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Article de revue

« Dans les modèles actuels, le négociateur doué est celui doté de patience, mais celle-ci ne constitue qu'un aspect limité du succès en matière de négociation »

Entretien avec Ariel Rubinstein

Pages 17 à 21

Notes

  • [1]
    Les termes et expressions nécessaires à la compréhension du propos d’Ariel Rubinstein, suivis d’un astérisque, sont définis et commentés dans le glossaire qui clôt le dossier qui lui est consacré.
  • [2]
    Rubinstein, Ariel. (1979), « Equilibrium in Supergames with the Overtaking Criterion », Journal of Economic Theory, 21, p. 1-9.
  • [3]
    Ariel Rubinstein (1991), « Comments on the Interpretation of Game Theory », Econometrica, 59(4), p. 909-924.
  • [4]
    Ken Binmore, Ariel Rubinstein et Asher Wolinsky (1986), « The Nash Bargaining Solution in Economic Modeling », Rand Journal of Economics, 17(2), p. 176-188.
  • [5]
    Peter Fishburn et Ariel Rubinstein (1982), « Time Preference », International Economic Review, 23, p. 677-694.
  • [6]
    Ariel, Rubinstein, Zvi Safra et William. Thomson (1992), « On the Interpretation of the Nash Bargaining Solution and its Extension to Non-expected Utility Preferences », Econometrica, 60(5), p. 1171-1186.
  • [7]
    Ariel Rubinstein et Asher Wolinsky (1985), « Equilibrium in a Market with Sequential Bargaining », Econometrica, 53, p. 1133-1150.
  • [8]
    Jacob Glazer et Ariel. Rubinstein (1998), « Motives and Implementation: On the Design of Mechanisms to Elicit Opinions », Journal of Economic Theory, 79, p. 157-173.
English version

1Revue Négociations : Comment et pourquoi avez-vous travaillé sur la négociation ? Quels sont les articles qui vous ont le plus influencé, ou inspiré ?

2Arien Rubinstein : La décennie à partir de 1967 fut une période particulière à Jérusalem, où j’ai grandi. La plupart d’entre nous, y compris moi-même, étions tous passionnés par l’unification de Jérusalem, par la possibilité de marcher librement au sein de la vieille ville, un lieu qui réunit l’histoire ancienne et des cultures étrangères exotiques. L’un des mes lieux préférés était le souk de la vieille ville, une fête d’odeurs, de couleurs et… de négociations. J’ai ainsi été séduit par le phénomène de la négociation. Il fallait tout négocier, du simple verre de jus de fruit à une assiette décorative arménienne… Les prix fixes n’existaient pas. Quant à moi, je n’étais pas très fort au « jeu » de la négociation et je ne m’attendais pas à ce que la théorie des jeux m’aide à mieux négocier dans les rues du souk de la vieille ville… Mais le mot « négociation » captivait mon imagination. J’ai appris la solution de négociation de Nash en suivant un cours de base sur la théorie des jeux. La méthode axiomatique* [1] était élégante, mais à mon sens non satisfaisante. Dans ma thèse de doctorat, j’ai travaillé sur des modèles de jeux répétés et sur une première version du « Folk Perfect Equilibrium » – indépendamment, mais en même temps que les travaux de Robert Aumann et Sir Lloyd Shapley [2]. J’ai été inspiré par la richesse du modèle de jeux répétés, ce qui m’a ouvert la porte vers l’application du modèle de jeux sous forme extensive* et la notion d’équilibre parfait en sousjeux* lors de la réalisation d’un modèle de négociation séquentielle.

3Revue Négociations : Quel est le principal résultat de votre modèle ? Quelles sont les principales hypothèses retenues ?

