Couverture de NEG_012

Article de revue

La négociation intra-organisationnelle

Pages 183 à 193

Notes

  • [1]
    Richard Walton et Robert McKersie, A Behavioral Theory of Labor Negociations, New York, McGraw Hill, 1965, font de l’intra-négociation un mécanisme essentiel de toute négociation.
  • [2]
    Simon Sebag Montefiore, Staline, La cour du tsar rouge, Éditions des Syrtes, Paris, 2005, 794 p.
  • [3]
    Reynald Bourque et Christian Thuderoz, Sociologie de la négociation, La Découverte, Paris, 2002, p. 101.
  • [4]
    Lucie Morissette exprime une idée voisine en parlant de porosité entre les négociations intra- et inter-oranisationnelles (« la négociation d’une loi : frontière poreuse entre négociation intra-organisationnelle et inter-organisationnelle », Négociations, 2008/1, p. 89-104.
  • [5]
    Lucie Morisette, op. cit., exprime également cette idée quand elle parle de logiques cognitives.
English version

1Toute négociation entre deux organisations nécessite qu’au sein de chacune d’elles, un certain nombre d’acteurs et de groupes, qui ont des considérations et des intérêts spécifiques, se mettent d’accord [1]. L’intra-négociation désigne ce processus. Ainsi une négociation entre deux organisations implique trois accords : l’accord final entre les deux entités (résultat de la négociation inter-organisationnelle), mais aussi les deux accords parallèles au sein de chacune de ces entités (résultat de la négociation intra-organisationnelle). En règle générale, les observateurs concentrent leur intérêt sur l’inter-négociation, et négligent l’intra-négociation. Pourtant cette dernière joue un rôle majeur dans la négociation principale et présente des caractères de complexité qui valent bien ceux de cette dernière.

2Cette réflexion est fondée sur deux considérations méthodologiques. En premier lieu, j’ai fait le choix de m’appuyer essentiellement sur l’observation participante. En effet la négociation intra-organisationnelle est peu visible car elle est largement informelle et nichée dans les replis obscurs des organisations. Seule une présence en tant qu’acteur dans des négociations réelles permet de l’appréhender correctement. Les observations qui suivent sont donc nourries de plus de 30 ans d’expérience personnelle de la négociation intra-organisationnelle dans de grandes entreprises, à quoi s’ajoute marginalement l’expérience des discussions internes dans les négociations ordinaires (familiales, amicales, de voisinage, etc.) que tout un chacun peut vivre. La deuxième considération est liée à la première. Comme l’intra-négociation est peu visible et nécessite l’observation participante, la littérature sur le sujet est très pauvre, pour ne pas dire inexistante. En dehors des grands classiques de la négociation, les écrits de Walton, McKersie, Strauss, Dunlop, Reynaud qui définissent et mettent en avant le processus (plus qu’ils ne le nourrissent de cas), je n’ai pas trouvé d’analyses approfondies et fondées sur des monographies significatives. Le lecteur sera donc ici privé de la longue liste habituelle des citations introductives.

3Le nombre des acteurs individuels et collectifs avec lesquels le négociateur principal doit composer, dans notre monde complexe, peut atteindre un nombre élevé. Voici l’exemple d’une négociation que j’ai menée relative à une fermeture d’usine (la SET) dans un grand groupe de la métallurgie. J’ai dû me mettre d’accord personnellement (c’est-à-dire à travers des contacts directs) avec les interlocuteurs internes suivants : le directeur de la business unit à laquelle le site appartenait, le directeur de l’établissement lui-même, le directeur financier de la business unit, le directeur des ressources humaines de la région France du groupe, le secrétaire général du groupe, le directeur général adjoint auquel était rattaché le directeur de la business unit, le directeur des ressources humaines du groupe, le directeur des relations sociales, le chef du département de la réglementation sociale et le directeur juridique, auxquels se sont ajoutés la délégation à l’emploi, la direction départementale du travail et l’inspecteur du travail. Chacun d’eux avait une problématique propre et a eu son mot à dire. Du côté syndical, sont intervenues les acteurs suivant, avec leurs vues spécifiques : un permanent syndical extérieur, le secrétaire du comité d’entreprise, chacune des quatre sections syndicales plus un courant Lutte Ouvrière au sein de l’une d’entre elle, les ouvriers immigrés du Maghreb, ceux d’Afrique noire, les anciens originaires d’une entreprise du groupe aujourd’hui disparue, le groupe des techniciens et agents de maîtrise. On voit que l’intra-négociation ne se réduit pas à mettre d’accord les finances et la fabrication ou les employés et les ouvriers. C’est une multitude d’acteurs qui composent entre eux.

