Notes
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[1]
Jean-Paul Jacquier (2000), « Un pays qui n’aime pas négocier », dans Annie Giraud-Heraut et Ch. Thuderoz, La Négociation sociale, Paris, PUF, p. 199-208.
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[2]
Patrick Audebert-Lasrochas (1995), La Négociation. Applications professionnelles, Paris, éd. d’Organisation.
-
[3]
Lionel Bellenger (1990), La Négociation, Paris, PUF, coll. Que sais-je.
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[4]
Christophe Dupont (1994), La Négociation. Conduite, théorie, applications, Paris, Dalloz.
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[5]
Jacques Rojot (1994), La Négociation, Paris, Vuibert.
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[6]
Arnaud Stimec (2005), La Négociation, Paris, Dunod, coll. Topos.
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[7]
Alain Lempereur et Aurélien Colson (2010), Méthode de négociation. On ne naît pas négociateur, on le devient, Paris, Dunod (2004).
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[8]
Autre illustration : l’ouvrage de Laurent Combalbert et Marwan Mery, Negociator (2019) et leur méthode « Pacificat ». L’ouvrage est ainsi promu par son éditeur : « Véritable bible de la négociation, PACIFICAT© s’appuie sur la pratique de négociateurs professionnels, éprouvée par des centaines de missions réussies. » (c’est nous qui soulignons). Voir la recension d’Arnaud Stimec dans ce numéro, p. 147.
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[9]
François de Callières (1716/2002), De la manière de négocier avec les souverains, réed., préface d’Alain Pekar Lempereur, Droz, Genève, p. 185.
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[10]
« L’ouvrage frappe… ». Clin d’œil à l’auteur qui, volontairement ou non, intitule son chapitre 2 : « Se poser les bonnes questions avant d’attaquer sa négociation » (nous soulignons). Nous aurions préféré « s’engager en négociation », ou « entrer en négociation »…
1Peut-être le jugement de Jean-Paul Jacquier [1] sur la France – « Un pays qui n’aime pas négocier » – finira-t-il par être daté (et oublié) ; que, dans quelques années, la pratique de la négociation collective se sera banalisée dans les entreprises françaises ; et que l’espace francophone abritera de multiples centres de recherche ou de formation dédiés, bruissant d’activités et reconnus internationalement pour leur savoir-faire.
2La publication, ces dernières années, de plusieurs ouvrages en français et dont le titre comprend explicitement les mots négociation ou négocier, est un signe manifeste de ce basculement dans l’âge de la négociation : s’il paraît des livres à ce sujet, c’est qu’il y a des lecteurs ; il y a donc des praticiens ; et ceux-ci ont besoin d’être éclairés sur leurs pratiques, aux fins de les performer.
3Car tel est désormais le défi à relever : accompagner dans leurs efforts celles et ceux qui, pour résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés et dont la non-solution les empêchent de poursuivre leurs cours d’action, communs et respectifs, tentent de construire une réponse conjointe, à partir d’intérêts et de points de vue différents, voire divergents, tous sachant que leur interlocuteur détient l’accès aux droits et aux ressources qu’ils revendiquent.
4Si la définition ci-dessus d’une négociation décrit son enjeu (se mettre d’accord), son motif (acquérir des droits et des biens, définir des règles, résoudre des problèmes), la situation de ses protagonistes (en désaccord mais s’accordant volontairement pour le régler), et le moyen (élaborer une réponse commune), elle ne renseigne en rien sur comment se mettre d’accord, comment acquérir ces droits, comment construire ensemble des scénarios de résolution, etc. De sorte que la littérature académique consacrée à la négociation est nécessairement vouée, pour être utile, à une double finalité : analytique, d’une part, pour comprendre les processus de négociation, prescriptive, d’autre part, pour les outiller, les performer.
