Notes
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[1]
Courriel : boris. hauray@ univ-lille2. fr
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[2]
Ce texte s’appuie sur un travail de thèse sur « l’Europe du médicament » dirigé par Philippe Urfalino et s’inscrit dans le programme de recherche qu’il conduit sur le médicament. Outre les analyses secondaires, il repose sur des entretiens (70) réalisés auprès des acteurs du secteur (États membres, industriels, institutions européennes), sur un travail d’observation réalisé en 2000 au sein de l’EMEA.
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[3]
Les conclusions des théories économiques de la régulation qui affirment, à l’inverse, que les contrôles publics sont demandés par les industriels eux-mêmes (Stigler, 1971), afin par exemple de limiter la concurrence, ne nous semblent pas être un point de départ pertinent pour analyser la relation de contrôle. Elles ne permettent en tout cas pas de rendre compte de la situation empirique analysée ici, c’est-à-dire le contrôle sanitaire des médicaments.
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[4]
Nous ne conduirons donc pas dans le cadre de cet article une discussion plus générale sur le poids des industriels dans la définition des procédures encadrant le contrôle du médicament. Pour une analyse de cette question au niveau européen, voir notamment : (Hauray, 2005b ; Permanand et Mossialos, 2005 ; Abraham et Lewis, 2001).
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[5]
Depuis le 30 avril 2004, le CSP s’appelle le Comité des médicaments à usage humain (CMUH). Nous avons gardé l’ancienne dénomination par souci de cohérence.
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[6]
La FDA est l’agence de contrôle des médicaments américaine.
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[7]
Voir, par exemple, une discussion de ces exigences dans le cadre des relations internationales (Risse, 2000). Tout en assouplissant les préconditions nécessaires à l’argumentation, Thomas Risse définit des indicateurs restrictifs permettant de repérer la situation d’argumentation.
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[8]
Les experts doivent par exemple estimer si les patients inclus dans les essais correspondent à la population cible, si le déroulement des essais et le traitement des données ont respecté les méthodes statistiques, si les médicaments choisis comme comparateurs pour estimer l’efficacité et la sécurité du nouveau produit par rapport à celles de ses concurrents existants sont pertinents, etc.
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[9]
Des obligations de confidentialité nous amènent à rendre ce produit non reconnaissable dans ce texte.
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[10]
Voir, dans un domaine connexe, les travaux mettant en évidence le rôle des rapports industries/ autorités publiques dans le scandale du sang contaminé (Bovens, Hart, Peters, 2001, section V).
1 La réflexion sur la place et le rôle respectif de l’argumentation et de la négociation a été notamment menée, dans le sillage des analyses de Jürgen Habermas, à travers les débats de communautés/assemblées élaborant une décision collective, c’est-à-dire à propos de groupes engagés dans un processus visant à arrêter collectivement, pour eux-mêmes ou pour un tout dont ils sont la partie, une intention d’agir (Urfalino, 2005). Ce texte porte une situation qui ne correspond pas à ce modèle [2]. En effet, il se propose d’étudier une relation contrôleur/contrôlés. Plusieurs caractéristiques notables découlent de ce contexte. Premièrement, tandis que des acteurs sont en position de décideur (les membres de l’autorité de contrôle), d’autres (les représentants du contrôlé) essaient « seulement » d’influencer cette décision. Même si un désaccord représente un coût et un risque pour le contrôleur, il n’est pas forcé d’obtenir l’acquiescement du contrôlé sur la justesse de sa décision. Deuxièmement, en amont, le comportement au cours de l’échange de ces deux types d’acteurs est différent. La logique est largement accusatoire : les contrôlés répondent aux questions qui leur sont posées et interviennent en fonction des sollicitations des contrôleurs. Si les stratégies des contrôlés peuvent être performantes, elles restent donc soumises à des règles qui ne sont pas définies par eux. Ces deux premières caractéristiques font que l’idéal égalitaire qui caractérise parfois les travaux sur la délibération n’a ici absolument pas cours. Troisièmement, il existe un antagonisme structurel entre les deux groupes. Même si une collaboration est possible et souhaitée, l’horizon normatif n’est pas la communauté des intérêts, mais bien leur contradiction, au moins partielle : le dispositif de contrôle est établi afin d’imposer aux contrôlés le respect de standards plus exigeants que ceux qu’ils souhaiteraient appliquer [3].