4La négociation intra-organisationnelle est d’abord le reflet de l’organisation qui est engagée dans une négociation externe. Dans une organisation totalitaire où le pouvoir du dictateur est absolu, il n’y a pas de négociation intra-organisationnelle du tout. Quand Staline a négocié avec l’Allemagne nazi le pacte germano-soviétique, il avait neutralisé ou éliminé les diplomates en faveur de la France et de la Grande Bretagne et avait envoyé sa clique Vorochilov, Krouchtchev, Malenkov et Boulganine chasser le canard à 120 km de Moscou pendant les discussions avec Ribbentrop [2]. Staline a même fait de sa maîtrise absolue de la négociation interne un sujet d’amusement pervers. Il a pris grand plaisir à surprendre ses collaborateurs revenus de leur chasse au canard avec l’annonce de l’accord et à s’arranger pour que son conseiller juif trinque ostensiblement avec Ribbentrop. Dans les grands groupes industriels mondiaux, il existe beaucoup d’acteurs possédant du pouvoir du fait d’organisations matricielles à deux, voir à trois dimensions. De ce fait, dans une négociation avec un grand fournisseur, auront voie au chapitre, non seulement la direction des achats, la direction financière, la direction juridique et la direction de la logistique, mais aussi les acteurs transversaux impliqués par la matrice : la direction de projet du produit concerné (le prix des pièces joue sur la rentabilité du produit) et les directions des régions impliquées (ce prix affecte les marges par région). Dans une entreprise de taille moyenne, organisée uniquement de façon pyramidale, sans matriciel, avec des fonctions regroupées sous une même autorité, l’intra-négociation est beaucoup plus limitée. Dans un syndicalisme éclaté et maîtrisant mal ses troupes, tel qu’on le connaît en France, l’intranégociation est intense et multiple. Du côté des représentants, il est fréquent qu’une demi-douzaine de syndicats et plusieurs courants internes à chacun d’eux doivent se mettre d’accord. Dans les pays où le syndicalisme est fort et peu divisé comme dans les pays du nord de l’Europe, la négociation intra-organisationnelle peut se réduire à des discussions entre la majorité du syndicat unique et l’opposition interne.

5L’intra-négociation peut aller jusqu’à former un élément inséparable de la culture organisationnelle. Elle lui est intimement liée. Ce sont les deux faces d’une même pièce. Ainsi au Japon, le consensus interne total est le préalable impératif à toute négociation. Il s’obtient par de longs débats internes avec beaucoup d’allers et retours en tous sens, processus appelé nemawashi. Tant qu’il n’a pas abouti, la négociation externe n’est pas possible ou n’avance pas. Le négociateur étranger qui doit passer un accord avec une entreprise japonaise doit attendre l’achèvement du nemawashi pour discuter efficacement. Ici l’intra-négociation est poussé à l’extrême et fait partie de la façon normale de travailler. De même, dans les entreprises qui favorisent un management moderne fondé sur la libre expression du personnel, l’acceptation des désaccords et la recherche de l’adhésion de tous, la négociation intra-organisationnelle est valorisée. Dans une entreprise qui met en avant la valeur du travail transversal et lutte contre le cloisonnement, l’intra-négociation est une ardente obligation. Dans ce contexte le directeur des ressources humaines a l’obligation d’associer à une négociation sociale une multitude d’acteurs.

6Ces coordinations internes sont généralement des processus longs. Leur calendrier peut entrer en conflit avec celui de la négociation centrale. Par exemple la direction des ressources humaines du groupe attend que les responsables des filiales discutent avec elle de leurs projets de négociation salariale. Mais entre temps, la négociation salariale à la maison mère s’est achevée et les filiales ne peuvent plus attendre pour entamer leurs propres négociations salariales, du fait de la pression des syndicats qui exigent des discussions comme à la maison mère. Du coup, il n’y a plus suffisamment de temps pour préparer avec la direction centrale des ressources humaines les projets d’accord. L’intra-négociation disparaît pour des raisons d’urgence. Dans le cas d’une grève, il est fréquent que les négociateurs discutent en urgence, sans pouvoir procéder à la négociation intra-organisationnelle. Ces décalages temporels créent des incompréhensions et des conflits entre le mandaté et les acteurs internes à l’organisation, car le premier et les seconds ne vivent pas de la même façon l’écoulement du temps.