4Arien Rubinstein : A mes yeux, les modèles ne sont que des « fables ». Le lien entre les fables et le monde réel est subtil ; il en va de même pour la relation entre les modèles formels et le monde réel. Même si les modèles ne sont que des abstractions de la réalité, les hypothèses, qu’elles soient explicites ou implicites, « doivent avoir un sens » – ce qui est, je l’avoue un concept un peu vague… Dans mon article sur la négociation publié en 1982, j’ai essayé de raconter une histoire sur deux négociateurs qui s’échangent des offres et qui sont contraints par le temps pour trouver un accord. Le modèle est assez général car il peut s’appliquer à différents choix sur les relations de préférences des agents. Mon cas préféré est celui concernant les coûts fixes de négociation*. D’autres préfèrent le cas avec le facteur d’actualisation*. Or, l’article proprement dit se veut beaucoup plus général au niveau des hypothèses avancées sur les relations de préférences, un fait souvent ignoré par les chercheurs, qui n’avaient d’yeux que pour le cas particulier du facteur d’actualisation. L’hypothèse la plus forte que j’ai émise était l’utilisation du concept d’équilibre parfait en sous-jeux. Elle a permis d’aller très loin avec l’approche de rationalité dans la théorie des jeux.

5Notons que si les préférences sont stationnaires dans ce modèle, j’ai évité l’hypothèse de stationnarité de stratégies. J’ai abordé cette notion de stratégies dans les jeux séquentiels dans mon article de 1991 [3]. L’hypothèse de stationnarité des stratégies exclut par définition l’émergence de tout équilibre où les événements en début de jeu ont une incidence sur les comportements ultérieurs. Bien que la stationnarité soit présentée dans la littérature comme une hypothèse sur la simplicité des stratégies, elle comporte de sérieuses implications. Une stratégie n’est pas simplement un plan d’action : elle définit les pensées d’un joueur comme un élément de son analyse du jeu. Une stratégie dans un jeu sous forme extensive définit ses croyances sur ce qui se passera dans certaines circonstances qu’il va tenter d’éviter. L’hypothèse de la stationnarité des stratégies suppose que les joueurs ne changent jamais d’avis face aux actions de leurs adversaires, même après avoir constaté un changement dans leurs comportements. Cette hypothèse n’est pas particulièrement désirable.

6Revue Négociations : Dans votre article paru en 1986[4], vous avez établi un lien entre la solution de négociation de Nash et votre solution. Pour ce faire, vous avez modifié l’interprétation initiale de votre modèle de 1982. Pouvez-vous expliquer votre démarche ?

7Arien Rubinstein : L’article de 1986 a été écrit conjointement avec mes grands amis Ken Binmore et Asher Wolinsky. La problématique abordée dans cet article est la suivante : le modèle à offres alternées, tel que je l’ai présenté en 1982, et la solution de négociation de Nash, sont fondamentalement incompatibles. Tout simplement parce que les préférences, dans le modèle de Nash, sont celles d’un décideur faisant face au risque, c’est-à-dire ayant des préférences sur des loteries portant sur l’ensemble des accords réalisables. Nash se place donc dans le cadre de fonctions d’utilités, dites de von Neunman-Morgenstern*. Dans mon article de 1982, les négociateurs doivent faire face à des délais ; les préférences des agents portent ainsi sur des événements du type (x, t) où il faut trouver un accord x au temps t. Un article postérieur, co-écrit avec Peter Fishburn, [5] montrait que mes hypothèses équivalaient essentiellement – mais pas totalement – à la présentation en termes d’utilité ; mais la fonction u n’est pas une fonction d’utilité du type von Neunman-Morgenstern. Ainsi, afin de créer un lien entre les deux concepts, nous devions d’abord harmoniser les fondements du modèle. Pour ce faire, on pouvait, soit modifier celui de Nash – ce que nous avons fait, également –, soit changer l’histoire du modèle à offres alternées. Nous avons donc retenu la structure du modèle à offres alternées et nous y avons ajouté une probabilité exogène de rupture des négociations* – en raison, par exemple, de la fermeture de la fenêtre de tir des possibilités d’arriver à un accord. Puis, le facteur d’actualisation a été interprété comme une probabilité de poursuite des négociations, et l’événement (x, t) est devenu une loterie entre deux options : conclure un accord x avec la probabilité de le faire, et rompre les négociations, avec la probabilité complémentaire (1-). Ce changement d’interprétation nous a permis de créer un lien étroit entre la solution de négociation de Nash et l’équilibre parfait en sous-jeux qui caractérise le modèle à offres alternées.

