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L’usage dans cet article de l’expression « compromis not compromising », en apparence absconse, s’explique par la différence des significations accordées dans les langues française et anglaise du terme de compromis. En langue française, l’oscillation entre compromis et compromission est constante ; et la valeur accordée au compromis est souvent péjorative (ainsi de la déclinaison du verbe compromettre, qui donne par exemple compromettant, ce qui introduit l’idée d’une atteinte à la réputation, ou d’un danger). En langue anglaise, cette connotation est moins forte. C’est pourquoi, pour ne pas écrire des compromis non-compromettants, la formule perdant alors son sens, on a préféré ici le franglais de compromis not compromising, signifiant par là des compromis qui ne lèsent aucune des parties, n’occultent aucun intérêt, ou sont jugés acceptables, voire équitables, et cela mutuellement.
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Avec mes remerciements à Arnaud Stimec pour avoir attiré mon attention sur cette théorie.
1Construire des compromis est l’essence même de la négociation. Mais peut-on nouer des compromis not compromising (c’est-à-dire : aboutir à des résultats négociés non gênants ou maléfiques pour les deux parties, à somme vraiment positive pour chacune [2]) ? Cela est-il possible – et dans ce cas, ce serait un réel atout pour toute négociation ! –, ou s’agit-il d’une contradiction de sens, car l’un de ces termes exclurait l’autre par définition ? La réponse peut être recherchée (comme tout, d’ailleurs, dans ce monde...) en termes de substance et de procédure. En principe, il y a en effet deux moyens de s’assurer qu’un résultat de négociation ne soit pas compromising : à travers la façon par laquelle la solution est créée, ou à travers les parties qui la créent ; et cette façon-ci est plus facile à conceptualiser de cette façon-là.
1 – La réponse substantive
2Dans le cadre d’une définition substantive de la négociation, est-il possible de trouver une solution acceptable aux (deux) parties et qui ne mette point en péril, ou qui ne comporte point de perte pour l’une ou pour l’autre ? Cela dépend de la manière de l’atteindre. Trois façons de procéder ont été conceptualisées : la concession, la compensation ou la construction (Follet 1942 ; Zartman 2008, p. 137-138, 242).
3La concession correspond à une division en morceaux de l’objet en litige ; ce qui produit un résultat à somme nulle : ce que je te donne, je le perds, et ce que tu me donnes, tu le perds également. Donc : un résultat peu satisfaisant, et qui compromet les gains des deux parties. Il est vrai qu’un tel scénario se présente seulement quand nous valorisons le fait même d’aboutir à un résultat ou de clore le conflit ; cette valeur compense, en quelque sorte, celle de nos pertes respectives ; mais au regard de l’objet litigieux, le résultat est bien à somme nulle. Ce qui conduit à considérer un deuxième moyen d’aboutir à un résultat satisfaisant : la compensation.
4La compensation désigne l’échange d’un objet pour un autre, en « paiement » de ce dernier, aux fins d’aboutir à un accord. En effet, comme dans la concession, ce que l’une des parties gagne, l’autre le perd ; mais la perte est compensée par le gain accordé par la partie opposée. Il correspond à deux concessions jumelées, pour un équilibre réciproque. La clef de cet équilibre est l’équivalence des objets échangés (Pruitt 1981) ; c’est là où résident les difficultés dans la recherche d’un compromis not compromising, de plusieurs points de vue. Examinons-les.
5Selon la prospect theory, pour le donateur et le donataire, les échanges sont toujours jugés en déséquilibre ; on surestime en effet ce que l’on donne, et l’on sous-estime ce que l’on reçoit ; ce qui détruit l’équivalence et met tout effort de compensation en porte-à-faux (Kahnemann et Tvesky 1979 ; McDermott 2009). Mais si chaque geste d’échange est en déséquilibre en faveur du donateur, l’équivalence peut être en principe restaurée, pourvu que les deux déséquilibres soient en équilibre. Cette équivalence est fragile, surtout subjective ; mais au moins elle contient la possibilité conceptuelle d’une compensation not compromising. L’« achat » du départ de 50 000 soldats des troupes cubaines en Angola par le départ de 50 000 soldats des troupes sud-africaines de la Namibie, et vice-versa, établissait, en 1988, une solution au problème du Sud-ouest africain par une compensation jugée équivalente et une tactique d’« engagement constructif » (Zartman 1989 ; Crocker 1993).