7Comme le soulignent fort justement Bourque et Thuderoz dans leur manuel sur la négociation [3], l’intra-négociation est faiblement institutionnalisée. Cela vient de ce que la coordination informelle entre les acteurs de l’organisation est la façon normale de travailler collectivement. Ce sont des échanges par téléphone, ou lors de réunions ordinaires, ou par des discussions de couloirs, ou des anticipations tacites, etc. Quand cette coordination a pour objet une négociation externe, la mise au point interne suit les mêmes formes que celles de la coordination quotidienne, peu formalisée. Quand une négociation se présente, les acteurs internes n’éprouvent pas le besoin d’organiser de façon particulière la préparation en interne. Une conséquence de ceci est la possibilité d’un décalage entre l’organisation rigoureuse de la négociation principale et la négociation interne peu formalisée. On peut avoir un calendrier pour la négociation principale et pas de calendrier dans la négociation interne. Ainsi une deadline est donnée aux syndicats par le négociateur, mais celle-ci n’est pas prise en compte par un directeur qui veut introduire un élément nouveau. Des délégations claires pour la négociation externe ont été établies, qui peuvent ne pas être respectées dans l’intra-négociation, alors qu’elles le sont par l’adversaire. Par exemple un acteur haut placé donne une instruction contraire au cahier des charges décidé.

8Une dimension du caractère informel de l’intra-négociation est la communication tacite. Les acteurs de l’organisation se coordonnent par des anticipations croisées, sans correspondre explicitement. Mais ce mode fonctionnement efficace pour le travail en interne quotidien peut créer des malentendus quand des enjeux importants sont négociés à l’extérieur. Tel responsable interne découvre un résultat de la négociation contraire à ses attentes, parce que celles-ci n’avaient pas été suffisamment explicitées. Le négociateur mandaté par l’organisation doit fréquemment deviner une part de son mandat implicite. Par exemple, dans la négociation de la SET, j’avais un objectif financier général (plus on arrêtait tôt la fabrication, plus on réduisait les pertes) et la consigne de ne pas créer de précédent juridique en matière de couverture sociale. Mais on ne m’avait pas donné de budget précis. Je supposais seulement que la direction générale fermerait certainement les yeux sur quelques concessions généreuses, dès lors qu’il n’y aurait pas de conflit spectaculaire. Un aspect très important de la communication tacite dans l’intra-négociation est le biais de l’unanimité. Chacun croît qu’il y a unanimité de vue dans son propre camp, on ne vérifie pas de façon explicite l’existence de cette unanimité et on découvre trop tard que ce n’était pas le cas. Cela explique que l’intra-négociation « se réveille » souvent, non pas avant la négociation, mais pendant celle-ci. En fait, c’est la négociation elle-même qui déclenche l’intra-négociation et non l’inverse. Au fur et à mesure que la négociation principale avance, les acteurs internes découvrent, des résultats explicites, différents de ceux qu’ils attendaient implicitement, et alors se manifestent.

