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Article de revue

Mouvements antilibéraux ou révolte antiliberale ?

Pages 7 à 11

1L’incapacité de la gauche du non à prospérer sur son succès référendaire étonne. Elle escomptait une large adhésion populaire pour occuper ce qui semblait être un boulevard ouvert devant elle après le 29 mai et le rejet du traité constitutionnel européen.

2Un rejet commenté comme étant la manifestation d’un antilibéralisme largement majoritaire dans les 55 % de non et, en leur sein, quasi hégémonique chez les électrices et électeurs de gauche. Avec de surcroît, selon la plupart des responsables politiques engagés dans la campagne en faveur du non, l’affirmation d’une nouvelle exigence de radicalité à gauche, de rupture avec les expériences passées dominées par les atermoiements de la social-démocratie. Comment, dès lors, expliquer les difficultés actuelles des formations de gauche les plus en pointe dans la bataille référendaire à prolonger le 29 mai, à ne pas laisser « retomber la pâte » ? Après leur campagne agressive contre le traité, elles s’étaient prises à rêver à la constitution d’un vaste front citoyen antilibéral - certains allaient jusqu’à dire anticapitaliste - dont elles auraient été le fer de lance politique. Or, à l’évidence, nous n’en sommes pas là. Pourquoi? Sans doute faut-il regarder de plus près les motivations profondes d’un vote plus complexe qu’ont pu le laisser penser les analyses « à chaud », souvent rapides et partielles.

3Le sondage effectué à la sortie des urnes par l’institut CSA est à cet égard éclairant. Le non est ainsi majoritaire dans toutes les classes d’âge actives (de 18 à 54 ans) et dans toutes les professions, sauf chez les patrons, les professions libérales et les cadres. Le non a convaincu 57 % des salariés en CDI, 68 % des CDD et plafonne à 70 % parmi les intérimaires. Au sein des diplômés, seuls ceux qui ont suivi des études supérieures ont placé le oui en tête, et sur l’échelle des revenus, le non est majoritaire, du seuil minimal à 3000 euros de revenus mensuels. La grande majorité des électeurs se déclarant de gauche ou d’extrême droite l’ont plébiscité. Quant aux syndiqués, ils ont voté oui majoritairement à la CFDT, la CFTC, la CGC, la FNSEA… et au MEDEF. De ces quelques indicateurs, on peut donc déduire que le vote du 29 mai a bien été un « vote de classe ». Plus l’électeur se trouvait installé dans la précarité, plus ses revenus étaient modestes et issus exclusivement du travail, moins il était éduqué, plus il a voté non.

4Et les trois premiers enjeux, avancés par les électeurs du non eux-mêmes (la situation sociale en France - 55 % -, le contenu du texte de la Constitution européenne - 24 % - et l’entrée possible de la Turquie dans l’UE - 20 %) vont en ce sens. Mais d’autres chiffres, issus de la même enquête, complexifient cette première lecture. Ainsi, parmi les personnalités politiques « nonistes » jugées les plus convaincantes par leurs électeurs, Marie-George Buffet arrive en tête (22 %), mais elle est talonnée par Jean-Marie Le Pen (20 %) et Philippe de Villiers (18 %), que suivent Laurent Fabius et Henri Emmanuelli (respectivement 18 et 13 %). De même, l’électorat du non, réputé antilibéral, place cependant Nicolas Sarkozy nettement en tête de ses favoris (à droite) pour remplacer Jean-Pierre Raffarin. Et s’il estimait à l’époque, plus logiquement, que Laurent Fabius serait le meilleur candidat pour le Parti socialiste à l’élection présidentielle (20 %), celui-ci ne devançait que d’une courte tête toute une série de « ouiistes » rassemblés dans un mouchoir de poche (Lionel Jospin, second, était à 19 %). À cette modération de l’appréciation qualitative du non doit s’ajouter une prudence quantitative. Le non ne l’a en effet emporté que soutenu par un gros tiers (37 %) des électeurs, le oui et l’abstention représentant respectivement 31 et 30 %. Il ne faut pas oublier, en second lieu, qu’il était à 45 % de droite. Et parmi les

