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Article de revue

Négocier en situation de violence radicale : approche textométrique des séquences de crise

Pages 55 à 72

Notes

  • [1]
    Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État français gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’Investissements d’avenir portant la référence ANR-11-IDEX-0002-02 (Idex UNITI, opération « Emergence ») et du CNRS français (opération « Attentats-recherche »).
  • [2]
    Des remerciements particuliers doivent être adressés aux négociateurs du RAID (Paris) et de la Police Judiciaire de Genève et de Neuchâtel pour leur confiance et leur disponibilité dans la constitution du corpus, la discussion des analyses, des résultats et de leurs interprétations.
  • [3]
    Le lemme est la racine d’un mot : on ramène les substantifs, adjectifs… à la forme masculin/singulier et les verbes à l’infinitif.
  • [4]
    Iramuteq est développé par Pierre Ratinaud au sein du Lerass (Toulouse) et avec le soutien du Laboratoire d’Excellence « Structuration des Mondes Sociaux » (ANR-11-LABX-0066).
  • [5]
    Notons que la notion de passage du « chaud » au « froid » est déjà suggérée dans le modèle « Cyclic Crisis Negotiations Time Line » de Thomas Strentz (1995).
  • [6]
    Dans de rares cas, on ne disposait pas des premiers échanges. On a alors choisi de faire commencer ces négociations par l’épisode 2. C’est notamment le cas pour la négociation « djihadiste » qui n’a été enregistrée qu’après une séquence de contact.
  • [7]
    Des indices de longueur, richesse et banalité lexicales, non représentés ici, confirment cette évolution.

1La négociation policière de crise est un domaine particulier, pour lequel il est difficile d’importer in extenso des modèles établis dans d’autres champs de la négociation (sociale, commerciale, politique ou diplomatique) ou dans le domaine de la communication interpersonnelle (argumentation, entretien non-directif, relation d’aide, diagnostic psychothérapeutique, etc.). Le contexte d’une crise impliquant les forces d’intervention de la police nationale française est celui d’un antagonisme d’objectifs, d’une forte prise de risque, d’une absence des normes usuelles dans la gestion relationnelle et d’une composante émotionnelle pouvant aller jusqu’à l’irrationnel. La confrontation s’établit entre un négociateur, qui n’a pas d’intérêt personnel majeur à servir, et un instigateur qui n’envisage pas de négociation et qui, au contraire, peut s’engager dans un processus plus agressif sous l’effet de la présence des négociateurs (Hammer, 2007). Dès lors, et pour reprendre les termes de l’approche dite d’Harvard (Fisher, Ury et Patton, 1982), les hypothèses sont claires : l’hypothèse haute consiste à amener le sujet à sortir volontairement de sa violence et de son retranchement pour se livrer aux forces de police selon un protocole fixe ; la bottom line implique l’entrée du groupe d’intervention pour le maîtriser par la force. Il n’y a pas d’autre issue envisagée, et la négociation consiste à passer de la deuxième issue à la première – la décision finale relevant directement du commandement du groupe d’intervention policière.

2Sortir de cette dualité radicale pour parvenir à une alternative négociée suppose, pour le négociateur policier, de connaître les modèles et techniques de présentation des messages persuasifs (Giebels et Taylor, 2010) et d’adopter un style engageant, rassurant, pour désamorcer une réponse agressive et inciter le sujet instigateur à coopérer ou à accepter les alternatives à la violence. En ce sens, la négociation policière de crise n’est pas un sport de combat, même si elle peut avoir des aspects d’arts martiaux – mais sans règle et sans médaille.

3Parmi les différentes questions que nous nous posons, chercheurs et praticiens [1], nous nous concentrerons ici sur celle de la séquence : les crises connaissent-elles un « rythme » régulier ? Y a-t-il un modèle optimal des séquences de la négociation pour parvenir à une issue pacifique ? Peut-on définir des indicateurs de pronostic d’une issue favorable ou défavorable ? Quelle expression émotionnelle peut-on observer au long de la crise et comment la gérer ?

1 – Les séquences de la crise

4Chaque situation de crise possède ses propres contextes et ressorts motivationnels ; il pourrait sembler vain de rechercher des régularités. C’est pourtant la voie que nous empruntons ici. La plupart des modèles qui rendent compte de la négociation policière de crise décrivent des séquences et se centrent, soit sur le sujet ayant motivé l’intervention, soit sur le négociateur, soit sur les phases de résolution de problème.

5Qui est l’autre ? Quelles sont ses caractéristiques personnelles ? Quels sont ses besoins, attentes, motivations ? Quelles peuvent être ses réactions ? À quelle(s) influence(s) peut-il être sensible ? Ces questions sont au cœur de l’intervention, et la caractérisation de l’instigateur est un enjeu majeur pour le négociateur (Michaud, Baroche et St-Yves, 2011 ; Baroche, 2016). Le modèle de Thomas Strentz (1995) décrit les phases par lesquelles le sujet passe (la rage, l’excitation, la frustration, le stress, la rationalité, l’épuisement, la résignation) ; le modèle STEPS (Structured Tactical Engagement Process ; voir Kelln et McMurtry, 2007) comporte quatre étapes tenant compte de l’état d’esprit du sujet avec qui l’on négocie (l’inconscience, la conscience, l’intention/planification, l’action/reddition).

6Du côté du négociateur, les questions se posent différemment : comment se comporter, adapter sa conduite, gérer son émotion, optimiser son influence ? Le Behavioral Change Stairway Model (BCSM) repose, par exemple, sur des étapes successives d’écoute active, d’empathie et d’établissement d’un rapport d’influence pour obtenir un changement de comportement. Le modèle « cylindrique » de Paul Taylor (2002) présente un négociateur qui doit gérer trois thématiques – instrumentale, identitaire, relationnelle –, investies avec des intensités variables, et qui peut adopter trois types de comportements : de retrait (avoidance), émotionnel (distribution) ou rationnel (integration). L’objectif de la négociation est de faciliter un mouvement au long d’un axe de coopération croissante allant du retrait extrême à la résolution du problème.