2 Il découle de ces prémisses que, dans le cas d’une relation contrôleur/contrôlé, il faut tout d’abord s’interroger sur les raisons qui poussent les acteurs en présence à échanger (puisque des décisions unilatérales seraient possibles et que les intérêts sont conçus comme partiellement divergents). Ensuite, il convient d’étudier la forme que prennent ces échanges et leur impact sur la défense du bien commun. Nous nous appuierons, pour conduire cette réflexion, sur la distinction conceptuelle entre argumentation et négociation et nous montrerons son intérêt analytique pour comprendre la nature de la relation étudiée.
3 Nous conduirons ce travail à travers le cas du contrôle sanitaire des médicaments, c’est-à-dire l’évaluation des bénéfices et des risques des produits qui aboutit à la délivrance, ou non, des autorisations de mise sur le marché (AMM). Nous n’étudierons pas dans ce texte le processus politique d’élaboration des réglementations générales en la matière, mais le déroulement concret de l’activité de contrôle [4]. Nous nous appuierons tout particulièrement sur les échanges que nous avons pu observer au sein de l’Agence européenne des médicaments (EMEA) et de son comité scientifique, le comité des spécialités pharmaceutiques (CSP) [5]. Il est chargé d’évaluer, pour le compte de l’Union européenne, les produits les plus innovants. Ce comité est composé de représentants des différentes autorités sanitaires européennes. Pour chaque produit, deux rapporteurs sont nommés. Ils conduisent, avec le support de leur autorité nationale, un travail d’évaluation préparatoire. Puis, le CSP construit un avis unique, adopté éventuellement suite à un vote majoritaire, qui est transformé (sans être modifié) en décision par la Commission européenne. L’analyse conduite dans ce texte n’est cependant pas limitée à l’autorité étudiée puisque des échanges similaires à ceux ici examinés prennent place dans les différentes autorités nationales en Europe (Hauray, 2005b).
1 – Le fondement des échanges entre régulateurs et régulés
4 Au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, les pouvoirs publics ont mis en place des autorités chargées de délivrer, pour les médicaments, des autorisations de mise sur le marché (AMM). Pour ce faire, des experts évaluent les dossiers d’AMM, qui sont censés présenter de manière fidèle les résultats des études et des essais qu’ont réalisés les firmes pendant près de dix années afin de tester leur médicament. Trois critères sont pris en compte : la qualité du produit (le fabricant est-il capable de produire, en respectant les normes industrielles et sanitaires, une molécule stable et conforme à la formule déclarée ?), la sécurité de son utilisation (quels risques le produit fait-il courir aux patients ?) et son efficacité (quel bénéfice mesuré peut-on attribuer au produit ?). Tout médicament représentant un danger pour le consommateur, il ne peut être évalué qu’à travers une réflexion risque/bénéfice. Notons dès à présent que la décision d’AMM n’est pas un simple oui/non ; le travail d’évaluation consiste, en cas d’autorisation, à amender le Résumé des Caractéristiques du Produit (RCP) demandé par les firmes. Le RCP définit les conditions dans lesquelles le médicament doit être prescrit (il précise les indications, les contre-indications, les effets secondaires, etc.). Obtenir le RCP le plus favorable possible est déterminant pour les firmes, puisqu’il définit la place du produit dans l’arsenal thérapeutique et influence ses ventes futures. Il est directement retranscrit dans les notices fournies aux patients et les firmes ne peuvent communiquer des informations qui lui seraient contraires.
5 Il est tentant de se représenter le contrôle comme une activité unilatérale du contrôleur sur le contrôlé, c’est-à-dire comme l’application de normes et de critères prédéfinis par les pouvoirs publics à des cas d’espèce. Or, le contrôle des médicaments n’est pas effectué sur le mode d’une simple sanction. Au contraire, de multiples espaces d’échanges existent entre les contrôleurs et les contrôlés. Il est possible d’en distinguer trois. Premièrement, pour pouvoir évaluer les médicaments, les autorités de régulation élaborent des lignes directrices chargées de définir l’état des savoirs et de préciser les critères d’acceptabilité des essais et des médicaments. En effet, le cadre fixé par la réglementation est très général. Lors de la préparation de ces documents, elles consultent les firmes. Deuxièmement, les laboratoires pharmaceutiques peuvent demander des avis scientifiques aux agences sanitaires sur la manière de développer leur produit et justifier par ce biais les méthodes qu’ils désirent adopter. Enfin, et ce sera le cœur de cet article, au cours de la procédure d’enregistrement d’un médicament donné, les évaluateurs sont amenés à échanger, de façon écrite puis orale, avec le laboratoire qui désire le commercialiser. Les évaluateurs soumettent leurs questions et leurs objections. La firme tente d’y répondre, de fournir des informations additionnelles et/ou s’engage à conduire des recherches complémentaires. À la fin de la procédure, l’industriel (une équipe de responsables et d’experts scientifiques) vient faire une présentation finale de sa demande et répond aux questions encore en suspens. Au sein du CSP, soit la décision finale a lieu directement à la suite de cette confrontation, soit celle-ci est repoussée au lendemain.
