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Article de revue

Décision hautement fiable et compromis

Pages 31 à 39

English version

1Dans mon dernier livre (Morel, 2012), suite de l’ouvrage paru dix ans auparavant (Morel, 2002) sur le diagnostic des grandes erreurs de décision, j’identifie ce que j’appelle les métarègles de la fiabilité. Elles sont élaborées à partir de l’étude d’organisations hautement fiables, d’activités à risque et d’activités atypiques : l’aéronautique, la marine nucléaire, l’industrie nucléaire, les équipes chirurgicales, les randonnées en haute montagne, etc. Ces métarègles, qui se situent en amont des outils qualité, sécurité, et des règles de certification, forment une culture de la fiabilité. Elle englobe ce qu’on appelle dans le nucléaire la culture de sûreté ou dans l’aéronautique la culture de la sécurité des vols.

2Je vais ici reprendre ces processus de décision qui visent la décision fiable et les confronter à un autre paradigme, celui de la régulation conjointe qui vise le compromis. La régulation conjointe est le processus tel que l’a défini Jean-Daniel Reynaud. C’est un échange explicite ou implicite, continu, qui intègre le conflit ouvert et qui peut être dissymétrique. Elle aboutit à des compromis composés notamment de règles du jeu et un langage collectif, et qui peuvent être médiocres, inégalitaires et instables. La régulation conjointe englobe la négociation telle que beaucoup la définissent, mais en a une vision beaucoup plus large. Dans le texte qui suit j’utiliserai le mot négociation plutôt dans le sens de régulation conjointe. Encore une précision : la régulation conjointe et le compromis sont pour moi les deux faces d’une même pièce, de la même façon que le processus de décision et la décision elle-même sont les deux faces de la décision. Quand je parlerai de compromis, ce sera donc pour moi l’issue de la régulation conjointe ; et inversement, quand je parlerai de régulation conjointe, cela couvre le compromis qui en résulte.

3Que nous inspirent la mise en parallèle de la culture de la décision fiable d’un côté et la culture de la négociation d’un autre côté. Il s’agit de se livrer à une petite dialectique entre les deux notions. Il n’y a dans mes intentions aucune prétention conceptuelle. Il s’agit simplement de procéder à une collision entre les principes de la décision fiable et ceux du compromis et examiner les résultats pour bousculer nos réflexions et voir ce qu’on peut en tirer. C’est plus un brainstorming qu’une étude théorique. Une petite précision : je n’oppose pas la négociation et la coopération. Dans les coopérations, il existe toujours des désaccords sur les solutions, sur les façons de voir les choses. Elles font donc partie de la régulation conjointe.

4Cette réflexion sera articulée en trois parties. Dans la première partie, je vais présenter l’idée que les processus de décision visant les décisions fiables reposent sur un certain nombre de principes qui sont totalement à l’opposé des pratiques de négociation. Je soulignerai dans la seconde partie que les principes de la fiabilité et les principes de la négociation mettent aussi en avant des processus identiques. Je terminerai en avançant que la décision visant la fiabilité peut être conçue comme un processus de régulation conjointe, à condition qu’elle soit assortie de pratiques loyales qui lui donne un statut de régulation conjointe froide par opposition à la régulation conjointe chaude classique peu structurée.