7Au-delà de ces deux types de focalisation, sur l’instigateur ou sur le négociateur, on peut également envisager les dynamiques d’interaction. William Donohue (2010) a ainsi proposé de décrire l’évolution dynamique des relations dans un conflit en croisant deux paramètres que chacun négocie en permanence : l’affiliation (comment être attractif pour l’autre et susciter sa confiance ?) et l’interdépendance (comment contrôler et influencer l’autre ?). L’affiliation et l’interdépendance peuvent être fortes ou faibles selon la nature de l’interaction et selon les moments d’une interaction. On a donc affaire à quatre orientations contextuelles et relationnelles possibles : la collaboration, la coopération, la coexistence et la compétition. Le modèle SINCRO (Stratégie d’intervention et de négociation de crise selon le rythme observé ; voir St-Yves et Veyrat, 2011), de son côté, prend en compte conjointement les deux interlocuteurs pour permettre au négociateur d’intervenir selon le rythme de la personne en crise.

8La plupart de ces modèles peuvent être synthétisés en trois grandes phases (Giebels et Taylor, 2010) :

  • une première phase, asymétrique, dans laquelle la crise est aiguë et la relation vécue par l’instigateur sur un mode compétitif, tandis que le négociateur doit établir une relation d’écoute, d’attention et d’égalité ;
  • une deuxième phase voit les aspects émotionnels et compétitifs diminuer, et des comportements réciproques s’installer. L’attention du négociateur se déplace de la gestion de la crise relationnelle vers la résolution de problème, quitte à faire face aux tentatives d’intimidation de l’instigateur ;
  • une troisième phase rapproche les points de vue et exprime les termes d’un accord et de ses conditions. L’instigateur exprime davantage d’anxiété et de crainte, dues à la perception de sa vulnérabilité, et le négociateur investit un registre plus rationnel pour provoquer une prise de conscience de la réalité.

9Plus proche de notre perspective, le modèle SAFE (Substantive Demands, Attunement (trust), Face concerns, Emotional Distress ; voir Hammer, 2007) repose sur des « cadres » essentiels à l’interaction conflictuelle (Negotiate, Build, Honor, Stabilize). Lorsque, dans un conflit, les individus investissent des cadres différents, ils ont davantage tendance à s’engager dans une dynamique compétitive (gagner/perdre) au détriment de la recherche de solution (Drake et Donohue, 1996). Le négociateur peut repérer, investir et tenter de faire évoluer les cadres (demande spécifique, relation/empathie, image personnelle/faceworking, stress/émotion) pour gagner en influence sur le sujet et enrayer l’escalade de la crise.

10Ces modèles séquentiels ont évidemment leur valeur dans l’action et la formation des négociateurs. Au-delà de leurs différences, ils permettent de poser l’hypothèse que la singularité des situations n’empêche pas une régularité du déroulement des négociations. Si les négociations suivent effectivement des séquences régulières, celles-ci doivent alors mobiliser des lexiques spécifiques et nos analyses lexicales devraient permettre de les décrire plus précisément.

2 – Un échange de mots

11Nous envisageons avant tout la négociation policière de crise comme un échange de parole dans une interdépendance relationnelle et dans un objectif de prise de décision (sortie de l’instigateur vs entrée du groupe d’intervention), en préservant au maximum l’intégrité physique et psychologique de tous les acteurs, y compris du sujet instigateur qui, pour des motifs criminels, idéologiques ou émotionnels, s’est engagé dans une conduite présentant une menace pour autrui et/ou pour lui-même.

12Il faut donc partir du principe qu’une grande partie de la négociation va concerner la recherche d’une relation optimale entre les deux parties. Le négociateur doit se rapprocher de son interlocuteur, réduire les différences perçues et surtout la perception d’être un adversaire ou un ennemi. L’emploi d’un vocabulaire similaire favorise une perception de « semblable » ou une sensation de « familier ». Le négociateur, par le choix de ses mots et de ses tournures, tente de se rapprocher de l’autre. Il va devoir emprunter à son interlocuteur une partie de son discours ou adopter sa façon de s’exprimer pour créer du lien.

13Ces aspects verbaux de la négociation policière de crise sont parfois évoqués, par exemple par Michel St-Yves (2011 : 378), qui préconise d’éviter le mot « problème » et de lui préférer « difficulté », ou d’éviter le mot « otage » et de le remplacer par le nom ou le prénom de la victime, ou encore de mentionner un « comité ». Le choix des mots semble avoir une importance, mais les structures langagières et leurs effets sont peu étudiés systématiquement par les spécialistes de la négociation policière de crise.

14Dans la lignée de travaux comme ceux de Mitchell Hammer et Randall Rogan (voir Rogan et Lanceley, 2010), qui prêtent attention aux indices langagiers, nous nous focalisons sur les interactions en mobilisant, d’une part l’histoire et l’apport des théories de la communication interindividuelle dans la compréhension des discours et de l’impact des messages, et d’autre part les avancées méthodologiques et techniques les plus récentes en matière d’analyses automatisées des verbalisations.

15On peut mentionner ici les études de Paul Taylor et Sally Thomas (2005) ou de Randall Rogan (2009), qui ont recours au Linguistic Inquiry and Word Count (LIWC). Malgré des différences notables dans les méthodes et les techniques utilisées, nos analyses de discours assistées par ordinateur (Marchand, 1998) suivent une logique semblable, notamment la recherche des différences linguistiques selon le déroulement, le style et l’issue de la négociation. On cherche ainsi à objectiver l’échange, cartographier le vocabulaire, mettre en évidence des séquences formelles.