5Au mitan des années 1990 et 2000, la sobriété – La Négociation – du titre des ouvrages (princeps ou fortement remaniés) de Patrick Audebert-Lasrochas [2], Lionel Bellenger [3], Christophe Dupont [4], Jacques Rojot [5] et Arnaud Stimec [6] traduisait une centration du propos sur l’activité elle-même, le processus et les mécanismes de négociation. Rojot, en quatrième de couverture, mentionnait ainsi « les racines du processus de négociation » ; même intention chez Bellenger (« [Ce livre] démonte les mécanismes de la négociation ») ; Dupont entendait « présenter le bilan des connaissances actuelles et l’état de la négociation » ; et Stimec s’appliquait à commenter « les principales approches en négociation ».
6Un premier basculement eut lieu avec la parution de la seconde édition de l’ouvrage d’Alain Lempereur et d’Aurélien Colson, Méthode de négociation. [7] Il ne s’agissait plus seulement de gloser sur une activité sociale, en dévoilant, par exemple, « le code d’une négociation » (Rojot), ou s’intéresser « aux pratiques courantes et aux théories avancées » (Dupont), mais de proposer « une méthode opérationnelle » : « (Elle) soulève des problèmes concrets et propose des solutions qui le sont tout autant (…) Elle condense les principaux enseignements pratiques proposés par les théories de la négociation depuis trois décennies et par la formulation des praticiens depuis quatre siècles » écrivaient les auteurs en introduction (p. 12), avant de décliner cette méthode, chapitre par chapitre, autour de la distinction d’un avant et d’un après (« Se questionner avant de négocier », « Préparer avant de négocier », « Créer de la valeur avant de la répartir », etc.).
7Dix ans plus tard, un second basculement apparaît : il ne s’agit plus seulement de comprendre un processus et de disposer d’une méthode, mais de viser leur efficacité, condition nécessaire pour réussir sa négociation. Les titres de ces nouveaux ouvrages perdent ainsi en sobriété ce qu’ils gagnent en intentionnalité : Comment les négociateurs réussissent (Jean-Edouard Grésy et ses collègues), Les secrets d’une négociation réussie (Alice Le Flanchec), Les techniques de négociation efficaces (Olivier Ferrier).
8Certes, aucun des ouvrages de la génération précédente ne fait l’impasse sur ces sujets : Dupont intitulait sa conclusion générale : « Réussite d’une négociation et efficacité du négociateur » (p. 363 sq.) ; le livre de Rojot se terminait sur le souhait de l’auteur qu’il puisse faire de ses lecteurs « de meilleurs négociateurs » (p. 206) ; et celui d’Audebert-Lasrochas s’ouvrait sur l’idée que « la bonne connaissance des techniques et des processus de négociation ne peut qu’améliorer “la performance” des négociateurs » (p. 20). Ce qui est nouveau est l’accent mis désormais sur la réussite et l’efficacité en tant qu’objectif assigné [8].
9Ce qui signifie deux choses – et elles se complètent l’une l’autre : un, l’inscription, durable, dans le champ social français/francophone d’une activité jusqu’alors minorée et réservée aux commerciaux et aux diplomates, au point que le propos est moins de comprendre un mécanisme que le maîtriser soi-même ; deux, le besoin de professionnaliser et rationaliser l’exercice de cette pratique sociale. Olivier Ferrier l’énonce clairement : son ouvrage, est-il écrit en quatrième de couverture, s’adresse « à tout lecteur qui, quel que soit son niveau d’expertise et son domaine d’activité, souhaite progresser dans cette compétence indispensable qu’est aujourd’hui la négociation. » (nous soulignons).
10Cet acte II de la publication d’ouvrages sur la négociation traduit ainsi l’entrée, définitive, de la négociation dans la société française, longtemps rétive à « (ce) moyen le plus puissant de régler des conflits et d’optimiser des échanges » (Ferrier, p. 11). Parmi les indicateurs : les éditeurs estiment qu’il existe aujourd’hui « un marché » pour ce type d’ouvrages, ce qu’ils ne pensaient pas tous, loin de là, il y a une quinzaine d’années ; les auteurs s’adressent désormais à chacun de nous, et non à des catégories précises de professionnels (« à tous ceux qui souhaitent apprendre à mieux négocier, étudiants, salariés, managers, syndicalistes, vendeurs/acheteurs, employeurs… « (Le Flanchec) ; « à toute personne (manager, pilote de projet, commercial, RH, parent…) » (Grésy) ; et ces ouvrages proposent une lecture pragmatique de cette négociation, ne s’embarrassant plus de montrer pourquoi il faudrait négocier, mais seulement comment le faire et, surtout, comment le faire efficacement…
11La lecture de ces trois ouvrages montre cependant que les auteurs ont chacun leur approche de cette réussite et de cette efficacité. C’est un autre indicateur des temps présents : il s’agit moins, comme ce fut le cas il y a une trentaine d’années, de recopier et franciser les manuels nord-américains, ni de produire une glose convenue, avec les usuelles recommandations de la main de fer dans le gant de velours, mais de proposer une approche à la fois singulière et personnelle de la négociation.
