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Article de revue

Machiavel, Le Prince et la négociation

Pages 147 à 157

Notes

  • [1]
    Directeur de l’IRENÉ, il coordonne les enseignements de négociation à l’ENA, à la Commission européenne et à l’Institut diplomatique et consulaire du ministère des Affaires étrangères (colson@essec.fr).
  • [2]
    Machiavel Nicolas (1952), Œuvres complètes, dir. E. Barincou (Paris : Gallimard, coll. « La Pléïade »). Les références sont données dans cette édition, avec la mention : Œuvres complètes.
  • [3]
    Gianfranco Pasquino, président de la Società Italiana di Scienza Politica : « Niccolò Machiavelli e la moderna scienza politica », Florence, 12 septembre 2013.
  • [4]
    Art de la guerre, in Œuvres complètes, op. cit., pp. 721-910 ; rédigé après Le Prince, en parallèle des Discours sur la première Décade de Tite-Live, et avant les Histoires florentines.
  • [5]
    Œuvres complètes, op. cit., pp. 1456-1460.
  • [6]
    Le format de cet article ne permet pas d’épuiser tous les thèmes, chers à Machiavel, qui auraient pu être abordés en lien avec la négociation, dont la virtù – c’est là une invitation à d’autres contributions !
  • [7]
    Nous empruntons l’expression à POCOCK John G. A. (1975), The Machiavellian Moment : Florentine Political Thought (Princeton : Princeton University Press).
  • [8]
    Les documents issus des missions diplomatiques de Machiavel ont été rassemblés en langue anglaise dans les troisième et quatrième tomes des œuvres complètes publiées par DETMOLD Christian (1882), The Historical, Political, and Diplomatic Writings of Niccolo Machiavelli (Boston : J. R. Osgood), 4 t.
  • [9]
    « Lettre à Francesco Vettori », in Œuvres complètes, op. cit., p. 1436.
  • [10]
    REY Alain (dir.) (1998), Le Robert – Dictionnaire historique de la langue française (Paris : Le Robert), « ruse ».
  • [11]
    GUICCIARDINI Francesco (1965), Maxims and Reflections of a Renaissance Statesman (Ricordi), dir. N. Rubinstein (New York : Evanston) ; les références sont données dans cette édition. Les 221 Ricordi sont identifiés par un numéro précédé d’une lettre correspondant à l’une des séries retrouvées, la « C » étant la plus achevée. Parmi ces 221 réflexions, une cinquantaine sont relatives à la diplomatie.
  • [12]
    « Considérations », n° XIII, p. 113, cité par BERRIDGE et alii (2001), op. cit., p. 42.
  • [13]
    Des avis similaires apparaissent dans quatre Ricordi de la série finale : C49, C88 (issu du B48), C103, C184.
  • [14]
    Élément cité par BERRIDGE et alii (2001), op. cit., p. 15, à partir de L’Histoire de Florence de Guicciardini.

12013 marque le 500e anniversaire d’une œuvre fondatrice pour les sciences sociales en général et la science politique en particulier : Le Prince, de Niccolò Machiavelli (1469-1527) [2]. L’Association italienne de science politique a célébré cet anniversaire lors de son congrès annuel, le 12 septembre 2013, à Florence, dans l’enceinte même du Palazzo Vecchio où travailla Machiavel [3]. Certes, l’auteur du Prince a aussi écrit Dell’ Arte della Guerra – et non un art de la négociation [4]. Mais celle-ci n’est pas absente de sa pensée : elle apparaît dans le Prince, apparentée à la ruse, à travers la métaphore du lion et du renard. Surtout, Machiavel la pratiqua assidûment, notamment lors de ses multiples missions diplomatiques auprès de cours étrangères (Skinner, 1981), à une époque où l’Italie inventait le système des ambassades permanentes : du point de vue de la négociation internationale, la Renaissance constitue en effet un moment fondateur. Enfin, Machiavel rédigea de multiples instructions pour des ambassadeurs florentins, dont la « Lettre à Raffaello Girolami à l’occasion de son départ pour l’Espagne auprès de l’Empereur » [5], où il développa brièvement mais explicitement sa réflexion sur le métier d’ambassadeur, y compris dans sa fonction de négociateur.

