Notes
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[1]
Boutros Boutros-Ghali (1999), Mes années à la maison de verre, Fayard. Kofi Annan (2012), A Life in War and Peace, Penguin Books.
-
[2]
Hervé Cassan (1998), « La vie quotidienne à l’ONU au temps de Boutros-Ghali », Boutros-Ghali Amicorum Disciplorumque Liber, Bruylant, p. 305-325. Voir aussi Hervé Cassan (1998), « La vie quotidienne à l’ONU au temps de Boutros-Ghali (extraits) », Mélanges offerts à Hubert Thierry, Pedone, p. 73-92.
-
[3]
Hervé Cassan (1995), « Le Secrétaire général et le Conseil de sécurité à l’épreuve du Chapitre VII », Le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, Pedone, p. 243-254. Pour une synthèse rapide et récente de ces travaux, cf. Hervé Cassan (2015), « Prévention et règlement des différends : Les stratégies de résistances du Secrétaire général des Nations Unies », Résister : droit et subversion, Rencontres juridiques Montpellier-Sherbrooke, Éd. Revue de droit de l’université de Sherbrooke, p. 83-103.
-
[4]
Guy Feuer et Hervé Cassan (1991), Droit international du développement, Paris, Dalloz (2e éd.).
-
[5]
Hervé Cassan (dir.) (1990), Contrats internationaux et pays en développement, Paris, Économica.
-
[6]
Hervé Cassan (dir.) (1993), « Théorie et pratique de la décision internationale », Le Trimestre du monde, 1993/III, dossier spécial, p. 7-211.
-
[7]
Bouros Boutros-Ghali (1992), « L’ONU et la nouvelle diplomatie de la paix ». Entretien avec Hervé Cassan, Le Trimestre du monde, 1992/II, pp. 9-16.
-
[8]
L’Agenda pour la paix, diplomatie préventive, rétablissement de la paix et maintien de la paix a été soumis par le Secrétaire général au Conseil de sécurité (S/2411) et à l’Assemblée générale (A/47/277) le 17 juin 1992.
-
[9]
Voir le site www.un.org/undpa. Et, plus spécialement : peacemaker.un.org/mediation support.
-
[10]
Voir notamment Hervé Cassan (2007), « La diplomatie multilatérale de la paix : Plaidoyer pour un code de procédure », Liber Amicorum V-Y Ghébali, Bruylant, p. 105-123.
-
[11]
Résolution A/RES/66/291.
-
[12]
Les Directives des Nations Unies pour une médiation efficace ont été publiées par l’Assemblée générale, en annexe au Rapport du secrétaire général intitulé « Renforcement du rôle de la médiation dans le règlement pacifique des différends et la prévention et le règlement des conflits » (A/66/811, 25 juin 2012). Cette publication est diffusée par le Groupe d’appui à la médiation, qui relève de la division des politiques et de la médiation du département des affaires politiques (DPA).
-
[13]
Divers organes de la famille des Nations Unies ont néanmoins continué à enrichir la réflexion, soit dans une perspective générale de formation (www.unitar.org), soit à l’occasion d’une négociation particulière (www.unesco.org/csi/pub/info/seacam9.)
-
[14]
Cf. M. Haehl-Gelet (2008), « Des négociations continuelles dans le Testament politique de Richelieu », in Lempereur et Colson (dir.), Négociations européennes d’Henri IV à l’Europe des 27, Paris, A2C, pp. 43-52.
-
[15]
On trouvera un compte-rendu de cette action diplomatique déployée au sein de l’OIF, dans l’ouvrage dirigé par l’ambassadeur Jean-Pierre Vettovaglia (2010), Prévention des crises et promotion de la paix. Vol. 1 : Médiation et facilitation dans l’espace francophone : Théorie et pratique. Vol. 2 : Démocratie et élection dans l’espace francophone, Bruylant.
-
[16]
La Déclaration de Bamako a été adoptée lors du Symposium sur la promotion de la démocratie, des droits et des libertés dans l’espace francophone, le 3 nov. 2000 (www.francophonie.org/declaration.de.Bamako.html.) La Déclaration de Cotonou, quant à elle, a été adoptée à l’occasion de la Troisième Conférence francophone des ministres de la Culture (www.francophonie.org/IMG/pdf/Conf_minis_culture-cotonou.pdf), le 14 juin 2001.
-
[17]
Pour une documentation très complète sur l’histoire de cette négociation, cf. Francophonie et démocratie (collectif), Bruylant, Pedone, 2011.
-
[18]
Le G-PRD est le Groupe de recherche de l’université de Sherbrooke. Ses chercheurs ont pour objectif de mobiliser les valeurs participatives au service de la prévention et du règlement des différends. Le professeur Cassan souligne le caractère collectif de cette aventure, citant les collègues qui l’ont fondé avec lui et l’animent aujourd’hui : Véronique Fraser, Patrick Mignault, Arthur Oulaï et Jean-François Roberge. Voir le site : http://www.g-prd.org/fr/
-
[19]
Colson A. (2009), « La négociation diplomatique au risque de la transparence : rôles et figures du secret envers des tiers », Négociations, 2009/1, p. 31-41.
-
[20]
Pour une présentation générale, cf. Roberge J.-F. (2011), La justice participative. Changer le milieu juridique par une culture intégrative de règlement des différends, éd. Yvon Blais. Cf. également V. Fraser et J.-F. Roberge (2016), « Legal Design Lawyering: Rebooting Legal Business Model with Design Thinking », 16, Pepperdine Dispute Resolution Law Journal. Citons aussi la récente thèse de doctorat de l’un des chercheurs du G-PRD, S. Axel-Luc Hountohotegbé, Repenser la procédure civile. Les enjeux théoriques de l’accès à la justice et l’hypothèse de la régulation sociale par l’intégration des modes extra-judiciaires de prévention et de règlement des différends, université de Sherbrooke, 2016 (à paraître).