6Les analystes ont essayé de bâtir des catégories d’échanges équivalents, au moins pour analyser le mécanisme, peut-être pour comprendre le type de contrepartie nécessaire (Pruitt 1981, p. 149-154). Une équivalence « spécifique » dénote un échange du même objet, tel un nombre égal de soldats comme dans le cas de l’Angola et de la Namibie. Une équivalence « homologue » comporte un échange d’objets similaires mais non identiques. Les négociations en Afrique du Sud en 1990-1994 ont ainsi produit un accord d’échange : le pouvoir politique pour la majorité noire contre le maintien du pouvoir économique (au moins provisoirement) pour la minorité blanche. Les Accords d’Évian de 1962 étaient fondés sur l’octroi de l’indépendance algérienne, compensée par le maintien d’une présence française en Algérie, équilibre détruit par l’expulsion des colons et la jacquerie agricole qui s’ensuivit (Zartman 1964). Encore plus éloignées sont les équivalences « substitutives », où un objet assez différent « achète » l’objet de l’autre partie. L’exemple le plus courant est l’achat d’un tapis en échange de monnaie, où les deux parties se séparent satisfaites par la compensation reçue ; elles se mettent d’accord sur cette équivalence en marchandant le prix de ce tapis ; il en va ainsi pour tous les achats marchandés. Dans tous les cas, c’est le processus de négociation qui établit le degré de satisfaction de l’équivalence de la compensation, donc la nature du compromis not compromising.
7Déduisons de ces remarques plusieurs propositions :
8Prop. 1 : Plus les équivalences s’éloignent du spécifique, plus le risque de déséquilibre est grand, et plus elles seront difficiles à définir. Plusieurs éléments favorisaient un accord en 1986-1987 en Namibie, dont le constat, par toutes les parties, d’un échec mutuellement pénible (le moment était donc « mûr »), mais l’un d’eux était la présence, pour la première fois, d’un nombre égal de troupes de part et d’autre.
9Prop. 2 : Plus le nombre de parties est réduit (en négociations multilatérales, consolidé en groupes), plus un accord sur l’équivalence sera facile à atteindre. D’où la tendance naturelle des parties lors de négociations multilatérales de se réunir en groupes fondés sur des intérêts communs.
10Prop. 2bis : Plus le nombre des parties est important, plus de petites équivalences seront faciles à atteindre, ce qui aide à la formation des groupes (Zartman 2012). Parvenir à un accord multilatéral est ainsi plus facile, mais difficile à modifier.
11Enfin, la construction – le mot a été proposé par Mary Parker Follet (1942) –, indique un recadrage, ou une redéfinition de l’objet en contentieux, afin d’éliminer les différences d’intérêt des parties, et pouvoir les concentrer ainsi sur une solution dans l’intérêt des deux parties, individuellement ou ensemble. L’approche est vertueuse : si les parties se mettent d’accord sur un objectif de bénéfice mutuel, leurs efforts pour l’atteindre seront récompensés ; et les compromis seront probablement not compromising.
12Trois sortes d’objectifs sont à distinguer. D’abord : l’objectif super-ordonné qui surplombe les intérêts divergents ; un objectif alternatif, différent de ceux qui ont provoqué le litige et qui suscitent l’intérêt des deux parties ; ou encore un objectif redéfini, ou une redéfinition du même sujet, ce qui ouvre la possibilité d’une solution mutuellement avantageuse. Le conflit entre l’Équateur et le Pérou à propos de leur frontière commune illustre cette démarche : au lieu d’insister sur la justesse de leurs positions respectives au regard du droit international, les parties se sont mises d’accord en 1998 sur le fait, bénéfique, de travailler ensemble pour promouvoir le développement commun de cette région frontalière ; la question de la frontière était ainsi redéfinie.
