Couverture de NEG_014

Article de revue

Traduire, est-ce négocier ?

Pages 37 à 57

Notes

  • [*]
  • [**]
  • [1]
    C’est Eco qui souligne.
  • [2]
    Pour une présentation comparée de ces termes, voir l’ouvrage de Pierre Goguelin (1993) et la note d’Hubert Touzard, « Consultation, concertation, négociation », publiée dans Négociations, vol. 2006/1.
  • [3]
    Cette littérature (prose ou poésie) est pensée ici – d’où son utilisation dans le présent article – comme instrument de connaissance du monde social (Lassave, 2002), comme exploration de l’être de l’homme (Kundera, 1986), et comme expression d’un imaginaire collectif (Heinich, 2007).
  • [4]
    Voir par exemple l’article d’Elisabeth Lavault (1998) « La traduction comme négociation ».
  • [5]
    Illatif, ive : du latin illatus. Le mot désigne l’acte et l’art d’inférer des conclusions.
  • [6]
    Gatsby Le Magnifique, traduction de Victor Liona, Paris, Grasset, 1946 ; Gatsby le Magnifique, traduction de Jacques Tournier, Paris, Grasset, 1996.
  • [7]
    Les titres des œuvres font aussi l’objet de renégociations en fonction du point de vue adopté par le traducteur. Ainsi, selon Françoise Thau-Baret (2005, p. 22), en un siècle et demi, le roman d’Emily Brontë, Wuthering Heights (1847), a connu les traductions de titre suivantes : Un Amant (T. de Wyzewa ,1892) ; Les Hauts de Hurle-vent (Delebecque, 1925) ; Les Hauts des quatre vents (Drover, 1934) ; Hauteplainte (J. et Y. de Lacretelle, 1937) ; La Maison des vents maudits (Bonville, 1942) ; Les Hauts des tempêtes (Servicen, 1947) ; Heurtebise (Monod et Soupault, 1947) ; Les Hauteurs battues des vents (Baccara, Verviers, Gérard et Cie, 1947) ; La Maison maudite (Turner, 1948) ; Les Hauteurs tourmentées (Bovay ,1949) ; Le Château des tempêtes (Marcireau, 1951) ; Le Domaine des tempêtes (Baccara, 1959) ; Hurlemont (Monod, 1963) ; Âpre mont, âpre vent (Servicen, 1964) ; Hurlevent des monts (Leyris, 1972) ; Hurlevent (Richard, 1994). A toutes ces différentes traductions, il convient d’ajouter de nombreuses éditions françaises parues sous le titre original Wuthering Heights. Ces variations ne se limitent pas à l’écriture romanesque. Récemment, la critique a salué une nouvelle traduction des Confessions de Saint Augustin proposée par Frédéric Boyer sous le titre Les Aveux
  • [8]
    Voir les lapsus, les calembours, les mots-valises ou les figures de style, telles l’énallage ou la syllepse.
  • [9]
    Brice Matthieussent, traducteur des textes de Jim Harrisson, Paul Bowles, Richard Ford ou Joyce Carol Oates, s’est amusé, dans un roman récent, Vengeance du traducteur (2009), à inverser les rôles : son ouvrage est constitué de notes de bas de page, et qui sont autant de protestations ironiques d’un traducteur qu’exaspèrent les approximations de l’auteur qu’il traduit. Dans l’article qui en propose la critique, on lit ceci : « Brice Matthieussent fait partie, pourtant, de la petite élite des traducteurs qui ont un nom : la plupart de ses confrères demeurent, jusqu’à leur mort, anonymes, en dépit de la qualité, de la difficulté et de la quantité de leur travail. » (Le Monde, 4 septembre 2009).
  • [10]
    « 1. Vaste et somptueuse résidence d’un chef d’Etat (…) ; 2. Cloison que forme la cavité supérieure de la cavité buccale (…) ; 3. Considéré comme l’organe du goût (…) ». Dictionnaire Le Robert (1992).
  • [11]
    « There is no social order without negotiated order ; that is, negotiation is part and parcel of any social order » (Strauss, 1978, p. 250)
  • [12]
    « So, wherever there are social orders there are not only negotiated orders but also coerced orders, manipulated orders, and the like. » (Strauss, 1978, p. 262)
  • [13]
    Allusion à l’ouvrage de José Saramago, Les Intermittences de la mort, Paris, Seuil, 2008.
  • [14]
    Allusion à l’article de Michel Callon, « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles St-Jacques dans la baie de St-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36, 1986.
  • [15]
    Pour reprendre le titre et la charge de Roger Caillois (1945). Voir Approches de la poésie, Paris, Gallimard, 2001.
  • [16]
    « Ces mêmes doigts, capables de négocier les accords d’une partita de Bach, pouvaient tout aussi bien renverser une tasse de thé sur une nappe ou lâcher un verre sur un sol dallé. » Ian McEwan, Sur la plage de Chesil, Paris, Gallimard, 2008, p. 22
  • [17]
    Allusion au vers de Paul Eluard ouvrant le 7ème poème du chapitre « Premièrement » du recueil L’Amour la poésie (1929).
  • [18]
    Allusion au vers – tant commenté ! – du sonnet de Stéphane Mallarmé (1899), Les purs ongles très haut dédiaient leur onyx
  • [19]
    Catherine Kerbrat-Orecchioni ajoute (p. 96) : « Il me semble donc à tous égards préférable de réserver “négociation” aux cas où l’on observe à la fois du conflit et de la coopération, et de considérer que pour qu’il y ait négociation il faut et il suffit, d’une part, qu’il y ait désaccord initial ; et d’autre part, que les sujets en litige manifestent un certain désir (réel ou feint) de restaurer l’accord, désir sans lequel on sort d’une logique de négociation pour entrer dans celle du conflit avoué. »
  • [20]
    Peter Burke (2007, p. 9) remarque ainsi : « Translation implies “negotiation”, a concept which has expanded its domain in the last generation, moving beyond the worlds of trade and diplomacy to refer to the exchange of ideas and the consequent modification of meanings. »
  • [21]
    Elaborée au cours des années soixante-dix par Hans Vermeer, la théorie du skopos (du grec : but, visée) postule que les méthodes et les stratégies mises en œuvre pour une traduction sont déterminées avant tout par le but ou la finalité du texte à traduire.
  • [22]
    Voir, par exemple, le travail de Jean-Paul Fourmentraux (2008) à propos de l’œuvre d’art numérique.
  • [23]
    « Les contenus transmis à l’école sont issus d’une sélection, d’un tri qui reflètent les débats et les négociations auxquels ils ont donné lieu. La sociologie des curricula s’attache à saisir le savoir véhiculé par l’enseignement non plus comme une entité absolue et douée d’une valeur intrinsèque, mais comme une construction sociale et un enjeu social, comme ce qui est produit dans une “arène” institutionnelle et constitue le résultat précaire d’interactions et d’interprétations négociées entre des groupes aux perspectives divergentes. » Denis Pasco et Y. Leziart, « Sociologie du curriculum et choix des savoirs enseignés en EPS », Carrefours de l’éducation, vol. 2005/1, Université de Picardie.
  • [24]
    Sauf dans les cas extrêmes de censure d’un traducteur qui, intentionnellement, modifierait, pour des raisons idéologiques, le texte lui-même ; cf. le cas de la traduction de la résolution 242 de l’ONU, à propos du conflit entre Israël et les Palestiniens.
  • [25]
    Sur le compromis comme forme dévaluée et critiquée, voir Ch. Thuderoz, « De l’impureté. Les figures (controversées) du compromis », dans Qu’est-ce que négocier ? Sociologie du compromis et de l’action réciproque (2010).
  • [26]
    Pour faire écho au dernier opus d’Erving Goffman, Façons de parler, publié après sa mort, traduit en français en 1987.

1Dans Dire presque la même chose, Umberto Eco écrit ceci : « Je vais recourir très souvent à l’idée de négociation pour expliquer les processus de traduction, car c’est sous l’enseigne de ce concept que je placerai la notion, jusqu’alors insaisissable, de signification. On négocie la signification que la traduction doit exprimer parce qu’on négocie toujours, au quotidien, la signification que nous attribuons aux expressions que nous utilisons. » (Eco, 2006, p. 103). Et, quelques pages plus loin : « Un traducteur traduit des textes et, après avoir clarifié le Contenu Nucléaire d’un terme, il peut décider, par fidélité aux intentions du texte, de négocier d’importantes violations d’un principe abstrait de littéralité. » (p. 107).