1Revue Négociations : Hervé Cassan, vous conduisez une carrière singulière. D’une part, vous êtes un universitaire classique : docteur d’État, agrégé des facultés de droit, longtemps professeur de droit à l’université Paris-Descartes, professeur invité à l’Académie de La Haye, à Genève, aux États-Unis, aujourd’hui professeur titulaire à l’université de Sherbrooke au Québec. Mais cette vie universitaire a connu une longue parenthèse puisque, pendant plus de quinze ans, vous avez été l’un des plus proches conseillers de deux secrétaires généraux de l’ONU : Boutros Boutros-Ghali (1992-1996) et Kofi Annan (1997-2006). Par la suite, vous avez été le conseiller spécial du secrétaire général de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), avant d’être nommé ambassadeur auprès des Nations Unies à Genève, puis, à nouveau, à New York. Pourtant, vous avez toujours été avare de détails et de confidences sur ce parcours singulier. Y a-t-il une raison à cela ?
2Hervé Cassan : Oui, et cela s’appelle la retenue. J’ai une profonde admiration pour Boutros-Ghali et Kofi Annan – et pourtant, Dieu sait s’ils sont différents ! J’ai effectivement eu la chance de faire partie, pendant de longues années, de leur cabinet – dans le mythique 38e étage de l’ONU à New York – et, comme on dit, de leur « premier cercle ». Je les ai accompagnés à travers le monde et je les ai constamment côtoyés, souvent jour et nuit. J’ai partagé avec eux des moments de profonde intimité, de profonde intensité et parfois de profonde angoisse. J’ai participé à d’incroyables épisodes – dramatiques ou exaltants – de la vie internationale, et parfois à des moments d’histoire. Ils ont, l’un et l’autre, rédigé leurs mémoires [1].
3C’est une histoire qui leur appartient et dans laquelle je n’ai pas à apparaître. C’est la raison pour laquelle je n’ai publié que quelques articles, soit pour témoigner du travail du secrétaire général des Nations Unies « au quotidien » [2], soit pour rendre compte des négociations incessantes auxquelles il est tenu pour faire accepter l’idée qu’il se fait de la communauté internationale face aux intérêts particuliers des États [3]. Sur le plan narratif, j’estime ne rien avoir à rajouter. Mais c’est une expérience qui a largement enrichi mon champ de réflexion et qui a irrigué l’ensemble des recherches que je continue de mener sur la négociation et les modes de prévention et de règlement des différends.
4Nous en parlerons plus loin. Avant d’en arriver là, et en guise d’introduction, comment avez-vous « basculé » de la vie universitaire à la vie diplomatique ?
5Au-delà du caractère « singulier » de ma carrière, comme vous dites, il y a une permanence – en tout cas, j’aime me raconter l’histoire de cette manière… : l’intérêt que j’ai porté très tôt à l’analyse de la négociation internationale. Ma thèse de doctorat – je parle d’un temps préhistorique ! – abordait déjà cette problématique en se questionnant sur les garanties d’exécution des obligations internationales. Et je crois avoir été l’un des premiers, quand j’étais jeune assistant à la faculté de droit de Montpellier, à m’intéresser à l’émergence de la pratique du consensus au sein des organisations internationales. Je me souviens encore que la « papesse » du droit international de l’époque, Suzanne Bastid, en avait été étonnée et avait accepté de publier mon premier article sur ce thème dans son prestigieux Annuaire français de droit international. J’avais vingt-cinq ans et j’en étais très fier… Merci de m’obliger à me souvenir de tout cela.
6Par la suite, j’ai toujours conservé un œil attentif sur les pratiques de l’ONU, et mes premiers engagements « diplomatiques » ont été au sein de l’Association française pour les Nations unies (AFNU) dont j’ai été le secrétaire général pendant une dizaine d’années. J’ai eu l’occasion d’y rédiger, avec l’ambassadeur André Lewin, un premier « guide de la négociation à l’usage de la délégation française à l’ONU ». J’avais une trentaine d‘années et cela avait beaucoup irrité le Quai d’Orsay…
7Mais, dans le même temps, ma carrière universitaire a pris une autre direction. Je me suis beaucoup impliqué dans l’école française du droit international du développement, avec mon collègue Guy Feuer [4]. Je me suis notamment investi dans la rédaction des clauses de développement dans les contrats Nord-Sud [5]. Et j’ai pris goût à la négociation des contrats internationaux. La Banque mondiale m’a sollicité, et c’est là que j’ai acquis mes premières expériences concrètes de la négociation commerciale et financière à l’échelle internationale. C’est à ce moment-là aussi que j’ai créé le Master 2 – on disait DESS à l’époque – de droit de l’exportation au sein de mon université, Paris-Descartes. Nous étions au début des années 1990.
8C’est le moment où vous avez fondé la revue Le Trimestre du monde…
9Exactement. Nous vivions des années formidables sur le plan international, une extraordinaire accélération de l’Histoire, la chute du mur de Berlin, la fin de l’affrontement Est-Ouest, la dislocation de l’URSS. Mais les revues anglophones abordaient le phénomène dans une perspective trop militante à mon goût. Et les revues francophones révélaient leurs contraintes institutionnelles ou idéologiques – vous voyez que je sais manier la langue de bois… Je me sentais intellectuellement à l’étroit, et j’ai donc décidé, avec trois complices, mon jeune collègue Fereydoun Khavand, ma secrétaire de direction Catherine Royer et notre gestionnaire Florence Boisset, de lancer une nouvelle publication. Nous l’avons effectivement appelée Le Trimestre du monde et elle a eu, sur le plan intellectuel, un succès qui nous a surpris nous-mêmes. Nous y avons accueilli les plus grands esprits du moment (Edgar Morin, René Girard…), des hommes politiques français (François Mitterrand, Jacques Chirac, Alain Juppé…), des personnalités internationales (Michel Camdessus, Richard Holbrooke, Rosario Green, de nombreux ministres des affaires étrangères de tous pays) et d’innombrables universitaires qui ont tous adhéré à notre désir d’alors : « Penser l’après-Guerre froide ». J’avoue que j’aimerais être aujourd’hui dans cette situation et dans cet état d’esprit devant l’urgence qui s’impose à nous de repenser l’Europe. Durant cette période, Le Trimestre du monde a publié plusieurs numéros spéciaux, notamment un numéro consacré à « la décision internationale » [6] qui est une bonne introduction à ma réflexion actuelle sur la décision participative. Et puis, nous avions décidé de débuter chacun de nos numéros par l’Entretien du Trimestre. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Boutros Boutros-Ghali qui venait d’être élu secrétaire général des Nations unies [7]. L’entrevue était à l’origine prévue pour durer une heure ; nous en avons passé trois ensemble, et à la fin il m’a demandé : « Pourquoi vous ne venez pas travailler dans mon cabinet à New York ? ». Je suis parti la semaine suivante, et c’est une aventure qui a duré plus de quinze ans… Vous voyez combien vous avez eu raison de parler de « basculement » dans la vie diplomatique.