13La seconde démarche s’illustre (trop) souvent par l’apparition d’un ennemi extérieur ; ce dernier fournit l’objectif commun, ce qui détourne l’attention des parties de leurs positions divergentes sur les questions en litige. Les fractions de la nation somalienne se sont mises d’accord face à leur ennemi commun, l’Éthiopie, mais sont ensuite tombées en morceaux guerroyants quand cet ennemi fut sérieusement affaibli ; Israël et l’OLP, face à leur ennemi commun, le Hamas, ont laissé tomber leurs désaccords et ont négocié l’accord d’Oslo.
14La troisième démarche ressort de la « négociation rédactionnelle » : il s’agit de trouver le mot-clé pour identifier la solution – « self government » au lieu d’« autonomie spéciale » à Aceh en Indonésie en 2005 ; « détermination libre » au lieu d’« autodétermination » au Chiapas, Mexique, en 1995 ; l’union « avec » au lieu de « dans » la Fédération russe pour le Tatarstan en 1994, entre d’autres exemples (Hampson et Zartman 2012).
15Citons d’autres exemples de ces solutions par construction, notamment au Moyen Orient. Lors des pourparlers à propos du cessez-le-feu au « Kilomètre 101 » à l’issue de la Guerre de 1973 entre Israël et les pays arabes, le secrétaire d’État Henry Kissinger a suggéré aux militaires, au lieu de se chamailler sur les détails d’un arrêt des combats là où étaient les combattants, de voir plus loin et d’établir les termes d’un désengagement jusqu’au canal de Suez. Dans le contexte des négociations sur des conditions d’une semi-autonomie palestinienne au début des années 1990, le président d’Israël, Shimon Peres, a proposé de réfléchir sur un « Moyen Orient Nouveau », construit sur la coopération économique. À mi-chemin des négociations entre le gouvernement et les rebelles syriens, en septembre 2013, les États-Unis et la Russie ont changé de cap et ont négocié un accord sur la destruction de l’arsenal chimique syrien. Dans chaque cas, il a été proposé d’aller au-delà d’une négociation serrée en introduisant un nouveau sujet, afin de sortir de l’impasse diplomatique. Ce procédé de construction pour recadrer ou redéfinir les enjeux n’est pas aussi rare que l’on peut le penser. On peut cependant s’interroger : d’où viennent ces idées nouvelles, comment les faire surgir ? Quelle est leur justification ou leur identification théorique ? Peut-on élaborer des guides conceptuels et méthodologiques guidant la découverte ou l’invention de ces solutions par construction ?
16La question est également la suivante : comment trouver la juste construction ? Quel est le but (super-ordonné ou alternatif), ou le mot-clé nécessaire pour fonder un compromis qui en soit réellement un, et qui ne soit donc pas compromising ? Il n’existe aucune conceptualisation à ce jour, et aucune possibilité de conceptualisation d’ailleurs, pour guider ce choix ; il s’agit surtout d’un processus ad hoc d’essais et d’erreurs. On a proposé une théorie C-K où est établie une conjonction entre concept et knowledge pour introduire ou découvrir dans la connaissance (knowledge) un concept possédant les propriétés désirées (Hatchuel et Weil 2002 ; Hatchuel 2002 ; Szpirglas 2001). [3] Mais il s’agit d’un tâtonnement, d’un processus d’essais et d’erreurs se poursuivant jusqu’à ce qu’une proposition x ou y soit acceptée (Hatchuel et Weil 2002, p. 14), processus organisé autour de la recherche de similitudes, d’analogies ou de ressemblances dans un champ sans limites. Il ne s’agit donc pas simplement de choix, mais de créativité et de « fit » (au sens de : adaptation, appropriation). Effectivement, on ne sait si la proposition, l’objectif ou le mot à découvrir existent déjà quelque part (tel les énoncés « développement » ou « self government ») ou s’il faut l’inventer (tel « ennemi extérieur » ou « détermination libre »). Les problèmes doivent donc être décomposés, et les définitions, composantes, conséquences, obstacles et moyens possibles de les assembler doivent être recherchés, pour pouvoir trouver des résultats susceptibles de fournir aux parties des constructions not compromising.