3 – Corpus et analyse

16Dans le cadre d’une collaboration lancée en 2012 entre le RAID (force d’intervention de la police nationale française) et l’université de Toulouse, nous étudions des cas réels de négociation, en France et dans d’autres pays francophones, dans des contextes de retranchements avec armes, de prises d’otages, de terrorisme ou d’intention suicidaire à haut niveau de dangerosité. Les enregistrements effectués par les négociateurs sont retranscrits sous contrats de confidentialité, rendus anonymes (personnes, périodes, localisations) et codés pour faire l’objet d’une analyse textométrique.

17Quinze négociations françaises et suisses [2] ont ainsi été retranscrites (277 880 occurrences ; 9462 formes ; 5951 lemmes [3]). Chaque négociation est partitionnée selon les prises de parole d’un protagoniste (instigateur, négociateur ou tierce-personne) et codée selon l’identification du locuteur et des caractéristiques situationnelles. Chaque négociation a également été divisée en séquences chronologiques de tailles équivalentes.

18Les 13 785 prises de parole ainsi codées sont analysées au moyen du logiciel Iramuteq[4], qui permet de décrire la structure de ce corpus textuel et de définir des classes lexicales qui renvoient à des moments ou à des modalités de gestion de la crise.

19La classification lexicale (Reinert, 1983) permet tout d’abord de décrire la structure du vocabulaire. Sur la base d’une matrice binaire codant la présence (1) ou l’absence (0) d’une forme lexicale (5951 lemmes en colonnes) dans un segment de texte (16 381 segments de 17 formes en moyenne, en lignes), on regroupe les segments dont les profils sont semblables dans une arborisation hiérarchique (dendrogramme suivant, figure 1).

Figure 1

Classification Descendante Hiérarchique du lexique du corpus “négos”

Figure 1

Classification Descendante Hiérarchique du lexique du corpus “négos”

20On note qu’une classe se dégage immédiatement des autres, la classe 1, dont les termes spécifiques sont : Allah, France, militaire, Afghanistan, musulman, français, Pakistan, tuer, hamdulillah, taliban, pays, Toulouse, opération, Al-Qaïda, juif, rencontrer, combattre

21Ce lexique peut être interprété comme typique des négociations avec des individus engagés dans la cause djihadiste, comme le confirme le graphe suivant, des corrélations entre les classes lexicales et les négociations du corpus (rendues anonymes).

Figure 2

Corrélations entre les classes lexicales et les négociations du corpus “négos”

Figure 2

Corrélations entre les classes lexicales et les négociations du corpus “négos”

22La très forte corrélation entre la classe 1 du vocabulaire « djihadiste » et une seule négociation (connue pour être dans ce cas de figure) marque sa spécificité. Ce vocabulaire et la dynamique particulière de l’échange devront ultérieurement faire l’objet d’une étude complémentaire et approfondie sur les rhétoriques radicales.

23Les autres classes renvoient à des modalités de gestion de la négociation. Deux blocs se distinguent et nous semblent renvoyer à deux types d’attitudes à l’égard du langage (Beauvois et Ghiglione, 1981 ; Marchand, 2010), que l’on retrouve également chez les spécialistes de la négociation (St-Yves, Tanguay et St-Pierre, 2001) :

  • Un premier bloc lexical (classes 2, 6, 7, 8, 9) semble pouvoir être interprété comme une attitude syntagmatique (SA) ou, selon St-Yves, Tanguay et St-Pierre, 2001, p. 4, de la psychociation, qui prend en considération l’établissement et le maintien de la relation (parler à quelqu’un) et mobilise des stratégies expressives et socio-régulatives pour la gestion des images, affects et postures : comprendre, chose, situation, penser, vie, solution, contraire, famille, aimer, mec, aider, confiance, clair, passer, important, mort, monde, problème, prison, raison, assurer, doute, connaît, souci, franchement, peut, genre, seul, raconter, mourir, actuel… On qualifiera ce lexique de plutôt « chaud » ;
  • Un second bloc lexical (classes 3, 4, 5, 10) semble pouvoir être interprété comme reflétant une attitude paradigmatique (PA), ou lexique de la négociation, qui considère les objets ou la résolution de problème (parler de quelque chose) et mobilise des stratégies référentielles pour la gestion des comportements et décisions : rappeler, heure, écouter, manger, descendre, minute, porte, téléphone, aller, péter, attendre, appeler, poser, fermer, marcher, rue, dormir, ouvrir, regarder, plombe, venir, quart, temps, bruit, boire, numéro, fumer, tranquille, immeuble, joindre… On qualifiera ce lexique de plutôt « froid ».

24La négociation va donc pouvoir être envisagée comme une alternance de phases lexicales plus ou moins chaudes ou plus ou moins froides, que le négociateur va tenter de réguler [5].

25La projection des classes sur les modalités de la variable chronologique permet de confirmer la régularité des séquences thématiques. Le graphique ci-dessous représente les corrélations entre les classes lexicales (lignes) et les huit épisodes (colonnes). L’épaisseur d’une ligne traduit le nombre de segments indexés dans une classe. L’épaisseur des colonnes est ici relativement constante, puisque les négociations ont été découpées en parties égales (tout en respectant les prises de parole) [6].