12La comparaison des intentions et des sommaires permet ainsi de repérer, et des similitudes et des différences. Les premières renseignent sur une représentation sociale partagée de la négociation, les secondes sur l’originalité de l’apport de chacun.
13Du côté des similitudes entre ces trois ouvrages, relevons celles-ci – et cela éclaire les perceptions nouvelles du jeu de négociation : l’accent mis sur le plaisir de négocier (« Surtout, faites-vous plaisir car la négociation, c’est avant tout un jeu » (Ferrier, p. 279) ; « L’ambition de ce livre est d’accroître le plaisir de négocier, car nous y consacrons un temps infini de nos vies. » (Grésy et al., p. 23)) ; et le souci de fournir des outils aux lecteurs (« Nous avons présenté de nombreux outils qui vous permettront de devenir un véritable expert » (Ferrier, p. 279) ; « La maîtrise des outils pratiques visant à mettre en œuvre des stratégies efficaces pour devenir un meilleur négociateur » (Le Flanchec, p. 16)). Nouvelle représentation, donc, du négocié : un jeu plaisant et constant, mais qui nécessite la mise en œuvre d’outils « permettant de dépasser la vision « instinctive » de la négociation » (Le Flanchec), pour « mieux préparer, conduire et suivre les négociations futures, dans un cercle itératif et vertueux » (Grésy et al.), pour « conduire à des accords plus judicieux » (Le Flanchec), « pour gérer au mieux les risques liés à ces outils », « vous défendre et même contre-attaquer si ces outils sont employés contre vous » (Ferrier).
14Les différences de positionnement entre les auteurs nous renseignent également sur l’état de la réflexion à propos de la négociation sur le marché académique français contemporain. Cet état est : florissant. Cent fleurs semblent s’épanouir ; il convient que cent écoles rivalisent – et que de ce limage des cervelles s’affirme le renouveau d’une tradition française d’études et de pratiques de négociation ouverte depuis François de Callières [9]. Autrement dit – et cette recension tente d’y contribuer : il y a nécessité, puisqu’existe désormais une communauté française autour du négocié, en voie de structuration, que ses productions conceptuelles et méthodologiques, originales, s’affirment sur d’autres marchés académiques, notamment en Amérique du Nord, et qu’en son sein prospère un sain climat de débats et de confrontation. Chacun des trois ouvrages commentés ici reflète la vitalité de cette communauté – et la diversité des approches qui y cours. Quelles sont celles de leurs auteurs ?
15Alice le Flanchec entend « donner les clés d’une bonne négociation en dévoilant ses mécanismes intimes et fondamentaux ». Pour apprendre à négocier efficacement, écrit-elle (p. 15), « il est tout d’abord essentiel de comprendre comment fonctionnent les processus de négociation ». Elle ajoute, après avoir présenté les notions de « rationalité limitée », de « relations de pouvoir » et d’« incertitude », que « ce n’est que lorsqu’on a compris comment raisonnent les partenaires, comment s’articulent les relations de pouvoir et quel est l’impact de l’incertitude, que l’on peut – ensuite – comprendre comment utiliser les outils concrets qui permettent de mieux négocier » (p. 15).