17Malheureusement, c’est un sujet où la conceptualisation appliquée n’est guère avancée depuis l’introduction de l’approche intégrative (Follett 1942 ; Douglas 1962 ; Walton et McKersie 1965). « Le processus créatif est insaisissable et imprévisible… C’est un processus de grands et d’imprévisibles sauts, après des périodes relativement longues sans progrès apparent. » (Walton et McKersie 1965, p. 152). C’est une orientation et un processus de recherches larges et ouvertes, comme l’indique l’approche C-K, mais l’issue de ces recherches dépend du cas lui-même, conclusion décevante pour tout modélisateur.
18Ainsi le processus peut être conceptualisé, mais cette conceptualisation n’aide pas la découverte ou l’invention du but, du mot ou de la proposition susceptibles de surmonter le blocage ou de résoudre le conflit ; ce qui ne minimise point l’intérêt de cette démarche de construction, mais conduit plutôt à lui reconnaître l’effort de créativité et d’originalité qu’elle exige.
19L’exemple de ce même conflit entre le Pérou et l’Équateur le montre. Une séance, comme beaucoup d’autres, au début des années 1990, réunissait à Washington des experts avec quelques spécialistes en gestion de conflit international. Après une matinée où les experts décrivaient et analysaient le conflit, tout en démontrant l’impossibilité d’une résolution parce qu’elle n’avait toujours pas eu lieu (pour des raisons bien définies), les spécialistes proposèrent quelques pas possibles vers une solution, qualifiés d’impossibles par les experts (pour des raisons bien définies) ; en réponse, les spécialistes modifièrent leurs propositions pour prendre en compte ces arguments, et ainsi de suite. À la fin, experts et spécialistes tombèrent d’accord sur la possibilité d’une démarche appropriée, un processus que l’on pourrait qualifier de conjonction C-K si l’on veut, mais aussi de processus d’essai / erreur, sans qu’il n’ait été possible d’identifier ou de conceptualiser ex ante les éléments nécessaires à la solution donnée. En fin de compte, les conceptualisations actuelles saisissent bien le processus de la construction, mais n’identifient guère, ni la gamme d’alternatives ni le meilleur choix entre elles ; cela demeure une question de tâtonnements et, on peut l’espérer, d’inspiration et de succès.
20Prop. 3 : Malgré les tentatives de conceptualisation de la démarche de construction en tant que processus de négociation, l’identification et le choix d’une solution qui assure une équivalence pour les parties reste une affaire d’essais et d’erreurs, sans références conceptuelles délimitées au préalable.
2 – La réponse processuelle
21Une autre façon d’envisager un compromis not compromising est de définir la négociation en termes de procédure, c’est-à-dire en termes de parties recherchant ensemble un accord. Est-ce que toutes les parties concernées sont satisfaites de l’accord ou, du moins, ne se sentent pas lésées – ce que l’on appelle un accord sans envie, ou sans remords (Brams et Taylor 1996, 1999 ; Rawls 1971) ? En substance, cela revient à notre première considération d’équivalence. Mais en termes de procédure, cela soulève une autre question : est-ce que toutes les parties touchées par le conflit sont incluses dans la négociation et donc dans l’accord final ? De multiples problèmes et de conflits contemporains se trouvent compliqués par la présence d’autres parties, au-delà des parties négociantes, et concernées à un deuxième sinon un premier degré – des générations futures, des populations touchées, des composantes de la société (Gardiner 2011). Même si les négociateurs ne sont pas compromis dans la négociation, l’accord qu’ils élaborent peut cependant compromettre les intérêts de ceux qui ne sont pas physiquement présents à la table de négociation.