9Le caractère informel et même tacite de l’intra-négociation s’accompagne d’une caractéristique voisine, qui l’explique en partie : ce que j’appellerai son caractère douloureusement amical. Comme la négociation intra-organisationnelle se déroule entre des personnes qui sont des alliés, des proches, des complices, les conflits peuvent être exacerbés. Il est bien connu que ce sont les combats entre voisins qui peuvent se révéler les plus intenses. Cela se voit dans l’intra-négociation. Ainsi, dans la négociation de la fermeture de la SET, il est arrivé que les tensions exprimées entre le personnel et ses représentants atteignent un niveau d’agressivité dépassant celui des relations entre syndicats et direction. Par exemple, des ouvriers immigrés (inquiets de leur futur statut de chômeur) et le secrétaire du comité d’entreprise ne se sont plus parlés pendant plusieurs jours, alors que la communication n’avait pas été rompue entre ce dernier et la direction de la filiale. De même les relations entre techniciens et ouvriers connurent des épisodes particulièrement agressifs, les premiers recherchant le gain individuel et les seconds le maximum de protection, alors qu’ils exprimaient calmement leurs attentes à la direction. Les facteurs d’intensification des conflits entre alliés sont multiples. Entre amis, un petit différend est plus vite interprété comme une trahison. On formalise moins les échanges, ce qui ouvre la porte aux malentendus dévastateurs. Le fait de vivre les uns avec les autres génère des sources de tension. Entre amis, il n’existe moins de procédures organisées de résolution des conflits ou on y a moins recours. On prend moins de précautions verbales quand on est entre soi que lorsqu’on parle avec un étranger. La situation des copropriétés est une autre bonne illustration de ce phénomène : alors que les discussions entre le conseil syndical et le syndic restent en général corrects, les échanges entre copropriétaires peuvent atteindre des niveaux d’agressivité que le représentant du syndic observe avec un regard éberlué. L’idée que l’intra-négociation serait douce, contrastant avec la négociation externe dure, est une illusion. Aristote a distingué l’épopée (la guerre externe) et la tragédie (les déchirements au sein de la famille). Il n’est pas rare de retrouver cette distinction dans la négociation : l’épopée des discussions externes et la tragédie de l’intra-négociation. Ceci dit on ne rencontre pas toujours ce phénomène. Dans les relations diplomatiques, les relations entre pays alliés sont aussi institutionnalisées qu’entre pays adversaires, ce qui permet d’éviter les mécanismes conflictuels propres aux petits groupes de proches. Lorsque, dans une organisation, le débat interne est bien organisé, avec une tradition d’acceptation des divergences et des procédures de résolution de celles-ci, l’intra-négociation présente un caractère moins conflictuel.

10L’expression « négociation intra-organisationnelle » peut conduire à penser que celle-ci est purement interne. En fait, chacun des deux adversaires de la négociation centrale prend en compte l’intra-négociation de l’autre pour essayer d’y exercer une influence. En effet l’intra-négociation joue un rôle considérable dans la façon dont la négociation principale va se jouer. Maîtriser en partie la façon dont les points de vue vont converger chez son adversaire peut constituer un atout majeur. Il faut donc parler d’intra-négociations croisées[4].

11L’intra-négociation croisée peut prendre des formes multiples. Les discussions directes en parallèle avec des acteurs de l’autre partie en constituent une. Considérons la négociation d’un accord sur le temps de travail dans un établissement industriel. Si le chef du personnel sent qu’un groupe professionnel aux horaires spéciaux résiste au projet d’accord, il tentera de discuter directement avec eux pour mieux comprendre leurs attentes, via par exemple le responsable des relations sociales de l’atelier où travaille ce groupe professionnel. Lorsque j’ai négocié la fermeture de la SET, le directeur local du site et le chef de fabrication, après chaque réunion de négociation, discutaient chacun de son côté avec tel et tel groupe professionnel qui avait des revendications spécifiques : les techniciens et employés, les immigrés, les anciens de X, etc. Ils me remontaient des éléments et nous réfléchissions à une synthèse. De leur côté, les représentants ont de nombreuses occasions de rencontrer différents membres de la direction qui ne sont pas membres du comité de négociation et qui ont des vues différentes. Ils saisissent ces occasions pour faire passer leurs messages.

12Une forme particulière de l’incursion dans l’intra-négociation de l’adversaire est l’organisation de la remontée directe des différentes attentes du camp adverse. Il n’est pas rare que les responsables d’entreprise, préalablement à la négociation d’un accord collectif, questionnent directement le personnel via des groupes d’expression, des groupes tests ou des entretiens (sans compter les enquêtes d’opinion). Cela leur permet de mieux connaître la variété des revendications, afin de mieux la gérer.

