Couverture de NEG_023

Article de revue

« La meilleure façon d’ordonner ce monde chaotique, de reconstruire un équilibre, de produire du sens, de lui donner une direction, réside dans la négociation »

Pages 17 à 22

Notes

  • [1]
    Adresse de courriel : go.faure@gmail.com
  • [2]
    Culture and Negotiation : The Resolution of Water Disputes, Sage, 1993 (avec Jeffrey Rubin).
  • [3]
    Negotiating with Terrorists. Strategy, Tactics, and Politics, Routlege, 2010 (avec William Zartman) ; Engaging Extremists : Trade-offs, Timing, and Diplomacy, United States Institute of Peace, 2011 (avec William Zartman).
  • [4]
    Unfinished Business : Why International Negotiations Fail, University of Georgia Press, 2012.
  • [5]
    Voir l’article Le Troc à la muette, publié dans le volume 2014/2, n° 22, de la revue Négociations.
  • [6]
    How People Negotiate. Resolving Disputes in Different Cultures, Kluwer Academic, 2003.
  • [7]
    International Negotiation Journal, vol. 20, 2015, p. 129-145.
  • [8]

1Revue Négociations : Où en est, selon vous, la théorisation de l’activité sociale de négociation ? Quelles thématiques novatrices ont émergé ces dernières années ? Lesquelles restent à instruire ?

2Guy-Olivier Faure : Le domaine est foisonnant. Il est devenu extraordinairement riche en quelques décennies. La multiplication des revues scientifiques centrées sur la négociation et la résolution de conflits a considérablement contribué au développement du domaine et à son élargissement. Partant du processus lui-même, la recherche en a d’abord approfondi le détail et notamment les différentes phases qu’il peut comporter. La dimension stratégique a été la première à être analysée et conceptualisée. Le domaine s’est ensuite ouvert sur les nombreuses variables susceptibles de gouverner ou d’influencer ce processus, puis sur les conditions objectives dans lesquelles celui-ci se déroulait. D’autres dimensions telles que la culture, la psychologie des acteurs, les contraintes organisationnelles ont fait l’objet de recherches approfondies.

3Si l’on considère les travaux systématiques développés par des groupes de recherche, il est un grand projet international à mentionner, celui du PIN, Processes of International Negotiation. Il s’agit d’un programme interdisciplinaire dont je suis l’un des membres fondateurs et qui, depuis vingt-cinq ans, s’est efforcé d’explorer les « zones blanches » de la carte de la résolution des conflits dans le champ international.

4Les recherches ont été développées selon deux voies distinctes : celle des concepts et celle qui est axée sur des problématiques de terrain.

5La voie conceptuelle vise à produire ou approfondir des outils analytiques spécifiquement applicables aux situations de négociation. En font partie, par exemple, la thématique de la culture, celle de l’escalade, de la multilatéralité, de la réconciliation, du pouvoir, du risque, de l’apport des modèles formels.

6Les problématiques de terrain renvoient à des contextes et à des situations particulières telles que le réchauffement climatique, la prolifération nucléaire, le printemps arabe, le terrorisme, l’Union Européenne, l’environnement.

7Dans les deux cas, le souci majeur du PIN est d’éviter l’accroissement du fossé existant entre théorie et pratique qui fait que les chercheurs se cantonnent dans un langage de moins en moins accessible aux praticiens et que ces derniers suivent de moins en moins les travaux transversaux ou de synthèse susceptibles de leur apporter des idées nouvelles au regard de leur pratique. Le principe de base du PIN – et bien sûr le mien – est de systématiquement partir de cas réels et d’en tirer de quoi faire avancer la connaissance du domaine et, ce faisant, la théorie. Chacun de nos ouvrages se termine par deux conclusions : ce qu’il nous apprend de nouveau au regard de la théorie, et ce qu’il apporte comme suggestions utiles au praticien.

8Dans ce cadre, des outils analytiques spécifiques à la négociation ont été élaborés et mis en œuvre tels que le Mutually Hurting Stalemate, la théorie de la maturation – en anglais Ripeness Theory –, celle du point focal, du point de sécurité, la séquence formule/mise au point – en anglais : formula/details –, ou encore la MEO, Mutually Enticing Opportunity, soit l’occasion mutuellement séduisante.

9Il paraît utile de prolonger l’effort dans ces différentes voies afin de poursuivre la construction d’une véritable théorie de la négociation. Pendant longtemps, on ne parlait d’analyse de la négociation qu’à partir de concepts empruntés à d’autres champs. C’est de moins en moins le cas. Il faudrait aussi travailler sur l’essence même de la négociation, la cerner mieux dans ce qu’elle a d’unique, par exemple au titre de l’oxymore qui est constitué par cette improbable combinaison de la coopération et de la compétition.