530 % de citoyens de gauche qui ont voté contre, combien d’eurosceptiques de principe conviendrait-il de retrancher? 81 % des électeurs du non ont déclaré avoir voté en fonction des problèmes nationaux, contre 39 % seulement pour ce qui concernait la construction de l’Europe. Et seuls 19 % d’entre eux envisagent celle-ci avec enthousiasme, là où ils sont 90 % à y être hostiles. Les deux revirements en tête du non correspondent ainsi très exactement à l’irruption décisive de la directive Bolkestein dans la campagne et à l’annonce par Jean-Pierre Raffarin de la suppression du jour férié de Pentecôte. L’affaire du logement de fonction du ministre Hervé Gaymard a également pesé. Ce portrait chiffré offre une vision contrastée de l’électorat français du non, qui semble travaillé par une foule de contradictions. Les motivations du seul autre peuple européen à avoir été consulté s’en rapprochent-elles?

6Pays fondateur et très attaché à l’Union, les Pays-Bas sont traditionnellement perçus comme libéraux. Ils ont pourtant rejeté, eux aussi, le traité constitutionnel européen à une écrasante majorité, plus nette même qu’en France. Là encore, le contexte politique national était très tendu. À l’automne, le gouvernement de centre-droit avait tenté de réformer le système social en en réduisant drastiquement les prestations. Il avait, cependant, rencontré la résistance farouche du peuple, descendu en masse dans les rues pour manifester. Patronat et syndicats se sont ensuite réunis pour signer plusieurs accords, notamment sur les préretraites. Le gouvernement est resté attentif à ce que leur « générosité » n’annule pas l’effet de ses réformes malthusiennes. Comme en France, le Premier ministre a alors battu des records d’impopularité (19 % d’opinions favorables au moment du référendum).

7Côté proprement européen, les Néerlandais tirent un bilan extrêmement négatif du passage à l’euro, qui a entraîné une hausse du prix des biens de grande consommation. Le directeur de la Banque des Pays-Bas a même reconnu pendant la campagne référendaire que le florin avait été sous-évalué de 5 à 10 % par rapport au Deutsche Mark.

8La géographie physique batave a une fois de plus joué un rôle non négligeable. Les Néerlandais ont mal vécu le passage à vingt-cinq au sein de l’Union, pour lequel ils n’ont pas plus été consultés que les autres Européens. Seulement peuplés de 16 millions d’habitants, les Pays-Bas craignent d’être submergés par l’arrivée de nouveaux membres territorialement plus étendus, plus peuplés, et au niveau de vie bien moins élevé. Ils supportaient déjà assez mal d’être les plus gros contributeurs par tête au budget communautaire : l’élargissement leur a donné le sentiment de payer pour les autres. La peur de l’immigration y a progressé en conséquence de manière inquiétante. Enfin, les Néerlandais doutaient que la conservatrice Europe en matière de mœurs ne les laisse poursuivre leur législation sociétale humaniste. Leur ouverture d’esprit pluriséculaire, rarement démentie, a beaucoup contribué à leur prestige ; il était hors de question pour eux de renoncer à l’euthanasie, au mariage homosexuel, à la légalité des drogues douces, voire à l’avortement, toutes choses estimées pour eux comme des avancées sur lesquelles il n’était pas possible de revenir. Au fond, les Pays-Bas redoutaient une mise en cause de leur identité.

9Les divergences qui ont écartelé les grands partis français n’ont pas été constatées aux Pays-Bas, où la totalité des grands partis soutenaient le TCE, même si les membres des partis de gauche ont été partagés. Mais à la différence de la France, le débat interne n’a même pas eu lieu. Le non était en fait porté par le Socialistische Parti (PS, gauche radicale),l’extrême droite (son unique député Geert Wilders, la List Pym Fortuyn et Leefbar Nederland - « Les Pays-Bas vivables » -) et les partis protestants orthodoxes, mécontents de l’absence de référence religieuse plus marquée dans le texte. Aucun d’entre eux n’a jamais porté l’UE dans son cœur. Le porte-parole du PS déclarait ainsi pendant la campagne : « L’élite européenne se prépare à réaliser la fédéralisation politique de l’Europe. (…) à l’intérieur de cette future fédération, les grands pays, cela va de soi, domineront. Le poids respectif de notre pays sera ramené à 3 % des votes (…). Nous deviendrons une province sans pouvoir. » La perte d’influence des petits États-membres dans l’Europe à vingt-cinq et la disparition du droit de veto national dans un nombre croissant de domaines ont été longuement rebattues pendant le débat.