13L’intra-négociation croisée peut aussi s’exercer à travers le contrôle des mandats adverses. Dans la négociation de la fermeture de la SET, je me suis arrangé pour qu’un confédéral extérieur de la CFDT fasse partie du comité de discussion. Ce syndicaliste détenait un leadership naturel non seulement sur la CFDT de l’usine, mais aussi sur la CGT et la CGC, car c’est lui qui avait conduit la négociation sur la fermeture de l’ancienne maison mère de la SET avec des résultats très positifs pour les salariés. En raison de son charisme, il passait bien également auprès des immigrés. Je savais que sa présence m’aiderait à concilier les vues des différents syndicats et des différents groupes. Les représentants jouent aussi sur la composition de la délégation patronale. Dans le cas de la fin de la SET, ils étaient conscients qu’il existait au sein de la direction du groupe un courant ouvert sur le plan social et un courant dur. Ils ont clairement fait comprendre qu’ils n’accepteraient de négocier que si le responsable patronal de la discussion était un représentant du courant ouvert, ce qu’ils ont obtenu. Ils ont donc conduit l’entreprise à arbitrer en faveur de la solution sociale, au détriment de la solution dure. Une autre façon pour les syndicats de jouer sur l’intranégociation patronale est de poser des conditions sur les signatures. Par exemple, dans une négociation au sein d’une filiale, dans la mesure où l’accord nécessite un financement de la maison mère, ils exigeront une signature non seulement du directeur de la filiale mais aussi d’un dirigeant de la maison mère, institutionnalisant ainsi la solidarité financière entre la filiale et la direction du groupe.

14Une forme extrême de l’intra-négociation croisée est pour l’une des parties de négocier séparément avec les différentes composantes de la partie adverse afin de gérer et/ou contrôler soi-même la synthèse. Dans la filiale d’un grand groupe de la métallurgie, le directeur du personnel, confronté à des divisions intenses entre les différents syndicats, en est arrivé à préparer les accords en discutant séparément avec chaque syndicat les projets jusqu’à l’élaboration de textes acceptables par tous. L’insistance de la direction d’un groupe industriel pour renvoyer des revendications à des discussions locales par établissement ou par filiale est une façon de mieux s’adapter au terrain mais aussi d’éviter des convergences couteuses au niveau global du groupe.

15Enfin, l’intra-négociation croisée peut s’effectuer par une présence directe dans l’instance de négociation. Lorsque la délégation à une négociation ne se compose que d’une, deux, voire trois personnes, l’intra-négociation nécessaire se déroule à l’extérieur de la délégation. En revanche si la délégation se compose de quinze, vingt ou trente personnes qui représentent les différentes tendances, l’intra-négociation se déroule au sein même de la délégation, en présence de et avec l’adversaire. Ce fut le cas des discussions de fermeture de site à la SET. Les représentants ont insisté pour que le comité de négociation soit le comité d’entreprise lui-même, composé d’une vingtaine de personnes. Toutes les sensibilités étaient donc présentes : non seulement les différents syndicats, mais aussi les différents groupes (immigrés, anciens du groupe disparu, etc.). Lors des réunions, la négociation, l’intra-négociation (les représentants discutaient parfois entre eux, notamment lors de suspensions de séances) et l’intra-négociation croisée (des représentants m’exprimaient directement leurs attentes particulières) constituaient trois processus simultanés intimement mêlés.

16Une caractéristique majeure de la négociation intra-organisationnelle est qu’elle est doctrinale, c’est-à-dire qu’elle porte sur les valeurs, les grands principes, les axes directeurs de l’action. Autrement dit, l’intra-négociation, ce n’est pas des discussions sur des modalités à partir d’une vision unie. L’intra-négociation révèle et met en jeu les grands principes[5]. En effet, la négociation avec un acteur extérieur est une confrontation avec une rationalité différente. Cette confrontation réveille au sein de chaque organisation des débats de fond. Lors des négociations sur la fermeture de la SET, des visions différentes se sont affrontées au sein de la société mère : fallait-il poursuivre l’activité de la filiale, proposer des reclassements au sein du groupe, monter une préretraite ? Chaque solution reposait sur des principes différents : l’emploi coûte que coûte, la mobilité, la protection sociale. Les débats se sont poursuivis après le début des négociations. De plus, alors que l’accord était signé, l’inspection du travail et la direction départementale du travail ont contesté son esprit au motif qu’il ne reposait pas sur une offre de reclassements, c’est-à-dire le principe de l’emploi. Du côté syndical le débat a opposé le principe du traitement égal pour tous (tous les salariés auraient la même prime de préretraite, quelque soit le nombre de trimestres de retraite validés) et celui de la solidarité (les salariés près de liquider une retraite à taux plein percevraient beaucoup moins que ceux qui étaient éloignés de cette situation) et ce débat a occupé une bonne part des discussions.