10Comment situez-vous votre propre apport dans ce champ d’études ?

11J’ai déjà un certain passé dans ce domaine : dix-neuf ouvrages écrits, coécrits ou dirigés, ainsi qu’une centaine d’articles publiés dans des revues internationales. Mes propres recherches ont été axées autour de plusieurs thèmes qui m’ont paru particulièrement importants à investir intellectuellement, mais qui correspondaient aussi à des pratiques de terrain.

12La première porte sur le rôle de la culture dans les processus de négociation. Ayant fait de nombreuses missions dans les cinq continents, et ayant notamment passé un temps considérable à négocier en Chine, il ne m’était pas difficile de souligner le rôle essentiel de la culture, tant au niveau stratégique et comportemental qu’à celui de la communication, mais surtout à celui de la cognition et finalement de la question identitaire. Dans l’Empire du Milieu, la culture ne se réduit pas au langage silencieux mais constitue la grande muraille invisible, et sa maîtrise constitue la condition préalable à toute efficacité dans l’ordre du stratégique [2].

13J’ai également beaucoup travaillé sur les situations extrêmes, car elles révèlent souvent de manière aiguë ce qui existe partout, mais de façon plus ténue. Ainsi, les négociations avec des groupes terroristes sur la libération d’otages m’ont fourni une matière dense, complexe et hautement dramatique [3]. Ces négociations, compte tenu des enjeux qui les sous-tendent et du contexte on ne peut moins propice à toute négociation, renvoient à des stratégies très particulières, si l’on veut espérer le moindre résultat.

14Je m’intéresse aussi à des thématiques peu explorées jusqu’à maintenant, par exemple, les négociations se soldant par un échec [4]. Le plus souvent la littérature sur la négociation, notamment nord-américaine, porte sur des négociations abouties et considérées comme réussies. La recherche aligne ainsi les success stories, alors qu’il y a beaucoup, sinon plus, à apprendre des échecs. J’ai ainsi pu isoler trente-neuf facteurs explicatifs qui permettent de faire un inventaire déjà substantiel des multiples raisons qui font qu’une négociation n’aboutit pas. Lorsqu’on les connaît, il devient possible d’anticiper certaines conséquences, de prévenir celles-ci et dans nombre de cas d’éviter l’échec du processus. L’ouvrage Unfinished Business ne concerne pas spécialement les négociations d’affaires mais renvoie à toute la gamme des négociations possibles et imaginables.

15J’ai travaillé sur l’essence même de la négociation en étudiant des transactions très apurées telles que le « troc à la muette » en Afrique Occidentale [5]. Deux parties, Arabes et Africains, négocient dans un climat d’hostilité quasi ouverte sans se rencontrer, et encore moins se parler, pour échanger du sel contre de l’or. Il s’agit là sans doute d’une des plus anciennes négociations sur laquelle on possède des documents au regard de l’histoire de l’humanité puisqu’elle est déjà relatée chez Hérodote. Il s’agit aussi d’une des plus improbables mais des plus durables car elle est restée pérenne sur plusieurs millénaires.

16J’ai consacré également une partie de mes travaux à analyser des négociations sortant des schémas classiques, tels que négocier avec un objet ou bien des négociations avec soi-même, entre animaux, des négociations avec des interlocuteurs inattendus tels que Dieu, Faust avec le diable ou encore un pharaon égyptien avec le souverain d’un pays voisin, treize siècles avant notre ère. J’ai recueilli des récits de négociations inhabituelles, surprenantes, porteuses de logiques insaisissables et puisées dans le vivier de notre monde actuel, qu’il s’agisse de l’Asie, de l’Afrique, de l’Europe ou de l’Amérique [6]. L’idée initiale était d’offrir de nouveaux angles de réflexion, d’ouvrir à un univers jusqu’alors passablement ignoré dans le registre occidental en prenant en compte, par exemple, le rôle des rituels, l’implication de puissances surnaturelles ou le jeu dans l’implicite.

17J’ai enfin essayé, dans un effort de synthèse, de conceptualiser la négociation en tant que processus à partir de sept paradoxes et contradictions à résoudre, et ceci en me fondant sur des transactions avec des groupes terroristes afin de couvrir aussi le champ occupé par les situations extrêmes [7]. Naturellement, il s’agit là d’une représentation idéaltypique et tous les traits retenus ne se retrouvent pas nécessairement dans toutes les négociations – fort heureusement d’ailleurs.