2En quoi l’usage de la notion de négociation ou du verbe négocier éclaire-t-elle l’activité de traduction ? Inversement, en quoi est-ce utile, pour la théorie de la négociation, d’investiguer des champs d’activité tels celui de la traduction de textes littéraires ? Telles sont nos deux questions de départ. Pourquoi s’interroger ainsi ?

3Le terme de négociation fait désormais florès dans la littérature académique, au-delà des disciplines qui l’ont mobilisé (l’économie, la science politique et la sociologie) et des champs sociaux dont il était le maître-mot : l’échange commercial, la crise diplomatique ou la relation d’emploi dans l’entreprise. Cette extension d’usage d’un terme, ou d’un concept, jusqu’alors réservé à des domaines spécifiques, est-elle un problème ? Oui et non.

4Pour la plupart des chercheurs découvrant, dans nombre de situations ou de pratiques sociales, sa présence ou son heuristique, la négociation est souvent le point d’arrivée : ils montrent que x est négocié, ou relève d’un processus de négociation. Ils n’ont cependant accompli que la moitié du chemin ; la question est en effet celle-ci : pour quels motifs, dans quelles conditions, et sous quelles formes, s’opère cette négociation de x ou de y ?

5Le cas de la traduction littéraire, parmi d’autres cas possibles, est un bon champ d’études pour ce travail d’exploration du négocié : une traduction est rarement perçue par le profane ou le linguiste comme le résultat d’un compromis, ni comme l’illustration d’un processus de négociation. Or, Umberto Eco, pour expliquer et théoriser son travail de traducteur, place sa réflexion, dit-il, sous « l’enseigne de ce concept ». Le chapitre 4 de son ouvrage s’intitule : « Signification, interprétation, négociation ». Il débute par un exemple – la traduction en italien de Sylvie de Gérard de Nerval. Il a dû, à un moment de cette traduction, dit-il, rendre compte du fait que les maisons du village où réside Sylvie sont toutes des chaumières. Ce mot n’existe pas en italien ; comment le traduire ? Eco décrit ainsi son travail de « négociateur » de textes : il a recensé les diverses propriétés du terme français, puis il a identifié une série de mots équivalents possibles en italien (capanna, casetta, piccola baita, etc.), puis il a choisi parmi eux, « renonçant à certaines des propriétés » et « ne sauvant que celles qui sont importantes pour le contexte » (p. 98), optant enfin pour une solution en trois mots ; celle-ci met l’accent, non sur le toit de chaume mais sur les murs de pierre (casupole in pietra).

6Dans un autre passage du texte, à propos cette fois-ci de la maison de la tante de Sylvie, Eco choisit de rendre petite chaumière bâtie en pierres de grès inégales par una casetta di pietra, mais en ajoutant cette fois-ci le détail du chaume, dai tetti di stoppia, qu’il avait volontairement omis auparavant. « Dans les deux cas, conclut Eco, je n’ai pas tenu compte de tout ce qu’un dictionnaire français propose à l’entrée chaumière. J’ai négocié les propriétés qui me paraissaient pertinentes par rapport au contexte – et aux objectifs que le texte s’était fixés. [1] » (p. 99).

7Tout au long du chapitre, dans les suivants et avec force exemples, Eco tente de justifier son usage du terme de « négociation ». Parmi ses arguments : ceux portant sur le sens des mots et des images qu’ils connotent, sur leur nécessaire interprétation, mais aussi ceux concernant des choix d’abandon – « Traduire signifie toujours “raboter” quelques-unes des conséquences que le terme original impliquait. En ce sens, en traduisant, on ne dit jamais la même chose. » (p. 110) – et des choix volontaires de concession : « La négociation n’est pas toujours une tractation qui distribue avec équité pertes et profits entre les parties en jeu. Je peux juger acceptable une négociation où j’ai concédé à la partie adverse plus que ce qu’elle m’a concédé et pourtant, vu mon propos initial et sachant que je partais nettement désavantagé, m’estimer satisfait quand même. » (ibid.).
Nous sommes au cœur du problème : en quoi Eco est-il un négociateur quand il tente de « dire presque la même chose » en passant d’une langue à une autre ? Traduire, est-ce vraiment négocier ? Et que peut apprendre l’observation du travail du traducteur à tous ceux qui tentent de théoriser l’activité et le travail de négociation ? Ces questions dessinent le plan de cet article : après avoir rappelé l’usage classique du terme de « négociation » (I), nous étudierons pour quels motifs la traduction peut se définir comme une négociation (II). Puis, après avoir montré les différences entre ces deux activités (III) et les risques d’un trop grand usage de la notion de négociation (IV), nous terminerons par une discussion de l’argument qui sous-tend le propos de cet article : l’intérêt et l’utilité du rapprochement entre les activités de traduction et de négociation (V).

Que désigne, dans son usage classique, la notion de « négociation » ?

8Les définitions admises et usuelles du terme dans le champ académique mettent l’accent sur deux dimensions :

  1. la négociation comme mode de décision et, par différence avec d’autres modes – la décision unilatérale, l’agrégation des votes, le recours judiciaire, la décision d’expertise, etc. – l’accent mis sur le caractère collectif de ce processus : une décision négociée est une décision prise conjointement par des parties concernées par un problème qui les affectent et qu’elles cherchent, ensemble, à résoudre. La négociation est donc « a joint decision-making process » (Zartman, 1977), « the process of joint decision making » (Young, 1991), ou « a multiparty decision-making activity » (Neale et Bazerman, 1991).
  2. La négociation comme mode de résolution de litiges. Le mot désigne la recherche – volontaire – d’un compromis entre des prétentions contraires. L’accord auquel cette négociation peut aboutir, à l’issue d’un processus parfois chaotique, met fin, en tous cas provisoirement, au conflit d’intérêts qui oppose les parties. La négociation est ainsi « a joint-decision process for resolving conflicts of interest » (Walton et McKersie, 1965), « a form of decision making in which two or more parties talk with one another in an effort to resolve their opposing interest » (Pruitt, 1981).
La définition de Christophe Dupont (1994, p. 11), qui recueille l’unanimité dans la tradition d’études francophone, rassemble ces deux dimensions. La négociation est « une activité qui met en interactions plusieurs acteurs qui, confrontés à la fois à des divergences et à des interdépendances, choisissent (ou trouvent opportun) de rechercher volontairement une solution mutuellement acceptable ». Dans une perspective systémique, prise de décision et résolution du conflit sont ainsi liées : un conflit peut se définir par le blocage d’un processus courant de décision entre des protagonistes appartenant au même système social, mais éprouvant, sur tel ou tel sujet, des difficultés à opérer des choix d’action communs.

9Quels sont les ingrédients, nécessaires et suffisants, dont la présence caractérise un processus de négociation ? La littérature académique répond : des acteurs, en co-dépendance, porteurs d’intérêts différents ; un litige, à propos d’objets ou de droits, qui divise et réunit ces acteurs ; la recherche d’une solution, mutuellement acceptable, matérialisée dans un accord ; des jeux, des rituels et des stratégies pour y parvenir. À cette liste ajoutons également : un contexte, qui matrice ce processus ; des moments-clés, qui le rythment ; et des règles, qui le structurent : règles de persuasion, de coercition, de dissimulation et de réciprocité, notamment (Bourque et Thuderoz, 2002).