10La mosaïque altermondialiste a fait bloc contre le traité et s’est rassemblée au sein de la fondation Grontwet Nee (« Non à la Constitution »), pour rejeter cette perpétuation de la politique « néolibérale, militariste et antidémocratique de l’Union européenne. (…) Pour beaucoup de gens, l’Europe reste un show joué loin de chez eux. Ils ne mettent pas automatiquement en relation avec l’Union européenne la démolition de l’État providence ainsi que tous les autres aspects de la mondialisation néolibérale, contre lesquels ils se sont mobilisés il y a seulement quelques mois. (…) En automne, le mouvement n’a pas été capable de montrer qu’il peut s’imposer contre la politique du gouvernement. Et il n’est pas parvenu à se doter d’une représentation politique qui poursuivrait la lutte pour ses revendications ». Même si tous les syndicats s’étaient prononcés pour le oui, l’antilibéralisme militant n’a pas fait recette aux Pays-Bas, et le camp du non n’a pas survécu à la consultation.

11Au bout du compte, les Néerlandais perçoivent l’Union comme lointaine, incontrôlable, trop grande, antidémocratique (c’était la première fois qu’ils étaient consultés sur le sujet) et trop pressée. Comme les Français, ils ont eu le sentiment que le traité constitutionnel européen allait faire baisser leur niveau de vie et réduire leur pouvoir décisionnaire. Ils ont voté autant par crainte d’une Europe élargie menaçant leurs valeurs qu’en signe de protestation contre la classe politique. Le politologue néerlandais Claes de Vreese écrivait en 2004 que « les considérations économiques et l’évaluation des gouvernements nationaux sont les variables prédictives les plus fortes à la fois du soutien au processus d’intégration européenne et à la propension des individus à voter oui dans un référendum sur l’élargissement de l’Europe ». Il ajoutait à ces deux variables celle des sentiments hostiles aux flux migratoires pour prédire que des référendums sur le traité constitutionnel européen déboucheraient sur un non en cas de haut niveau des sentiments anti-immigration, du pessimisme économique et de l’impopularité du gouvernement.

12De leur côté, les français contestent depuis une décennie la plupart des réformes libérales, en particulier lorsqu’elles touchent aux services publics et aux droits qui font l’essence de leur modèle social. Pourtant, le libéralisme économique ne cesse de progresser, et la distance entre gouvernés qui critiquent ce cours des choses, et gouvernants qui, bon an mal an, l’atténuent, l’accompagnent ou l’accélèrent, ne cesse de grandir. La cause principale de cette apparente contradiction tient à ce que cet antilibéralisme général, partagé jusqu’à droite (au moins dans les discours), ne donne pas naissance à un anticapitalisme politique. La conjoncture actuelle ne se contente pas de répéter le passé. Le référendum a en fait signé la rupture entre un peuple de plus en plus précarisé et une élite sûre d’elle-même et de son avenir. Ce clivage n’a cependant pas généré de nouveaux sentiments de « classe pour soi », comme l’ont montré les difficultés à traduire le vote dans les mobilisations sociales et en offre politique renouvelée.