18Sur le plan de la négociation interculturelle, j’ai mis à profit ma longue expérience chinoise, qui s’est elle-même soldée par la publication de trois ouvrages dans cette langue, pour travailler notamment sur les aspects cognitifs de la négociation avec les « fils du Dragon ». Je me suis en particulier efforcé de mettre en évidence ce qui relevait d’un modèle stratégique spécifiquement chinois en isolant deux idéaltypes distincts de conduite de la négociation : la guerre de mouvement et le projet conjoint.

19À quelles expériences de négociation ou de médiation avez-vous récemment participé ? Quelles leçons en tirez-vous ?

20Je participe régulièrement en tant que conseiller, et parfois en tant qu’acteur, à des négociations dans différents endroits de notre planète. Il m’est difficile d’être plus précis, certaines de ces négociations portant sur des sujets particulièrement délicats et actuels. Ce que je peux apporter comme élément de réflexion concerne des médiations dans des situations de conflits exacerbés.

21Les principales difficultés portent sur l’obtention d’informations qui ne seraient pas biaisées, sur la gestion des affects lorsque les tensions à la table de négociation deviennent paroxystiques. Il y a également la difficulté à apparaître neutre dans un univers totalement manichéen où l’autre est diabolisé. Il est extrêmement malaisé pour un médiateur d’être écouté et encore moins entendu lorsqu’il s’agit de faire évoluer la perception que chacun a de l’autre et du problème à résoudre. Un des défis les plus évidents est de parvenir à persuader chacun que les deux parties peuvent avoir raison en même temps.

22Comment promouvoir un sentiment de justice ou d’équité dans la solution envisagée comme condition sine qua non d’un possible accord ? Comment persuader chacun qu’il est plus utile de regarder devant soi et suggérer une ouverture dans l’ordre du possible plutôt que de continuer éternellement à désigner des coupables ? Quel est le moment propice, par exemple, pour enclencher une stratégie des « petits pas » ou un processus de mesures destinées à restaurer la confiance – ce que nous nommons des Confidence-building measures ? La réponse à ces questions fait partie du savoir- faire du médiateur.

23Négocier ou participer à des négociations le plus souvent à l’étranger dans des pays dotés de cultures aux fondements très éloignés des principes analytiques et cartésiens qui sont les nôtres, me fournit maintes occasions de recenser les obstacles majeurs à une conduite efficace de la négociation. La principale difficulté ne réside pas, comme il est dit dans nombre d’ouvrages de conseil en négociation, dans l’attitude comportementale à adopter à l’étranger. On est là dans le domaine du visible et les normes à suivre peuvent être très vite assimilées. Cette difficulté n’est pas non plus dans la communication car il existe des moyens de mettre en place un dispositif de feed-back afin de s’assurer de ce qui a été compris par l’autre partie. En revanche, l’essentiel est dans l’invisible, le cognitif. La difficulté à le saisir et à travailler dessus est un défi particulièrement difficile à relever. Or, la solution aux problèmes les plus ardus passe fréquemment par la reconstruction de ceux-ci plutôt qu’à se lancer dans un gagnant – perdant qui ne mène le plus souvent nulle part.

24Quels conseils donneriez-vous à un jeune étudiant désireux de s’impliquer dans le champ d’études de la négociation ?

25À un débutant dans le champ de la négociation, je proposerai la démarche suivante : d’abord apprendre convenablement l’anglais ; puis apprendre et garder en mémoire les ouvrages de base sur la négociation. Parmi ceux-ci, et cette liste est naturellement non limitative, les ouvrages de Howard Raiffa, Thomas Schelling, Richard Walton et Robert Mc Kersie, Roger Fisher et William Ury, David Lax et James Sebenius, Jeffrey Rubin et Bert Brown, William Zartman et les ouvrages du PIN. Ensuite, s’engager sur des thèmes spécifiques liés à la résolution de conflit ou sur les grands enjeux de la décennie tels que le changement de climat, l’épuisement des ressources naturelles, les déplacements de populations.

26La coopération au niveau des zones économiques à l’échelle d’un continent ou d’une partie du monde offre une multiplicité de négociations dans des cadres tels que ceux de l’Union Européenne, du Mercosur, de l’ASEAN, de l’APEC, de l’OPEC, du CIECA, de l’ECO, du CAREC, du SAARC, du SASEC, etc. Dans ces domaines, avec ce type d’institutions, il existe des ouvertures, des opportunités à saisir.

27Les conflits ethniques, ou à dimension religieuse offrent aussi tout un univers de recherche sur leur négociation ou leur médiation. Il en est de même avec ce qui concerne plus directement les interactions avec des groupes réputés terroristes.