10D’autant que Boutros-Ghali avait, depuis les Accords de Camp David, la réputation d’être un négociateur redoutable…
11Et Kofi Annan, son successeur, aussi ! Mais dans un style radicalement différent. Boutros-Ghali et Kofi Annan fournissent une parfaite illustration de la distinction entre négociation compétitive et négociation intégrative ! Avec eux, j’ai donc été très tôt à bonne école. Et depuis lors, la négociation a accompagné toute ma vie professionnelle. Elle en est même le fil conducteur. Au sein de l’ONU, j’ai d’abord participé auprès d’eux, même modestement, aux négociations politiques les plus stimulantes de ce tournant de siècle. Par la suite, j’ai pu, grâce à la liberté et à la confiance que m’ont accordées ces deux secrétaires généraux, contribuer à penser la négociation en mouvement, et animer une vaste réflexion multilatérale sur la procédure. Et c’est cela qui me permet, aujourd’hui, de profiter de mon retour à l’université pour réfléchir à la diffusion de la culture de la négociation, et notamment à la façon dont les valeurs participatives peuvent enrichir les processus décisionnels.
12Vous venez implicitement de fixer le cadre de cet entretien, en suggérant les grandes étapes chronologiques de ce que l’on a envie d’appeler « une vie en négociation ». L’Agenda pour la paix, publié par le secrétaire général des Nations Unies, Boutros-Ghali, est le premier texte de l’après-guerre froide à réfléchir, en profondeur, sur les nouvelles procédures multilatérales de la paix. Il a connu un immense succès. Vous étiez alors, comme le secrétaire général l’a écrit lui-même, « son indispensable plume », et on vous en attribue souvent la paternité.
13Même si cela me flatte, je dois dire ici – et redire – que c’est absolument faux. J’ai rejoint le secrétaire général à New York alors que l’Agenda était déjà écrit. Mais c’est vrai que j’ai eu à gérer, en première ligne, les suites – j’allais dire les conséquences – de la parution de l’Agenda pour la paix [8]. C’est une histoire peu connue. Mais elle est intéressante et très éclairante sur la place que tient la négociation dans l’imaginaire des États. Il y a eu, à ce moment-là, très clairement un télescopage entre deux mouvements. D’une part, le Conseil de sécurité a retrouvé alors l’entièreté de ses fonctions. Et même plus. Alors que la logique de la Charte ne lui attribuait qu’un rôle incitatif en la matière, il est intervenu très directement dans le champ de la négociation et, en l’espace de quelques années seulement, il l’a fait de multiples manières. Pour faire une rapide synthèse de cette période qui a occupé mes jours et mes nuits, il a, en très peu de temps, multiplié les actions. Il a placé des négociations sous ses auspices, il a favorisé des négociations en fournissant des experts juridiques, il a accompagné par voie de résolutions certaines négociations, il a envoyé des émissaires dans des missions d’établissement des faits, ou dans des missions d’enquête à la demande des belligérants, il s’est même déplacé à plusieurs reprises sur les lieux de conflit pour rencontrer les belligérants et pour négocier les points de divergences entre eux. Et je ne parle pas ici de toutes les transactions secrètes qui se déroulent entre les cinq Grands – et même avec les dix membres non permanents – en marge du Conseil. Il y aurait, là aussi, beaucoup à dire sur ce qu’on appelle entre nous « les négociations périphériques ». Bref, le Conseil de sécurité est devenu, à partir du milieu des années 1990, un centre d’impulsion essentiel des grandes négociations politiques multilatérales. Et il a conservé ce rôle depuis lors.
14Dans le même temps, le secrétaire général des Nations Unies s’est investi de plus en plus directement dans les processus de négociation. On sait que la Charte prévoit que le Conseil de sécurité peut déléguer diverses « fonctions » au secrétaire général (art. 98). Et on se souvient de la négociation conduite par Kofi Annan auprès de Saddam Hussein en 1997. Mais le secrétaire général a voulu aussi, à ce moment-là, accroître son autonomie de négociation. Ce qui a été plus compliqué. Et il l’a fait en utilisant, si j’ose dire, les deux seuls modes d’action à sa disposition : l’institutionnel et le conceptuel. Sur le plan institutionnel, il a créé, au sein de son secrétariat, le département des affaires politiques, qui est devenu aujourd’hui le véritable bras opérationnel de sa diplomatie préventive [9]. Il a également nommé des représentants spéciaux dans les zones de crises et de conflits (RSSG), qui ne dépendent que de lui. Cela a évidemment créé quelques tensions entre le secrétaire général et le Conseil de sécurité (cela a aussi occupé beaucoup de mon temps). Mais tout est aujourd’hui apaisé et fonctionne très correctement, au grand profit mutuel des deux institutions. Par contre, c’est sur le plan conceptuel que les choses ont été plus complexes. À la lumière de mon expérience, et aussi surprenant de prime abord que cela puisse paraître, il s’avère que les États sont souvent plus contrôlant à l’égard du discours politique du secrétaire général que de ses initiatives diplomatiques. Peut-être faut-il voir là un hommage et une reconnaissance de son pouvoir d’influence… Et cela, pour en revenir au propos initial, a été perceptible lors de la rédaction de l’Agenda pour la paix, puisque le Conseil de sécurité a, je peux le dire aujourd’hui, fortement « invité » le secrétaire général à n’évoquer la négociation qu’en filigrane de ses réflexions relatives à l’avenir des modes de règlement des différends [10].
15Il existe pourtant un certain nombre de documents du secrétaire général relatifs aux procédures de règlement des différends. Je pense notamment au Manuel de 1992, ou encore à des textes récents relatifs à la médiation internationale.
