice, il reste que sa définition implicite du communisme, située à la frontière du « presque rien », révélait, à sa manière, une tendance profonde de la pensée communiste actuelle : le communisme ne serait plus perçu comme une image lointaine et sophistiquée. Ce serait un état marqué par l’évidence proche de la simplicité. Le communisme aurait été aperçu dans le pré d’à côté, courons z’y vite, courons z’y vite.
19Loin de nous l’idée de railler cette démarche simplifiante. Il nous semble qu’on peut, au contraire, la justifier en remarquant que les contradictions traversant le capitalisme sont non seulement permanentes mais que leur ampleur et leur acuité s’accroissent. D’une part, l’antagonisme entre capital et travail, un peu estompé après la Deuxième Guerre mondiale, est réapparu dans toute sa gravité barbare depuis une vingtaine d’années. D’autre part, l’antagonisme entre classes sociales a été porté jusqu’au niveau d’un conflit entre le système capitaliste et l’humanité entière, entre capitalisme et milieu naturel. Il est dès lors compréhensible que le pôle de l’action politique, observant ces phénomènes amplificateurs, leur mette en regard le bonheur susceptible de les remplacer et d’irriguer la scène sociale. Essayons en tout cas de développer quelques explications concernant le capitalisme actuel. 1) La finalité de l’infrastructure financière du capitalisme mondialisé n’est pas d’optimiser l’allocation de l’épargne à l’échelle mondiale pour l’investissement et le développement. Elle vise à permettre, à grande échelle et à grande vitesse, l’augmentation de la taille et de la flexibilité du capital le plus puissant, soit pour hâter son entrée dans de nouveaux pays et marchés soit pour en faciliter la sortie. Ce faisant, les géants de la production, du commerce, des services et de la finance concernés, ou, comme on dit, les oligopoles, non seulement s’agrandissent et s’étendent mais se spécialisent. Il en résulte un régime d’exploitation du salariat particulièrement accru dans son périmètre et dans ses méthodes, et plus brutal que dans la phase précédente. Voici pourquoi. 2) Désormais, en effet, le capital existe avec deux visages ou deux formes. Il existe comme capital réel (le terme « réel » désignant un procès effectif d’activité - les bâtiments, le personnel, l’organisation - mais non un ensemble particulier de secteurs) et comme capital fictif (le terme « fictif » désignant le double financier de ce capital réel, ce double étant d’une part valorisé - évalué - sur un marché spécial, et représentant d’autre part l’élément moteur de ce nouveau mode global de valorisation qu’est le capitalisme financier mondialisé). C’est en effet par l’intermédiaire du stock de son image « immatérielle » que s’effectue la mise en valeur du capital réel et, que, par l’exploitation de la main-d’œuvre, sont produits les flux nécessaires à cette mise en valeur. Le capitalisme financier mondialisé peut être alors défini comme un système capitaliste virtuel (c’est-à-dire mis en mouvement par la médiation du double financier du capital réel) et commandé à distance, d’exploitation du travail salarié. C’est un système à la fois trans-spatial et trans-temporel élargi [1]. 3) Dans la mesure où la virtualité du capital (son « immatérialité ») est combinée à la marchandisation intensive des titres de propriété privée portant sur lui, il se produit d’une part le déploiement permanent d’anticipations à moyen terme sur ce double financier (phénomènes psychosociologiques), dans le temps et l’espace, associé d’autre part à la recherche, dans l’espace, de la rentabilité à court terme du capital réel. Dans la phase d’expansion, la valeur du capital fictif total augmente. La masse de profit doit alors augmenter en conséquence et son taux être maintenu à un niveau élevé, par précaution, car plus le montant de valeur du capital fictif s’accroît et plus la probabilité de sa chute augmente elle aussi. Dans la phase de récession, consacrée au nettoyage des excès boursiers et des excès d’investissements, le taux de profit doit être maintenu ou rapidement rétabli. Les excès boursiers et les suraccumulations de capitaux réels qui en sont le corollaire sont alors résorbés par des réorganisations de l’activité, à l’échelle des géants qui les mettent en œuvre. 4) Au total, la combinaison de la virtualisation du capital réel (création d’un double financier) et de la marchandisation complémentaire de ce double (évaluation permanente de la valeur du double sur un marché) explique, selon nous, le renforcement de l’exploitation, exercée à distance, en tout lieu et à tout instant. Désormais la main-d’œuvre est, si l’on peut dire, exploitée plusieurs fois ou à plusieurs niveaux. Elle l’est comme marchandise force de travail d’un marché du travail donné. Elle l’est comme marchandise comparée aux forces de travail d’autres marchés du travail. Elle l’est comme emploi d’entreprises elles-mêmes marchandisées et susceptibles d’être achetées ou vendues à tout moment, à partir de tout lieu, sans considération de leurs performances productives. Cette organisation indissociablement financière et mondialisée de la mise en valeur du capital a non seulement pour conséquence d’accroître en continu l’exploitation des travailleurs, mais aussi d’amplifier les déséquilibres inhérents au fonctionnement du système capitaliste et la probabilité de leur apparition pour des raisons économiques classiques et aussi psychosociologiques (les anticipations). 5) L’exploitation renforcée résultant de la mondialisation capitaliste contemporaine peut être analysée comme un sous-système articulé à ces autres sous-systèmes et mécanismes de grande ampleur que sont : le déficit commercial des États-Unis, toujours croissant, la mise en place du dollar comme monnaie mondiale, la mobilisation de l’épargne mondiale non pas pour réaliser des investissements nouveaux mais pour assurer la mobilité et la flexibilité du capital existant des grandes entreprises et la couverture du déficit américain [2]. Le capitalisme financier mondialisé socialise l’épargne mondiale pour le compte de ses plus gros agents, publics et privés.