22L’approche qui prétend s’occuper de cette question s’appelle la théorie des parties prenantes (stakeholders theory), pour distinguer ces derniers des actionnaires (shareholders). La notion de « parties prenantes » désigne ainsi « tout groupe ou individu qui peut affecter ou qui peut être affecté par la réalisation des objectifs de [l’accord] » (Freeman 1984 ; Bonnefous-Boucher et Pesqueux 2006). L’orientation, vers une éthique sociale et une prise en compte des intérêts plus large que le premier cercle de ceux qui sont immédiatement concernés, est à applaudir. Mais même en ce sens, elle laisse imprécis des éléments de définition. Quelle est la grandeur de ce deuxième cercle, et celle des autres cercles autour de lui ? Quelles sont leurs dimensions et leurs poids, comparativement les uns aux autres ? Quel est le rapport entre ces cercles seconds et le cercle central des négociateurs : est-ce que tout le monde est concerné de façon similaire ? Faut-il que tous ces cercles soient satisfaits pour que le compromis final soit jugé not compromising ? Ou un des cercles peut-il contrebalancer un autre, un peu comme les éléments d’un accord fondé sur la compensation construisent une équivalence ? Pour qu’une théorie soit une théorie et non pas simplement un conseil éthique ou une philosophie politique, il faut que ces questions soient éclairées.
23Et cette question est singulièrement d’actualité (Paffenholz 2014). Les négociations qui ont l’apparence d’un succès (dans le sens généralement accordé à ce terme) sont cependant vulnérables à une appréciation contraire quand les dites « parties prenantes » sont prises en considération. Deux exemples éclairent ce point. Le pacte Molotov-Ribbentrop de 1939 fut un succès pour les négociateurs soviétiques et allemands, mais non pour la Pologne, absente de la table, éliminée avant d’être dépecée ! À l’autre extrême, le protocole de Kyoto de 1992 sur les moyens de ralentir le réchauffement de la terre, même pour le peu qu’il accomplit, néglige les générations futures, absentes qui subiront les dommages provoqués aujourd’hui.
24Comment associer ces parties prenantes aux négociations pour que leurs intérêts ne soient pas lésés, occultés ? Il est utile d’instruire cette question ; même si l’on ne peut arriver à une réponse définitive, l’effort peut aboutir à dresser la liste des pistes à approfondir. On peut s’engager dans l’analyse en incluant l’élément du poids des cercles dans la question de rapports, et rechercher une réponse analytique dans la distinction entre intérêts et participation.
25Le premier essai de réponse consiste à travailler la question de la représentation des intérêts dans le processus de négociation ; ce qui ouvre de nouvelles questions, d’ailleurs – dont celle de la négociation implicite (Freeman 1984, p. 167). De quels intérêts s’agit-il ? Comment les identifier, et par qui les représenter ? Évidemment, une idée générale de ces derniers est assez facile à saisir ; mais la vraie question est la suivante : comment les peser les uns contre les autres, lesquels priment ? Sans le pouvoir de marchandage déployé par une partie dans un processus de négociation, les réponses à ces questions demandent la présence d’un agent pour les faire prévaloir ; et même dans ce cas, cela reste un exercice d’analyse objective sans engagement subjectif. Le négociateur présent peut en effet seulement exprimer ces intérêts d’autres parties, non présentes, selon sa propre appréciation, objective et subjective ; certes, il rend siens ces intérêts et les défend sur le même mode que les intérêts qu’il représente directement. « On ne peut faire un appel au contexte plus large d’une interaction mutuellement bénéfique ni aux idées usuelles de la réciprocité… Entre la présente et les futures générations, il n’y a ni interaction répétée (par définition, il n’y a pas d’interaction du tout) ni bénéfice mutuel (il n’y aucun moyen pour les générations futures de bénéficier des gains de la génération présente). » (Gardiner 2011, p. 41). Mais comment vérifier si les intérêts des parties prenantes sont bel et bien traduits, et si le compromis des négociateurs « à la table » est not compromising pour les autres cercles « hors table » ?