2Ainsi, l’œuvre de Machiavel est utile à qui veut explorer la profondeur historique de la négociation en tant que pratique politique comme en tant qu’objet de recherche : sa pensée forme une matrice essentielle en science politique (Lefort, 1972 ; Manent, 1977 ; Strauss, 1969), discipline offrant un point d’entrée fructueux pour la négociation (Colson, 2009a). Eclairée par son contexte historique, la pensée politique de Machiavel (1.) dégage une conception de la négociation caractérisée par l’autonomie du Prince et la préoccupation constante du secret, qu’il s’agisse du sien – qu’il faut s’efforcer de préserver – ou de celui des autres – qu’il faut tâcher de percer (2.). En découle une légitimation de la dissimulation dans l’action politique (3.), dont Machiavel perçoit qu’elle reste fonction du régime constitutionnel [6].

L’Italie de la renaissance et « le moment machiavélien » [7]

Machiavel, témoin de la dissolution d’un ordre politique

3À la fin du XVe siècle, dans la plupart des pays d’Europe, le système féodal achève de céder le pas à des États nationaux. Princes territoriaux et grands seigneurs se soumettent à des monarques dont le pouvoir ira croissant jusqu’aux Lumières. À partir de 1485, la monarchie des Tudor domine l’Angleterre ; la couronne de France se consolide sous Charles VII puis Louis XI, qui soumet un à un les grands féodaux ; en Espagne, le mariage de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille permet l’unification du pays, consacrée par la victoire de Grenade en 1492 ; Maximilien Ier conforte l’Empire germanique. À mesure que ces États dressent leurs ambitions les unes contre les autres s’étiole l’unanimité de l’Occident chrétien qui prévalait lors des croisades. Pour la France, l’Espagne et l’Empire, l’Italie devient un enjeu disputé.

4L’œuvre de Machiavel est inséparable de ce contexte historique singulier (Hamilton & Langhorne, 1995 : 30-35) et de l’expérience directe qu’en a eu son auteur. Dans une lettre à son ami Francesco Vettori datée du 10 décembre 1513, Machiavel souligne d’ailleurs : « Quant à l’ouvrage [Le Prince], si seulement on le lisait, on verrait que les quinze années que j’ai vouées au soin des affaires de l’État, je ne les ai ni dormies ni jouées » (Œuvres complètes : 1437). Machiavel entre dans la vie adulte au moment où le décès de Laurent de Médicis le Magnifique (1492), qui dirigeait la République de Florence, puis le début de la guerre entre Naples et Milan (1494) et l’invasion française, ouvrent une période de troubles extrêmes dans une Italie alors divisée en une vingtaine de républiques, marquisats, duchés et États pontificaux.

5En 1498, Machiavel est élu secrétaire à la deuxième chancellerie de Florence, qui fait office de ministère de l’Intérieur. Il y acquiert une réputation d’efficacité qui lui vaut la confiance des Dix, le comité conduisant la politique étrangère de la république florentine. Il y est réélu chaque année jusqu’en 1512. Il mena plusieurs missions diplomatiques à travers l’Italie, en France (en 1500, demeurant près de six mois auprès de Louis XII, puis en 1504 et 1510) et en Allemagne (1507-1508) [8]. Il eut également à rédiger de nombreuses instructions pour des ambassadeurs. Mais la République florentine est abattue en 1512, sous la pression conjuguée des dissensions intérieures et des assauts de la « Sanctissime Ligue », réunissant la Papauté, Venise et l’Espagne. Machiavel, torturé puis condamné à l’exil intérieur, entreprend alors de rédiger un ouvrage, De principatibus, dont il résume l’objet ainsi : « ce que c’est que la souveraineté, combien d’espèces il y en a, comment on l’acquiert, comment on la garde, comment on la perd » [9]. Après cet ouvrage, consacré aux principautés, viendront Les Discours sur la première Décade de Tite-Live, consacrés aux Républiques, puis les Histoires florentines.

6L’apport majeur de l’œuvre de Machiavel réside dans la séparation de la politique et de la morale en deux sphères distinctes (Tenzer, 1994). Cette première « vague de la modernité », selon l’expression de Leo Strauss, marque une rupture conceptuelle avec l’ordre politique du Moyen-Âge, dominé par les valeurs chevaleresques, elles-mêmes adossées au christianisme. Cet ordre fondait le contrôle de la monarchie non sur des institutions assurant un partage du pouvoir, mais sur des principes moraux supposés limiter le pouvoir dévolu à un seul homme. Dans cet esprit, de nombreux ouvrages dressaient le portrait du souverain idéal, respectant les valeurs de la chevalerie et menant un gouvernement modéré : Les Miroirs des Princes, La Cité de Dieu, l’Institutio Principis Christiani d’Erasme (1516) et l’Instruction des Princes de l’humaniste Guillaume Budé (1519).