Figure 3

Projection des classes lexicales sur la chronologie du corpus “négos”

Figure 3

Projection des classes lexicales sur la chronologie du corpus “négos”

26Hormis la classe 1 du lexique « djihadiste » qui investit plusieurs épisodes (surtout 2 et 3, mais également 4 et 5), les autres classes apparaissent plus concentrées à des moments de la négociation, définissant deux grandes périodes. Plus précisément, le bloc lié à l’analyse de la situation et à l’établissement de la relation (classes 2, 6, 7, 8, 9) semble se concentrer dans les épisodes 1 à 4, tandis que le bloc lié à la gestion de l’échange et des comportements (classes 3, 4, 5, 10) semble davantage être mobilisé dans les épisodes 5 à 8. On note que les lexiques des classes 4 et 8 peuvent être mobilisés sur ces deux grandes périodes, confirmant que les deux registres syntagmatique (SA /psychociation) et paradigmatique (PA /négociation) ne sont pas totalement disjoints.

27Cette distribution nous a incités à cartographier plus précisément les distances entre les huit épisodes par analyse des correspondances lexicales. Le graphe factoriel ci-dessous montre une distribution particulière des séquences : l’axe horizontal ordonne les épisodes selon leur chronologie et l’axe vertical oppose les extrêmes aux médians, prenant un aspect en « fer à cheval », qui rend compte d’une sériation chronologique unidimensionnelle souvent appelée « effet Guttman » (Salem, 1998). Les épisodes sont non seulement différents, mais ils sont organisés séquentiellement.

Figure 4

AFC des séquences chronologiques du corpus “négos” (sans la négociation « radicalisation »)

Figure 4

AFC des séquences chronologiques du corpus “négos” (sans la négociation « radicalisation »)

4 – Les séquences de la crise

28L’hypothèse de séquences régulières dans la crise étant statistiquement validée, on peut essayer d’en décrire le contenu. Il s’agit d’extraire les segments de textes statistiquement significatifs de chacun des épisodes et d’en livrer une lecture interprétative.

4.1 – Le contact : présentation et contrat de communication

29Rappelons que la négociation se déroule dans un contexte d’intervention policière activée par l’autorité d’État sous diagnostic de menace élevée. La plupart du temps, le négociateur peut s’attendre à être mal accueilli, insulté, menacé et, surtout, à faire face à un refus de contact :

  • si je vois quelqu’un, si je vois une seule personne, une seule police par la fenêtre, je reprends mon arme et je tue tout le monde, je vous ai dit ça déjà (Retranchée).
  • oui oui là ça fait… depuis que j’essaie de dormir, que j’ai sans arrêt du monde qui me dérange, j’aimerais bien pouvoir dormir, entre les gens dehors entre vous au téléphone (Forcené)

30La distance entre les parties est donc maximale, car le négociateur est d’abord vécu comme un intrus. Il inquiète plus qu’il ne rassure ; au mieux, il dérange. La première tâche du négociateur est donc l’établissement des bases du contrat de communication (Ghiglione, 1986) : acceptation des principes de pertinence et de réciprocité pour définir les enjeux et les conditions d’une situation potentiellement communicative et permettre l’application du principe contractualisation (alternance des tours de parole, validation des actes de langage…). Il doit cependant s’imposer en douceur en rappelant que l’instigateur n’est pas seul et qu’il doit compter avec les forces de police pour l’aider à sortir de la situation dans l’intérêt de tous.

  • oui bonjour bonjour je m’appelle __ j’suis policier au groupe d’intervention. c’est moi qui suis chargé de prendre contact avec vous dorénavant.
  • mais nous, on a quand même été appelés à votre domicile, la police a quand même été appelée à votre domicile, parce que il semblait qu’il y avait un souci.
  • d’accord. Alors je te disais : nous sommes le groupe d’intervention, donc nous sommes habillés en noir casqués avec des cagoules, d’accord ? Si tu connais.

4.2 – Justifier/comprendre

31Les épisodes 2 et 3 sont proches, mais leur distinction est importante. Une fois le contact établi et le contrat de communication posé, la phase suivante peut être celle de la justification : le sujet instigateur va exposer les raisons qui expliquent, pour lui, la situation. La tonalité est souvent agressive, car la négociation est jugée comme une intrusion hostile. L’instigateur est en quelque sorte pris dans une spirale qui a tendance à l’emmener vers des réactions et comportements extrêmes. Il peut être dans une certaine recherche d’escalade avec son interlocuteur.

  • pour moi, les policiers comme ça, ils méritent de mourir, ils méritent même pas d’avoir votre blason. Parce que, demandez à mon ex, vous savez ce qu’il a fait de son blason le jour où il m’a cassé les côtes ? (Suicidaire)
  • si je crève à l’intérieur, je te promets, écoute-moi bien, je crève tout ce qui a autour de moi, je crève tout ce qui a autour de moi, je ne pars pas comme ça, ce n’est pas possible (Preneur d’otage)

32Le négociateur va devoir permettre la « ventilation » des émotions pour continuer la mise en place du contrat de communication. Il doit favoriser le passage de la sensation à la représentation, des émotions aux verbalisations, afin que la personne puisse penser sa situation et mieux contrôler ce qui se passe en elle. Il doit simultanément mettre en place les conditions pratiques d’une communication (téléphone, par exemple), tout en introduisant une relation compréhensive qu’il s’agit de faire accepter. Alors que l’instigateur se vit comme agressé, il doit pouvoir prendre conscience qu’il est lui-même perçu comme agressant et qu’il doit y avoir une compréhension mutuelle. Le négociateur doit faire passer l’idée qu’il est là pour lui, pour sa sécurité, lui expliquer la situation vue de l’extérieur. Il doit instaurer un principe de réciprocité et de désescalade. Le mot le plus significatif est essayer pour l’épisode 2 et condition pour l’épisode 3.