1 – Des principes de fiabilité à l’opposé des processus de négociation

5Examinons donc en premier lieu mon affirmation que la décision fiable mobilise des processus à l’opposé de ceux de la négociation. Ainsi, une des métarègles de la décision fiable est l’impératif du débat contradictoire. Par exemple, quand John Kennedy a organisé son comité pour gérer la crise des missiles de Cuba en 1962, il a désigné son frère Robert comme avocat du diable pour y assurer le débat contradictoire nécessaire. Dans l’US Navy, l’amiral Ricover, figure emblématique de l’US Navy, disait en substance : « Je ne prendrai jamais une décision si on ne me présente pas en même temps une contre-décision minoritaire ». C’était une règle générale dans l’US Navy. Bien entendu, dans la négociation, il y a aussi du débat contradictoire. Mais le débat contradictoire dans les deux processus n’est pas du tout de même nature. Dans la décision fiable, il vise la recherche de la vérité, comme un processus quasi judiciaire. Alors que dans le processus de négociation, le débat contradictoire vise à trouver une solution acceptable par les parties. Dans la décision fiable, les talents qui vont s’exercer sont ceux de l’avocat. Le politologue Bernard Manin, après avoir passé en revue certains puissants effets pervers qui perturbent gravement les délibérations, en conclut qu’il n’y a pas de délibération possible efficace sans un véritable processus judiciaire (Manin, 2005). Dans la négociation, les talents qui vont se déployer seront ceux, non de l’avocat, mais du diplomate. Considérons par exemple un accident. Selon le principe du débat contradictoire visant la fiabilité, on va chercher le plus exactement possible ce qui s’est passé pour éviter la reproduction de l’accident. On va donc descendre très loin dans l’arbre des causes. Dans un processus de négociation, on va s’arrêter à la branche des causes qui satisfait les parties. Le but premier n’est pas la connaissance. On le voit très bien dans les accidents du travail avec deux perspectives : d’une part celle de la sécurité qui va chercher à mettre sur la table toutes les responsabilités et tous les facteurs systémiques et de l’autre celle de la direction et des représentants syndicaux qui seront tentés de laisser de côté certains faits « qui fâchent », car ils ont aussi en tête la recherche de la paix sociale.

6Dans la culture de la décision fiable, un second principe à l’opposé de la négociation est le refus du compromis, alors que la négociation vise souvent le compromis. Par exemple l’aéronautique prévoit des règles de non-discussion. Ainsi, dans la plupart des compagnies, dans le cas où le copilote n’est pas en fonction et où le commandant de bord pilote, si le copilote déclare à l’atterrissage une remise des gaz, le commandant de bord doit s’exécuter, sans discuter. Il existe même des systèmes qui empêchent physiquement toute possibilité de compromis en vue de la fiabilité. Par exemple lorsque telle fusée doit décoller, on place dans une pièce trois opérateurs. Ce sont eux qui doivent arrêter éventuellement un lancement (en détruisant immédiatement le lanceur) s’ils observent un comportement anormal. Pour éviter qu’il y ait la moindre discussion au moment de décider la destruction de la fusée, on coupe toute possibilité de communication de ces opérateurs avec leur hiérarchie. Aucune discussion, et donc aucun compromis, n’est possible.

7On observe aussi dans les avions de transport de passagers Boeing cette situation de compromis rendu techniquement impossible. En effet dans le système de doubles commandes à la disposition du commandant de bord et du copilote, les deux manches sont liés de façon fixe. Si l’un des pilotes agit sur le manche dans un sens, celui de l’autre copilote bouge de façon identique. Il ne peut pas corriger l’action. S’il reprend le manche, cette fois-ci c’est l’autre qui ne peut plus intervenir. Dans le cas où les deux pilotes agissent en sens contraire sur leur manche respectif, c’est une lutte où c’est celui qui tire ou pousse le plus fort qui l’emporte. Or dans les Airbus, le système de double commande est totalement différent. L’action produite par la commande du commandant de bord et celle du copilote s’additionnent de façon algébrique. Si le premier tire sur le manche et que le second pousse, la résultante sera nulle et l’assiette de l’appareil ne bougera pas. On constate donc ici que le système autorise nettement le compromis. Cela est si vrai que, dans les Airbus, les pilotes hésitent, s’ils veulent corriger le geste de l’autre, à appuyer sur le bouton qui désactive la commande de l’autre, car cela représente une défiance, presqu’une hostilité. Il y a ainsi une réticence à entrer dans un jeu de tout ou rien conflictuel.

8Dans le processus de décision fiable, un troisième principe, différent de la négociation en vue du compromis, est la lutte contre les effets pervers des délibérations. Les délibérations sont naturellement soumises à de nombreux effets pervers puissants, par exemple celui du consensus apparent. Il a été défini et analysé par Philippe Urfalino (Urfalino, 2007). Il est le résultat d’une réunion qui se termine par une conclusion sur laquelle un certain nombre de participants restent silencieux. Comme personne ne s’est opposé, le projet est considéré comme adopté. Quand on recherche un compromis, cette situation est très satisfaisante. On ne va pas tenter un dernier tour de table explicite pour réveiller les avis de certaines personnes qui ne seraient pas d’accord et qui vont remettre en cause le fragile consensus tacite. Mais dans la perspective d’une recherche de décision fiable, le consensus apparent peut être catastrophique. À l’opposé de la négociation d’un compromis qui va tout faire pour protéger le consensus apparent, il faut ici le casser. C’est grâce à un consensus apparent qu’a été décidé le lancement de la navette Challenger qui a explosé, alors qu’un certain nombre d’ingénieurs présents étaient opposés au lancement, ce qu’un vote ou un tour de table explicite aurait mis en évidence.