26Les représentants de ces intérêts, même absents de ces négociations, peuvent cependant exprimer leurs évaluations sur ces compromis ; les organisations non-gouvernementales (ONG) concernées peuvent donner leurs opinions ; les institutions des experts – leurs communautés épistémiques – peuvent offrir des connaissances scientifiques ou spécialisées aux négociateurs ; et l’électorat peut agir en juge un peu détaché de tous ces intérêts. Ces agents de vérification surveillent ou contribuent ainsi aux négociations, sans être présents, afin de veiller à ce que les compromis obtenus ne soient pas maléfiques aux parties prenantes mais absentes.
27C’est ce qui se passe de plus en plus souvent dans la pratique contemporaine, même si cela n’est pas satisfaisant. S’il n’y a personne pour représenter les intérêts des générations futures, les populations touchées par les armes chimiques syriennes peuvent néanmoins exprimer leur point de vue sur l’accord négocié au Conseil de Sécurité de l’ONU. Les ONG spécialistes de la prolifération nucléaire ont largement donné leurs opinions contradictoires sur les accords en préparation entre les pays 5 + 1 et l’Iran à l’automne 2013. Le Panel Intergouvernemental sur le Changement de Climat (PICC) offre un dispositif consensuel pour suivre les négociations climatiques post-Kyoto. L’électorat, ou du moins ses représentants, est intervenu pour dire son mot dans les négociations entre les États-Unis, l’Angleterre et la France à propos d’une intervention militaire en Syrie en 2013, etc. Ces jugements, et tant d’autres, sur des accords négociés ou en cours de négociation expriment certains intérêts des parties prenantes absentes dans ces processus, mais sans que l’on puisse vérifier que ces assertions soient exactes, et dans quelle mesure elles doivent être prises en considération.
28La façon plus directe de veiller à ce que les compromis ne soient pas compromising serait donc la participation directe des intérêts à la table des négociations. Certaines des parties concernées ne sont pas présentes dans la vie actuelle, telle les générations futures, et la surveillance de leurs intérêts renvoie à notre discussion précédente. Une autre approche, à double détente, imagine cependant des négociations de type « visage de Janus » entre les parties négociantes et les parties prenantes ; ensuite, des négociateurs de bonne foi utilisent ces résultats dans les « vraies » négociations (voir le commentaire de Freeman (1984, p. 169-170) sur les négociations directes).
29C’est ce qui arrive dans les délégations gouvernementales, composées de plusieurs ministères et de diverses agences, et où la négociation est un sujet de négociations « internes » aux fins de formuler une position qui satisfasse tous les intérêts présents dans la même délégation et les garder en ligne pendant les négociations « externes » entre les délégations, avec, on s’en doute, des défis d’équilibre plus qu’évidents. On ne peut dire que ce processus empêche que des intérêts ne soient lésés ou non-satisfaits, même si toutes les parties ont un droit souverain d’y participer, ce qui n’est pas le cas avec des parties prenantes sises en dehors du cercle officiel. Ainsi, la présence de ces parties (soit dans des négociations avec la délégation officielle, soit au sein même de cette délégation) ne garantit pas la satisfaction not compromising de leurs intérêts. Combien de représentants d’intérêts concernés ont-ils fait des visites aux bureaux des officiels pour faire valoir leur point de vue, y compris en parvenant à une entente avec eux, pour ensuite constater que dans les négociations elles-mêmes les compromis auxquels elles avaient abouti ne tenaient pas compte de leurs positions ?
30Dans un nombre grandissant de cas, désormais, des parties privées, surtout des ONG, participent aux négociations à côté des diplomates officiels. Le type de rapports entre officiels et non-officiels se situe d’un bout à l’autre de la gamme des rapports possibles, de la pleine participation en égalité des rôles à la simple présence en salle, en tant que conseillers, mais non assis à la table officielle. Mais l’importance de la participation directe de représentants non-officiels dans ces négociations exigent des accords entre les deux catégories de représentation sur le statut de ces participants et les rapports entre les gouvernementaux et les non-gouvernementaux (Albin 1999, 2003, p. 270-271 ; Held et McGrew 2003 ; Edwards et Zadek 2003).