10Nommons cette approche classique : la conception « stricte » de la négociation (du latin strictus : étroit, rigoureux). Elle permet de délimiter le champ et de définir, par comparaison, des activités sociales connexes, telles « la médiation », « la consultation », « la concertation », « le dialogue social », etc. [2]

11Une seconde acception et un autre usage du terme de négociation sont désormais répandus : quand il désigne, non la résolution d’un conflit et la recherche d’un fair agreement, mais une procédure d’ajustement et d’harmonisation de cours d’action (entre des individus, mais aussi entre ces derniers et des objets, sociaux, physiques ou conceptuels, qui entravent ces cours d’action). Là, point de rituels ou d’interaction contractualisée, pas de travail d’universalisation ou de complexification ; juste : une composition. Mais le mot utilisé est celui de « négociation »… Ainsi des situations ou des expressions suivantes, offertes par la littérature [3] : « Il négocia son virage sur les chapeaux de roues » (T.C. Boyle, Au bout du monde, 1978) ; « Ils négocièrent les innombrables boucles et les fréquents rapides du rio Bobonaza » (Patrick Drevet, Le Corps du monde, 1997) ; ou : « Elle souhaitait négocier l’avenir de sa petite fille » (Isabel Allende, Portrait sépia, 2001). Nommons cette seconde approche : la conception « élargie » de la négociation.
Le problème peut être reposé ainsi : que gagne l’analyste à glisser d’une conception « stricte » à une conception « élargie » de la négociation ? Cette dernière a-t-elle une pertinence, et laquelle ? L’étude de l’activité de traduction apporte quelques éléments de réponse…

Pourquoi certains traducteurs utilisent parfois le terme de négociation pour qualifier leur travail de traduction ?

12Comment ce concept de négociation, communément appliqué au champ de la gestion, de la diplomatie ou des relations sociales peut-il s’appliquer à un domaine essentiellement linguistique [4] ? Plusieurs motifs se dessinent.

13Motif 1 : Traduire, c’est réduire l’écart entre le sens véhiculé par les mots de la langue source et le sens produit dans la langue cible, un peu comme le compromis auquel parviennent des diplomates réduit l’écart entre les prétentions de leurs pays respectifs.

14Pour le non linguiste, la traduction est souvent envisagée comme une simple opération de transcodage consistant à trouver dans la langue cible les mots correspondant à ceux utilisés dans la langue source. De ce point de vue, l’opération obéirait aux mêmes principes que le change des devises à la différence que le cours des mots serait établi à jamais selon un système de parités fixes. A un mot (a) d’une langue A correspondrait en toutes circonstances un mot (b) d’une langue B ou un mot (c) d’une langue C. Il n’y aurait pas de variable d’ajustement et toute discussion sur les cours serait impossible.

15Cette représentation erronée ignore le fait essentiel que les mots ne se correspondent pas de manière univoque selon les langues. Elles découpent en effet la réalité de manière très différente. Là où le français ne dispose que du seul mot bureau pour désigner un meuble, un local professionnel, une pièce dans une maison ou une administration, l’anglais compte quatre mots différents (desk, office, study, bureau). Inversement le français distingue entre fleuve et rivière là où l’anglais ne possède que river. Sans parler bien sûr des mots qui n’ont pas de traduction dans une autre langue (terroir, fairplay, joie de vivre, commonsense, etc.) ou dont le contenu culturel (les realia) est si fort qu’il rend impossible toute tentative de traduction (cow boy, coroner, sheriff, success story )

16N’oublions pas, en outre, que l’on ne traduit jamais des mots, mais du sens véhiculé par des mots. Or le sens n’est jamais donné par les dictionnaires bilingues. Il est présent dans le texte de départ, dans ce que l’auteur a voulu dire, et dans ce que le destinataire peut entendre ou comprendre.

17Le célèbre dicton « traduttore-traditore » (« traduire, trahir ») tire sa force de la situation paradoxale dans laquelle le traducteur se trouve acculé : exprimer le sens d’un texte écrit dans une langue à l’aide de mots appartenant à une autre langue. Le traducteur est confronté à l’irréductible altérité des systèmes linguistiques évoquée par Ferdinand de Saussure (1916) : « Si les mots étaient chargés de représenter des concepts donnés d’avance, ils auraient chacun d’une langue à l’autre des correspondants exacts pour le sens ; or il n’en est rien. Le français dit indifféremment louer (une maison) pour “prendre à bail” et “donner à bail”, là où l’allemand emploie deux termes : mieten et vermieten ; il n’y a donc pas correspondance exacte des valeurs. » (1995, p. 161)

18Il résulte de cette situation un écart inévitable exprimé par le « presque » du titre de l’ouvrage d’Eco. Négocier, c’est pour le traducteur réduire au maximum l’écart entre le sens véhiculé par les mots de la langue source et le sens produit dans la langue cible. C’est une tâche complexe (pour ne pas dire vouée à l’échec) en raison de la grande diversité des paramètres que le traducteur doit maîtriser : « …mises à part les difficultés touchant à la terminologie et aux realia afférentes au domaine considéré, et sans parler bien sûr des problèmes de langue, les problèmes de traduction renvoient essentiellement à l’obligation de tenir compte ensemble d’impératifs contradictoires : rendre le sens exact, et les connotations stylistiques, et la valeur de stéréotype idiomatique, et la teneur métaphorique, et les références culturelles, et le nombre de syllabes, et la sonorité, etc. – et tout ça pour un seul et même item linguistique ! C’est l’expérience de tout traducteur que d’éprouver que tous les équivalents proposés pour telle ou telle difficulté du texte-source devront être récusés les uns après les autres, si l’on attend de chacun d’eux qu’il rende toutes ces nuances de l’original… » (Ladmiral, 1999, p. 34)

19Motif 2 : En recherchant un compromis entre langue source et langue cible et en opérant des choix de traduction parmi d’autres possibles, le traducteur est un négociateur.

20Ces nombreuses difficultés liées à la traduction sont envisagées et traitées différemment en fonction d’une question essentielle, qui n’a cessé de se poser aux traducteurs. Faut-il privilégier la langue de départ (langue source) ou bien, au contraire, la langue d’arrivée (langue cible) ? Ces deux positions ont nourri pendant des années dans le monde de la traductologie la querelle entre les « sourciers » et les « ciblistes ». Pour les uns, il est essentiel de conserver dans la langue d’arrivée les particularités de la langue originale, au risque de parfois proposer un mot à mot susceptible de heurter le lecteur mais qui s’efforce de véhiculer toutes les différences linguistiques et culturelles du texte source. Pour les autres, il faut s’efforcer de livrer un texte qui donne l’impression d’avoir été directement écrit dans la langue cible, en effaçant les éléments pouvant trahir son appartenance à une autre langue et une autre culture.

21Un des tenants contemporains de la position favorisant la langue cible est Eugene Nida, dont les traductions de la Bible sont fondées sur la recherche d’équivalences dynamiques permettant de s’affranchir très efficacement des contraintes de la langue et de la culture de départ. Pasteur protestant, Nida fut l’un des premiers à opérer des choix radicaux dans l’adaptation du message biblique, afin de rallier le plus grand nombre à la foi chrétienne. Aux antipodes de la tradition littérale il préconise la recherche d’équivalents porteurs de sens dans la langue réceptrice. En effet que peut signifier « blanc comme neige » pour des peuples vivant sous les tropiques, ou encore « le pain quotidien » pour un Indien dont le riz est la base de sa nourriture ?

22Le traducteur, ici, est un négociateur : il opère des choix, parfois draconiens, pour en valoriser d’autres, selon ses volitions et orientations ; il prend parti, après évaluation et hiérarchisation de ses préférences. Il construit une solution à un problème, et cette solution est contingente : elle est un compromis entre une habileté, une personnalité, une fidélité à un texte original, un contexte culturel, le respect d’une tradition, etc.

23Motif 3 : Traduire, c’est évaluer les pertes et les gains procurés par tel ou tel choix de traduction, et décider d’une option jugée avantageuse.

24La notion de négociation prend tout son sens au sein de l’activité traduisante à partir du moment où l’on admet que toutes les contraintes se posant au traducteur ne pourront être satisfaites, et qu’une série de choix va devoir être opérée. Traduire, c’est mesurer les pertes et les gains procurés par tel ou tel choix de traduction. C’est le cœur de la réflexion d’Eco ; il précise dans son introduction : « De là l’idée que la traduction se fonde sur des processus de négociation, cette dernière étant justement un processus selon lequel, pour obtenir quelque chose, on renonce à quelque chose d’autre, et d’où, au final, les parties en jeu sortent avec un sentiment de satisfaction raisonnable et réciproque, à la lumière du principe d’or selon lequel on ne peut pas tout avoir. » (Eco, p. 18).

25Comme c’est le cas pour une négociation sociale, commerciale ou diplomatique, il n’existe pas de règles préétablies relatives à la manière dont ces choix de traduction sont opérés. Les compromis obtenus sont le fruit d’accords établis en fonction des situations de traduction, des possibilités offertes, et bien sûr du sens que le traducteur souhaite restituer.