20C’est précisément parce que, comme conséquence, l’exploitation du travail, la misère de certaines nations et de certaines catégories de la population, l’incertitude économique ont été considérablement accrues que l’on est conduit au plan théorique, plus encore que ce que l’on pouvait conclure il y a quelques décennies, vers l’urgent besoin de solutions démocratiques radicales immédiates, communistes, pour transformer irréversiblement le système capitaliste en mettant en commun, par mobilisation politique de classes et de nations, les richesses stratégiques, les décisions majeures, les recherches. Contrairement à ce que prétendent les adversaires du communisme, la matrice de sa théorie n’est pas à trouver dans la malfaisance spirituelle et morale de certaines fractions de la population, qui s’obstineraient à voir le mal où il ne serait plus. Elle est située dans le système lui-même.
21L’alliance du travail théorique et du travail politique. On peut comprendre, abstraitement, que le déploiement contemporain des contradictions du capitalisme et de leurs effets désastreux rende plus proche le besoin de solutions communistes. Encore faut-il que le travail intellectuel se trouve en symbiose avec le travail politique pour perfectionner l’analyse, l’appliquer, la diffuser, la prolonger par d’autres travaux. Notre conviction sur ce point est la suivante : le contenu et la qualité de la relation entre ces deux pôles nécessaires de l’action sociale transformatrice sont, peut-être dans l’ensemble du monde à des degrés divers, « en arrière de la main ».
22Voici, en résumé, quelques aspects généraux et techniques du problème.
231) Le besoin de la compréhension en profondeur des phénomènes sociaux est une évidente nécessité pour les mouvements transformateurs de la société. L’action sociale transformatrice suppose l’intervention du travail intellectuel et du travail politique. 2) Mais ces deux pôles majeurs de l’action sociale obéissent à des logiques différentes de fonctionnement. Leurs objectifs, les temporalités qui les animent, les niveaux de rigueur et de certitude auxquels ils sont astreints, leurs formes de travail ne sont pas les mêmes. 3) Ils peuvent même entrer en conflit. 4) Se pose donc, à un moment ou un autre, la question de savoir quel doit être le pôle directeur de ce couple et sous quelles formes peut et doit s’exercer sa direction.
24La réponse apportée par l’histoire à la résolution de ce problème général a été double : 1) Le pôle de l’action politique s’est affirmé comme pôle directeur de la dualité. 2) Son rôle de direction fut majoritairement exercé comme relation de domination du travail intellectuel.
25Cette relation contradictoire, voire antagonique on le sait, a été déclinée de diverses manières selon les pays et les époques. Elle continue, en France, aujourd’hui, d’être biaisée, même si, pour diverses raisons, cela se passe sous une forme peu visible.
26Voici cinq raisons agissant en ce sens, exprimées ici selon notre point de vue. Elles s’ajoutent aux raisons techniques évoquées supra (temporalité, niveaux d’exigence, etc.).
271) Les incompréhensions entre travail intellectuel et travail politique font partie de l’héritage. Elles ne peuvent s’évanouir en un instant. 2) L’interprétation du capitalisme contemporain est complexe. Elle peut engendrer d’importantes différences d’analyse au sein de chacun des pôles considérés et entre les deux pôles. Par exemple (ce n’est pas le seul point de friction), il est vain de prétendre répondre à l’acuité des problèmes du moment avec le mot d’ordre étrange de la lutte antilibérale. 3) L’action politique est engagée, sans doute en raison même des ravages entraînés par le système, dans une action de nature plutôt misérabiliste. Or une action révolutionnaire, surtout si elle est lourdement motivée par la défense des pauvres, et des plus pauvres parmi les pauvres, d’abord ne doit pas faire l’impasse de certains pauvres au détriment d’autres. Mais surtout, pour réaliser ses objectifs, elle doit miser sur le développement des forces productives, matérielles et humaines. Même si la force de travail intellectuelle (pas seulement les chercheurs et savants de toutes disciplines, mais l’ensemble des travailleurs de haute qualification) n’est pas pauvre, il ne se produira pas de changement social profond dans cette société sans sa participation, active, consciente, déterminée. 4) L’orientation actuellement mouvementiste du pôle de l’action politique (privilégier le mouvement social, disparate, sur la lutte des classes, rassembleuse) a pour conséquence d’effacer le travail intellectuel de l’élaboration radicale et révolutionnaire. Le vote citoyen, l’accord sur les horaires de la prochaine réunion remplacent l’analyse. 5) La fraction radicalisée du salariat moyen, impliquée dans ce pôle politique (certains de ses membres en tout cas), a peut-être tendance, conformément aux pratiques modernes de la gestion industrielle, à concevoir le communisme comme une marque et non comme un contenu effectif. Dans cette hypothèse, le travail d’élaboration théorique ne serait plus nécessaire puisque le communisme aurait pour seule fonction d’être une image permettant d’être distingué sur le marché politique.
28En conclusion, il nous semble que si les contradictions du système capitaliste favorisent l’interprétation communiste des solutions qu’il conviendrait de leur apporter, la forme politique actuelle du rapport entre travail intellectuel et travail politique est l’un des éléments jouant en sens contraire. Cette lacune n’est-elle pas l’indice d’une insuffisance plus générale au sein de la théorie communiste, dont le corpus économique est peut-être plus avancé que celui de l’analyse politique? ?