28Ceux qui veulent s’ancrer davantage dans le développement conceptuel pourront choisir des thèmes essentiels et encore prometteurs tels que la justice et l’équité, la dimension émotionnelle de la négociation, les métaphores de celle-ci, les enjeux identitaires, la théorie de la multilatéralité.

29Ensuite, je suggérerais d’engager une pratique de la négociation, quelle qu’elle soit. Il n’y a pas de grandes et de petites négociations. Elles ont toutes quelque chose à nous apporter. Elles sont un excellent terrain d’exercice des concepts et de leur approfondissement.

30Lorsque j’ai commencé à travailler dans le domaine des sciences sociales, Émile Durkheim, Karl Marx, Max Weber étaient déjà morts. Ce n’est pas le cas en négociation. La plupart de ceux qui ont construit le domaine sont encore là, bien vivants et accessibles. Il ne tient qu’à chacun de les rencontrer.

31Enfin, pour ceux qui s’intéressent à la négociation internationale, je leur propose de rejoindre le réseau PIN afin d’y trouver une famille intellectuelle et des ouvertures pour l’avenir [8].

32Une question plus personnelle : pourquoi avez-vous fait de cet objet de recherche – la négociation, la médiation, la gestion des conflits – un thème central dans votre carrière professionnelle ?

33J’ai derrière moi quatre décennies de passion pour ce domaine. Cela tient à mon inclination personnelle pour tout ce qui concerne les hommes, leurs interactions, la résolution des conflits, la paix. Comme tout bon protestant, j’ai conçu mon métier comme étant d’abord une vocation au sens wébérien du terme, c’est-à-dire une activité qui doit aller bien au-delà du fait de gagner sa vie et de faire si possible quelque chose d’intéressant. Il faut répondre à un appel ou servir une cause, s’engager dans une activité qui fait sens. Pour moi, c’était contribuer à l’éventuelle résolution de quelques-uns des problèmes de cette humanité qui est la nôtre.

34Cela tient aussi à mon tropisme pour tout ce qui m’est étranger, tout ce qui est, en apparence, si loin de moi. La différence ne m’inquiète pas. Bien au contraire elle sollicite mon intérêt, voire ma curiosité, mon appétit d’apprendre. L’international devenait ma dimension par excellence. Je m’y suis engagé dès avant mes études, il y a maintenant plus d’un demi-siècle, en prenant mon baluchon sur mon dos et en faisant le tour de l’Asie par les itinéraires les plus invraisemblables.

35Dans mon activité professionnelle, je me suis efforcé de combiner constamment recherche, enseignement, pratique de la négociation et conseil. J’ai établi ma base en France mais mon univers s’est ouvert à tous les continents et j’ai toujours cherché à travailler sur une variété de domaines : négociation, médiation, interculturel, diplomatie, affaires, management, terrorisme, otages, etc.

36Notre monde est encore sous le signe du chaos. La meilleure façon de l’ordonner, de reconstruire un équilibre, de produire du sens, de donner une direction réside dans la négociation. Coopération et compétition constituent le ressort essentiel de toute activité humaine. La négociation est une métaphore de la vie, un résumé des conditions du vivre ensemble, que ce soit au niveau des individus, des groupes ou à celui des nations.

37Avec la résolution de conflits, comme chercheur et comme acteur, on nourrit des valeurs, on fait éventuellement évoluer des situations, on contribue – à sa très modeste échelle – à rendre ce monde un peu meilleur. Cela donne du sens à l’action, justifie toute la peine prise et les risques encourus – et finalement, cela contribue à notre raison d’être.

38Entretien réalisé en janvier 2015.


Date de mise en ligne : 25/05/2015

https://doi.org/10.3917/neg.023.0017

Notes

  • [1]
    Adresse de courriel : go.faure@gmail.com
  • [2]
    Culture and Negotiation : The Resolution of Water Disputes, Sage, 1993 (avec Jeffrey Rubin).
  • [3]
    Negotiating with Terrorists. Strategy, Tactics, and Politics, Routlege, 2010 (avec William Zartman) ; Engaging Extremists : Trade-offs, Timing, and Diplomacy, United States Institute of Peace, 2011 (avec William Zartman).
  • [4]
    Unfinished Business : Why International Negotiations Fail, University of Georgia Press, 2012.
  • [5]
    Voir l’article Le Troc à la muette, publié dans le volume 2014/2, n° 22, de la revue Négociations.
  • [6]
    How People Negotiate. Resolving Disputes in Different Cultures, Kluwer Academic, 2003.
  • [7]
    International Negotiation Journal, vol. 20, 2015, p. 129-145.
  • [8]

Domaines

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