26Ceci implique qu’il n’y a pas une seule et « bonne » traduction, mais bien évidemment des traductions possibles (et aussi « bonnes » les unes que les autres). C’est l’idée avancée par Peter Newmark : « There is no such thing as a perfect, ideal or “correct” translation » (Newmark, 1988, p. 6). De ce fait, un traducteur est toujours tenté de revoir sa propre traduction. On comprend alors qu’un même texte, traduit par des personnes différentes, pourra donner lieu à des versions très différentes en fonction de la sensibilité de chacun à un moment donné, et compte tenu de ses volitions, exigences ou orientations.

27Cela se vérifie en traduction littéraire lorsque des textes classiques sont traduits à différentes époques. Les traductions de Shakespeare en français illustrent cette perpétuelle remise en questions des choix opérés au fil des siècles. Le premier de ces choix porte sur la forme qu’il convient de donner à la langue de la traduction : faut-il traduire Shakespeare dans un français fictif du début du XVIIe siècle, ou faut-il le traduire dans un français contemporain ? Jean-Michel Déprats (2002) ouvre le débat, mais précise que chaque option est parfaitement justifiée : « Traduction archaïsante et traduction modernisante sont dans leur principe deux façons également légitimes de concevoir la fidélité à une œuvre. » (Déprats, 2002, p. XCVI) Le débat se poursuit depuis quatre siècles car on ne peut échapper à l’historicité de la traduction…

28Le traducteur, ici, rejoint le négociateur et son dilemme : maintenir ses prétentions ou favoriser la relation à l’autre ? Il agit ainsi comme le modèle théorique de la négociation intégrative décrit l’action du négociateur et le déroulement du processus (et comme les ont conceptualisés Richard Walton et Robert McKersie, 1965) : il identifie le problème, il dresse la liste des options possibles, il examine leurs conséquences et le gain additionnel de chacune, il établit quelques critères de choix, puis il sélectionne l’une de ces options.

29Ce faisant, il renonce. Et c’est cet abandon, ce renoncement volontaire qui spécifie l’acte de négocier : le négociateur accepte ainsi de ne pas faire prévaloir sa prétention sur celle de son partenaire ou adversaire (simplement, de la faire valoir), et d’abandonner une partie de ses prétentions initiales. Il réaménage ainsi la structure de ses préférences. Le traducteur agit de même façon : « Traduire, souligne Eco (p. 110), signifie toujours “raboter” quelques-unes des conséquences que le terme original impliquait. En ce sens, en traduisant, on ne dit jamais la même chose. L’interprétation, qui précède toute traduction, doit établir combien et lesquelles des conséquences illatives [5] suggérées par le terme peuvent être rabotées. Sans jamais être tout à fait sûr de ne pas avoir perdu un réverbère ultraviolet, une allusion infrarouge. »

30Motif 4 : Les choix de traduction ne sont jamais définitifs ; ils ouvrent toujours la voie à d’incessantes modifications ; celles-ci peuvent être qualifiées de « renégociations ».

31La mesure des avantages et des inconvénients procurés par tel ou tel choix n’offre jamais une solution durable ; celle-ci s’apparente à un compromis temporaire, qui peut être reconsidéré au cours d’une négociation ultérieure : « The moral is that a given translation should be regarded less as a definitive solution to a problem than as a messy compromise, involving losses or renunciations and leaving the way open for renegotiation. » (Burke, 2007, p. 9).

32C’est dans le domaine littéraire que les traductions sont le plus souvent remises en question. Donnons deux exemples. Dans sa préface de l’édition de La Pléiade des Œuvres complètes de Shakespeare (1959), André Gide écrivait : « Chaque traducteur, suivant son goût et son tempérament personnel, sera sensible à telle qualité de Shakespeare plutôt qu’à telle autre et s’attachera spécialement à la rendre. Il faut compter avec cet indice de réfraction légèrement déformant. C’est aussi pourquoi, tout en adoptant la version de F.-Victor Hugo pour l’ensemble, La Pléiade a jugé bon de présenter les textes de quelques récentes versions différentes. Si Shakespeare est quelque peu trahi, inévitablement, par chacune d’elles, du moins ne le sera-t-il pas toujours de la même façon. Chacune de ces versions aura ses vertus particulières ; c’est de leur faisceau seulement que pourra se recomposer le prisme du génie diapré de Shakespeare. » (Gide, 1959, p. XI)

33Second exemple. Le roman de Francis Scott Fitzgerald, The Great Gatsby, a fait l’objet de plusieurs traductions en français, en particulier celles de Victor Llona (1946) et de Jacques Tournier (1996) [6]. En comparant une scène du chapitre 3 extraite des ces deux versions, Michel Viel fait le constat suivant : « En traduisant le prétérit anglais par le passé simple, Llona fait du roman une histoire (au sens de Benveniste), tandis que Tournier, avec le passé composé en fait un discours. Ainsi, par un chemin strictement linguistique, on retrouve la grande controverse, engagée par Maxwell Perkins, sur le statut du narrateur, acteur ou témoin de l’histoire. » (Viel, 2009, en ligne)
La multiplicité des traductions possibles dans le domaine littéraire relève de « l’autonomie » du texte (Ricœur, 1969) ; ce dernier échappe toujours à son auteur ; il offre ainsi une infinité de lectures et de traductions possibles [7].
Motif 5 : Le traducteur se tient au cœur d’un réseau de coopération et de négociation, regroupant une multiplicité d’acteurs et de négociateurs.
Il n’y a pas qu’avec le sens des mots que le traducteur « négocie ». Plusieurs protagonistes sont présents, et chacun d’eux revendique, proteste, exige : l’éditeur, qui lui a confié une traduction, établi un délai, fixé un prix ; l’auteur qui, s’il est vivant et maîtrise la langue française, peut vouloir corriger certaines traductions ; l’agent littéraire de l’auteur, qui fera respecter ses desiderata ; le lecteur qui, s’il n’est pas présent « en chair et en os », est néanmoins actif dans ce processus de traduction puisqu’il peut préférer une traduction à une autre ; le libraire qui, pour de mêmes raisons, conseillera un autre choix à ses clients ; un collègue traducteur qui, sollicité, suggérera une formulation plus appropriée, etc.
Ces multiples négociations sont enchevêtrées ; certaines sont ponctuelles, ou émergentes, d’autres sont récurrentes ; elles tissent un réseau serré de coopérations contraintes.

Pourquoi le terme de négociation rend cependant imparfaitement compte du travail de traduction ? Quelles sont les différences entre ces deux activités, traduire et négocier ?

34Différence 1 : Traduire un texte, c’est d’abord le comprendre.

35La traduction est un processus que l’on peut diviser schématiquement en deux étapes essentielles : l’étape de compréhension du texte à traduire, et l’étape de restitution (ou de réexpression) du texte dans la langue cible. Si, comme nous venons de le voir, l’étape de restitution est une démarche qui partage de nombreux points avec le processus de négociation, ce n’est pas le cas de toute l’opération traduisante.

36Traduire, c’est avant tout comprendre – et « comprendre c’est traduire », comme l’indique George Steiner (1975), qui donne ce titre au premier chapitre de son ouvrage Après Babel, consacré à la traduction. Cette compréhension du sens d’un texte est-elle « négociable » ? Au sens strict et dans l’usage courant du terme, non.

37La compréhension est une opération au cours de laquelle le traducteur mobilise simultanément des compétences linguistiques et des connaissances extralinguistiques, de l’ordre de la connaissance du monde, afin d’établir des conjectures qui lui permettront d’anticiper le sens premier du texte. C’est le « modèle séquentiel de la traduction », tel qu’il a été proposé par Daniel Gile (2005, p. 102), dans lequel l’hypothèse de sens est confirmée ou non par la suite du message.

38À ce stade de l’opération traduisante, le traducteur n’a pas, au sens strict, le loisir de « négocier » le sens des mots. Si le message en langue source est « le feu est au rouge », le traducteur ne peut le percevoir différemment lors de la phase de compréhension. C’est le principe de base de toute communication entre un émetteur et un récepteur partageant la même langue. Le traducteur, en position de récepteur du message, possédant une parfaite connaissance de la langue source, se comporte comme n’importe quel autre individu en situation de récepteur. On peut certes imaginer que la compréhension du message soit imparfaite du fait d’une lacune linguistique ou extralinguistique chez le traducteur, mais jamais du fait d’un choix opéré délibérément au niveau du sens.