16La mise en exergue de l’adverbe « ensuite » est intentionnelle : Le Flanchec considère en effet qu’il faut, pour réussir ses négociations, « lutter contre soi-même » pour s’écarter de ce qu’elle nomme « une négociation instinctive ». Celle-ci, estime-t-elle, néglige la phase de préparation, conduit le négociateur à ne porter attention que sur sa propre argumentation, et le pousse à se reposer sur son seul talent (supposé…). Elle propose d’agir différemment : adopter une méthode en cinq étapes, et s’appuyer « sur des fondements théoriques reconnus », de sorte que soient posées « des fondations solides sur lesquelles le négociateur peut s’appuyer ».
17Rojot le disait pareillement en 1994 (p. 206) : « L‘expérience distillée de l’analyse et de l’observation de négociations, située et précédée (nous soulignons) par un ancrage dans un cadre théorique solide et pertinent peuvent permettre à chacun d’améliorer ses techniques de négociation, à condition d’en comprendre les mécanismes. » (nous soulignons). S’ensuivaient, dans son ouvrage La Négociation, un chapitre liminaire fondé sur deux hypothèses générales : un, l’omniprésence et l’inévitabilité du conflit, et deux, la rationalité limitée des acteurs sociaux. Rojot en tirait plusieurs conséquences pratiques pour le négociateur : connaître le contexte de sa négociation, comprendre le pouvoir de négociation, définir une stratégie de négociation, choisir des tactiques appropriées, etc.
18Le Flanchec reprend avec clarté et pédagogie ces mêmes principes et les décline dans « Les dix règles d’or » du négociateur : « Préparer sa négociation », « Comprendre le point de vue de la partie adverse », « Identifier le style de négociation de son interlocuteur », « Contrôler ses émotions et rester calme », « Favoriser des relations de confiance », « Aborder la négociation comme un jeu », « Jongler avec les dimensions intégrative et distributive de la négociation », « Jongler avec les dimensions formelle et informelle de la négociation », « Garder à l’esprit la dimension dynamique de la négociation », « Regarder au loin l’horizon ».
19Sont ainsi portés au jour deux secrets majeurs de la réussite en négociation, mais à mettre en œuvre successivement : comprendre (l’autre, soi-même, les mécanismes de négociation, le dilemme du négociateur, les biais cognitifs, etc.), puis définir une stratégie, des tactiques et un argumentaire adapté. Là réside l’originalité, mais peut-être le travers (au sens premier du terme : « un léger défaut »), de l’approche d’Alice le Flanchec : le caractère ordinal de ses conseils. Car « une fois ces notions clarifiées », écrit-elle en quatrième de couverture – c’est-à-dire : pouvoir, rationalité, incertitude – « alors il est possible de déterminer des étapes précises à suivre pour préparer et mettre en œuvre une stratégie de négociation ».
20Si la dialectique de l’avant et de l’après est heuristique – en témoigne la check-list des « dix atouts » dans l’ouvrage de Lempereur et Colson déclinés autour du précepte : L’essentiel avant l’évident –, peut-être faut-il ne pas trop durcir l’ordre dans lequel il faut procéder. Proposons ici une nuance : plus que « la compréhension des mécanismes inhérents au fonctionnement des négociations conditionne (nous soulignons) la bonne mise en œuvre des méthodes » (p. 22), il nous semble que la mise en œuvre efficiente des outils suppose une compréhension des mécanismes de négociation, que celle-ci ne s’acquiert que dans leur mise en œuvre, et que l’étape privilégiée pour que cette connaissance soit un apprentissage est la phase de préparation. C’est en se questionnant sur l’adversaire, sur le choix d’une stratégie, sur le processus, sur les alternatives, etc., que l’on peut ainsi mieux comprendre ce qui vient obscurcir l’analyse et ne pas s’aveugler sur son talent, la qualité de ses arguments ou la robustesse de sa stratégie. Autrement dit : on ne peut séparer la méthode de l’analyse, car toutes deux se dynamisent : une méthode sans analyse compréhensive est une recette, une analyse sans méthode d’agir est une spéculation.