16Vous avez raison ; mais il faut faire dans ce domaine une distinction capitale – qui n’existe pas dans la Charte – entre la négociation et les autres procédures de règlement. Cela nous renvoie à la singularité de la négociation, dans ce que j’appelais tout à l’heure l’imaginaire des États. Les États laissent une grande latitude au secrétaire général dans le domaine des procédures de facilitation, et pour tout ce qui permet aux États membres de mieux connaître ou de mieux utiliser les procédures existantes de règlement pacifique des différends. Ils sont même fréquemment demandeurs auprès du secrétaire général pour que celui-ci synthétise « les bonnes pratiques » en la matière, ou pour qu’il suggère des moyens pour « renforcer les capacités de l’organisation ». L’Agenda pour la paix s’inscrivait dans cette perspective.
17Plus récemment, et je pense que ce sont les textes auxquels vous faites allusion, l’assemblée générale de l’ONU a décidé d’inscrire, pour la première fois, la question de la médiation à l’ordre du jour de la soixante-sixième session, en adoptant, le 28 juillet 2011, une « Résolution sur le renforcement du rôle de la médiation dans le règlement pacifique des différends, la prévention et la résolution des conflits » [11]. Et elle a demandé expressément au secrétaire général de promouvoir la médiation au sein de l’organisation, en renforçant les moyens et les capacités disponibles, et en proposant aux États un « bref document de référence » pour aider les parties et les médiateurs dans leurs efforts pour régler les conflits. C’est sur cette base que le secrétaire général Ban Ki-Moon a publié, en juin 2012, ses « Directives pour une médiation efficace » dont le texte a été entériné par l’Assemblée, qui a, pour l’occasion, remercié le secrétaire général « pour son apport essentiel » [12]. C’est, par contre, une attitude rigoureusement inverse qui a prévalu en ce qui concerne les procédures de négociation.
18Expliquez-nous cela.
19Il serait trop long de se lancer dans l’histoire de la négociation à l’ONU. Mais, pour faire simple, il est clair que, depuis l’origine, le Conseil de sécurité a jalousement gardé pour lui tout ce qui a trait à la négociation, qu’il s’agisse des négociations elles-mêmes ou, même, des réflexions sur les procédures de négociation. Le secrétaire général a envisagé, dès le début des années 1950, de développer auprès des États « une pédagogie de la négociation internationale ». Mais cette volonté s’est toujours heurtée à une forte opposition des États membres – surtout les plus puissants, car de nombreux États en développement veulent bénéficier d’une assistance à la négociation de la part du Secrétariat général. On connaît l’histoire. Dag Hammarskjöld en 1953 et, plus tard, Perez de Cuellar en 1982 ont été contraints d’abandonner leurs projets de « méthode de négociation à l’usage des Nations unies ». C’est ce qui s’est passé aussi avec Boutros-Ghali et, sous des formes diverses, avec ses successeurs. C’est la raison pour laquelle l’ONU n’a produit, jusqu’aujourd’hui, aucun document général relatif à la négociation multilatérale [13].
20Est-ce à dire que le Secrétaire général des Nations unies a renoncé à réfléchir sur le perfectionnement des procédures de négociations multilatérales ?
21Oh non, bien au contraire ! Boutros-Ghali, et Kofi Annan après lui, m’ont laissé animer ce qu’ils appelaient en souriant « mes réunions clandestines ». Constatant la réticence des États à laisser se développer une réflexion sur la négociation internationale, Boutros a réuni en mars 1994 le directeur du département des affaires politiques, l’ambassadeur Marrack Goulding, et quelques membres de son cabinet ; dans son style inimitable – et en français –, il nous a tenu le discours suivant, dont j’ai encore le verbatim : « Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la négociation permanente. Non plus celle qu’avait pensée Richelieu dans son Testament politique [14], c’est-à-dire à l’échelle interétatique et pré-westphalienne, mais une négociation permanente institutionnalisée, conduite par le secrétaire général et ses représentants. Il ne s’agit pas pour nous de confisquer la négociation internationale, ce qui n’aurait pas de sens, mais de professionnaliser la négociation multilatérale. Le temps n’est plus où la négociation n’était qu’une affaire d’habileté personnelle. Et ce n’est pas seulement un problème de méthode. La négociation, c’est un mode de pensée, une culture ! Oui, je veux que vous conduisiez une réflexion destinée à transmettre cette culture de la négociation à tous les fonctionnaires de l’organisation. Vos travaux seront privés et j’en serai le seul destinataire ». C’est ainsi qu’est né le très officieux « comité Goulding » dont j’ai été le secrétaire et le rapporteur pendant plus de deux ans. Nous nous réunissions tous les mardis soirs « clandestinement » dans la Map Room du secrétaire général auquel je rendais compte.
22Je dois à la vérité de dire que ces travaux n’ont que partiellement abouti. Ils ont été contrariés par les évènements tragiques qui ont ponctué le mandat de Boutros-Ghali – la Yougoslavie, la Somalie, le Rwanda –, ainsi que par le refus américain de lui accorder un second mandat. Mais, avec le recul, je peux dire qu’il en est ressorti plusieurs choses positives. Tout d’abord, nous avons procédé à l’analyse de plusieurs dizaines de négociations multilatérales conduites par l’ONU. C’était la tâche que m’avait confiée Marrack Goulding. J’avais accès à tous les documents et j’ai pu rencontrer les principaux acteurs de ces négociations et en discuter très longuement avec eux, notamment avec Sergio Vieira de Mello qui était, jusqu’à sa disparition tragique à Bagdad, l’une des stars de la diplomatie onusienne. L’un des premiers objectifs du Comité était de faire l’inventaire des bonnes pratiques à diffuser – et des mauvaises à éviter. À défaut de pouvoir la transmettre, c’est moi qui ai acquis, durant cette période, une solide culture de la négociation. De plus, de nombreuses réunions internes nous ont permis de définir plus précisément les besoins du staff de l’ONU en matière de négociation. Le personnel diplomatique n’attendait pas de nous une méthode de négociation (il en existe d’excellentes !), mais souhaitait disposer d’un cadre opérationnel pour mieux conduire les négociations multilatérales. C’est dans cette optique que le Comité a travaillé et qu’il a proposé au Secrétaire général « The Triple P. Approach », soit l’approche People-Process-Problem – les Personnes ; les Processus ; les Problèmes.