7Cet ordre qui fondait la politique sur la morale chrétienne, Machiavel estime qu’il s’est défait sous ses yeux avec la chute de Florence, dominée par une « barbare tyrannie » (Prince, XXVI : 371) alors même qu’elle était au zénith culturel, financier et commercial de toute l’Europe. Non seulement il constate les effets de la force armée, mais il conteste que de tels souverains idéaux puissent exister dans le monde réel. Autre aspect concourant à la dissolution de cet ordre : la corruption de l’Église, éclatante depuis Sixte IV et Alexandre VI, qui le fait s’interroger sur la coutume diplomatique qui consistait à accompagner les signatures de traités de cérémonies religieuses supposées en garantir la mise en œuvre (Anderson, 1993 : 15-16). Aussi Machiavel décrit-il comme suit le sort du prince qui réglerait effectivement sa conduite sur la morale idéalisée de l’ordre ancien :

8

Celui qui laissera ce qui se fait pour cela qui se devrait faire, il apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver ; car qui veut faire entièrement profession d’homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi tant d’autres qui ne sont pas bons.
(Prince, XV : 335)

Le Prince devra avant tout assurer la stabilité de la Cité

9Une lecture superficielle laisserait penser que le Prince machiavélien, délaissant l’idéal pour s’en tenir aux nécessités du réel, a tout loisir d’être immoral ou mauvais. Au contraire, Machiavel définit l’exigeante raison d’être de la politique : le Prince doit avant tout établir une Cité, c’est-à-dire assurer la stabilité d’une organisation collective, seule à même de permettre le bien commun. Dans une Italie alors divisée en une vingtaine d’entités politiques, toutes plus instables les unes que les autres et par conséquent proies fragiles des impérialismes français et espagnol, Machiavel accorde la première importance à la stabilité de la souveraineté. C’est bien sous la contrainte de cette fin que Machiavel écrit : « Aussi est-il nécessaire au prince qui se veut conserver, qu’il apprenne à pouvoir n’être pas bon, et d’en user et n’user pas selon la nécessité » (Prince, XV : 335).

10Dans le système machiavélien, pour parvenir à cette fin, le pouvoir peut s’exercer de plusieurs façons : par la loi – « propre aux hommes » –, par la force ou par la ruse qu’incarnent respectivement, dans la célèbre métaphore, le lion et le renard. Pour Machiavel, « comme la première [la loi] bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde [la force] » (Prince, XVIII : 341) : le Prince doit donc se faire « centaure » pour utiliser la loi – sa part humaine –, la force et la ruse – ce que Machiavel appelle « faire la bête ».

11Cela vaut à l’intérieur de l’État, pour en assurer la stabilité, mais aussi pour les relations entre États, donc en diplomatie. En cette matière, Machiavel souligne l’importance de la force sous sa forme extrême, la guerre : « Les princes doivent donc faire de l’art de la guerre leur unique étude et leur seule occupation ; c’est là proprement la science de ceux qui gouvernent. […] Oui, je le répète : c’est en négligeant cet art qu’on perd ses États, et c’est en le cultivant qu’on les conquiert » (Prince, XIV : 332) ; ou encore : « il ne doit jamais ôter sa pensée de l’exercice de la guerre ». C’est à la fois pour cette rupture conceptuelle entre politique et morale et pour l’accent mis sur le pouvoir de contrainte comme mode privilégié de relations entre États que E. H. Carr (1939), qui théorisa le paradigme réaliste en relations internationales, voit en Machiavel « le premier réaliste », son inspirateur et celui, plus tard, de Hans Morgenthau (1948) et Georg Schwarzenberger (1951).

12Dans cette pensée qui accorde un tel primat à la contrainte, notamment par le recours à la force, quelle est la place laissée à la négociation, et selon quelle conception ?