17Un débat de fond majeur qui anime chaque organisation partie prenante d’une négociation est celui qui porte sur l’essence même de la négociation. Le mandaté, en permanence en contact avec l’adversaire, aura tendance à mieux comprendre son point de vue, et/ou à mieux percevoir la menace et sa crédibilité, et/ou à mieux intégrer les contraintes inhérentes au compromis, et/ou, conformément au fameux syndrome de Stockholm, à éprouver de la sympathie pour son adversaire. Il sera donc plus disposé au compromis. Les acteurs internes à l’organisation, sans contact direct avec l’adversaire, comprendront moins bien sa problématique, percevront de loin la menace, verront moins la nécessité d’un compromis et ne seront pas impliqués sur le plan affectif. Ils risquent ainsi de s’opposer à la volonté de conciliation du mandaté. L’existence d’une fracture entre le négociateur et ceux qui le mandatent semble être une loi universelle de la négociation. Même quand le mandaté est aussi va-t-en guerre que les mandants, il finit toujours par se distinguer des autres dès qu’il dialogue directement avec l’adversaire.

18Il faut enfin se poser la question : comment l’intra-négociation se conclut-elle ? La fin ordinaire de l’intra-négociation est l’aboutissement d’un certain consensus interne, après bien des péripéties. Mais ce n’est pas toujours le cas. Des évolutions plus originales peuvent exister. On peut observer l’exclusion par le mandaté d’un ou de plusieurs acteurs au sein de sa propre organisation, lorsque le nombre d’intervenants dans la négociation intra-organisationnelle devient ingérable. Dans la négociation de la SET, excédé par la multiplication des directeurs du groupe industriel qui s’ingéraient dans le projet de discussion, j’ai fini par ne plus tenir compte de leurs interventions et ai déclaré que je m’en remettais uniquement au secrétaire général qui les coiffait tous. Du côté syndical, un délégué qui avait créé une section FO ne représentant que lui-même et décidé à intervenir comme un acteur principal, a été mis en quarantaine par ses camarades. Une évolution voisine est d’exclure quelques revendications minoritaires. Dans les discussions à la SET, le problème du pointage de deux ou trois immigrés souhaitant retourner au pays et celui de la reprise d’ancienneté d’un ancien de la défunte société mère de la SET, qui bloquaient la négociation, ont finalement été progressivement et tacitement exclus de la discussion par la majorité des représentants. Une façon de gérer la négociation intra-organisationnelle est de la cantonner au cadrage général de la négociation et de laisser les mandatés libres des solutions dès lors que le cadrage est respecté. Cela permet de limiter les discussions interminables internes à l’organisation sur les modalités. Par exemple la direction du groupe donne aux filiales comme consigne de discussions salariales de ne pas dépasser le coût de l’accord salarial de la maison mère, libre à elles de le dépenser selon ce qu’elles souhaitent. On peut aussi faire l’impasse sur la négociation intra-organisationnelle. Deux entreprises négocient une coopération sur la conception d’un produit, et pour se mettre techniquement d’accord, elles doivent passer outre aux règles techniques de chacune des deux firmes. Elles inventent de nouvelles règles techniques propres à la coopération.

19Il est temps maintenant de conclure. On peut tirer des observations qui précèdent trois idées principales en ce qui concerne l’intra-négociation.

20La première est que la négociation intra-organisationnelle présente la caractéristique d’être particulièrement chaotique. En effet le faible niveau d’institutionnalisation de l’intra-négociation, son rythme lent décalé de celui de la négociation elle-même, le fait qu’on soit « entre amis », donc potentiellement instables et indisciplinés, la présence d’un grand nombre d’acteurs et l’importance de la coordination tacite produisent du désordre.

21La deuxième idée est que l’intra-négociation est continue. Cela vient de ce qu’elle fonctionne comme l’organisation elle-même qui travaille de façon permanente, de ce que les contraintes du calendrier des négociations ne sont pas intégrées par ceux qui ne participent pas directement aux discussions et du fait que le débat sur les principes ne s’achève jamais. En simplifiant quelque peu, on peut dire que la négociation est directement confrontée à l’obligation de conclure alors que l’intra-négociation l’est beaucoup moins.

22Enfin, et c’est l’idée de conclusion la plus importante, il faut voir toute négociation, non pas comme une négociation, mais comme un système de négociations avec de multiples négociations intra-organisationnelles (dont une partie croisées). Considérons le cas. C’est un cas réel, simplement maquillé pour des raisons de respect de l’anonymat.