39En revanche, si le message restitué en langue cible est « le feu est à l’orange », on peut supposer que, pour un certain nombre de raisons qui lui sont propres, le traducteur a « négocié » une partie du sens mais que ce processus de négociation est clairement inscrit dans la phase de restitution du sens ; il est extérieur à l’étape de compréhension.

40La traduction ne peut donc se réduire à une opération de négociation. Car si le traducteur se trouve contraint, comme le soutient Eco, d’opérer des choix par rapport au sens qu’il accordera au texte dans la langue cible, il se doit, dans un premier temps, de comprendre parfaitement le sens contenu dans le texte source. Et ce n’est qu’au terme de ce processus initial de compréhension que l’arbitrage du traducteur peut avoir lieu (et que ce dernier peut être qualifié de « négociation »).

41Eco rappelle d’ailleurs la première étape de tout travail de traduction : « clarifier le contenu nucléaire d’un terme », écrit-il (p. 107). Ce qui suppose une certaine stabilisation de ce contenu (ou, dans les termes d’Eco : « un consensus intersubjectif dans la reconnaissance »). Eco donne l’exemple du mot rat. Si nous ignorons ce que quelqu’un a en tête quand il prononce ce mot, nous savons ce qu’il veut dire dès lors qu’il désigne cet animal, ou lorsqu’il le dessine ; c’est une « interprétation exprimée », dit Eco – un contenu nucléaire, donc, soit une unité de contenu dotée de qualités minimales nous permettant de « reconnaître un objet donné ou comprendre un concept donné – et comprendre l’expression linguistique correspondante » (p. 104). Le travail de traduction porte donc sur le choix – ou la meilleure façon – de rendre compte, dans une langue cible, du contenu nucléaire d’un mot exprimé dans une langue source. Le sens de ce dernier est réputé univoque, sauf si l’intention du locuteur est esthétique ou humoristique [8], ou si ce locuteur est aphasique. Ou si le terme lui-même est ambigu et son sens indéterminé, sauf indication donnée par le contexte de la phrase ou du texte (« louer son appartement », par exemple).

42Relisons la citation de Eco, en liminaire de cet article. Que dit-il ? Que c’est « la signification que nous attribuons aux expressions que nous utilisons » qui se négocie, non leur sens intrinsèque ; que ce sont les règles d’un transcodage terme à terme que viole le traducteur, tel qu’un « principe abstrait de littéralité » lui enjoindrait de faire. C’est donc ce principe abstrait qui est transgressé (négocié, donc).

43Différence 2 : La traduction ne peut s’envisager comme une simple activité de transcodage linguistique. La phase de restitution du texte-source est toujours une réécriture ; la traduction doit s’envisager comme une activité créatrice.

44Cette affirmation peut surprendre car seul l’auteur du texte original semble pouvoir aspirer au statut de créateur. L’activité du traducteur souffre d’un déficit de reconnaissance en raison de son caractère secondaire ou ancillaire. Il n’est du reste pas anodin que le nom du traducteur n’apparaisse jamais sur la couverture d’un ouvrage ; il faut le chercher à l’intérieur de l’ouvrage, écrit en petits caractères [9]. Pourtant si l’auteur crée un texte original, c’est au traducteur qu’il appartient de recréer ce texte dans une autre langue. Ce n’est sans doute pas par hasard que, dans le domaine littéraire, les meilleurs traducteurs se trouvent être souvent des auteurs eux-mêmes ; ils contribuent ainsi de façon considérable au succès de l’œuvre qu’ils introduisent dans leur langue maternelle. Pour Henri Meschonnic (1999, p. 85), cette traduction relève d’un processus créatif : « Qu’on puisse parler du Poe de Baudelaire et de celui de Mallarmé montre que la traduction réussie est une écriture… ».

45On peut objecter que toute création repose en partie sur des choix effectués en fonction d’un objectif à atteindre et de contraintes imposées, que choisir c’est aussi renoncer et que, de ce point de vue, la création demeure apparentée à un processus de négociation. Sans sombrer dans une vision romantique de la traduction envisagée comme l’expression d’une intuition géniale et fulgurante, force cependant est de constater que traduire, c’est bien plus que « gérer des déperditions multiples et variées » (Mejri, 2005, p. 122).
Prenons l’ouvrage du neurobiologiste Jean-Didier Vincent intitulé Biologie des passions (1986) et de sa traduction en anglais par John Hughes (The Biology of Emotions, 1990). En exergue d’un chapitre consacré à l’alimentation et au goût chez l’homme, l’auteur inscrit la phrase « Aux marches du palais ». Le jeu de mots portant sur la polysémie du mot « palais » [10], associé aux paroles d’une chanson fort connue du répertoire populaire français, ne peut, à l’évidence, échapper au lecteur. Toute traduction de cet exergue visant à conserver une correspondance entre les mots du texte original et ceux du texte en langue d’arrivée est, dans ce cas précis, impossible. Il ne s’agit pas ici, pour le traducteur, d’arbitrer entre plusieurs solutions : il n’en existe aucune. En revanche, le traducteur peut s’affranchir du texte de départ et recréer un texte original, sans rapport apparent avec le texte source, mais dont l’objectif est de produire un effet équivalent dans la langue cible. La traduction proposée repose non plus sur un jeu de mots mais sur un calembour : « Alimentary my dear Watson ! ». Les deux versions sont fondées sur un rapprochement inattendu entre le thème du goût et de l’alimentation et un élément culturel propre à chacune des deux langues (une chanson ancienne, un personnage de fiction). Notons qu’il ne peut s’agir là d’une « négociation », avec des gains et des pertes procurés par tel ou tel choix de traduction, ces choix étant connus et mesurés ; on entre là dans le champ infini de l’imagination créatrice du traducteur.
Il y a donc dans l’activité de traduction quelque chose qui échappe au modèle rationnel de la transaction et du compromis pragmatique. À la différence des mondes (marchand et industriel, notamment) où la négociation est l’un des maîtres-mots ou l’un des éléments moteurs, le « monde de l’inspiration » (Boltanski et Thévenot, 1991) est faiblement équipé, rétif à toute mesure ou évaluation objective, fondé sur la singularité et l’imagination.

Quels sont les risques encourus si l’on qualifie de « négociation », sans discernement, certaines activités comme la traduction ?

46Risque 1 : Sont perdues des étapes, des spécificités et des dimensions essentielles de ces activités sociales.

47Les deux différences ci-dessus le montrent : en qualifiant de « négociation » toute l’activité de traduction, sans nuancer ses étapes ou en ignorant sa spécificité, l’analyste se prive d’un regard acéré sur ce travail. Lui échappent diverses composantes – la clarification du contenu, la subjectivité du traducteur, son degré d’inspiration, son élégance dans l’écriture, son habileté à rester fidèle au texte source tout en lui étant infidèle, sa capacité créatrice, etc. –, de sorte que n’apparaissent que des moments ou des aspects de son travail.

48Risque 2 : Sont également oubliés d’autres registres d’activité sociale…

49Car – et c’est celui qui forgea la formule d’« ordre négocié » (a negotiated order) qui le rappelle (Strauss, 1978 ; 1993) – tous les processus sociaux ne sont pas des processus négociés, même si tous, peu ou prou, abritent des occasions de négociation [ 11]. Dire cela signifie que certains d’entre eux sont structurés, non autour d’ajustements ou d’arrangements, mais autour de processus d’interaction d’une autre nature : l’influence, la menace, la coercition, l’imposition, la manipulation, etc. [12] La panique n’est pas une interaction négociée ; l’échange de civilités, sur le pas de sa porte, avec son voisin, oui. Contraindre un individu à agir contre son gré ou sa liberté, ce n’est pas négocier avec lui ; mais quand ce dominé obéit à l’injonction en exécutant l’ordre « à sa manière », il négocie, de fait, avec le dominant. C’est pourquoi, d’Anselm Strauss (1978) à Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977), une tradition sociologique affirme que la négociation est « une dimension irréductible des relations à travers desquelles sont gérées les interdépendances caractéristiques de l’action collective » (Friedberg, 2009, p. 16).