La négociation dans la pensée de Machiavel : seconde, mais non secondaire

13La négociation n’occupe assurément pas le devant de la scène politique chez Machiavel, qui fut le concepteur de la défense de Florence, l’instigateur de sa milice et de facto son ministre de la Guerre à partir de décembre 1506. Dans l’absolu, seule la force permet au Prince d’assurer sa conservation sans contestation ; mais rarement dispose-t-il de toute la puissance nécessaire, et c’est la raison pour laquelle il lui faut associer l’astuce du renard à la force du lion. Aussi Machiavel reconnaît-il que, en général, « la ruse sert plus que la force » pour « s’élever d’une condition médiocre à la grandeur » (Discours, 2, XII). C’est dans ce rôle privilégié alloué à la ruse que la conception machiavélienne de la négociation trouve sa place. Elle est seconde dans l’ordre de l’esprit, mais certainement pas secondaire dans l’ordre du réel. La négociation, processus économe de moyens, pourra pallier le manque de force, le cas échéant. Telle est l’inspiration de Machiavel lorsqu’il rédige des instructions aux ambassadeurs florentins, dont la « Lettre à Raffaello Girolami ».

14Machiavel était convaincu de l’intérêt, pour la négociation, des ambassades en résidence permanente : « only permanent residence could provide the time required to gain knowledge and influence » (Berridge, 2001 : 22). L’autre raison principale était que la Fortune pouvant rapidement changer de sens, il était primordial qu’un agent déjà présent dans la cour en question puisse aussitôt en saisir les opportunités lors des négociations. Machiavel assigne plusieurs fonctions à l’ambassadeur résident dans une cour étrangère : encourager le prince auprès de qui il est envoyé à poursuivre des politiques favorables à son maître, faire obstacle aux entreprises des diplomates de puissances rivales, soumettre des avis à son maître et défendre la réputation de ce dernier. Pour y parvenir, la préoccupation majeure de l’ambassadeur est d’obtenir de l’information. Aux yeux de Machiavel, ce qui vaut pour la guerre – « la victoire […] restera à celui qui sera le premier informé de l’état dans lequel se trouve son ennemi » (Discours, 3, XVIII) – vaut aussi pour l’activité diplomatique et la négociation : celui qui disposera des meilleures informations aura une chance de forcer la Fortune en sa faveur. C’est bien le besoin croissant d’avoir une information complète sur des réalités évoluant très vite de l’alliance à l’animosité, et vice-versa, qui justifie l’installation de l’ambassadeur en résidence permanente. D’ailleurs les États puissants, moins en demande de ces informations, sont plus lents à adopter la formule que les cités italiennes (Anderson, 1993 : 5-9).

15Obtenir de l’information, c’est-à-dire percer les secrets du Prince auprès duquel l’ambassadeur est envoyé : cette préoccupation majeure est confirmée dans la « Lettre à Raffaello Girolami ». Machiavel, arguant d’avoir « quelque expérience de ce genre d’affaires », y délivre – « non par présomption mais par affection » – des conseils qui permettent de préciser sa conception de l’action diplomatique et du rôle de l’ambassadeur. Obtenir des renseignements fiables apparaît d’entrée comme la clef :

16

Les cours des princes abondent toujours en chercheurs de nouvelles de toute espèce, toujours en éveil pour happer les on-dit qui circulent. […] il est fort à propos de se faire l’ami de tous ces gens-là pour pouvoir tirer de chacun d’eux ce qu’il sait, [car] le fait que l’un d’eux ne saura pas, l’autre le saura, mais la plupart du temps, tous savent tout.
(Œuvres complètes : 1457-58)

17Le bon ambassadeur doit donc s’efforcer d’avoir accès aux audiences, pour entendre ce qui s’y dit, et de gagner « l’oreille du prince », pour lui transmettre des messages. Pour réussir à obtenir de l’information, Machiavel donne plusieurs instructions à son ambassadeur. D’abord quant à son comportement personnel, qui doit être dirigé par le souci « d’acquérir du prestige » et une réputation personnelle d’intégrité, « en se comportant en homme de bien, libéral et adroit, et non pas en homme avare, double face, qui pense une chose et en dise une autre ». Contrairement à ce que la vulgate a retenu de Machiavel, son ambassadeur n’est donc pas un maître de duplicité, au contraire :

18

Ce point-là est fort important, car je connais des hommes qui, tout sagaces qu’ils fussent, ont perdu la confiance du prince par leur duplicité au point de ne plus pouvoir par la suite négocier avec lui ; s’il faut à tout prix, comme il arrive parfois, dissimuler quelque chose en ses propos, il convient de le faire avec assez d’art pour que la chose n’apparaisse.
(« Lettre à R. G. », Œuvres complètes : 1457)

19Mais constatant les faiblesses naturelles des hommes – « ils sont ingrats, changeants, dissimulés, ennemis du danger, avides de gagner ; tant que tu leur fais du bien, ils sont tout à toi » (Prince, XVII) – Machiavel invite l’ambassadeur à en jouer, pour gagner de l’influence et de l’information. D’autres moyens de glaner de l’information sont plus triviaux : tenir bonne table, inviter au jeu. Enfin, Machiavel souligne la réciprocité intrinsèque à l’échange de l’information : « celui qui veut que les autres lui confient ce qu’ils savent doit confier aux autres ce qu’il sait lui-même, car le bon moyen d’avoir des nouvelles, c’est d’en donner » (« Lettre à R. G. », Œuvres complètes : 1458).