23Deux enfants français, un frère ainé et la sœur cadette, ont hérité de leur père veuf une importante somme d’argent placée depuis plusieurs années dans une banque en Suisse. Le père n’avait pas déclaré cette somme à l’administration fiscale. A la mort du père, les enfants ont décidé de normaliser la situation et ont négocié, avec l’aide d’un cabinet d’avocats, la régularisation de cette situation avec l’administration fiscale française. Cette négociation a abouti à un accord comprenant le versement des impôts dus et une réduction sensible des pénalités. Cette affaire peut s’analyser comme une négociation entre deux acteurs : la famille d’un côté et l’administration fiscale de l’autre. Plusieurs concepts classiques de la négociation peuvent être appliqués de façon pertinente : la discussion a été intégrative plutôt que distributive (les enfants avaient intérêt à déclarer la somme pour pouvoir en profiter et la direction fiscale avait intérêt à récompenser une régularisation spontanée), il y a eu des points focaux (par exemple une simplification concernant la date de départ de l’absence de déclaration), des biais cognitifs (une partie de l’histoire des revenus concernés a dû être reconstituée de mémoire), etc.
Mais si on considère ce cas comme un système de négociations en prenant en compte toutes les intra négociations, il se complexifie et s’enrichit considérablement. D’abord le frère, Alain, et la sœur, Catherine, depuis longtemps fâchés l’un contre l’autre, ne se parlaient plus. Il a donc fallu d’abord une négociation entre les enfants pour définir un terrain d’entente. C’est Catherine, la sœur cadette, qui a pris l’initiative d’une régularisation spontanée et elle a utilisée l’épouse (Sylvie) de son frère, autrement dit sa belle-sœur, comme médiatrice (on voit donc entrer un nouvel acteur). Sylvie la médiatrice et Catherine ont discuté de la solution : comment aborder l’administration fiscale, ce qu’on pouvait attendre d’elle, à quel cabinet d’avocats faire appel, quel périmètre présenter (une petite partie de l’héritage pouvait échapper légalement au fisc français), etc. Sylvie a ensuite abordé Alain son mari pour le convaincre en douceur de s’entendre avec sa sœur sur le sujet, ce qu’il a finalement accepté, mais les discussions ont été longues et difficiles. Ensuite le frère et la sœur se sont adressés à un cabinet d’avocats, Fiscatec, spécialisé dans les questions fiscales et un binôme d’avocats a été affecté à leur affaire, Maître Durand et Maître de Vimont. Les deux avocats ont négocié séparément avec Alain et Catherine leurs honoraires et surtout le projet de solution à présenter à l’administration fiscale, sachant qu’il fallait aboutir à une proposition commune. Entre temps, la paire d’avocats est entrée en conflit avec la direction du cabinet sur le montant des honoraires qui leur revenait. En effet la majeure partie de ces derniers était calculée en fonction du résultat et pouvait atteindre un montant substantiel. La discussion s’envenima au point que les deux avocats quittèrent Fiscatec et créèrent leur propre cabinet DDV. Du coup, Catherine et Alain, avec l’aide de Sylvie, ont dû discuter sur la question de savoir s’ils confiaient leur affaire au nouveau cabinet DDV (ce qu’ils firent finalement) ou la laissaient à Fiscatec. Durand et de Vimont durent discuter avec Fiscatec du montant des honoraires déjà versés qui leur revenait et Catherine a dû intervenir auprès de Fiscatec pour faciliter le règlement de ce différend. Ces questions étant traitées, une nouvelle phase de négociation a débuté. Les avocats ont abordé, sans révéler le nom de leurs clients, plusieurs niveaux de l’administration fiscale pour voir quel était celui qui était le plus compréhensif et efficace : les directeurs des impôts des départements respectifs de résidence de Catherine et Alain, la Direction nationale des vérifications, le directeur général adjoint des impôts que Durand connaissait personnellement. Finalement DDV a choisi de discuter avec la Direction nationale des vérifications, mais les différentes instances de la Direction générale des impôts ont bien entendu échangé entre elles sur cette affaire. Un élément de complexité s’est ajouté avec le mari de Catherine, Steve, qui était de nationalité anglaise. Le foyer fiscal étant pris en considération, il s’est trouvé associé au règlement de l’affaire et des discussions sont intervenues entre lui, son épouse et les avocats au sujet de son patrimoine situé en Grande Bretagne. Du côté de l’administration fiscale, la façon de traiter le cas particulier de Steve a fait l’objet aussi d’allers et retours internes. Finalement DDV, au nom de toute la famille, et la Direction nationale des vérifications ont négocié directement au cours d’entretiens et à travers des échanges de courrier, discussions qui ont abouti à un accord.