8Revue Négociations : À partir de là, vous avez pu réinterpréter le modèle de Nash. C’est le sens de votre article paru en 1992 dans la revue Econometrica[6]. Quelles sont les différences entre les deux démarches, la vôtre et celle de Nash ?

9Arien Rubinstein : L’équilibre parfait en sous-jeux dans le modèle à offres alternées se caractérise par le fait qu’il s’appuie sur deux accords, l’un préféré par le négociateur n° 1, l’autre préféré par le négociateur n° 2, de sorte qu’à chaque tentative faite par l’un des joueurs (le n° 1 par exemple) pour trouver un accord qui lui est plus favorable par rapport à un état d’équilibre, il soit dans l’intérêt de l’autre joueur (le n° 2) d’accepter de subir une perte due au coût d’attente avant qu’il ne puisse répondre et insister à ce que l’accord se fasse sur la base de son offre préférée. Cette propriété est ordinale ; elle nous a conduit à réfléchir à un concept de solution dans le cadre théorique proposé par Nash. Une solution peut se définir comme une norme d’accord, de telle façon que, dans le cas d’une tentative de la part d’un joueur de placer une requête supérieure à cette norme, même au risque d’une rupture, l’autre joueur ait intérêt à exiger ladite norme, même après avoir tenu compte du risque de rupture des négociations. Manifestement, cette définition de la norme équivaut à la solution de négociation de Nash dans le cadre de la théorie de l’espérance d’utilité – et elle a été élargie pour englober d’autres théories de la décision sous incertitude. Cette interprétation me plaît, car elle permet de créer un lien entre les solutions stratégique et axiomatique. Elle permet d’éviter le descriptif rigide d’un jeu extensif particulier, tout en retenant le goût d’un jeu stratégique. En même temps, elle permet de rapprocher Nash des concepts de la théorie de jeux coopératifs.

10Revue Négociations : Votre travail sur la négociation est-il un élément important de vos réflexions sur la construction de théories économiques ? Votre objectif consiste-t-il à rejeter la métaphore de la main invisible ? Existe-t-il des liens avec vos travaux sur la rationalité limitée et le langage ?

11Arien Rubinstein : C’est exact. On aurait tort de dire que j’ai commencé à travailler sur la négociation afin de rejeter la métaphore de la main invisible. Je dirais plutôt qu’à un stade précoce de ma carrière académique, j’ai été davantage attiré par les modèles de négociation que par les modèles d’équilibre concurrentiels. Je me suis toujours senti mal à l’aise par rapport à la rhétorique autour des modèles d’équilibre concurrentiels et à l’utilisation de ces derniers pour justifier les prises de position économiques et sociales de la droite. J’étais content du modèle de négociation dans les marchés, présenté dans un article co-écrit avec Asher Wolinsky, [7] car il explique l’éventuel écart entre l’équilibre concurrentiel et l’équilibre dans les modèles de marché avec marchandage bilatéral. La « profession » a eu parfois du mal à accepter cette conclusion ; on a pu lire plusieurs articles qui affirmaient que notre interprétation des résultats était erronée. Néanmoins, je continue à croire que notre modèle démontre l’écart entre les marchés avec marchandage bilatéral et ceux qui fonctionnent par le biais d’un commissaire-priseur.

12Revue Négociations : Le temps est-il venu pour les économistes de regarder l’ensemble des facteurs pertinents aptes à expliquer l’habileté de négociation des agents ? Par exemple, les émotions ou autres motivations psychologiques ?