9Par ailleurs le point focal (solution qui a un pouvoir d’attraction sur les participants) ne joue pas de la même façon dans un processus d’interaction visant la fiabilité et dans un processus visant le compromis. Supposons que, dans un comité de carrière, le point focal soit la promotion à l’ancienneté et que la bonne solution soit une promotion faisant davantage de place au mérite. Tous les membres du comité seront d’accord pour ce point focal de l’ancienneté et il va falloir remettre en cause cette convention unanime de facilité pour favoriser le mérite.

10Un autre effet pervers des délibérations est l’effet de polarisation qui a été mis en évidence par des expériences sur la prise de risque collective. Dans une discussion de groupe, s’il y a une position A majoritaire et une position B minoritaire, on pourrait penser que la délibération va conduire à nuancer A et renforcer B. Or la tendance naturelle est que les échanges vont renforcer la position A et atténuer la position B. Ce phénomène collectif est très satisfaisant quand on veut arriver à un compromis parce qu’il facilite l’acquisition d’une majorité. Mais cet effet peut être dévastateur si on vise une décision fiable, parce que la minorité peut avoir raison.

11La bonne entente constitue un autre risque de dysfonctionnement des délibérations. La bonne entente dans un groupe de négociation va plutôt favoriser l’évolution vers le compromis. C’est une des éléments majeurs d’un processus clé de la négociation : la structuration des attitudes. Mais si l’on se place du point de vue de la fiabilité des décisions, la bonne entente n’est pas nécessairement un atout. Elle peut conduire à une mauvaise décision parce que les conflits, les sujets « qui fâchent » vont être mis de côté. C’est la thèse du sociologue américain Irving Janis (Janis, 1982) qui, dans son livre Groupthink, décrit la prise de décision concernant le projet d’invasion terrestre de Cuba par la Baie des Cochons en 1961, qui a été un fiasco militaire. Cette action calamiteuse est venue d’un compromis en faveur d’une invasion terrestre au lieu d’une invasion aérienne. Ce mauvais compromis est le résultat de ce que les participants s’entendaient trop bien et surtout désiraient éviter les conflits entre eux. Il avait été notamment demandé de ne rien dire qui pourrait mécontenter les représentants de la CIA.

12Un dernier point qui oppose le processus de décision fiable et celui de la négociation est que les mauvais compromis n’ont pas la même valeur dans les deux processus. Dans la perspective de la régulation conjointe, un mauvais compromis peut être considéré comme le résultat satisfaisant d’une négociation. Alors que dans la perspective d’un processus de décision fiable, un mauvais compromis est vu comme une mauvaise décision. Pour la régulation conjointe, il vaut mieux un mauvais compromis plutôt que pas de décision. Alors que, dans le but d’une décision fiable, il vaut mieux pas de décision plutôt qu’un mauvais compromis.

13Concluons cette première partie par une parabole en plongeant dans l’Antiquité juive. Les institutions juives prévoient un tribunal, le Sanhédrin, cour suprême. Le Sanhédrin intervient en matière pénale et il est alors composé de 23 juges. Considérons ces 23 juges discutant de la condamnation à mort d’un accusé. Supposons qu’une dizaine est explicitement pour la peine de mort de l’accusé. Ils sont conduits par un leader très influent. Cinq sont pour la peine de mort mais se taisent ou interviennent très peu. Les huit autres juges, qui estiment qu’il y a eu des circonstances atténuantes, désireraient, non la condamnation à mort, mais un emprisonnement à perpétuité. Toutefois ils ne disposent pas d’un porte-parole fort et respecté et s’expriment assez peu. Ces 23 juges discutent et aboutissent finalement à un accord. Après un tour de table final, les 23 juges se prononcent pour la peine de mort. Mais le Talmud prévoit que, si les 23 juges sont d’accord pour condamner à mort un accusé, l’accusé est automatiquement acquitté. Les sages de l’antiquité juive considèrent qu’à partir du moment où se dégage une convergence unanime, cela signifie qu’un véritable débat contradictoire ne s’est pas produit. Autrement dit la régulation conjointe aboutissant à un compromis unanimement accepté est interdite.