Ce cas révèle de nombreuses intra-négociations : entre Catherine et Sylvie, entre Sylvie et Alain, entre Catherine et Steve, entre les avocats et Fiscatec, entre Catherine et Fiscatec, entre DDV et les différentes instances de l’administration fiscale, entre les différents acteurs de la direction des impôts. Le cas montre en outre qu’il n’est pas nécessaire d’être en présence d’une grande organisation pour observer de l’intra-négociation. L’une des parties est une famille et un bon nombre d’intra-négociations s’y sont déroulées.
En concevant le processus comme un système de négociations, on voit se dessiner des phénomènes essentiels, mais qui sont peu visibles si on se contente de la perspective de la seule négociation principale. Ainsi apparaît la durée. Le décalage est immense entre le temps de la négociation elle-même et le temps du système de négociations. Dans notre cas, alors que la négociation centrale a duré quelques mois, le processus complet, incluant toutes les intra-négociations, a nécessité plus de trois ans. L’attention portée au système de négociations intra-organisationnelles permet aussi de mettre en évidence l’importance des négociations constitutionnelles par opposition aux négociations substantielles. En effet la famille et ses représentants ont passé un temps considérable à échanger pour s’organiser : voir émerger un médiateur interne, se réconcilier, trouver un cabinet d’avocats, déterminer la rémunération, définir les interlocuteurs du côté administratif, etc. La négociation intra-organisationnelle montre que le problème était autant le processus de discussion (négociation constitutionnelle) que la discussion finale elle-même (négociation substantielle).
A travers cet exemple et les faits évoqués précédemment, on voit qu’une négociation ne peut pas être analysée sans étudier le système des intra-négociations qui l’accompagne. Négliger cela peut conduire à sous estimer des dimensions essentielles comme la durée du processus complet ou la négociation constitutionnelle par opposition à la négociation substantielle.
Il faut considérer que la négociation intra-organisationnelle est une régulation sociale au sens de Jean-Daniel Reynaud, qui se déroule dans chaque camp au lieu de se réaliser entre les deux camps. Elle possède les caractéristiques de la régulation sociale : elle est continue, elle n’est pas optimisée (ce n’est ni un équilibre, ni une satisfaction pour tous, etc.), elle s’exerce pour une large part sous forme de négociations non explicites et elle est constitutionnelle (elle fixe les règles du jeu, définit sur un plan cognitif les enjeux.
Compte tenu de la porosité entre l’intra-négociation et l’inter-négociation, constituée par les intra-négociations croisées, les conflits internes parfois plus intenses que les conflits externes, l’inter-négociation comme stimulant de l’intra-négociation et la relation mandataire-mandants qui se précise en cours de la discussion, on pourrait dire que, d’une certaine façon, l’intra-négociation est la poursuite de l’inter-négociation par d’autres moyens.
Mai 2008


Date de mise en ligne : 01/01/2010.

https://doi.org/10.3917/neg.012.0183

Notes

  • [1]
    Richard Walton et Robert McKersie, A Behavioral Theory of Labor Negociations, New York, McGraw Hill, 1965, font de l’intra-négociation un mécanisme essentiel de toute négociation.
  • [2]
    Simon Sebag Montefiore, Staline, La cour du tsar rouge, Éditions des Syrtes, Paris, 2005, 794 p.
  • [3]
    Reynald Bourque et Christian Thuderoz, Sociologie de la négociation, La Découverte, Paris, 2002, p. 101.
  • [4]
    Lucie Morissette exprime une idée voisine en parlant de porosité entre les négociations intra- et inter-oranisationnelles (« la négociation d’une loi : frontière poreuse entre négociation intra-organisationnelle et inter-organisationnelle », Négociations, 2008/1, p. 89-104.
  • [5]
    Lucie Morisette, op. cit., exprime également cette idée quand elle parle de logiques cognitives.
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