23Nous sommes tous convenus qu’il s’agissait là des trois éléments constitutifs de toute négociation, à partir desquels il était possible de structurer des équipes opérationnelles pour commencer à préparer les négociations multilatérales complexes. Là encore, je me souviens de la première réaction du Secrétaire général : « Et en six mois, c’est tout ce que vous avez trouvé ? Ce n’est pas bouleversant ». Mais il a vite adhéré à notre approche lorsque, dans un conflit particulièrement délicat en Afrique centrale, nous avons créé trois équipes : la première chargée d’identifier les protagonistes du conflit (les Personnes), la deuxième équipe chargée de proposer les procédures de facilitation les mieux adaptées à la spécificité du conflit (les Processus) et la troisième chargée de démêler les intérêts en présence et d’imaginer des solutions créatives (les Problèmes). Le département des affaires politiques de l’ambassadeur Goulding a aidé l’ONU à franchir là une étape décisive dans son expertise de la négociation internationale. Le secrétaire général nous a sobrement remerciés : « Vous avez gagné la bataille du feu ». Et cette première expérience réussie a servi de modèle à de nombreuses négociations ultérieures.
24Est-ce à dire que cette approche « Triple P » est aujourd’hui le mode général de négociation de l’ONU ?
25Ne m’obligez pas à revenir à la langue de bois…
26Comment avez-vous ensuite rejoint l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) ?
27Boutros-Ghali a été élu secrétaire général de la francophonie et m’a demandé de le rejoindre à Paris pour devenir son conseiller spécial et pour organiser son cabinet. J’ai donc démissionné du cabinet de Kofi Annan – qui ne m’en a pas voulu et dont je suis resté proche – et j’ai quitté New York. L’aventure parisienne n’était pas, en fait, si différente. Sur le plan institutionnel, nous avons, en très peu de temps, transformé une agence culturelle et technique en une véritable organisation internationale dotée d’une direction des affaires politiques et d’un réseau de représentants à l’étranger. En l’espace de quelques années, nous avons pu lancer, dans l’espace francophone, une véritable action diplomatique qui se réduisait souvent jusqu’alors à une simple coopération juridique et judiciaire [15]. Mais surtout Boutros-Ghali m’a laissé carte blanche pour poursuivre notre action sur la diffusion de la culture de la négociation. L’expérience a été passionnante, car j’étais jusque-là habitué aux négociations diplomatiques entre les États ; j’ai pu alors travailler avec de nombreuses ONG, des groupes privés, et j’ai très concrètement vérifié, au cœur de conflits souvent ravageurs, le rôle essentiel des réseaux associatifs dans l’apaisement des tensions, le règlement des différends et la restauration de la paix, principalement en Afrique. Je n’en ai pas le temps de l’évoquer ici, mais j’aurais aimé vous parler du rôle des femmes et des associations féminines dans les négociations d’après conflits et dans les processus négociés de réconciliation nationale.
28Tout cela m’a non seulement enrichi sur le plan personnel, mais cela m’a apporté une compréhension plus intime des multiples facettes psychologiques, sociales et culturelles des relations de négociations. Là encore, comme à l’ONU, j’ai pris le temps de compiler les négociations auxquelles je participais ou dont mes collaborateurs me rendaient compte, depuis les négociations villageoises au cœur de l’Afrique jusqu’aux négociations menées lors de nos visites officielles dans les États membres de l’OIF ou à l’occasion des Sommets des chefs d’État et de gouvernement de la francophonie.
29De plus, nous avons lancé à ce moment-là une vaste concertation interétatique autour de deux thèmes sensibles : la démocratie et la diversité culturelle. Nous venions d’entrer dans le XXIe siècle. L’OIF nous apparaissait comme un formidable instrument de prospective internationale. Nous aspirions à être des lanceurs d’idées. Cela a abouti à la Déclaration de Bamako et à la Déclaration de Cotonou [16] sur lesquelles se fondent désormais, non seulement l’action de l’OIF, mais aussi l’action de certaines organisations universelles. Je pense notamment à l’UNESCO qui s’est largement appuyée sur nos textes pour élaborer sa « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles » en 2005. Mais, là encore, que de négociations ! Aboutir à un consensus sur l’idée démocratique et ses exigences, dans un espace francophone qui comprend à la fois le Canada et la Roumanie, la France et le Vietnam, la Suisse et la Guinée, n’a pas été simple. De plus, nous avons tenu à associer les ONG de l’espace francophone qui arrivaient avec des revendications plus radicales, mais que nous voulions prendre en compte. Enfin la tension autour des pouvoirs à accorder au secrétaire général vis-à-vis des États membres était récurrente. Cela nous a fait passer bien des nuits blanches aux quatre coins du monde. Mais je crois y avoir acquis une solide expérience des négociations interculturelles. Il y a eu aussi la satisfaction d’avoir élaboré un beau texte qui sert, depuis plus de quinze ans, de fondement à l’action diplomatique du (de la) secrétaire général de l’OIF dans le domaine de la paix, de la démocratie et des droits de l’Homme [17].
30Vous avez dit, je vous cite, « J’ai toujours voulu, dans ma vie, concilier l’excitation de l’action et l’apaisement de la pensée ». Avez-vous eu vraiment le temps, dans cette effervescence, de « penser la négociation » ?
31C’est amusant, parce que la phrase que vous m’attribuez a été prononcée par Kofi Annan. Mais il est vrai que c’est moi qui avais écrit son discours… Quoi qu’il en soit, j’adhère à cette idée, même si, pour ma part, j’ai souvent échoué à opérer cette conciliation. Mais votre formule, « penser la négociation », est restée, en toutes circonstances, l’une de mes exigences premières. J’ai eu plus de temps pour le faire lorsqu’a cessé, pour moi, « le tourbillon Boutros ».
32Boutros Boutros-Ghali termine son mandat de l’OIF en 2002. Il est remplacé par une autre grande figure de la vie internationale, Abdou Diouf, l’ancien président charismatique du Sénégal et le disciple de Léopold Sédar Senghor.