13La raison de ce fait assez inédit est historique. De la fin du XIXe siècle au début des années 80, la forme républicaine de l’État a permis de générer un haut niveau de compromis social entre les classes. Grâce à l’action des syndicats, les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière se sont progressivement élevées. Le communisme politique, notamment municipal, et l’action syndicale de ses militants articulaient projet révolutionnaire et avancées économiques et sociales « ici et maintenant ». L’ouvrier avait alors une raison sociale forte. Son utilité et son savoir-faire étaient reconnus et valorisés. Il tirait de son travail, même pénible, une indépendance financière, une liberté et une dignité concrétisées par l’acquisition de droits sécurisants et de garanties sur l’avenir. Le capitalisme managérial a commencé à changer la donne en intégrant l’aspiration soixante-huitarde à l’autonomie dans le travail. Conjugué à l’individualisme contemporain, il a estompé les identités collectives de classes nées de l’antagonisme capital/travail. Il a offert et concrétisé pour partie la promesse de la réalisation de soi, au travers d’objectifs permettant au salarié de se projeter dans son avenir professionnel, en cohérence avec celui de l’entreprise. La plus grande défaite syndicale aura donc été culturelle : l’individu a troqué les anciennes appartenances de classe contre son propre devenir arrimé à l’initiative personnelle. Le passage au capitalisme patrimonial a achevé de renverser les représentations traditionnelles. En déplaçant le pouvoir au sein de l’entreprise, il a rompu le contrat implicite d’épanouissement entre le salarié et l’entreprise. La mondialisation, d’abord perçue de façon positive au travers du prisme culturel (le rapprochement entre les peuples) et de la consommation (les nouvelles technologies de l’information), a fini par déstabiliser les salariés, inquiets des risques de délocalisations et de dumping social. Face à ce phénomène, l’État est apparu comme renonçant à son rôle médiateur ; comme abandonnant progressivement l’exercice de ses prérogatives. Beaucoup des Français qui se sont alors intéressés au mouvement altermondialiste étaient alors, au fond, en quête d’une forme moderne d’un engagement de type « libertaire », qu’avaient fait disparaître les organisations communistes et la République redistributive.

14Pour le politologue Stéphane Rozès, l ’imprévisibilité économique du « devenir social » a engendré l’antilibéralisme national au sein d’un bloc associant classes moyennes et populaires, au point d’en modifier les perceptions collectives : « Au clivage politique gauche/droite qui repose sur l’antagonisme social capital/travail se superpose dorénavant une nouvelle représentation : le haut et le bas, ou les élites et le peuple. Ces oppositions sont indexées non pas sur des situations ou des statuts sociaux mais sur le “devenir social”. Ceux “d’en haut”, chefs de grandes entreprises, financiers, journalistes, magistrats, hauts fonctionnaires, grands patrons, maîtriseraient leur devenir social alors que les autres, c’est-à-dire la grande majorité, ne sauraient de quoi l’avenir serait fait pour eux et leurs enfants. (…) La victoire du non au référendum sur le traité constitutionnel le 29 mai 2005 aura été la plus nette expression électorale de la coupure idéologique entre le “peuple” et les “élites” selon une détermination de “classe” mais dans son acceptation nouvelle du “devenir social”. »

15La majorité des français et des néerlandais est favorable à la construction européenne, mais cette expression même commence à poser problème, dans la mesure où elle est de plus en plus vécue par les classes laborieuses comme un démantèlement des structures qui ont fait leurs preuves. Au fond, l’Europe ne séduit plus, et même déçoit, car les citoyens attendaient un prolongement des États-nations, là où leurs dirigeants ont les yeux rivés sur les marchés financiers et la compétition internationale. Le vote du 29 mai 2005 est donc avant tout « un vote de précaution sociale », selon la formule de Stéphane Rozès.