  • d’accord. Moi, j’essaie juste de comprendre votre situation à vous, d’accord ? les autres étrangers, pour l’instant, c’est pas le problème du moment. j’essaie juste de comprendre votre situation à vous.
  • non mais tu sais, à un moment donné, ils sont là. S’il y a tout ça, c’est parce que tout le monde s’inquiète pour toi. tout le monde veut essayer de t’aider.

33Dans cette phase, l’instigateur peut remettre en cause cette pertinence et cette invitation au dialogue :

  • ça n’a pas marché. on veut négocier quelque chose de concret. ça négocie, c’est bon ; ça ne négocie pas, tant pis nous. ça nous fait ni chaud ni froid (Preneur d’otage).
  • vous pourrez plus rien faire pour moi. c’est ça que personne n’a compris. vous pouvez plus rien faire pour moi, là. vous êtes là, même j’sais même pas pourquoi vous êtes là. vous perdez votre temps (Suicidaire)
  • non mais, écoutez, je vois pas pourquoi je dois discuter avec vous. j’étais en train de regarder un film tranquillement posé, j’ai emmerdé personne, j’étais tranquille et tout ce que vous faites là, c’est que vous énervez les gens (Forcené).

34Le négociateur peut être provoqué ou décrédibilisé ou renvoyé à une forme d’impuissance à ce stade. Certains instigateurs le perçoivent comme celui qui va les faire échouer dans leur entreprise ; il peut être redouté dans sa capacité à faire changer d’avis, à détourner l’attention ou à gagner du temps.

35Le négociateur va devoir faire accepter sa position particulière et sa pertinence pour l’écoute dans un dispositif policier qui peut être vécu comme inquiétant. Il offre un espace de réception aux peurs et à l’agressivité du sujet, un point de focalisation et en même temps un feedback permettant une meilleure compréhension chez un individu qui n’a plus de distance avec lui-même.

  • ça, je comprends, je comprends, mais si vous voulez pouvoir exposer votre point de vue, il faut qu’on puisse discuter madame, il faut qu’on trouve un terrain pour discuter.
  • c’était justement pour ça qu’en fait, moi, je prenais contact avec vous. c’était pour qu’on en discute. moi je vous dis : je m’engage là-dessus. je vous dis : il y a personne qui rentre chez vous tant qu’on discute ensemble.
  • tant que je serai avec toi au téléphone, moi, je perdrai pas mon temps. et puis tant qu’on sera là, non j’perds pas mon temps. Moi, j’suis là pour t’aider, j’perds pas mon temps moi, d’accord ?

36Plus précisément, il ne s’agit pas de comprendre au sens où le négociateur adhérerait aux vues et aux objectifs de l’instigateur, mais d’intégrer ces objectifs pour en évaluer les différences tout en maintenant le contact. Le négociateur doit faire passer l’idée qu’il est un intermédiaire utile et rassurant dans la situation.

4.3 – Raconter : la problématique

37Si la relation compréhensive est établie, le sujet instigateur peut passer de la justification au récit (épisode 4 sur la figure 4). Il s’agit d’une étape essentielle qui fait une transition entre la première phase, plus chaude, où domine l’attitude syntagmatique (SA /psychociation), et la seconde, plus froide, celle de l’attitude paradigmatique (PA /négociation). Des calculs d’indices lexicaux, non présentés ici, montrent que c’est dans cet épisode que le nombre de mots prononcés est le plus important et que c’est surtout du fait de l’instigateur. Pour lui, c’est l’image et l’estime de soi qui se jouent, en questionnant qui il est, ce qu’il vaut, à partir de ce qu’il perçoit de lui au travers des autres et de ce qu’il a fait… ou pas fait. Les mots importants de cet épisode sont capable/incapable, mais aussi mec et ami.

  • tu sais, le pire, c’est que je te crois là quand tu me parles. je suis un mec candide, moi ; je suis un mec naïf. tu me parles, je te crois (Preneur d’otage)
  • j’suis incapable. j’suis incapable. si j’étais capable d’être gentil avec les autres, même qui m’ont fait des sales trucs mais avec toi j’étais incapable même de faire des trucs bien (Suicidaire)
  • tu ne peux pas te rendre compte parce que ça fait pas partie de ta vie, mais c’est aberrant : on fabrique des fous, la vérité. et quand tu parles de ça à un surveillant tu sais ce qu’il te sort ? (Preneur d’otages)
  • et ils me devaient de l’argent. ça fait deux mois. et j’lui dit, à la rigueur, vu que t’as pas d’argent, tu viens, tu m’aides, tu m’aides à nettoyer le chantier (Suicidaire)

38Le négociateur doit accompagner cette transition. Il doit avoir un rôle de « soutien » à ce stade, une fonction de « béquille » pour l’instigateur qui doit lui permettre de se redresser, de repartir, de se reprendre en main :

  • l’image que tu me donnes là ce n’est pas l’image d’un tueur, ce n’est pas l’image d’un mec qui va venir au feu.
  • C’est quoi le « sans issue » ? moi, tu sais ce que ça me donne comme impression ? ça me donne l’impression que ce que tu avais à faire tu l’as fait, voilà. tu vois, c’est-à-dire que jusqu’au bout tu as essayé ton taf, jusqu’au bout.

4.4 – La demande et le possible retournement

39L’épisode 5 peut être déroutant. La négociation se poursuit vers la résolution de problème, et des demandes spécifiques, instrumentales ou expressives, peuvent être exprimées. Le négociateur peut alors valider la dynamique de passage à la négociation, discuter les demandes, tout en marquant les limites du possible, du raisonnable pour continuer l’évolution vers une relation « donnant-donnant ».