33Le président Abdou Diouf a spontanément acquiescé lorsque, au lendemain de son élection, je lui ai dit : « Je voudrais revenir à mes premières amours : l’ONU ». Il m’a immédiatement nommé ambassadeur auprès des Nations unies à Genève – qui est l’une des grandes villes de mon cœur – puis, quelques années plus tard, à New York, que j’ai retrouvé jusqu’en 2007. Dans ces deux postes qui m’ont passionné, j’ai pu structurer ce que nous avons appelé le « GAF », le groupe des ambassadeurs francophones. Nous nous sommes réunis tous les mois, ou selon les circonstances, dans les locaux de ma représentation pour pré-négocier les positions respectives des différents États membres de l’OIF dans les grandes négociations en cours à l’ONU. Une anecdote : l’ambassadeur de France – je ne dirai pas son nom – avait beaucoup de mal à dissocier la position de la France et celle de la francophonie. Il a même pu me dire : « Comment se fait-il que cet ambassadeur cultivé, qui parle si bien notre langue, ne soit pas de notre avis ? ». Belle réflexion pour tous ceux qui entremêlent, dans une négociation, la connaissance de la culture de l’autre et l’adhésion aux idées de l’autre. On en reparlera peut-être plus loin. Mais j’ai essayé de m’astreindre à consigner toutes ces expériences. Je me suis fabriqué ce que mes collaborateurs appelaient humoristiquement « mes archives secrètes de la négociation ». Et c’est cela qui m’a servi de premier corpus lorsque j’ai eu envie de revenir à la maison, c’est-à-dire dans mon Alma Mater, au sein de la communauté universitaire.
34J’ai vécu ce retour avec un grand bonheur. Pour des raisons personnelles, j’ai voulu rester aux États-Unis et j’ai été nommé professeur sur la chaire Phyllis Taylor au sein de la Louisiana State University (LSU) pendant trois ans. Cela a été pour moi le temps de la décantation. J’ai repris mes enseignements et mes recherches dans le Center of French and Francophone Studies, tout en aidant l’État de Louisiane à devenir membre invité aux Sommets des chefs d’État et de gouvernement de la Francophonie.
35Puis, en 2010, vous êtes resté sur le continent nord-américain et vous êtes devenu professeur titulaire à l’université de Sherbrooke, au Québec.
36La faculté de droit de l’université de Sherbrooke est l’un des leaders mondiaux en ce qui concerne les modes alternatifs de règlement des conflits. La maîtrise en prévention et règlement des différends, dirigée par le professeur Jean-François Roberge, est l’un des pôles d’excellence de cette université. Nous y recevons chaque année une cohorte assez sélective d’étudiants québécois, canadiens et internationaux qui sont déjà, pour la plupart, des professionnels de la négociation, de la médiation ou de l’arbitrage. Nous y avons créé récemment le Groupe pour la Prévention et le Règlement des Différends (G-PRD) au sein duquel je poursuis actuellement mes recherches sur la négociation [18].
37Précisément, dans le domaine de la recherche, on connaît déjà un peu votre « approche de la négociation par items ». Pourriez-vous brièvement nous en rappeler les principes ?
38Comme je vous l’ai dit, je n’ai cessé de répertorier, classer, ordonner, toutes les négociations internes et internationales auxquelles j’ai participé ou dont j’ai été le témoin direct durant ma carrière. Dans la perspective des premières recherches conduites au sein du « Comité Goulding » autour des 3P, et en percevant de mieux en mieux les besoins des négociateurs, aussi bien au plan international qu’au plan interne, j’ai poursuivi mes réflexions avec un groupe de praticiens, de diplomates et d’hommes d’affaires, sous les instances de la Banque mondiale et du secrétariat général de l’ONU, en vue de proposer aux professionnels une assistance à la négociation – je veux dire ici tout ce que cette réflexion doit au professeur Mohammed A. Bekhechi, conseiller juridique principal de la Banque mondiale, à Washington DC. C’est de là qu’est parti ce qui est devenu mon approche par items.
39À l’origine, ce n’était, pour nous, qu’un mot commode qui avait l’avantage d’être compréhensible par tous nos interlocuteurs, aussi bien en anglais qu’en français. Il avait son sens banal, hérité du latin, c’est-à-dire « l’élément minimal d’un ensemble organisé ». C’est, je crois, la définition du Petit Robert. Mais il a pris pour moi, au fil de mes recherches, une signification plus opérationnelle. Il faut, à cet égard, distinguer les concepts, les préceptes et les items. Les concepts sont des représentations abstraites destinées à rendre intelligible le réel. Ce n’est pas mon projet. D’autant que je ne suis pas sûr qu’une pratique aussi diffuse que la négociation puisse facilement se laisser saisir par des concepts. La preuve en est, si je puis dire, que la négociation est, à l’heure actuelle, soit sous-conceptualisée – l’impensé de la négociation reste immense ! –, soit sur-conceptualisée – certains compliquent à loisir des choses simples. Les préceptes sont, à l’inverse, des impératifs pratiques. « Le négociateur, dans telle ou telle situation, doit… ». Une multitude d’ouvrages consacrés à la négociation sont sur ce modèle. Les items sont, quant à eux, ce que j’appelle des marqueurs techniques. J’ai voulu en faire des outils au service du négociateur. Ils constituent l’ensemble des termes et des problématiques utiles pour préparer et conduire une négociation.
40Explorons donc cette approche par items.
41Il s’agit d’une recherche que j’ai menée ces cinq dernières années, et qui s’est déroulée en trois temps. La première étape a été celle de l’identification des items. Elle a consisté à dépouiller systématiquement mon corpus de négociations, à déconstruire le déroulement de chaque négociation, à reconstruire le processus intellectuel de « la » négociation, à en nommer les moments-clés et à confronter ce vocabulaire pratique à la terminologie en usage dans la doctrine. J’en suis arrivé à l’identification des « 40 items de la négociation ». Pour être rapide et plus concret, je joins en annexe de notre entretien un tableau sommaire de cette recherche.
42La deuxième étape a été celle de la classification des items, dans une perspective que les universitaires appellent « taxonomique ». Plus simplement, il s’est agi de relier ces items les uns aux autres, de façon à accompagner le négociateur dans la compréhension globale et dans la conduite raisonnée de sa négociation. J’ai pu ainsi, dans un premier temps, ordonner l’ensemble de mes items en trois catégories : les items essentiels, les items structurels et les items opérationnels. J’ai pu ensuite approfondir chacun de mes items opérationnels pour aider le négociateur à se poser les bonnes questions, à chaque étape de la négociation, et pour mettre à sa disposition « la boîte à outils » la plus complète possible pour y répondre.
43Et la troisième étape ?