21Olivier Ferrier choisit un autre positionnement que le dévoilement des mécanismes de négociation : leur mise en œuvre concrète. Son ouvrage, dit-il, est « résolument pratique », promet au lecteur d’« appréhender de façon optimale » ses négociations, et lui propose « un guide détaillé ». L’objectif est atteint : 280 pages, rédigées dans un style simple sans être simpliste ; 13 chapitres, ventilés en 4 parties (« La préparation », « La négociation collaborative », « La négociation compétitive », « La négociation influente ») ; « 90 outils pour convaincre » (numérotés de 1 à 90 et exposés selon une même trame, mais non systématique : « Mettre en œuvre », « Appliquer », « S’entraîner » « Comprendre les ressorts psychologiques », « Savoir parer et contre-attaquer », « Mesurer les risques ») ; enfin, quelques schémas, des « questions » à se poser, des « leviers psychologiques » à mobiliser, une foule d’encadrés et une profusion de conseils. Le tout est de bonne facture.
22Et la liste des 90 « outils » dressée dans la table des matières : impressionnante. Il s’agit en fait de préceptes : ils disent ce qu’il convient de faire, selon le type de négociations (distributive, collaborative ou influente). Florilège, un peu au hasard : « Savoir précisément ce que l’on veut », (chapitre 1) ; « Faire une pause et se taire » (chapitre 3, « Savoir prendre du recul ») ; Se mettre d’accord avec son partenaire dès que l’occasion se présente » (chapitre 4) ; « Impliquer son partenaire » (chapitre 6, « Faire un pont d’or à votre partenaire ») ; « Utiliser un plan B, désamorcer les objections » (chapitre 7, « User de on pouvoir sans en abuser ») ; « Adhérer aux grands principes du négociateur raisonné » (chapitre 8 ») ; Jouer sur les différences… » (de croyance, d’aptitude, d’attitude, de préférences, etc., chapitre 9, « Aller plus loin dans la négociation collaborative ») ; « faire la grimace » et « Lancer des ultimatums » (chapitre 10, « Les outils compétitifs classiques ») ; « Utiliser la flatterie » et « Faire diversion » (chapitre 11, « aller plus loin dans la négociation compétitive ») ; « Faire douter l’autre » ou « Organiser les problèmes en sa faveur » (chapitre 13, « Savoir exploiter les leviers psychologiques »).
23L’ouvrage frappe [10] par l’étendue du répertoire technique mobilisé, sa qualité pédagogique, l’heuristique des exemples et des explications, etc. L’auteur, avec justesse, a choisi de ne pas se limiter – le défaut est courant – au normatif (« Faites ceci, ne faites pas cela ») mais de le coupler avec le compréhensif (« Cet outil procure un avantage psychologique important… », ou « Un des leviers psychologiques de cet outil vise à… »), le cyndinique (« Cet outil est difficilement repérable car… », ou « Cet outil n’est pas risqué car… ») et le curatif/préventif (« N’acceptez pas de… », « Le meilleur moyen de vous défendre contre est de… », etc.). D’où, assurément, comme il se présente tel en jaquette, un ouvrage qui permet à son lecteur « de se préparer dans les règles de l’art », d’ « employer efficacement les outils du négociateur collaboratif », de « recourir avec habileté aux outils du négociateur compétitif », de « comprendre les aspects psychologiques de la négociation », enfin de « découvrir les outils du négociateur manipulateur ».
24Là où Le Flanchec définit, explicite et conceptualise pour traiter la négociation comme une connaissance (« aller au-delà d’une connaissance superficielle des processus théoriques inhérents à la négociation »), Ferrier choisit de penser celle-ci comme une compétence (« Elle est une compétence de plus en plus reconnue et recherchée car indispensable et transversale dans le monde de l’entreprise », p. 11). Les deux auteurs ont raison ; car il n’est pas définitif de devoir penser la négociation par l’une ou par l’autre de ces seules deux entrées – tant la connaissance d’une activité ou d’un phénomène passe par l’effectivité de la pratique de l’une (l’activité) et de l’expérience de l’autre (le phénomène). On dira, en termes bourdieusiens : ce qui nous est nécessaire est une science des pratiques de négociation. L’ouvrage de Ferrier est d’ailleurs une tentative intéressante d’étayer académiquement – via la théorie des jeux, la théorie de la psychologie sociale et les théories de la négociation – diverses recommandations pratiques. Là réside le probable succès de l’ouvrage : proposer, de fait, une théorie de la négociation appliquée, sans assommer le lecteur de références théoriques – ou sans s’abriter derrière elles – et fonder en raison les techniques et tactiques recommandées.