  • moi je trouve, comme vous le dites, vous avez fait une bonne démarche. déjà, de vous-même, de vouloir aller à belle idée, je veux dire tout le monde ne prend pas forcément cette démarche
  • bah je vais te ramener bien sûr à manger. mais une chose est sûre, je ne vais pas être sans arrêt en train de faire des choses
  • moi je pense que, pour elle, la meilleure solution c’est d’être vue par un médecin. est-ce que vous seriez d’accord de l’accompagner chez un médecin ? est ce que vous voulez qu’on essaie d’organiser ça ?
  • cette garantie, on l’a vu avec le procureur. on n’a pas 50 choses. il n y a pas 50 choses que l’on peut vous proposer. je ne vais pas te dire que vous n’allez pas passer en procès, ce n’est pas vrai.

40Dans le même temps, le négociateur va amener l’instigateur à se projeter dans l’évolution de la situation présente, dans l’au-delà de « l’ici et maintenant ». Il va pouvoir tester des perspectives possibles et poser les bases de la sortie de crise. Cette modification de choix pour une alternative réalisable marque un tournant dans la négociation. Il faut que d’une certaine manière l’instigateur abandonne tout ou partie de son projet. Le négociateur doit le rassurer et lui accorder un sentiment de liberté et de pouvoir. Il doit aussi lui démontrer qu’il peut réellement quelque chose pour lui. Il doit surtout lui permettre de « sauver la face » devant lui-même et les autres (otages, proches, pairs, etc.). Et cet épisode peut également et logiquement voir le retour de comportements plus agressifs avec des termes comme énerver, colère

  • maintenant, tu veux accepter ma parole, tu l’acceptes ; tu ne veux pas l’accepter, moi je n’ai qu’une parole, si je dis : je vais crever, je vais crever. je n’ai qu’une parole (Preneur d’otage)
  • non c’est vous qui faites pas c’qui c’qui faut et c’est vous qui aurez des problèmes et ça sur la conscience. S’il arrive problème ce sera ta faute parce que toi veux pas faire venir médecin avec médicament (Retranchée)
  • qu’est ce qui va se passer ? j’veux pas aller en prison. enfin j’veux dire, je pense que je mérite pas d’aller en prison. ce serait une injustice (Forcené)

41L’individu est alors encore dans un ressenti trop agressif ; il n’est pas apaisé émotionnellement. Il demeure instable, soit parce que des « couches émotionnelles » plus profondes viennent d’émerger par l’évocation de sujets non encore abordés, soit parce qu’elles n’ont pas été suffisamment purgées précédemment. Il est aussi possible qu’il n’ait pas encore tissé suffisamment de liens avec le négociateur pour le ressentir comme un allié. Il n’arrive pas à se projeter dans un rapport aux autres non conflictuel. Pour d’autres, c’est aussi l’occasion de faire durer le « plaisir » : pour une fois que l’on s’occupe d’eux, qu’on leur porte de l’intérêt, pourquoi s’arrêter là ? Le négociateur ne doit pas considérer, à ce niveau, que « tout est perdu », mais qu’il doit revenir à une régulation relationnelle en reprenant les avancées précédentes.

  • Est-ce que vous pouvez me décrire ce qui s’est passé ? je vous sens très énervée. je vous sens très en colère. qu’est ce qui est arrivé qu’est-ce qu’il a fait ?
  • j’suis en train, moi, je sais que tu es dans une situation qui est très conflictuelle à l’intérieur de toi. je le sens, je le sens, je sens ta détresse

42Le négociateur va également commencer à envisager les suites et conséquences de la négociation. Il évalue à ce stade ce qui peut encore bloquer ou favoriser l’individu dans sa décision de sortir de la situation. C’est à ce moment-là que le négociateur peut estimer que les conditions permettent l’intervention d’une tierce partie intermédiaire (Third Party Intermediary ou TPI), c’est dire une personne civile choisie pour sa capacité à être entendue par l’instigateur et à contribuer à le faire évoluer dans la direction voulue. Cela marque une confiance toute relative avec le négociateur et en tout cas insuffisante. Elle peut être aussi sollicitée par l’auteur lui-même comme étant nécessaire à sa prise de décision. Le négociateur est en train de prendre le contrôle de l’échange. Il essaie de baliser et d’aplanir au mieux toutes les embûches ou obstacles qui peuvent encore faire renoncer ou de mettre en avant tout ce qui peut l’aider et l’un des termes importants ici est garantie.

  • tu n as aucune bile à te faire. je t’ai dit depuis le départ : notre seule garantie de sérieux, c’est que quand on s’engage sur quelque chose, demain, toi, tu vas te retrouver à la Santé
  • je vous assure, on va pas enlever votre fille. vous allez, vous allez porter votre fille dans vos bras jusque chez le médecin je vous assure que cette ambulance est là et qu’elle vous attend elle attend que vous

4.5 – Décider : la sortie de crise

43Cette dernière étape est conduite par le négociateur. Il s’agit d’abord de préparer l’instigateur aux conditions de la sortie : lever les freins. Le protocole de reddition est strict et peut être difficile à accepter. Il est essentiel que l’intigateur se perçoive comme acteur de sa décision. Il faut le responsabiliser dans son choix. Il s’agit donc de le mettre en confiance et de traiter la reddition comme la résolution du problème et non l’apparition d’un nouveau problème. Le négociateur va pouvoir réinvestir un lexique moins froid, plus régulatif ou syntagmatique :

  • Après, moi je te propose différentes situations, solutions pour que toi, tu te sentes le mieux. Maintenant, tu me vois, tu me connais, tu sais que tu peux avoir confiance en moi, d’accord ?
  • d’accord et je vais les informer aussi de ta volonté, ce que tu as fait de bien, en disant je vais sortir, je vais faire comme ci, je vais faire comme ça. ça, je vais leur dire aussi.
  • tu vois, là, je vais parler, je vais donner mon sentiment d’homme, ok ? parce que je porte le sentiment sur un autre homme, pas un détenu, pas un forcené, retranché à un endroit. Non, c’est un homme.