20Toujours parce que l’information obtenue est la clef, il faut savoir la transmettre à son prince : conscient de l’importance de la relation entre le mandant et ses mandataires, Machiavel donne des conseils relatifs à la meilleure façon de rédiger les dépêches. Pour la même raison, Machiavel souligne ailleurs la nécessité qu’il y a à donner aux agents en poste auprès de cours étrangères les moyens de communiquer de façon rapide et sûre avec leur prince : utiliser des messagers dédiés, plutôt que de confier des dépêches à d’autres moyens – Postes royales en France, voyageurs, marchands – moins sûrs du point de vue de la confidentialité. De tels messagers évitaient de perdre du temps à chiffrer puis déchiffrer les dépêches.

21Dans cette conception de la négociation, le secret joue un rôle central : il s’agit d’abord pour l’ambassadeur de percer des secrets et, pour le Prince, de dissimuler ses actes. Cette préoccupation du secret trouve son écho dans les développements, controversés, que Machiavel consacre à la dissimulation et à la ruse. Ici encore la négociation n’échappe pas à l’ambiguïté qui l’accompagne depuis Hermès, à la fois dieu des dénouements et figure tutélaire des voleurs.

La prudence du prince ou le secret légitimé en négociation

22À travers sa réflexion sur les qualités réelles et les qualités apparentes du Prince, Machiavel théorise la dissimulation et légitime le recours au secret. D’ailleurs la ruse, à laquelle il accorde tant d’importance, « désigne abstraitement l’art de dissimuler » dans le sens que lui donne le français à partir de 1360 [10]. Machiavel constate que le peuple ne s’intéresse qu’aux apparences, c’est-à-dire aux résultats concrets de la conduite du Prince, non à la réalité des actes qui ont produit ces résultats. Ainsi, qu’un Prince « se propose pour son but de vaincre, et de maintenir l’État : les moyens seront toujours estimés honorables et loués de chacun ; car le vulgaire ne juge que de ce qu’il voit et de ce qu’il advient ; or en ce monde il n’y a que le vulgaire ; et le petit nombre ne compte point […] » (Prince, XVIII). Puisque le peuple s’intéresse plus au bien-être et à la stabilité qu’à la vérité, la dissimulation se justifie. Machiavel réalise donc un renversement par rapport à l’idéal platonicien : il ne s’agit plus de sortir de la caverne et de ses ombres, mais d’assumer qu’il est dans l’intérêt même du peuple de recourir à la dissimulation et au secret.

23Ainsi, en opposition frontale avec la tradition féodale fondée sur le respect de la parole donnée, Machiavel décrit un Prince prudent qui n’a que faire de tenir sa parole si cela va à l’encontre de l’intérêt de sa Cité. De plus, toute évolution du contexte ayant provoqué un engagement fait disparaître celui-ci. Aussi :

24

Le sage Seigneur ne peut garder sa foi si cette observance lui tourne à rebours, et que les causes qui l’ont induit à promettre soient éteintes. […] Et jamais un Prince n’a eu défaut d’excuses légitimes pour colorer son manque de foi ; et s’en pourraient alléguer infinis exemples du temps présent, montrant combien de paix, combien de promesses ont été faites en vain et mises à néant par l’infidélité des Princes, et qu’à celui qui a mieux su faire le renard, ses affaires vont mieux.
(Prince, XVIII)

25Mais Machiavel semble ultérieurement rompre avec ce propos : dans les Discours sur la Première Décade de Tite-Live, il estime la ruse « très honorable à la guerre », « détestable partout ailleurs », y compris donc dans la négociation et la diplomatie : « je ne célèbre pas ici la ruse qui consiste à rompre la foi jurée et les traités conclus ; cette ruse-là peut bien vous valoir quelquefois un État ou un royaume, elle ne vous vaudra jamais la gloire » (Discours, 3, XL).