31D’où deux autres propositions :
32Prop. 4 : En absence d’un cadre théorique pour établir le poids et les rapports des parties prenantes à l’égard des négociateurs directs, il n’est pas possible d’assurer que la substance de telle négociation ne soit pas compromising pour ces parties.
33Prop. 5 : Dans le processus de négociation, la représentation ou la participation des parties concernées est le seul moyen d’assurer pleinement la considération de leurs intérêts dans les compromis.
Conclusion
34De cette revue sommaire pour s’assurer que les résultats d’une négociation ne soient pas compromising pour les parties prenantes, quelques conclusions se dégagent.
35On ne peut d’abord affirmer que des compromis not compromising soient une contradiction de sens, ni qu’ils constituent un critère absolu pour aboutir à un accord. Si la meilleure façon, pour une partie prenante, d’assurer un résultat qui corresponde à ses intérêts est d’être elle-même une partie négociante, laisser la défense de ses intérêts aux autres peut être compromettant. Aussi le mouvement graduel de l’association des ONG dans des négociations officiels est-il prometteur ; il implique des conséquences pour les officiels, aussi bien que pour les nouveaux associés, car il suppose que soient établies des règles de participation et soit définie la nature des rapports entre les participants.
36Par contre, si le processus de construction de solutions est un bon moyen pour parvenir à un résultat not compromising, les difficultés semblent nombreuses. Il est même difficile de percevoir comment la théorie de solution par construction peut être davantage développée, au-delà d’un processus d’essais et d’erreurs. La mise au point de guides conceptuels, pour ne pas dire théoriques, pour la formulation d’un objectif, d’une alternative, d’une requalification ou une redéfinition appropriées à tel conflit ou tel problème, dépend d’un travail inductif issu du problème à régler ; et le cadre déductif est insaisissable. Nous savons marcher vers un but, pour ainsi dire, mais nous ne savons pas comment y arriver. Il n’est pas certain que la démarche de construction puisse apporter une solution à tout problème ou conflit, et l’absence d’une construction efficace peut indiquer le manque de la créativité nécessaire autant que l’absence de possibilités, théoriquement ou pratiquement. Jusqu’à ce que soit forgé un cadre conceptuel pour indiquer comment formuler un résultat négocié par le moyen de la construction. Ce qui est peu probable, du moins dans notre compréhension actuelle ; nous ne saurons donc pas si un compromis not compromising est toujours possible pour chaque conflit.
Bibliographie
Références
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- Zartman I William (2008), Negotiation and Conflict Management : Essays on theory and practice, Routledge.
Mots-clés éditeurs : représentation, compromis, construction, participation, compensation, concession, théorie C-K, parties prenantes
Mise en ligne 11/08/2014
https://doi.org/10.3917/neg.021.0161Notes
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L’usage dans cet article de l’expression « compromis not compromising », en apparence absconse, s’explique par la différence des significations accordées dans les langues française et anglaise du terme de compromis. En langue française, l’oscillation entre compromis et compromission est constante ; et la valeur accordée au compromis est souvent péjorative (ainsi de la déclinaison du verbe compromettre, qui donne par exemple compromettant, ce qui introduit l’idée d’une atteinte à la réputation, ou d’un danger). En langue anglaise, cette connotation est moins forte. C’est pourquoi, pour ne pas écrire des compromis non-compromettants, la formule perdant alors son sens, on a préféré ici le franglais de compromis not compromising, signifiant par là des compromis qui ne lèsent aucune des parties, n’occultent aucun intérêt, ou sont jugés acceptables, voire équitables, et cela mutuellement.
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Avec mes remerciements à Arnaud Stimec pour avoir attiré mon attention sur cette théorie.