16Mais c’est aussi pour lui « un vote de précaution démocratique » : le non a ainsi « vu dans le traité constitutionnel, non la résultante d’un compromis entre représentants européens, mais un labyrinthe se perdant entre Paris, Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg… dont la ligne de pente aurait été de permettre, une fois adopté, à nos gouvernants de s’exonérer définitivement de leurs responsabilités nationales. Indexés sur les seuls revenus du travail, les électeurs du non ont été mus non par des logiques partisanes ou médiatiques, mais par un réflexe de classe en conservation d’un modèle républicain qui intrique social et politique. Ils ont semblé vouloir conserver la possibilité que l’égalité politique puisse corriger les inégalités de condition économique ». L’Union européenne ne répond pas aux espoirs qu’elle avait suscités. Elle « ne fait plus rêver », comme l’a très justement remarqué le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker au soir du non batave. Ces données font dire à Stéphane Rozès qu’« en ce début de siècle l’individu est libéral comme consommateur de biens et de territoires, conservateur socialement et républicain idéologiquement. Ainsi le libéralisme économique a perdu dans les esprits mais avance dans les faits car l’individu l’entretient au quotidien alors même qu’il ne peut s’y projeter ». Pas de volonté de transformation sociale profonde chez les électeurs du non : malgré leur net rejet de l’exécutif, ils étaient 70 % à ne pas désirer la tenue d’élections présidentielles anticipées! Et la personnalité politique qu’ils estimaient la plus marquante au cours de la campagne était… Nicolas Sarkozy quasiment le seul homme politique français de premier plan à défendre ouvertement des positions libérales. Ceci ne lui est paradoxalement pas rédhibitoire, pour deux raisons, semble-t-il. Outre l’extrême complaisance médiatique dont il bénéficie, sa posture de fermeté adoptée sur n’importe quel sujet lui confère une aura d’homme d’État. Et c’est bien le manque d’État que déplorent les Français. Les deux séjours de Nicolas Sarkozy place Beauvau l’ont étroitement associé, dans l’imaginaire collectif, à l’appareil républicain. La police est le seul corps de métier, avec l’armée et la justice, que même les libéraux les plus virulents ne veulent pas privatiser; c’est la fonction régalienne par excellence. Nanti de cette position inexpugnable, Nicolas Sarkozy capitalise sur l’illusion qui voit en lui le représentant d’un État fort.

17Faut-il encore s’étonner, dans ces conditions, que l’antilibéralisme - à bien des égards plus défensif qu’offensif - ne profite pas à la gauche de la gauche ? « Pour les communistes revigorés et l’extrême gauche, analyse Stéphane Rozès, leurs succès électoraux résultent plus d’une instrumentalisation pour que “la gauche soit de gauche” que de la maturation d’une conscience de classe qui permettrait de passer de l’antilibéralisme idéologique à l’anticapitalisme politique. Ce vote « non », principe de précaution sociale et démocratique, a plus été l’expression d’un attachement conservateur aux compromis sociaux inscrits dans la République que le signe avant-coureur d’une nouvelle radicalité politique. » La situation historique est donc telle que ce sont désormais les classes laborieuses qui veulent conserver les rapports sociaux, et la bourgeoisie qui cherche à les modifier! Reste que le référendum a également marqué le moment de politisation le plus intense qu’ait connu la France depuis 1981. Les citoyens ont pris le mot de constitution au pied de la lettre et ont cherché à exprimer quel avenir ils désiraient et quel héritage ils souhaitaient léguer à leurs enfants. Contre toute attente, ils ont rejeté le blanc-seing que leur demandaient leurs dirigeants. Ils ont réaffirmé avec force le rôle du politique et ont laissé libre cours à leur vision du souhaitable au lieu de se contenter d’un possible régressif présenté sans beaucoup de courage par leurs représentants comme une contrainte indépassable imposée par Bruxelles. Pourtant, dans une autre conjoncture, avec un chômage moins élevé, le oui l’aurait peut-être emporté. Il n’est qu’à voir le succès populaire des privatisations, comme celle d’EDF Les salariés et les citoyens avaient beau se déclarer attachés à ce fleuron du service public, ils se sont rués en masse sur les actions émises. Et la récente grève des Allemands pour la sauvegarde de leurs propres services publics n’a soulevé en France aucune réaction particulière ; le lien transnational entre ces problèmes similaires ne se fait pas, et la solidarité européenne joue peu au niveau syndical. De même, au Parlement européen, le GUE a des difficultés à trouver une unité et une audience. Avant d’envisager une révolte antilibérale en Europe, il pourrait être judicieux de s’interroger sur la nature de ces organisations collectives, qui ne fournissent plus un contrepoids suffisant au marché.