2 – Des processus communs à la décision fiable et à la négociation

14J’aborde maintenant la seconde partie où je vais souligner que les principes de la fiabilité et ceux de la négociation mettent en avant des processus identiques. Ainsi, dans l’analyse des négociations, on insiste beaucoup sur l’importance du précédent. Dans la recherche de la fiabilité, on se réfère au passé sous une autre forme : les retours d’expérience. Les enseignements du passé sont donc très présents dans les deux approches que ce soit par le précédent pour trouver un compromis ou le retour d’expérience pour prendre une décision fiable. On trouve également un point commun dans les principes de la négociation et ceux de la fiabilité : la continuité. Un élément clé de la régulation conjointe est son étalement durable dans le temps à travers la mise en œuvre de l’accord qui nécessite la reprise des discussions, les ajustements tacites sur ce qui n’avait pas été réglé, l’apparition de nouveaux conflits qui engendrent de nouvelles négociations, etc. Dans les processus de décisions fiables, on trouve aussi cette idée de continuité du processus à travers l’attention portée à la possibilité de revenir sur la décision, une fois qu’elle a été prise, si on se rend compte qu’elle est erronée. De même qu’une négociation n’est jamais terminée, même après la signature formelle, une décision n’est jamais terminée. Il s’agit de lutter contre la volonté d’aboutir à tout prix, qu’on appelle en aéronautique la « destinationite », qui désigne la tendance des pilotes à être moins vigilants quand ils s’approchent de la destination finale et à être réticents à remettre les gaz quand il le faut. On trouve une autre idée commune, celle de vision élargie, dans les processus de la négociation et dans ceux de la décision fiable. La vision élargie est traduite dans la régulation conjointe par le principe de la « formule » (Zartman, 1982), qui consiste à prendre de la hauteur pour réfléchir ensemble à une formule générale permettant de définir un axe autour duquel se mettre d’accord. La vision élargie dans la recherche de la fiabilité prend la forme du « sensemaking », c’est-à-dire le fait de partager une culture commune du risque permettant une meilleure compréhension collective de ce qui se passe. Même la formation aux facteurs humains, qui est un principe essentiel des processus de décisions fiables, est considérée comme un atout indispensable pour la compétence des négociateurs.

15En définitive, il est assez normal que les concepts de décision fiable et de négociation partagent des processus proches, car il s’agit dans les deux cas d’interactions sociales soumises à des lois communes : l’importance de la durée (la négociation se poursuit après l’accord, le processus de décision se poursuit après la décision formelle), de la culture amont des acteurs qu’il s’agisse de la « formule » de l’accord ou du « sensemaking » collectif qui guide la décision, de la formation aux facteurs humains.

3 – Régulation conjointe chaude et régulation conjointe froide

16Finalement, et nous en sommes à la troisième partie, la décision visant la fiabilité peut être aussi vue comme un processus de régulation conjointe. Mais il s’agit d’une régulation conjointe qui, pour déboucher sur une décision fiable, doit être assortie de ce qu’on pourrait appeler des pratiques loyales, dans le même sens que celles qui permettent de juger, aux États-Unis, si une négociation est loyale ou déloyale. Autrement dit le processus de décision fiable est une régulation conjointe elle-même très régulée par des principes d’interaction assurant la fiabilité. On opposera donc une régulation conjointe chaude, négociation visant le compromis, et une régulation conjointe froide, qui donne la priorité à la fiabilité du résultat et qui est pour cela assortie d’un certain nombre de règles de procédure loyales. Pour illustrer cette opposition, considérons le cas d’une erreur de pilotage dans une compagnie aérienne. Le principe général est la non punition des erreurs non intentionnelles et la punition des fautes intentionnelles. Mais il existe une frontière délicate entre les deux où il n’est pas évident de dire si l’écart est intentionnel ou non et mal intentionné ou non. Quand un cas limite se présente, le problème est de déterminer si le pilote a commis une faute, ce qui entrainera une sanction, ou une simple erreur, ce qui n’ira pas plus loin qu’un retour d’expérience. On peut assister à une régulation conjointe chaude. La direction et le syndicat des pilotes vont se réunir. La discussion sera plutôt tendue. Comme le syndicat est puissant et très corporatiste, la direction va privilégier la bonne entente avec les pilotes et l’absence de grève et rechercher donc le compromis comme priorité. Elle va donc hésiter à qualifier l’événement indésirable de faute, et finalement conclure à une erreur. Il y aura une simple remontrance au lieu d’une sanction forte vis-à-vis du pilote, qui aurait été versée à son dossier. En revanche on peut avoir une régulation conjointe froide. En cas de faute ou d’erreur, on va discuter avec les représentants du personnel, avec la hiérarchie, etc. ; mais en respectant un certain nombre de pratiques loyales définies préalablement. Par exemple, on va utiliser le principe de substitution. Pour savoir si c’est une erreur ou une faute, quelqu’un de même compétence et de même métier va dire : « Dans les mêmes circonstances, est-ce que j’aurais pu commettre l’erreur ? ». Si la réponse est positive, ce sera un argument en faveur de l’erreur plutôt que de la faute. Une autre pratique loyale de cette régulation conjointe régulée par les principes de fiabilité est de tenir compte du biais rétroactif. On voit toujours mieux après coup ce qu’il aurait fallu faire et le jugement de l’erreur doit en tenir compte. On a donc d’un côté le compromis chaud, qui vise la résolution du conflit et évacue pour cela la sanction ; et d’un autre côté la décision collective froide qui privilégie la fiabilité et accepte, grâce à des pratiques loyales, la possibilité d’une sanction.