44La troisième étape, qui m’occupe présentement, est celle de l’explicitation des items, c’est-à-dire la présentation, sous la forme d’une fiche synthétique, de chacun des items et de l’usage que peut en faire le négociateur. Car l’approche par items est, par définition, semblable à la négociation elle-même : un monde anti-dogmatique et un espace de liberté. Chaque négociateur utilise ou délaisse tel ou tel item, selon l’idée qu’il se fait d’une négociation qui n’appartient qu’à lui. Nous savons tous que la souplesse d’esprit est la qualité première du négociateur.
45C’est donc une longue recherche qui est sur le point de se terminer. Quels sont vos projets immédiats et futurs ?
46Mes projets immédiats, je viens de vous les indiquer implicitement : la rédaction, en cours, de ce « Petit traité du savoir-négocier » qui formalisera cette approche par items.
47Concernant mes projets futurs, je m’intéresse désormais à ce que je nomme « la part du négociable dans les décisions d’autorité ». Pour faire simple, je réfléchis à la façon d’instiller, le plus possible, des éléments de « négociabilité » dans le champ de la gouvernance politique et économique ou, pour le dire autrement, de mobiliser les acteurs sociaux, dans les entreprises et dans les actions citoyennes, autour d’une culture de la négociation qui les rendent plus responsables. Qu’est-ce qui est « négociable » dans une société ? Comment concilier négociation et autorité ? Comment la négociation peut-elle pénétrer les domaines les plus régaliens ? Sur le plan sociopolitique et surtout dans le monde de l’entreprise, la décision participative a encore de grands progrès à faire. Mais ce n’est pas à vous, qui avez tant travaillé sur la tension entre le secret et la transparence, que je vais expliquer cette exigence [19]. Sur le plan juridique, le Québec, où je vis désormais, est très en avance, et son nouveau code de procédure civile a fait entrer récemment dans le droit positif la notion de justice participative. Notre groupe de recherche, le G-PRD, est en pointe dans ce changement de culture, et nous travaillons tous, désormais, autour d’une problématique commune : comment mieux intégrer les valeurs participatives aux modes de prévention et de règlement des différends [20].
48Pour conclure, une question que vous trouverez peut-être brutale. Vous avez participé à des négociations diplomatiques, économiques et politiques où les intérêts des négociateurs étaient tels que, peut-être, tous les coups semblaient permis. Arrivez-vous encore à croire, après cette expérience, qu’il existe « une éthique de la négociation » ?
49Ce n’est pas une question brutale, c’est une interrogation permanente. Je peux vous dire où j’en suis aujourd’hui. J’ai un grand respect pour les théoriciens qui mettent la négociation à l’épreuve de l’éthique. D’autant plus que nous avons, au sein de l’université de Sherbrooke, une « école d’éthique appliquée » dont les travaux font autorité et qui souvent m’inspirent. Je considère que l’éthique est une dimension fondamentale de la négociation. Mais je ne l’appréhende pas comme un principe de conduite qui me permettrait, de l’extérieur, sans me salir les mains comme aurait dit Jean-Paul Sartre, de décréter que telle négociation est plus juste, plus légitime ou plus éthique que telle autre. Définitivement, je ne suis pas dans le « il faut »… L’éthique est l’un de mes items. Je l’intègre donc, selon un principe de réalité, à la logique du processus de négociation. D’ailleurs, plutôt que d’éthique, je préfère désormais parler de « morale de la négociation », même si cela sonne moins scientifique, pour des raisons qui seraient trop longues à expliquer ici. Mais je vais essayer de répondre à votre redoutable question, en synthétisant ma pensée autour de trois maximes.
50Ma première maxime est que tout négociateur adhère, implicitement, à une morale sociale élémentaire. Décider de négocier est déjà un choix moral. La négociation, de par son existence même, présuppose une croyance commune en un cadre normatif dans lequel la discussion serait possible, au-delà de l’éloignement des positions des interlocuteurs. C’est cela que j’appelle la morale de la négociation. Une parenthèse : en vous parlant, je m’aperçois combien je suis proche ici de Jürgen Habermas dans son « Éthique de la discussion », alors que, spontanément, je suis plutôt critique à l’égard de ses concepts…
51Ma deuxième maxime est que tout négociateur a, au fond de lui, une morale personnelle. Je veux dire par là : une vérité plus ou moins enfouie qui articule, je n’ai pas peur de le dire, sa relation au bien et au mal. C’est le rôle de son interlocuteur d’en déceler la nature et de la replacer au cœur de la négociation. Je sais que c’est difficile à concevoir, mais c’est pourtant là où souvent se télescopent, dans un moment crucial pour le négociateur, l’être stratégique et l’être vrai. Je l’ai tant de fois vérifié. Une dernière anecdote avec Boutros-Ghali pour me faire comprendre. Nous étions en Libye, quelque part dans le désert sous la tente de Kadhafi. Boutros et Kadhafi s’estimaient beaucoup. Au-delà de la dérive autoritaire du Guide qu’il jugeait sévèrement, Boutros retrouvait sa jeunesse dans le tiers-mondisme et le panarabisme de son fougueux interlocuteur. Nous avions à régler, entre autres, un conflit frontalier récurrent avec le Tchad. Kadhafi parlait beaucoup. Je ne suivais la conversation, qui se déroulait en arabe, qu’au rythme épisodique des traductions de notre interprète. Mais je comprenais que Kadhafi mentait beaucoup. À la fin d’un long monologue, Boutros a pris la parole : « Vous savez, Monsieur le Président, nous avons un grave problème : je crois que je peux mentir aussi bien que vous ! ». Kadhafi a éclaté de rire : « Personne n’ose, autour de moi, me parler comme ça. Ah, Boutros, Boutros, comme tu me soulages ! Viens, je vais te dire la vérité. Et ça me fait du bien ! ». Et ils ont réglé en cinq minutes un problème insoluble quelques instants plus tôt.