50Mais on ne saurait prendre la partie pour le tout : manipuler n’est pas négocier ; persuader n’est pas négocier ; menacer ou bluffer n’est pas négocier, même si manipulation, persuasion, menace et bluff sont des dimensions irréductibles de la relation de négociation.

51Risque 3 : Être imprécis…

52Convenons que « négocier l’avenir », « la mort » ou « le chagrin » sont des formulations qui relèvent du champ de l’esthétique. Que le sens de ces expressions poétiques soit discernable, il n’empêche : en toute rigueur, nous ne pouvons être en conflit avec des concepts, et nul compromis ne peut vraiment s’établir avec la mort (même si elle décide de suspendre son travail… [13]). Le verbe « négocier » semble donc ici impropre : on négocie avec un autre individu (éventuellement avec « soi-même comme un autre », pour parler comme Paul Ricœur…), mais négocie-t-on avec… des coquilles St-Jacques [14] ? Le risque est dont celui de l’imprécision et de « l’imposture de la poésie » [15] : que veut vraiment dire un locuteur quand il dit « négocier une partition de Bach » [16] ? La terre est-elle vraiment bleue comme une orange [17] ? Sait-on tous ce qu’est un aboli bibelot d’inanité sonore [18] ?

53Risque 4 : Des coordinations d’action impossibles ?

54Si le contenu nucléaire des mots désignant des objets ou des phénomènes n’était pas stabilisé, la coordination entre les individus serait-elle possible ? Si le mot « indigo » signifiait, non pas « de couleur bleue » (teinture tirée de l’indigotier, un arbuste originaire de l’Inde), mais « de couleur indéterminée, dont l’appréciation est laissée à celui qui en parle et à celui qui l’écoute », et s’il ne désignait pas, de Vladivostok à Ushuaia, l’une des couleurs du spectre solaire, d’une longueur d’onde d’environ 0,44 micromètre, comment les fournisseurs pourraient-ils renseigner leurs clients à propos des coloris de leurs produits et satisfaire leurs demandes ?

55Nous avons donc besoin de conventions, stabilisées, pour que les termes que nous utilisons dans une aire linguistique donnée, permettent les coordinations d’action. Ces conventions ne peuvent être indéfiniment (re)négociées puisqu’elles perdraient ainsi leur statut de… convention : elles sont ainsi, note Howard Becker à propos des conventions artistiques, « normalisées et incorporées dans des usages et un matériel adoptés une fois pour toutes ». Ce qui permet aux individus de s’engager dans des actions collectives et d’en assurer le succès, puisqu’ainsi, sans se perdre dans d’infinies… négociations, « ils arrivent à opter pour la même solution et à obtenir le résultat escompté sans trop disperser leurs efforts » (Becker, 1988, p. 78). La notion de « point focal » chez Thomas Schelling (1960) désigne ce même travail de convergence : chaque négociateur recherche ce qui fait sens chez l’autre, et comme ce sens est partagé, les attentes mutuelles peuvent être mieux satisfaites.

56Risque 5 : Si tout est négociation, qu’est-ce, alors, la négociation ?
Si l’on confond sous un même vocable des activités sociales diverses, comment comprendre leur spécificité ? Si peindre, traduire ou enseigner, c’est négocier, quelle est la différence entre peindre, traduire ou enseigner ? Ne créé-t-on pas, « inutilement », comme le souligne Catherine Kerbrat-Orecchioni (2005, p. 95) à propos de l’usage abusif de terme de « négociation » pour désigner toute interaction verbale, « une nouvelle polysémie comme une nouvelle synonymie » [19] ? Rapporter diverses activités à une même aune n’est possible que si, dans le même effort conceptuel, l’analyste s’efforce, a) de comparer ces activités entre elles du point de vue de certaines de leurs composantes (par exemple, le degré de négociation que chacune abrite), b) d’étudier les conditions dans lesquelles cette négociation s’opère, et c) d’inventorier, pour chacune, les ingrédients nécessaires à cette négociation.
L’heuristique et l’efficacité du terme de « négociation » semble donc inversement proportionnelle à son inflation. Celle-ci nous renseigne peut-être avant tout sur la laïcisation et la banalisation de cette activité [20]

Quelle est alors l’utilité d’un raisonnement visant à comparer les activités de traduction et de négociation ?

57Utilité 1 : Envisager la traduction comme un processus de négociation est une reconnaissance du rôle et du travail du traducteur.

58Selon une très longue tradition, la qualité d’une traduction se jugerait à partir de la notion « d’invisibilité du traducteur » (Venuti, 1995). L’art du traducteur consisterait à s’effacer devant le texte de départ afin que le lecteur ait l’illusion de lire un texte écrit dans sa propre langue et qu’il ne puisse jamais soupçonner qu’il s’agit d’une traduction. Pour cela, le traducteur doit s’efforcer d’exprimer de la manière la plus fluide possible en langue d’arrivée tous les traits de sens et de forme contenus dans le texte d’origine.

59Cette position est, depuis quelques années, contestée ; nombre d’analystes considèrent que le traducteur est très souvent conduit à prendre, en fonction de sa propre interprétation, un certain nombre de décisions par rapport au texte-source, assumant ainsi un rôle actif dans le processus de recréation du texte original.

60C’est la position défendue, entre autres, par les théoriciens du skopos[21]. Ils postulent que la traduction doit avant tout s’envisager par rapport à la finalité et au but recherché par le texte en langue cible. Dans la plupart des cas, le critère déterminant à respecter sera celui de l’effet produit sur les récepteurs du texte.

61La théorie du skopos prend donc en compte le processus de négociation de l’opération en accordant au traducteur le statut privilégié d’expert, seul habilité à négocier les choix qui devront être opérés. Au traducteur invisible succède ainsi le traducteur visible, enfin reconnu à sa juste valeur et auréolé du « prestige of being experts in their field, competent to make purpose-adequate decisions in full responsibility towards their partners » (Nord, 1997, p. 46)

62Dire que la traduction abrite une négociation permet donc de porter au jour : le rôle du traducteur, qui se rend visible ; son travail spécifique, fait de doutes, de tâtonnements et d’ajustements ; ses choix raisonnés de traduction, eux-mêmes liés à un contexte sémantique et culturel ; et le caractère socialement construit de la signification d’un texte. Implication : il faut saisir ensemble, et l’activité de négociation, et les individus qui pratiquent cette activité. Banalité ? Non. Souvent, dans les manuels et les analyses académiques, le travail du négociateur est occulté ; ne subsistent que des jeux, des règles et des manœuvres, sans les personnes pour les mettre en œuvre. Plus intéressante est la tentative de brosser le portrait du traducteur, à l’instar du négociateur en entreprise que décrit Bernard Dugué dans son ouvrage Le Travail de négociation (2005, p. 235), comme un praticien mobilisant « des compétences techniques, relationnelles, physiques, psychologiques, cognitives, dans un contexte où les déterminants de cette activité sont (…) extrêmement complexes. »

63Utilité 2 : En élargissant le registre du négocié tout en spécifiant les conditions d’usage du terme, l’analyse gagne en richesse et en précision.

64L’exercice consistant à choisir une activité ou un phénomène social – ici, la traduction ; là l’acte d’enseigner ; là encore, le fait de manager une organisation –, puis à examiner si l’épithète « négocié(e) » peut lui être accolé, et vérifier ensuite si cela permet ou non de mieux comprendre cette activité ou ce phénomène, est un exercice salutaire. Dans nombre de cas, il porte au jour des aspects ignorés ou occultés des activités de travail – y compris du travail artistique [22] – et oblige l’analyste à préciser ce qu’il entend par « négociation ». C’est le cas de l’activité d’enseignement, envisagée comme un processus de négociation, ce que rend compte la notion de curricula, désormais usuelle en sociologie de l’éducation. Cela désigne, non seulement, l’enseignement proposé par l’institution scolaire, mais la manière dont il est reçu par les enseignés, dont ils « jouent » avec, en quelque sorte [23].

65Cet usage du mot « négociation » n’est utile qu’explicité. Se contenter d’user (abuser ?) du mot, en distordant son sens strict, peut être improductif : cela n’éclaire en rien l’activité en question car décrite par un terme devenu équivoque. L’analyste doit donc se livrer à un travail de conceptualisation et, après avoir opté pour un sens strict ou élargi du terme, indiquer dans quelles conditions et pour quel usage il mobilise ce terme de « négociation ».