17On retrouve l’opposition entre la régulation collective froide et celle qui est chaude dans la façon de conclure une discussion. Ainsi, à l’issue d’une réunion, un principe de fiabilité est de procéder à un dernier tour de table explicite pour s’assurer que tout le monde est d’accord. Cela permet d’éviter les fausses unanimités. Dans la régulation conjointe chaude, on va surtout ignorer l’ultime tour de table, pour éviter la remise en cause de ce qu’on a élaboré avec beaucoup de difficultés. On se doute que certains silences cachent une réticence, mais il s’agit de ne pas les réveiller.

18Des situations très concrètes illustrent l’opposition entre régulation conjointe chaude et régulation conjointe froide, comme le vol Rio-Paris qui s’est traduit par un crash. Un compromis bancal a été effectué par les pilotes au moment où ils allaient traverser la zone de convergence intertropicale. Un des copilotes voulait faire un détour pour éviter les orages. Le commandant de bord a répondu qu’il ne sentait pas la situation convective très dangereuse, puis a dit en substance : « bon, on va avancer et puis on verra si ça se corse » et il est parti se coucher. Le copilote ne s’est pas vraiment exprimé. À la suite de ce dysfonctionnement entre autres, Air France a établi le principe comme quoi, dans une discussion entre le commandant de bord et le copilote, c’est le copilote qui doit en premier donner son avis complet pour éviter qu’il soit influencé par ce que dit le commandant de bord si ce dernier, qui est son supérieur hiérarchique, parle en premier. On a donc bien là une régulation conjointe, mais « refroidie » par une règle d’interaction loyale consistant à donner la parole d’abord au copilote. L’objectif n’est pas la bonne entente, au prix du compromis bancal de la régulation chaude, mais la fiabilité du résultat. Et tant pis si le commandant de bord est frustré du désaveu de son copilote. Il est intéressant de noter ici qu’en présence d’un cockpit où sont appliqués ces principes d’interaction dénuée des passions humaines (la pression hiérarchique, la complaisance, etc.), les compagnies aériennes disent qu’il s’agit d’un cockpit stérile, au sens qu’il n’est pas pollué par les virus des effets pervers de l’interaction humaine. L’idée de situation stérile n’est pas éloignée de notre idée de régulation froide. Nous n’allons pas appeler la régulation conjointe froide « régulation stérile » parce que l’expression pourrait susciter un contresens, mais la notion de cockpit stérile illustre bien cette idée de refroidir en quelque sorte le compromis chaud et bancal pour y substituer une décision conjointe fiable.