18Le sociologue Robert Castel estime que « la présence du marché est incontournable. (…) Une entreprise est bien obligée de faire des bénéfices, mais qu’elle n’en fasse pas à n’importe quel prix ». Pour atténuer ses effets sociaux néfastes tout en préservant son efficacité, il propose un réformisme de gauche inspiré de Karl Polanyi, « un marxiste non communiste, [qui] proposait déjà de réguler ou de domestiquer le marché. En gros, c’est le programme qui a été réalisé sous le capitalisme industriel[,] sorte de compromis social (…) qui n’a pas bouleversé les rapports de production, qui n’a pas fait la révolution (…). Cette position,bien qu’elle soit réformiste, n’est pas une position modérée [mais] volontariste [et] un peu crédible (…) La plupart des partis de gauche sont en deçà de ce type de positionnement (…) Le schéma marxiste était séduisant, mais malheureusement trop simple. Il y avait d’un côté les prolétaires qui n’avaient “rien à perdre d’autre que leurs chaînes”, donc ils pouvaient y aller à fond, ils étaient censés faire la révolution. Quant aux classes moyennes, et c’est devenu vrai pour la classe ouvrière aussi à partir d’un certain moment de sa transformation historique, elles ont eu autre chose à perdre que leurs chaînes et elles n’ont pas fait la révolution. Mais le phénomène le plus inquiétant dans la situation actuelle, c’est sans doute la faiblesse des formes d’organisation collective ».

19Lorsque la classe ouvrière s’est constituée en force politique, l’aliénation et la plus-value sont demeurées, mais le travail octroyait des droits au travailleur. Le droit à la retraite, par exemple, garantissait un minimum d’indépendance sociale à l’ancien travailleur. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui occupent un emploi instable, temporaire, qui ne leur fournit ni droits ni garanties sur l’avenir. La mutation des formes d’organisation du travail lui a fait perdre cette teneur, il est dorénavant volatile. Il reste donc à recomposer les organisations adaptées à cette nouvelle réalité et capables d’imposer, par exemple, l’idée des droits du travailleur mobile et des situations de non-emploi formulée par Alain Supiot ou Bernard Gazier. Pour Robert Castel, « l’Europe a une consistance économique importante, l’euro représente quelque chose de fondamental et d’irréversible. On ne peut pas tourner le dos à cela, mais il faut qu’il y ait des contreparties sociales à cette politique de développement économique. [Trouvons] une certaine forme de compromis entre les intérêts du marché, qui a besoin d’être efficace, et les intérêts de ceux qui font marcher le marché, les travailleurs. »

20Il faudrait en tout cas être prêt, si les projections démographiques prévoyant la raréfaction de la force de travail due au vieillissement de la population s’avéraient exactes. Cela pourrait lui donner un poids inédit dans le rapport de force qui a, depuis trente ans au moins, toujours été défavorable aux salariés en raison, entre autres, du chômage de masse. Les Européens consultés sur le traité constitutionnel européen ont donc avant tout profité de l’occasion pour montrer leur profond attachement à l’État-nation, garant de hauts compromis sociaux et de libertés individuelles étendues. Ils ont souhaité en réaffirmer le principe, et signifier qu’ils n’entendaient pas renoncer à l’horizon du bien-être pour tous. Leur antilibéralisme cherche d’abord à préserver les acquis du siècle dernier.

21Ce type d’État est pourtant assailli de toutes parts par le marché totalement dérégulé du capitalisme patrimonial. Face à la passivité, voire la complicité, de la classe politique, certains se tournent vers de nouvelles formes de mobilisations (sécurisation de la vie professionnelle, écologie, altermondialisme, réappropriation de la souveraineté des nations), signes de la volonté de construire un devenir social serein dans un cadre démocratique.

22Le politique apparaît comme la seule façon de s’assurer que les arbitrages de court terme des individus et des groupes sociaux soient compatibles avec leur devenir social, et d’éviter le recours au repli communautariste.

23Maîtrise du devenir social ou distinction identitaire, telle est l’alternative. ?


Date de mise en ligne : 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/nf.001.0007

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