26S’il est un point sur lequel Machiavel ne varie pas à travers toute son œuvre, c’est sur le primat du secret, légitimant la dissimulation au profit d’un prince dont l’autonomie est assumée (Colson, 2008). Sur ce point, l’auteur du Prince est rejoint par son contemporain, Francesco Guicciardini (1483-1540). Machiavel fut tout à la fois son compatriote, son correspondant épistolaire, son ami et son collègue dans la fonction diplomatique (Berridge, 2004). En janvier 1512, alors que l’encore jeune Guicciardini est envoyé par Florence comme ambassadeur en Espagne, ses instructions lui sont données par Machiavel lui-même. Tout au long de sa carrière, il accumula des maximes et de brèves observations, rassemblées dans un volume, les Ricordi[11]. Certes, il écrit que « si par la tromperie l’on peut faire émerger de belles choses, trop souvent la réputation de tromperie ruine les chances de parvenir à ses fins » [12]. Mais il soutient ailleurs que la tromperie peut être nécessaire et, cyniquement, il formule ainsi l’intérêt majeur qu’il y a à tenir sa parole : celui de pouvoir, si l’intérêt l’impose, trahir avec d’autant plus de facilité que « votre réputation de n’être pas trompeur rendra votre parole plus aisée à croire » (C104, notre trad.). Ce n’est pas pour rien que Guicciardini est réputé avoir le premier introduit la notion de ragione di stato, ou raison d’État. L’analyse des Ricordi de Guicciardini confirme la ligne machiavélienne : « Le secret est utile au prince à un point incroyable. Non seulement ses plans peuvent être empêchés ou dérangés s’ils sont connus, mais de plus, l’ignorance de ces plans maintient les hommes dans la crainte et avides d’observer chacun de ses mouvements » (Ricordi, B48) [13]. La dissimulation et le secret, essentiels vis-à-vis de tout tiers, s’imposent aussi à l’égard de l’autre négociateur : « J’ai appris la plus avantageuse façon de négocier en toutes choses : ne révélez jamais immédiatement le point ultime jusqu’où vous seriez prêt à aller. Restez-en au contraire à l’écart, laissez-vous tirer vers lui pas à pas, de façon réticente » (Ricordi, C132).

27Guicciardini s’interroge sur l’échange d’information entre mandant et mandataire : le souverain doit-il mettre son ambassadeur dans le secret de ses intentions ? Dans le deuxième de ses Ricordi, Guicciardini envisage deux options. « Certains princes confient à leurs ambassadeurs toutes leurs intentions secrètes, et leur dévoilent les buts qu’ils souhaitent atteindre dans leurs négociations avec les autres princes » ; à l’inverse, « d’autres [princes] estiment préférable de ne dévoiler à leur ambassadeur que ce qu’ils souhaitent faire croire à l’autre prince » (Ricordi, C2, notre trad.). Berridge (2000) rappelle les avantages et les inconvénients que Guicciardini voit dans chaque approche. En faveur de la seconde, l’ambassadeur sera d’autant plus convaincant qu’il est intimement persuadé de présenter l’opinion de son maître ; surtout, il sera dans l’incapacité de dévoiler un secret, puisqu’il n’en a pas connaissance. Mais cette approche a son inconvénient : compte tenu du caractère mouvant du réel, il est impossible de donner à l’ambassadeur des instructions suffisamment détaillées pour répondre à toutes les circonstances. Comment le mandataire peut-il s’adapter à une situation imprévue, et savoir quel parti prendre, s’il ne sait la destination réellement souhaitée par son prince ? Le temps d’échange des dépêches était tel que l’ambassadeur ne pouvait rapidement solliciter de nouvelles instructions. De plus, un ambassadeur auquel son prince ne dit pas toute la vérité est susceptible de s’en rendre compte à terme, perdant ainsi confiance en son prince et celui-ci voyant son crédit diminuer.