66Utilité 3 : Comparer traduction et négociation permet d’approfondir quelques notions en théorie de la négociation.

67La notion de « contexte structurel », proposée par Anselm Strauss (1978), a été peu travaillée. L’une des leçons de l’observation du travail de traduction est que ce « contexte » s’étend aux univers de signification (ainsi qu’aux univers symboliques), et ceux-ci sont historiquement et culturellement multiples. Etudier le travail de négociation d’un traducteur, c’est donc s’apercevoir que les notions de « contexte structurel » ou de « contexte de négociation » peuvent s’actualiser dans d’autres situations que celles pour lesquelles elles ont été forgées.

68Peut également être mis en lumière ce qu’avait montré Howard Becker (1988), à propos des activités artistiques, avec les concepts de « chaînes de coopération » ou d’ « agents intermédiaires ». Lors de la traduction d’un texte, il y a présence de « participants » (comme le fabricant de pinceaux ou le vendeur de partitions chez Becker), acteurs ou actants, ou de diverses ressources, matérielles, esthétiques et humaines, et qui concourent à la production du texte traduit : « le lecteur », « l’éditeur », « le sens d’un mot », « le dictionnaire », « la tradition » ou « l’ancienne traduction », etc. Le traducteur, nous l’avons dit, se tient ainsi « au centre d’un réseau de coopération dont tous les acteurs accomplissent un travail indispensable à l’aboutissement de l’œuvre. » (Becker, 1988, p. 49). On peut ainsi, pour chaque processus de négociation observé, qu’il relève des champs sociaux, commerciaux, diplomatiques ou de la vie quotidienne, identifier et étudier ces différentes chaînes de coopération et l’action de ces divers « décideurs » qui, dans leurs entrecroisements et interactions, produisent un résultat négocié à chaque fois singulier.

69C’est le travail entrepris par Michèle Grosjean et alii (2004) : étudiant la production de soins par des professionnels de la santé, constitués en réseau de soins à domicile, elle montre que la négociation observée entre ces professionnels n’est pas un seul mode de régulation, comme c’est le cas dans les organisations de travail ; elle est aussi « une ressource utilisable pour mettre en compatibilité les systèmes d’activité fondamentalement hétérogènes nécessaires au soin de chaque malade et de tous les malades » (p. 89). L’étude du rapport entre un professionnel (du soin, de la traduction ou de la négociation d’affaires) et le réseau dans lequel il s’inscrit ouvre ainsi des horizons nouveaux à l’analyse des processus de négociation, remis dans leurs contextes et leurs contingences.

70Utilité 4 : Saisir la traduction (ou l’enseignement) comme une négociation actualise ou remet en cause certains acquis de la théorie de la négociation.

71Prenons les notions d’intérêts et de conflits d’intérêts. Elles étaient jusqu’alors mises au centre des analyses, soit parce que « les gens négocient pour servir leurs intérêts », même s’ils en ont une conception trop restrictive et ne savent guère les évaluer et les hiérarchiser (Lax et Sebenius, 1995), soit parce que se focaliser sur les intérêts et non sur les positions permet de cheminer plus sûrement vers un accord raisonnable et équitable (Fischer et Ury, 1982). Y a-t-il conflit d’intérêts entre le traducteur et les mots qu’il choisit ou rejette, ou entre le sens du texte-source et celui du texte-cible ? À l’évidence, ce vocabulaire est impropre… [24]

72Une négociation caractérise pourtant le travail de traduction ; on peut donc considérer qu’il peut exister une « négociation », sans qu’il y ait pour autant un « conflit d’intérêts », ou un « conflit » tout court. Une négociation, dans ce dernier cas, est une gestion méthodique d’un problème (ici, de traduction). Qu’est-ce qu’un problème ? L’écart entre plusieurs cours d’action possibles, dont l’un est un cours d’action préféré, ou le cours d’action usuel. « Négocier » signifie réduire cet écart, et non pas résoudre un conflit (du latin conflictus, heurt). Les choix d’options qui s’ouvrent au traducteur sont en effet différents, et non antagonistes. Négocier la traduction d’un texte, c’est inventer une solution, originale, pratique, élégante, mais sans qu’il y ait, à l’origine, des prétentions contraires, qu’il s’agirait, comme dans la tradition hégélienne, de dépasser (ce dépassement visant à reconstruire une nouvelle totalité, un moment divisée).
Ce que montre le travail du traducteur, c’est qu’il ne recherche pas une conciliation entre deux contraires, pour aboutir à un compromis, soit une sorte de synthèse pragmatique entre deux prétentions antagoniques, mais imparfaite, provisoire, sous-optimale (comme on le pense de tout compromis [25]). Le traducteur évalue des options aux propriétés différentes, et choisit dans cette liste l’une d’entre elles, qui lui semble préférable. Il peut donc y avoir négociation sans conflit.
Le terme de « négociation » renvoie alors ici à une mise en concordance de cours d’action non spontanément convergents. Ou à une mise en compatibilité de ressources hétérogènes. Une négociation est donc, outre ce mécanisme original de résolution des conflits, un mécanisme de réduction de discordances. Joue-t-on ici sur les mots ? Nullement. Car la discordance n’est que l’absence ou le défaut d’accord ; et l’accord, ce qui résulte d’un travail de concordance. Ce dernier est un processus ; il peut avoir pour origine un conflit avéré ; mais il peut aussi, simplement, désigner la recherche, patiente, d’un accord. Le terme d’harmonisation peut également être utilisé ici pour désigner cette action d’accorder des éléments entre eux, de les mettre en correspondance (« harmonie de couleurs », « harmonie de points de vue », indique le dictionnaire Littré).

Conclusion

73La distinction entre « sens strict » et « sens élargi » du terme de « négociation » est-elle pertinente ? Elle semble, en tous cas, nécessaire : cela clarifie l’usage du mot. Au sens strict, peuvent être qualifiées de « négociation », nous l’avons dit en liminaire, des situations sociales où sont présents les ingrédients nécessaires à ce que les manuels nomment « négociation » : des acteurs (négociant pour eux-mêmes ou représentants d’individus, qui leur ont donné mandat), un litige qui les divise, une volonté de le résoudre par eux-mêmes, via un compromis exprimé dans un accord, parfois verbal, le plus souvent écrit. Cette manière de décider, conjointement, s’oppose à d’autres manières de décider : la décision unilatérale ; la décision par un tiers, par un juge, un arbitre ou par un expert ; le recours à des modes magiques, comme le hasard ou l’ordalie, etc.

74Comment, par différence, qualifier des situations sociales où les ingrédients classiques d’une « négociation » sont peu identifiables ? Ou des activités, comme la traduction, où le négocié ne rend pas compte de toute l’activité ? Ajouter l’expression « au sens élargi » à l’emploi du terme (« La traduction est une négociation, au sens élargi du terme ») est une première possibilité. User d’un mot différent pour qualifier des situations où le travail de négociation – c’est-à-dire : le fait de complexifier ou simplifier un problème, de l’universaliser ou de le singulariser, de le dépersonnaliser, de contractualiser, planifier et ritualiser l’interaction – semble insuffisant, est une autre possibilité. Il a ainsi été proposé de parler de « composition » dans un cas (le franchissement d’une porte par deux individus, ou leur ajustement à propos d’une place assise dans un autobus, etc.), de « négociation » dans l’autre (Thuderoz, 2010). Sont ainsi distingués des régimes de mise en accord non identiques et ne mobilisant pas les mêmes règles et ressources.
Mais peut-être est-il (encore) nécessaire de laisser subsister le flou. L’étude de l’activité de négociation n’est pas à ce point établie qu’il conviendrait, alors même qu’elle est récente et sa légitimité académique encore incertaine, de l’ensevelir sous une scolastique pesante. Au contraire : l’efflorescence du mot « négociation » n’est pas qu’une mode, ou une manière de nommer, par un terme connu de tous, des processus ou des activités composites ; cette « façon de parler » [26] révèle des mutations d’importance, dans nos manières de coopérer, de travailler ou de nous organiser. L’usage profane du terme renseigne ainsi sur des phénomènes nouveaux, tels que le rappelle la quatrième de couverture de cette revue (« Mutation du rapport aux normes, émergence d’un modèle rationel-négocié, déclin des institutions hiérarchiques et de leur mode impérativiste de gouvernance… »). Il est donc logique que l’usage académique du mot aille croissant ; cela permet, et de qualifier des processus et des activités jusqu’alors saisis de façon unimodale (le traducteur comme interprète fidèle et effacé), et de rendre compte, avec une certaine efficacité, de ces nouvelles manières de coopérer, travailler ou organiser. Ainsi, traduire, sans nul doute, est-ce bien… négocier.