44Enfin, le négociateur explique le protocole concret de reddition. C’est une phase de soutien et il s’agit de parer à tout imprévu, de fournir un scénario précis sur ce qui l’attend pour éviter toutes forme de surprise où d’impression d’avoir été dupé. Il faut répéter la sortie et ce qu’il faut faire. Le négociateur recherche ici une application stricte d’un protocole, mais dans une relation de coopération. Les mots le plus souvent prononcés sont : aller, tranquillement, ouvrir, porte, confiance, attendre, descendre, suivre, venir

  • on va venir à l’entrée et, tu vas voir, les choses on va les faire doucement, doucement, d’accord ?
  • mes collègues sont prévenus que vous allez sortir. ils vont vous faire aucun mal. maintenant vous pouvez ouvrir la porte pour voir ce qu’il y a derrière. vous pouvez voir qu’y a aucun danger pour vous.
  • non non non, calmement, restez calme, restez calme. vous verrez les choses vont très bien se passer. ils vont faire juste, ils vont juste faire un contrôle de sécurité pour voir que vous avez rien avec vous, mais les choses vont très bien se passer.

45Certaines situations ne parviennent pas à être résolues par la négociation :

  • j’irai demain moi j’ai prévu d’y aller demain après si vous voulez m’emmener ce soir vous devez faire péter la porte parce que je vais pas sortir alors arrêtez de m’appeler (Forcené)
  • vous pouvez oublier je suis têtu quand moi j’ai décidé quelque chose d’y aller par mes moyens j’irai pas je dois aller demain je vous dis de toute façon je suis capable de me tirer parce que ça m’énerve (Forcené)

46Le négociateur devra apprécier la température de la négociation. Il sera toujours prêt à poursuivre. Mais la décision d’intervenir pourra être prise par le commandement.

5 – Conclusion

47L’analyse textométrique associée à la littérature internationale et à l’expérience professionnelle de la négociation policière de crise permet de poser les bases d’un modèle établissant des régularités dans les séquences et permettant aux négociateurs de se repérer, d’anticiper et de préconiser les conduites adaptées. Nous proposons ainsi d’envisager la négociation comme une succession de tours de parole entre les parties, dans une dynamique de gestion des relations qui s’exprime par des lexiques plus « chauds », centrés sur la relation (attitude syntagmatique, psychociation), et des lexiques plus « froids », centrés sur la résolution de problème (attitude paradigmatique, négociation). Le négociateur doit assumer une fonction de régulateur et adapter son attitude à celle de l’instigateur pour passer d’une situation émotionnelle et conflictuelle à la définition d’un problème commun et, enfin, à sa résolution négociée. Le négociateur, dans un premier temps, s’efface pour se mettre à la disposition de l’autre. Dans un second temps, il intensifie sa présence en définissant les possibilités de sortie de crise avec son interlocuteur [7]. La prise de parole et la tentative ou la forme d’influence de chacun vont ainsi varier dans le temps et définir les étapes repérées par l’analyse lexicale et interprétées à la lumière de l’expérience de la négociation. La figure suivante est une représentation possible de ce modèle.

Figure 5

La spirale « thermodynamique » de la négociation de crise

Figure 5

La spirale « thermodynamique » de la négociation de crise

48Ce schéma général des séquences de la crise devra être précisé selon les différentes situations ou profils d’instigateurs (voir Baroche et Thiery, 2016). Chacune des phases comporte des techniques et préconisations connues des négociateurs, qui permettent d’envisager l’évolution favorable de la crise. Et l’organisation séquentielle de la crise n’est sans doute pas un phénomène « naturel », mais plutôt l’expression de la mobilisation d’un savoir-faire des négociateurs reposant sur la connaissance théorique et sur l’expérience pratique de ces situations.

49Ce modèle permet aussi d’identifier des situations qui s’en éloignent. L’interprétation de la première analyse lexicale montre qu’il peut s’agir de contextes de radicalités idéologiques. La textométrie invite donc à considérer spécifiquement les négociations en contexte de « radicalités » (Marchand, 2014). On note toutefois que la séquentialité décrite ici n’est pas remise en question dans de telles situations et la distribution ne change pas significativement. Ce type de profils peut d’ailleurs présenter des caractéristiques communes avec des cas de prise d’otage, mais avec des revendications idéologiques, voire de suicidaires, mais sans désespoir. C’est donc bien le contenu lui-même qui diffère : les lexiques mobilisés dans ces contextes introduisent massivement des références politiques et religieuses absentes des autres situations. La phase du récit semble plus importante, voire envahissante, surtout si la négociation se double d’un objectif d’investigation destinée à faire émerger des informations utiles aux procédures de renseignement ou de justice. Dans de telles situations, les négociateurs seront donc amenés à conserver la même attitude générale vis-à-vis de la négociation, mais à adapter leurs choix lexicaux à la rhétorique particulière des contextes « radicalisés ». L’extraction et l’analyse approfondie de ce lexique devront permettre d’en comprendre les ressorts et conduiront sans doute à une généralisation à d’autres types d’interactions avec des individus « radicalisés ».

50D’une façon plus générale, le modèle que nous proposons ici constitue un complément à d’autres modèles de la littérature spécialisée et présente une base possible pour le retour sur expérience (débriefing) ou pour définir une ingénierie de formation à la négociation de crise en situation de violence extrême.