28Guicciardini semble donc accorder sa préférence à la première approche, celle où le secret du Prince est connu de son propre ambassadeur, mais sous trois réserves qui relativisent cette préférence. Tout d’abord, dans une version antérieure des Ricordi, Guicciardini écrivait carrément : « Quiconque, prince ou particulier, qui souhaite faire usage d’un ambassadeur ou d’un représentant afin de faire accroire un mensonge par autrui, doit d’abord tromper cet ambassadeur », lequel sera ainsi beaucoup plus efficace dans sa mission que s’il se savait en train de mentir (Ricordi, B24, notre trad.). Ensuite, cette approche vaut pour l’ambassadeur en résidence, attaché à maintenir sa crédibilité dans la durée, mais pas forcément pour l’envoyé ponctuel. Enfin, il souligne que le Prince ne doit accorder une telle confiance qu’à des ambassadeurs « prudents, honnêtes, bien disposés à son égard, bien entretenus, afin qu’ils n’aient aucune raison de dépendre d’autres ». Au total, Guicciardini suggère que ce partage du secret entre le Prince et son ambassadeur n’était certainement pas fréquent.

Conclusion : secret, négociation et régime politique

29S’inscrivant sur ce point dans une tradition ancienne, remontant à Aristote comme à Cicéron, Machiavel s’est intéressé aux classifications de régimes politiques. Le Prince se consacre aux royaumes ou principautés – le gouvernement d’un seul – tandis que les Discours sur la Première Décade de Tite-Live étendent l’analyse à la République – ce qu’il appelle le gouvernement par les lois. Machiavel explore l’incidence du type de régime sur les thèmes analysés ici en regard de la négociation – secret, dissimulation, tromperie.

30Concernant la dissimulation et la tromperie, Machiavel se demande, du Prince ou de la République, « lequel des deux est plus fidèle », c’est-à-dire celui auquel « on peut se fier davantage », celui que l’on peut croire sur parole, notamment pour ce qui concerne la mise en œuvre des traités (Discours, 1, LIX). « Après avoir tout mûrement balancé », Machiavel pense la République plus digne de confiance, non seulement parce que le respect des lois, donc des traités, y est en général plus élevé, mais aussi parce qu’en raison de sa constitution, le système de décision y est plus complexe, donc plus lent : « la lenteur de ses mouvements lui fera mettre plus de temps à se déterminer, et par conséquent, elle vous sera moins promptement infidèle » (ibidem).

31Concernant le secret, Guicciardini note qu’il est plus facile à garantir dans les principautés que dans les républiques, compte tenu de l’influence plus grande dont le peuple y dispose [14]. Cette remarque, dont tout mène à penser qu’elle était partagée par Machiavel, vaut surtout à l’époque sur le plan spéculatif, puisque des Républiques similaires à celles de la Grèce antique n’existent pratiquement pas en Europe. Mais elle offre la première référence à une configuration politique singulière d’où émergeront, plus de deux siècles plus tard, lors des Lumières, la contestation du secret et les premières préoccupations de transparence dans la négociation diplomatique (Colson, 2009b).

32Pour l’heure, à travers l’Europe, princes et monarques affermissent leur pouvoir en marche vers l’absolutisme, gérant en personne leurs relations extérieures, avec un cercle restreint de conseillers, souvent dans l’ombre : par exemple, tant François Ier que Charles Quint disposaient d’un comité secret dédié aux affaires étrangères (Satow, 1917 : 13). Dans les régimes absolutistes qui se dessinent, « le pouvoir du souverain s’exprimait d’abord dans une société des princes, ses “collègues” », souligne Bély : le monarque agit comme « prince souverain, empereur dans son royaume pour reprendre la définition médiévale » (Bély, 1990 : 9 et 84). C’est entre eux que se tisse et se généralise un système d’ambassadeurs permanents. Dans le cadre politique défini lors du moment machiavélien, ce système permettra aux négociations de se déployer au point de devenir « continuelles », selon le terme du cardinal de Richelieu.