4 – Régulations conjointes observées et prescrites

19En conclusion, on peut voir la négociation selon une sociologie objective où l’accent sera mis sur l’observation, avec un arrière-fond de pessimisme. On y considérera que les compromis sont toujours médiocres, instables, parfois franchement mauvais, mais qu’ils sont préférables à l’absence d’accord. D’un autre côté, on peut concevoir la régulation conjointe selon le point de vue d’une sociologie prescriptive. Il y a ce qui est, mais aussi ce qu’on pourrait faire pour revoir ce qui est. La notion de régulation conjointe froide avec ses pratiques loyales est fondée sur un optimisme, c’est-à-dire sur l’idée que les individus ne cherchent pas uniquement à satisfaire égoïstement leurs intérêts mais aussi à bien faire. Quand des pilotes sont confrontés à des problèmes d’erreurs de pilotage, ils sont bien entendus membres d’un syndicat corporatiste qui souhaite les défendre quelles que soient leurs erreurs (c’est la régulation conjointe chaude), mais ils savent aussi qu’il faut reconnaître leurs erreurs et en faire profiter les autres et dans les cas inacceptables sanctionner (c’est la régulation conjointe froide). Lorsque j’étais patron d’une petite usine qu’il fallait fermer à Gennevilliers, issue de la faillite de Chausson, j’ai été en présence d’une régulation conjointe brûlante, puisqu’il y eut même un vendredi noir où les ateliers ont été saccagés. À la suite de ces événements, nous sommes passés à une régulation conjointe refroidie. Un petit comité de représentants du personnel a été créé pour discuter pendant trois jours, longuement et de façon très informelle, tout le monde pouvant s’exprimer facilement, en étant à l’écoute. À l’issue de ces trois jours de régulation conjointe froide, les représentants du personnel ont accepté de signer un accord comme quoi ils renonçaient à la violence et ont apporté comme contrepartie l’acceptation de discuter de la fermeture. Grâce à ce processus, nous sommes passés à une régulation conjointe qui n’est pas devenue froide bien entendu, mais qui a été sérieusement refroidie.

20La réflexion sur la bonne décision collective conduit en définitive à poser, le cas échéant, le refus de négocier comme principe de fiabilité ; alors que paradoxalement, c’est le cas dans la législation américaine, le refus de négocier est souvent considéré comme une pratique déloyale ! Par exemple, en cas de maltraitance des enfants, règne la doctrine du « familialisme », c’est-à-dire de toujours privilégier le dialogue avec les parents. Mais cela a contribué au drame de Marina, petite fille martyrisée par ses parents pendant deux ans et qui en est morte. À vouloir à tout prix discuter avec les parents, le père et la mère ont « mené en bateau » les représentants de l’administration, ce qui a empêché le sauvetage à temps de l’enfant. À un tout autre niveau, le refus de négocier a été pratiqué par les alliés à la fin de la seconde guerre mondiale à travers l’exigence de reddition sans condition à l’égard de l’Allemagne nazie et du Japon. Que serait devenue l’Allemagne, l’Europe et le Japon si les vainqueurs avaient accepté une négociation de paix avec les nazis et les militaristes japonais ? Notamment, les procès de Nuremberg et de Tokyo, qui ont tant d’importance pour la mémoire de l’humanité, auraient-ils été possibles ? Quand Napoléon s’est retrouvé coincé dans Moscou incendié, il n’a cessé de réclamer à la Russie une négociation et ne comprenait pas le mutisme de ses dirigeants. Mais ces derniers très malins avaient compris que Napoléon et son armée étaient perdus et que tout embryon de négociation n’aurait eu que pour effet de les sauver. Parfois, si l’on veut que la décision soit excellente, la négociation comme ardente obligation s’accompagne de l’ardente obligation d’y renoncer.

Bibliographie

Références

  • BEA (2012), Accident survenu le 1er juin 2009 à l’Airbus A330-203 immatriculé F-GZCP exploité par Air France vol AF 447 Rio de Janeiro – Paris.
  • Janis Irving (1982), Groupthink, Houghton Mifflin Company.
  • Manin, Bernard (2005), « Democratic Deliberation : Why We Should Promote Debate rather than Discussion », conférence au « Program in Ethics and Public Affairs Seminar », Princeton, 13 octobre 2005.
  • Morel Christian (2012), Les Décisions absurdes II. Comment les éviter, Paris, Gallimard.
  • Morel Christian (2002), Les Décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Paris, Gallimard.
  • Urfalino Philippe (2007), « La décision par consensus apparent », Revue européenne des sciences sociales, vol. XLV, n° 136.
  • Zartman William (1982), The Practitional Negociator, New Haven, Yale University Press.

Mots-clés éditeurs : compromis, décision, fiabilité, régulation conjointe, négociation

Mise en ligne 30/01/2014

https://doi.org/10.3917/neg.020.0031

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