13Arien Rubinstein : Certainement ! Il est possible d’élargir les théories au-delà du paradigme de l’individu rationnel en suivant l’une ou l’autre des deux directions de recherche suivantes. La première consiste à intégrer des éléments intéressants du concept de rationalité limitée, tels que les procédures de choix, alors que la seconde consiste à modifier les préférences pour intégrer des motivations qui ne sont pas saisies par l’interprétation standard des attitudes envers le risque et la préférence pour l’instant présent. J’ai envie actuellement de faire quelque chose dans l’esprit d’un modèle que j’avais développé avec Jacob Glazer, présenté dans un article qui est passé totalement inaperçu… [8] On y a montré que l’ajout de ces motivations dans un problème d’implémentation peut modifier les résultats de manière spectaculaire concernant les décisions que les agents peuvent prendre. L’enjeu majeur consiste à trouver un modèle qui réussisse à capter le concept d’un négociateur averti. Notons que dans les modèles actuels, le négociateur doué est celui doté de patience, mais celle-ci ne constitue qu’un aspect limité du succès en matière de négociation. En effet, dans la vie réelle, je crois plus en l’existence de négociateurs doués que dans l’existence de spéculateurs qui réussissent en Bourse…

14Revue Négociations : À partir de votre modèle de 1982, un grand nombre de modèles de négociation ont été développés dans plusieurs directions : négociation en information incomplète, négociation multilatérale ou bilatérale, négociation simultanée ou séquentielle, négociation sur plusieurs objets, négociation dans des réseaux… Que pensez-vous de ce foisonnement ?

15Arien Rubinstein : Vers 1990, j’ai décidé qu’il était important pour moi d’évoluer vers un nouveau domaine de recherche, autre que celui de la négociation. Je pensais qu’un chercheur ne pouvait que constater la baisse de la productivité marginale des idées originales dans un domaine donné et qu’il m’était difficile de rester créatif dans ce secteur. Je voulais développer autre chose. Je pense avoir personnellement pris la bonne décision… Par conséquent, je ne suis plus, de près, les évolutions dans le domaine de la théorie de la négociation. Or, de temps en temps, quand je lis un article sur ce sujet, je découvre de nombreuses nouvelles idées intéressantes et je me dis : « Pourquoi n’y avais-je pas pensé trente ans plus tôt ? »…

16Revue Négociations : Une dernière question, que pourrait poser tout lecteur de la revue Négociations : quels peuvent être les fondements d’une collaboration réussie entre l’économie et d’autres disciplines travaillant dans le domaine de la négociation ?

17Arien Rubinstein : Mon intuition me dit que d’autres disciplines, surtout le droit et la psychologie, sont à même de nous inspirer pour créer des modèles innovateurs de négociation, qui intègrent d’intéressants éléments psychologiques et juridiques associés à la négociation. Comme vous le savez, je ne suis pas partisan de la valeur pratique directe des recherches théoriques en économie et, à mon avis, notre objectif ne doit pas être celui de proposer des conseils pratiques directs. En revanche, je crois dans l’inspiration réciproque des disciplines.

18Entretien réalisé par Jean-Christophe Péreau (novembre 2011).

Notes

  • [1]
    Les termes et expressions nécessaires à la compréhension du propos d’Ariel Rubinstein, suivis d’un astérisque, sont définis et commentés dans le glossaire qui clôt le dossier qui lui est consacré.
  • [2]
    Rubinstein, Ariel. (1979), « Equilibrium in Supergames with the Overtaking Criterion », Journal of Economic Theory, 21, p. 1-9.
  • [3]
    Ariel Rubinstein (1991), « Comments on the Interpretation of Game Theory », Econometrica, 59(4), p. 909-924.
  • [4]
    Ken Binmore, Ariel Rubinstein et Asher Wolinsky (1986), « The Nash Bargaining Solution in Economic Modeling », Rand Journal of Economics, 17(2), p. 176-188.
  • [5]
    Peter Fishburn et Ariel Rubinstein (1982), « Time Preference », International Economic Review, 23, p. 677-694.
  • [6]
    Ariel, Rubinstein, Zvi Safra et William. Thomson (1992), « On the Interpretation of the Nash Bargaining Solution and its Extension to Non-expected Utility Preferences », Econometrica, 60(5), p. 1171-1186.
  • [7]
    Ariel Rubinstein et Asher Wolinsky (1985), « Equilibrium in a Market with Sequential Bargaining », Econometrica, 53, p. 1133-1150.
  • [8]
    Jacob Glazer et Ariel. Rubinstein (1998), « Motives and Implementation: On the Design of Mechanisms to Elicit Opinions », Journal of Economic Theory, 79, p. 157-173.
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