25L’ouvrage de Jean-Édouard Grésy, Julien Ohana et Ricardo Pérez-Nückel adopte un autre positionnement : il ne dévoile pas des mécanismes cachés (« La face cachée de la négociation », Le Flanchec, partie 1), il ne liste pas des outils (« Utiliser intelligemment les leviers psychologiques pour user de son influence et convaincre », Ferrier, page web de l’éditeur) : il explore les comportements du négociateur – soit ses attitudes, son état d’esprit, sa personnalité, son caractère. Cette approche, jugée par les auteurs être « la moins exploitée dans la littérature » est, selon eux, « la plus décisive pour réussir une négociation » (p. 23). Ils ajoutent aussitôt : « Nous souhaitons prendre ainsi le contrepied de l’idée couramment admise qu’”on ne naît pas bon négociateur, on le devient” ». Voilà, c’est dit dès l’introduction. Sur quoi se fonde ce raisonnement – et l’ouvrage tout entier ? Sur une idée somme toute fort simple – et là réside l’originalité et l’heuristique du propos : l’enfance, est-il affirmé, étant l’âge où le rapport de force avec l’adulte est le moins favorable, l’enfant doit alors faire preuve de la plus grande agilité pour parvenir à ses fins. La suite est logique : « Si l’essentiel des aptitudes du négociateur (curiosité, créativité, opiniâtreté, fluidité sociale, etc.) sont optimale à l’âge de cinq ans et diminuent avec le temps, voire disparaissent, la question devient : comment retrouver l’enfant qui sommeille en nous ? » (p. 23). S’éclaire ainsi l’injonction du sous-titre (« Retrouvez les aptitudes de l’enfance ! ») : l’art et la science de la négociation – pour reprendre le vocabulaire d’Howard Raiffa, que les auteurs n’oublient pas de citer – nécessitent « des aptitudes acquises dès l’enfance » ; les retrouver, les adopter, les mobiliser, « pour obtenir ce qu’on veut vraiment », tel est l’enjeu de ce retour (virtuel) en enfance.
26L’ouvrage est dense, profus – 160 pages, petits caractères, plusieurs schémas et tableaux, beaucoup d’entretiens (pour l’essentiel des cadres dirigeants d’entreprise), une foule d’exemples ou d’anecdotes. Sa lecture est limpide ; et l’usage d’un « vous » de connivence (« Imaginons que vous êtes à la recherche de vos clés… »), d’un « nous » communautaire (« Combien de temps nos parents ont-ils passé à nous inculquer la puissance du mot magique “s’il te plaît”… ? »), l’enrôlement du lecteur dans les péripéties domestiques des auteurs – et qui nous font nous souvenir des nôtres (« Imaginez que vous avez un bébé souffrant de problèmes de digestion… », ou « (Les enfants) sont donc en mesure de vous ruiner une soirée avec une tactique déloyale brillante de simplicité, ici dénommée le disque rayé… »), ou encore l’emploi habile d’anecdotes (« Un manager homme qui avait pris la direction d’une équipe d’infirmières se mit à piquer un fard… », ou celle de cet antiquaire plutôt malhonnête « qui se fait passer pour le révérend Cyril Winnington Boggis… ») mettent à l’aise le lecteur.
27Préfacé par le philosophe André-Comte-Sponville – et en quelques pages, l’essentiel y est dit : – « C’est en acceptant que toute négociation soit intéressée, et de part et d’autre, qu’on a des chances de la rendre mutuellement intéressante » (p. 15) –, l’ouvrage se présente en deux parties (« Le périmètre de la négociation », « Les aptitudes du négociateur »), chacune composée de trois chapitres. Les intitulés de ces derniers valent programme : « Être social, ce n’est pas manipuler », « Être juste, ce n’est pas faire la loi », « Être courageux, ce n’est pas passer en force », pour le périmètre ; « Avoir le cœur chaud », « Garder la tête froide », « Avoir la main toujours ouverte », pour les aptitudes.