Bibliographie

Références

  • Baroche Christophe et Danielle Thiery (2016), Le souffleur. Dans l’ombre des négociateurs du RAID, Mareuil Editions.
  • Beauvois Jean-Léon et Rodolphe Ghiglione (1981), L’homme et son langage. Attitudes et enjeux sociaux. Paris, PUF.
  • Donohue William A. (2010), « Managing the Paradoxes in Crisis Bargaining », dans Rogan, Randall G. et Frederick J. Lanceley (éds.), Contemporary Theory, Research, and Practice of Crisis and Hostage Negotiation. Hampton Press, p. 77-93.
  • Drake Laura E. et William A. Donohue (1996), “Communication framing theory in conflict resolution”, Communication Research, 23(3), p. 297-322.
  • Ghiglione Rodolphe (1986), L’homme communiquant. Paris, Armand Colin, coll. U.
  • Giebels Ellen et Paul J. Taylor (2010), “Communication Predictors and Social Influence in Crisis Negotiation” dans Rogan, Randall G. et Frederick J. Lanceley (éds.), Contemporary Theory, Research, and Practice of Crisis and Hostage Negotiation. Hampton Press, p. 59-76.
  • Hammer Mitchell R. (2007), Saving Lives: The S.A.F.E. Model for Resolving Hostage and Crisis Incidents, Praeger Security International Series, Greenwood Publishing Group.
  • Kelln Brad et C. Meghan Mcmurtry (2007), « STEPS–Structured Tactical Engagement Process », Journal of Police Crisis Negotiations, 7(2), p. 29-51.
  • Michaud Patrick, Christophe Baroche, Michel St-Yves (2011), “Les typologies de situations de crise”, dans St-Yves Michel et Peter Collins (éds.), Psychologie de l’intervention policière en situation de crise, Québec, Éditions Yvon Blais, p. 87-118.
  • Marchand Pascal (1998), L’analyse du discours assistée par ordinateur : concepts, méthodes, outils. Paris : A. Colin.
  • Marchand Pascal (2010), « Attitudes towards language: new perspectives », International Review of Social Psychology, 23(3/4), p. 125-153.
  • Marchand Pascal (2014), « Analyse avec Iramuteq de dialogues en situation de négociation de crise : le cas Mohamed Merah », 12èmes Journées internationales d’Analyse statistique des Données Textuelles (JADT), Paris, 3-6 juin 2014, p. 457-471.
  • Reinert Max (1983), « Une méthode de classification descendante hiérarchique : application à l’analyse lexicale par contexte », Les Cahiers de l’analyse des données, 8(2), p. 187-198.
  • Rogan Randall G. (2009), « Linguistic Style Matching in Crisis Negotiations: A Comparative Analysis of Suicidal and Surrender Outcomes », Journal of Police Crisis Negotiations, 11(1), p. 20-39.
  • Salem André (1988), « Approches du temps lexical : Statistique textuelle et séries chronologiques », Mots, 17(1), p. 105-143.
  • St-Yves Michel et Jean-Pierre Veyrat (2011), « Les modèles de négociation en situation de crise », dans St-Yves Michel et Peter Collins (éds.), Psychologie de l’intervention policière en situation de crise, Québec, Éditions Yvon Blais, p. 25-55.
  • St-Yves Michel, Michel Tanguay et Jacques St-Pierre (2001), « Following the rhythm of a crisis », International Criminal Police Review, 56 (491), p. 4-9.
  • Strentz Thomas (1995), “The Cyclic Crisis Negotiations Time Line”, Law and Order, p. 73–75.
  • Taylor Paul J. (2002), “A cylindrical model of communication behavior in crisis negotiations”, Human Communication Research, 28, p. 7-48.
  • Taylor Paul J. et Sally Thomas (2008), « Linguistic style matching and negotiation outcome », Negotiation and Conflict Management Research, 1, p. 263-281.
  • Vecchi Gregory M. (2011), « Conflict and crises negotiation : the negotiated resolution model », dans Ireland Carol A., Martin J. Fisher et Gregory M. Vecchi (éds.), Conflict and crisis communication : principles and practice, Routledge.

Mots-clés éditeurs : violence, textométrie, crise, négociation, police

Mise en ligne 16/10/2018

https://doi.org/10.3917/neg.030.0055

Notes

  • [1]
    Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État français gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’Investissements d’avenir portant la référence ANR-11-IDEX-0002-02 (Idex UNITI, opération « Emergence ») et du CNRS français (opération « Attentats-recherche »).
  • [2]
    Des remerciements particuliers doivent être adressés aux négociateurs du RAID (Paris) et de la Police Judiciaire de Genève et de Neuchâtel pour leur confiance et leur disponibilité dans la constitution du corpus, la discussion des analyses, des résultats et de leurs interprétations.
  • [3]
    Le lemme est la racine d’un mot : on ramène les substantifs, adjectifs… à la forme masculin/singulier et les verbes à l’infinitif.
  • [4]
    Iramuteq est développé par Pierre Ratinaud au sein du Lerass (Toulouse) et avec le soutien du Laboratoire d’Excellence « Structuration des Mondes Sociaux » (ANR-11-LABX-0066).
  • [5]
    Notons que la notion de passage du « chaud » au « froid » est déjà suggérée dans le modèle « Cyclic Crisis Negotiations Time Line » de Thomas Strentz (1995).
  • [6]
    Dans de rares cas, on ne disposait pas des premiers échanges. On a alors choisi de faire commencer ces négociations par l’épisode 2. C’est notamment le cas pour la négociation « djihadiste » qui n’a été enregistrée qu’après une séquence de contact.
  • [7]
    Des indices de longueur, richesse et banalité lexicales, non représentés ici, confirment cette évolution.
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