Bibliographie

Références

  • Becker Howard (1988), Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, coll. Champs.
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  • Young P. (2001), Negotiation Analysis, Ann Harbor, University of Michigan Press.
  • Zartman William (1977), The Negociation Process, Beverly Hills, Sage.

Notes

  • [*]
  • [**]
  • [1]
    C’est Eco qui souligne.
  • [2]
    Pour une présentation comparée de ces termes, voir l’ouvrage de Pierre Goguelin (1993) et la note d’Hubert Touzard, « Consultation, concertation, négociation », publiée dans Négociations, vol. 2006/1.
  • [3]
    Cette littérature (prose ou poésie) est pensée ici – d’où son utilisation dans le présent article – comme instrument de connaissance du monde social (Lassave, 2002), comme exploration de l’être de l’homme (Kundera, 1986), et comme expression d’un imaginaire collectif (Heinich, 2007).
  • [4]
    Voir par exemple l’article d’Elisabeth Lavault (1998) « La traduction comme négociation ».
  • [5]
    Illatif, ive : du latin illatus. Le mot désigne l’acte et l’art d’inférer des conclusions.
  • [6]
    Gatsby Le Magnifique, traduction de Victor Liona, Paris, Grasset, 1946 ; Gatsby le Magnifique, traduction de Jacques Tournier, Paris, Grasset, 1996.
  • [7]
    Les titres des œuvres font aussi l’objet de renégociations en fonction du point de vue adopté par le traducteur. Ainsi, selon Françoise Thau-Baret (2005, p. 22), en un siècle et demi, le roman d’Emily Brontë, Wuthering Heights (1847), a connu les traductions de titre suivantes : Un Amant (T. de Wyzewa ,1892) ; Les Hauts de Hurle-vent (Delebecque, 1925) ; Les Hauts des quatre vents (Drover, 1934) ; Hauteplainte (J. et Y. de Lacretelle, 1937) ; La Maison des vents maudits (Bonville, 1942) ; Les Hauts des tempêtes (Servicen, 1947) ; Heurtebise (Monod et Soupault, 1947) ; Les Hauteurs battues des vents (Baccara, Verviers, Gérard et Cie, 1947) ; La Maison maudite (Turner, 1948) ; Les Hauteurs tourmentées (Bovay ,1949) ; Le Château des tempêtes (Marcireau, 1951) ; Le Domaine des tempêtes (Baccara, 1959) ; Hurlemont (Monod, 1963) ; Âpre mont, âpre vent (Servicen, 1964) ; Hurlevent des monts (Leyris, 1972) ; Hurlevent (Richard, 1994). A toutes ces différentes traductions, il convient d’ajouter de nombreuses éditions françaises parues sous le titre original Wuthering Heights. Ces variations ne se limitent pas à l’écriture romanesque. Récemment, la critique a salué une nouvelle traduction des Confessions de Saint Augustin proposée par Frédéric Boyer sous le titre Les Aveux
  • [8]
    Voir les lapsus, les calembours, les mots-valises ou les figures de style, telles l’énallage ou la syllepse.
  • [9]
    Brice Matthieussent, traducteur des textes de Jim Harrisson, Paul Bowles, Richard Ford ou Joyce Carol Oates, s’est amusé, dans un roman récent, Vengeance du traducteur (2009), à inverser les rôles : son ouvrage est constitué de notes de bas de page, et qui sont autant de protestations ironiques d’un traducteur qu’exaspèrent les approximations de l’auteur qu’il traduit. Dans l’article qui en propose la critique, on lit ceci : « Brice Matthieussent fait partie, pourtant, de la petite élite des traducteurs qui ont un nom : la plupart de ses confrères demeurent, jusqu’à leur mort, anonymes, en dépit de la qualité, de la difficulté et de la quantité de leur travail. » (Le Monde, 4 septembre 2009).
  • [10]
    « 1. Vaste et somptueuse résidence d’un chef d’Etat (…) ; 2. Cloison que forme la cavité supérieure de la cavité buccale (…) ; 3. Considéré comme l’organe du goût (…) ». Dictionnaire Le Robert (1992).
  • [11]
    « There is no social order without negotiated order ; that is, negotiation is part and parcel of any social order » (Strauss, 1978, p. 250)
  • [12]
    « So, wherever there are social orders there are not only negotiated orders but also coerced orders, manipulated orders, and the like. » (Strauss, 1978, p. 262)
  • [13]
    Allusion à l’ouvrage de José Saramago, Les Intermittences de la mort, Paris, Seuil, 2008.
  • [14]
    Allusion à l’article de Michel Callon, « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles St-Jacques dans la baie de St-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36, 1986.
  • [15]
    Pour reprendre le titre et la charge de Roger Caillois (1945). Voir Approches de la poésie, Paris, Gallimard, 2001.
  • [16]
    « Ces mêmes doigts, capables de négocier les accords d’une partita de Bach, pouvaient tout aussi bien renverser une tasse de thé sur une nappe ou lâcher un verre sur un sol dallé. » Ian McEwan, Sur la plage de Chesil, Paris, Gallimard, 2008, p. 22
  • [17]
    Allusion au vers de Paul Eluard ouvrant le 7ème poème du chapitre « Premièrement » du recueil L’Amour la poésie (1929).
  • [18]
    Allusion au vers – tant commenté ! – du sonnet de Stéphane Mallarmé (1899), Les purs ongles très haut dédiaient leur onyx
  • [19]
    Catherine Kerbrat-Orecchioni ajoute (p. 96) : « Il me semble donc à tous égards préférable de réserver “négociation” aux cas où l’on observe à la fois du conflit et de la coopération, et de considérer que pour qu’il y ait négociation il faut et il suffit, d’une part, qu’il y ait désaccord initial ; et d’autre part, que les sujets en litige manifestent un certain désir (réel ou feint) de restaurer l’accord, désir sans lequel on sort d’une logique de négociation pour entrer dans celle du conflit avoué. »
  • [20]
    Peter Burke (2007, p. 9) remarque ainsi : « Translation implies “negotiation”, a concept which has expanded its domain in the last generation, moving beyond the worlds of trade and diplomacy to refer to the exchange of ideas and the consequent modification of meanings. »
  • [21]
    Elaborée au cours des années soixante-dix par Hans Vermeer, la théorie du skopos (du grec : but, visée) postule que les méthodes et les stratégies mises en œuvre pour une traduction sont déterminées avant tout par le but ou la finalité du texte à traduire.
  • [22]
    Voir, par exemple, le travail de Jean-Paul Fourmentraux (2008) à propos de l’œuvre d’art numérique.
  • [23]
    « Les contenus transmis à l’école sont issus d’une sélection, d’un tri qui reflètent les débats et les négociations auxquels ils ont donné lieu. La sociologie des curricula s’attache à saisir le savoir véhiculé par l’enseignement non plus comme une entité absolue et douée d’une valeur intrinsèque, mais comme une construction sociale et un enjeu social, comme ce qui est produit dans une “arène” institutionnelle et constitue le résultat précaire d’interactions et d’interprétations négociées entre des groupes aux perspectives divergentes. » Denis Pasco et Y. Leziart, « Sociologie du curriculum et choix des savoirs enseignés en EPS », Carrefours de l’éducation, vol. 2005/1, Université de Picardie.
  • [24]
    Sauf dans les cas extrêmes de censure d’un traducteur qui, intentionnellement, modifierait, pour des raisons idéologiques, le texte lui-même ; cf. le cas de la traduction de la résolution 242 de l’ONU, à propos du conflit entre Israël et les Palestiniens.
  • [25]
    Sur le compromis comme forme dévaluée et critiquée, voir Ch. Thuderoz, « De l’impureté. Les figures (controversées) du compromis », dans Qu’est-ce que négocier ? Sociologie du compromis et de l’action réciproque (2010).
  • [26]
    Pour faire écho au dernier opus d’Erving Goffman, Façons de parler, publié après sa mort, traduit en français en 1987.
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