Bibliographie

Références

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  • Bély Lucien (1990), Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV (Paris : Fayard).
  • Berridge G. R., dir. (2000), Guicciardini’s Ricordi : Counsels and Reflections of Francesco Guicciardini (Leicester : Allandale).
  • Berridge G. R. (2004), Diplomatic Classics. Selected texts from Commynes to Vattel (New York : Palgrave).
  • Berridge, G. R., Keens-Soper Maurice, Otte Thomas G. (2001), Diplomatic Theory from Machiavelli to Kissinger (New York : Palgrave).
  • Carr E. H. (1939), The Twenty Years Crisis (Londres : Macmillan).
  • Colson Aurélien (2008), « The Ambassador Between Light and Shade: The Emergence of Secrecy as the Norm for International Negotiation », Journal of International Negotiation, 13, pp. 179-195.
  • Colson Aurélien (2009a), « Penser la négociation en science politique : retour aux sources et perspectives de recherche », Négociations, 2009/2, pp. 95-108.
  • Colson Aurélien (2009b), « La négociation diplomatique au risque de la transparence : rôles et figures du secret envers des tiers », Négociations, 2009/1, pp. 31-41.
  • Hamilton Keith et Richard Langhorne (1995), The Practice of Diplomacy. Its Evolution, Theory and Administration (Londres et New York : Routledge).
  • Lefort Claude (1972), Le travail de l’œuvre. Machiavel (Paris : Gallimard).
  • Manent Pierre (1977), Naissance de la politique moderne, Machiavel, Hobbes, Rousseau (Paris : Payot).
  • Morgenthau Hans J. (1948), Politics Among Nations : The Struggle for Power and Peace, 5ème éd. rév. (New York : A. A. Knopf, 1978).
  • Skinner Quentin (1981), Machiavelli (Oxford : Oxford University Press).
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  • Satow Ernest (1917), Guide to Diplomatic Practice, 5ème éd. (Londres : Longman, rééd. par Lord Gore-Booth assisté de D. Pakenham, 1979).
  • Strauss Leo (1969), Thoughts on Machiavelli (Washington, D.C. : Washington Paperbacks) ; éd. fr. dir. par M.-P. Edmond, Pensées sur Machiavel (Paris : Payot, 1982).
  • Tenzer Nicolas (1994), Philosophie politique (Paris : Presses Universitaires de France).

Mots-clés éditeurs : Machiavel, Guichardin, diplomatie, négociation, secret

Mise en ligne 30/01/2014

https://doi.org/10.3917/neg.020.0147

Notes

  • [1]
    Directeur de l’IRENÉ, il coordonne les enseignements de négociation à l’ENA, à la Commission européenne et à l’Institut diplomatique et consulaire du ministère des Affaires étrangères (colson@essec.fr).
  • [2]
    Machiavel Nicolas (1952), Œuvres complètes, dir. E. Barincou (Paris : Gallimard, coll. « La Pléïade »). Les références sont données dans cette édition, avec la mention : Œuvres complètes.
  • [3]
    Gianfranco Pasquino, président de la Società Italiana di Scienza Politica : « Niccolò Machiavelli e la moderna scienza politica », Florence, 12 septembre 2013.
  • [4]
    Art de la guerre, in Œuvres complètes, op. cit., pp. 721-910 ; rédigé après Le Prince, en parallèle des Discours sur la première Décade de Tite-Live, et avant les Histoires florentines.
  • [5]
    Œuvres complètes, op. cit., pp. 1456-1460.
  • [6]
    Le format de cet article ne permet pas d’épuiser tous les thèmes, chers à Machiavel, qui auraient pu être abordés en lien avec la négociation, dont la virtù – c’est là une invitation à d’autres contributions !
  • [7]
    Nous empruntons l’expression à POCOCK John G. A. (1975), The Machiavellian Moment : Florentine Political Thought (Princeton : Princeton University Press).
  • [8]
    Les documents issus des missions diplomatiques de Machiavel ont été rassemblés en langue anglaise dans les troisième et quatrième tomes des œuvres complètes publiées par DETMOLD Christian (1882), The Historical, Political, and Diplomatic Writings of Niccolo Machiavelli (Boston : J. R. Osgood), 4 t.
  • [9]
    « Lettre à Francesco Vettori », in Œuvres complètes, op. cit., p. 1436.
  • [10]
    REY Alain (dir.) (1998), Le Robert – Dictionnaire historique de la langue française (Paris : Le Robert), « ruse ».
  • [11]
    GUICCIARDINI Francesco (1965), Maxims and Reflections of a Renaissance Statesman (Ricordi), dir. N. Rubinstein (New York : Evanston) ; les références sont données dans cette édition. Les 221 Ricordi sont identifiés par un numéro précédé d’une lettre correspondant à l’une des séries retrouvées, la « C » étant la plus achevée. Parmi ces 221 réflexions, une cinquantaine sont relatives à la diplomatie.
  • [12]
    « Considérations », n° XIII, p. 113, cité par BERRIDGE et alii (2001), op. cit., p. 42.
  • [13]
    Des avis similaires apparaissent dans quatre Ricordi de la série finale : C49, C88 (issu du B48), C103, C184.
  • [14]
    Élément cité par BERRIDGE et alii (2001), op. cit., p. 15, à partir de L’Histoire de Florence de Guicciardini.
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