52Ma troisième maxime va vous paraître plus cynique. Tout négociateur a intérêt à s’approprier une morale normative. Je veux dire par là que tout négociateur prend un avantage certain s’il peut confisquer un principe normatif à son profit. J’ai vu des dizaines de fois se reproduire cette séquence : « Je ne me bats pas pour moi, mais pour défendre – au choix ! – le droit, les libertés fondamentales, la survie de notre profession, la libre entreprise, etc. ». Cette technique d’ancrage sera sans doute jugée sévèrement par les puristes de l’éthique de la négociation, mais elle peut se révéler efficace. Il faut cependant y apporter une nuance de taille : celui qui y recourt est tenu, d’une certaine manière, de présenter ses revendications de façon plus « exemplaire ». Car il peut être pris à son propre jeu. Il y a donc quelque danger à trop vouloir jouer avec les normes. C’est la morale de la morale…
53mai-juin 2016
Notes
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[1]
Boutros Boutros-Ghali (1999), Mes années à la maison de verre, Fayard. Kofi Annan (2012), A Life in War and Peace, Penguin Books.
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[2]
Hervé Cassan (1998), « La vie quotidienne à l’ONU au temps de Boutros-Ghali », Boutros-Ghali Amicorum Disciplorumque Liber, Bruylant, p. 305-325. Voir aussi Hervé Cassan (1998), « La vie quotidienne à l’ONU au temps de Boutros-Ghali (extraits) », Mélanges offerts à Hubert Thierry, Pedone, p. 73-92.
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[3]
Hervé Cassan (1995), « Le Secrétaire général et le Conseil de sécurité à l’épreuve du Chapitre VII », Le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, Pedone, p. 243-254. Pour une synthèse rapide et récente de ces travaux, cf. Hervé Cassan (2015), « Prévention et règlement des différends : Les stratégies de résistances du Secrétaire général des Nations Unies », Résister : droit et subversion, Rencontres juridiques Montpellier-Sherbrooke, Éd. Revue de droit de l’université de Sherbrooke, p. 83-103.
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[4]
Guy Feuer et Hervé Cassan (1991), Droit international du développement, Paris, Dalloz (2e éd.).
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[5]
Hervé Cassan (dir.) (1990), Contrats internationaux et pays en développement, Paris, Économica.
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[6]
Hervé Cassan (dir.) (1993), « Théorie et pratique de la décision internationale », Le Trimestre du monde, 1993/III, dossier spécial, p. 7-211.
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[7]
Bouros Boutros-Ghali (1992), « L’ONU et la nouvelle diplomatie de la paix ». Entretien avec Hervé Cassan, Le Trimestre du monde, 1992/II, pp. 9-16.
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[8]
L’Agenda pour la paix, diplomatie préventive, rétablissement de la paix et maintien de la paix a été soumis par le Secrétaire général au Conseil de sécurité (S/2411) et à l’Assemblée générale (A/47/277) le 17 juin 1992.
-
[9]
Voir le site www.un.org/undpa. Et, plus spécialement : peacemaker.un.org/mediation support.
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[10]
Voir notamment Hervé Cassan (2007), « La diplomatie multilatérale de la paix : Plaidoyer pour un code de procédure », Liber Amicorum V-Y Ghébali, Bruylant, p. 105-123.
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[11]
Résolution A/RES/66/291.
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[12]
Les Directives des Nations Unies pour une médiation efficace ont été publiées par l’Assemblée générale, en annexe au Rapport du secrétaire général intitulé « Renforcement du rôle de la médiation dans le règlement pacifique des différends et la prévention et le règlement des conflits » (A/66/811, 25 juin 2012). Cette publication est diffusée par le Groupe d’appui à la médiation, qui relève de la division des politiques et de la médiation du département des affaires politiques (DPA).
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[13]
Divers organes de la famille des Nations Unies ont néanmoins continué à enrichir la réflexion, soit dans une perspective générale de formation (www.unitar.org), soit à l’occasion d’une négociation particulière (www.unesco.org/csi/pub/info/seacam9.)
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[14]
Cf. M. Haehl-Gelet (2008), « Des négociations continuelles dans le Testament politique de Richelieu », in Lempereur et Colson (dir.), Négociations européennes d’Henri IV à l’Europe des 27, Paris, A2C, pp. 43-52.
-
[15]
On trouvera un compte-rendu de cette action diplomatique déployée au sein de l’OIF, dans l’ouvrage dirigé par l’ambassadeur Jean-Pierre Vettovaglia (2010), Prévention des crises et promotion de la paix. Vol. 1 : Médiation et facilitation dans l’espace francophone : Théorie et pratique. Vol. 2 : Démocratie et élection dans l’espace francophone, Bruylant.
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[16]
La Déclaration de Bamako a été adoptée lors du Symposium sur la promotion de la démocratie, des droits et des libertés dans l’espace francophone, le 3 nov. 2000 (www.francophonie.org/declaration.de.Bamako.html.) La Déclaration de Cotonou, quant à elle, a été adoptée à l’occasion de la Troisième Conférence francophone des ministres de la Culture (www.francophonie.org/IMG/pdf/Conf_minis_culture-cotonou.pdf), le 14 juin 2001.
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[17]
Pour une documentation très complète sur l’histoire de cette négociation, cf. Francophonie et démocratie (collectif), Bruylant, Pedone, 2011.
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[18]
Le G-PRD est le Groupe de recherche de l’université de Sherbrooke. Ses chercheurs ont pour objectif de mobiliser les valeurs participatives au service de la prévention et du règlement des différends. Le professeur Cassan souligne le caractère collectif de cette aventure, citant les collègues qui l’ont fondé avec lui et l’animent aujourd’hui : Véronique Fraser, Patrick Mignault, Arthur Oulaï et Jean-François Roberge. Voir le site : http://www.g-prd.org/fr/
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[19]
Colson A. (2009), « La négociation diplomatique au risque de la transparence : rôles et figures du secret envers des tiers », Négociations, 2009/1, p. 31-41.
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[20]
Pour une présentation générale, cf. Roberge J.-F. (2011), La justice participative. Changer le milieu juridique par une culture intégrative de règlement des différends, éd. Yvon Blais. Cf. également V. Fraser et J.-F. Roberge (2016), « Legal Design Lawyering: Rebooting Legal Business Model with Design Thinking », 16, Pepperdine Dispute Resolution Law Journal. Citons aussi la récente thèse de doctorat de l’un des chercheurs du G-PRD, S. Axel-Luc Hountohotegbé, Repenser la procédure civile. Les enjeux théoriques de l’accès à la justice et l’hypothèse de la régulation sociale par l’intégration des modes extra-judiciaires de prévention et de règlement des différends, université de Sherbrooke, 2016 (à paraître).