28Dès les premières pages, le lecteur réalise qu’il a en main (le pléonasme est volontaire) un manuel de négociation, à l’instar des deux autres recensés ici. Mais là où les précédents portaient le regard sur « les outils », ou sur « les mécanismes » de négociation, celui-ci le centre sur « le négociateur ». Ce qu’il doit faire et comment doit-il le faire est aussi l’enjeu des deux autres – de « Evaluer le rapport de force » (Le Flanchec, p. 39) ou « Déterminer la zone de contrat » (p. 96) à « Découper les problèmes en un maximum de sous-problèmes » (Ferrier, p. 128) ou « Influencer le mode de pensée de l’autre » (p. 275). Mais Grésy et ses collègues, fidèles à leur thèse (« C’est bien dans l’enfance que se font les premières armes et que l’on développe son premier style de négociateur ») procèdent différemment. Plutôt que d’égrener, à la suite et de façon ordinale, des outils, des leviers, des parades, des règles d’or, etc., ils butinent dans le champ du négocié autour de sept concepts peu formulés – voire informulés jusqu’alors en théorie de la négociation : l’agréabilité, l’audace, la flexibilité, la stabilité émotionnelle, la curiosité, la créativité et la ténacité. L’écriture est alerte, métaphorique parfois (« Remonter le poisson sur le bord, même si c’est une anguille »), et les conseils abondent, des plus simples (« Simplement, savoir dire non », p. 155) aux plus complexes (« Chercher la voie plutôt que la vérité »). L’ensemble est plaisant et puissant – parfois déroutant.
29Trois nouveaux livres, donc, et qui participent tous, disions-nous en liminaire, tant à l’essor de la pratique de la négociation en France qu’à sa glose académique contemporaine. Mais trois ouvrages différents – par leurs messages-clé et leur manière de les décliner. Comme la richesse (en négociation comme pour toutes les autres activités de la vie sociale) provient des différences et de leur valorisation, le lecteur aura raison d’acheter et ranger sur le même rayon de sa bibliothèque personnelle, toujours à portée de main, ces trois ouvrages, complémentaires.
Notes
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[1]
Jean-Paul Jacquier (2000), « Un pays qui n’aime pas négocier », dans Annie Giraud-Heraut et Ch. Thuderoz, La Négociation sociale, Paris, PUF, p. 199-208.
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[2]
Patrick Audebert-Lasrochas (1995), La Négociation. Applications professionnelles, Paris, éd. d’Organisation.
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[3]
Lionel Bellenger (1990), La Négociation, Paris, PUF, coll. Que sais-je.
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[4]
Christophe Dupont (1994), La Négociation. Conduite, théorie, applications, Paris, Dalloz.
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[5]
Jacques Rojot (1994), La Négociation, Paris, Vuibert.
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[6]
Arnaud Stimec (2005), La Négociation, Paris, Dunod, coll. Topos.
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[7]
Alain Lempereur et Aurélien Colson (2010), Méthode de négociation. On ne naît pas négociateur, on le devient, Paris, Dunod (2004).
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[8]
Autre illustration : l’ouvrage de Laurent Combalbert et Marwan Mery, Negociator (2019) et leur méthode « Pacificat ». L’ouvrage est ainsi promu par son éditeur : « Véritable bible de la négociation, PACIFICAT© s’appuie sur la pratique de négociateurs professionnels, éprouvée par des centaines de missions réussies. » (c’est nous qui soulignons). Voir la recension d’Arnaud Stimec dans ce numéro, p. 147.
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[9]
François de Callières (1716/2002), De la manière de négocier avec les souverains, réed., préface d’Alain Pekar Lempereur, Droz, Genève, p. 185.
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[10]
« L’ouvrage frappe… ». Clin d’œil à l’auteur qui, volontairement ou non, intitule son chapitre 2 : « Se poser les bonnes questions avant d’attaquer sa négociation » (nous soulignons). Nous aurions préféré « s’engager en négociation », ou « entrer en négociation »…