6 Pour les autorités de régulation, ces échanges permettent a) de s’accorder avec les contrôlés sur les « règles du jeu », b) d’obtenir des informations détenues par les industriels et c) d’élaborer des décisions plus optimales.
7 L’acceptation par les pouvoirs publics d’une concertation avec les industriels lors de la rédaction des lignes directrices et à l’occasion des avis scientifiques s’explique tout d’abord par le besoin de s’entendre avec les industriels sur les conditions dans lesquelles sera réalisé le contrôle. En effet, le nombre de questions qu’il est possible de poser à propos d’un médicament est potentiellement infini. Or, le régulateur ne peut s’appuyer sur l’opacité des modalités de la sanction afin de maximiser son pouvoir sur le contrôlé. En effet, comme il existe un tiers, la population, le contrôleur ne souhaite pas refuser un médicament parce que la firme aura mal développé une molécule utile. En rédigeant des lignes directrices et en fournissant des avis, les pouvoirs publics essaient de réduire au maximum l’écart entre ce que l’évaluateur estimera nécessaire et ce que l’industriel estimera devoir prouver. Cependant, les lignes directrices ne peuvent être modifiées perpétuellement en fonction de l’évolution des consensus médicaux, elles ne peuvent pas non plus envisager l’ensemble des situations possibles. Il est donc difficile de les rendre obligatoires et les firmes ont le droit de ne pas les respecter si elles parviennent à le justifier. À moins de rendre ces documents caducs, il faut donc associer les industriels, qui disposent d’une expérience incomparable en matière de médicament, à leur élaboration. La fourniture d’avis permet de reproduire cet échange sur un cas plus précis. Enfin, lors de l’évaluation du produit, les normes de jugement et les méthodologies peuvent être une dernière fois discutées et la firme peut encore défendre les choix qui ont été faits lors d’essais qui ont commencé parfois plus de dix années plus tôt.
8 Par ailleurs, les autorités peuvent, en acceptant les contacts avec les industriels, obtenir des informations dont elles ne disposent pas. Par exemple, dans les avis scientifiques, une part de transparence supplémentaire est obtenue par les régulateurs puisque les firmes, inquiètes à propos de certains aspects de leurs protocoles ou de leurs résultats, dévoilent par leurs questions certains enjeux de leur dossier. Surtout, le dossier ne contient pas l’ensemble des informations potentiellement disponibles pour les évaluateurs. La première solution pour des experts qui s’interrogent sur un élément du dossier est donc de demander aux firmes si le problème qu’ils ont soulevé peut être résolu par des données qu’elles possèdent. Par exemple, si les évaluateurs sont inquiets des effets spécifiques du médicament sur un sous-groupe de la population cible, la firme dispose peut-être des informations nécessaires à la construction d’une statistique sur cette question. Elle peut aussi apporter des explications sur la signification clinique d’un effet mesuré, les liens possibles entre certaines caractéristiques du médicament et des troubles observés chez les patients. De manière plus générale, la conduite d’une évaluation de qualité rend nécessaire un échange de nature technique avec les industriels, avant et pendant l’évaluation du produit, puisque ces derniers disposent d’une expertise unique sur les produits. Paul J. Quirk soulignait déjà en 1980 à propos de l’évaluation des médicaments de la Food and Drug Administration (FDA) [6] que les questions et les informations dans ce domaine sont trop complexes pour être traitées efficacement de manière unilatérale par l’autorité publique (Quirk, 1980, p. 211).
9 Enfin, ces échanges sont aussi un moyen de construire une décision plus optimale. À la différence d’un concours où, ayant fixé les règles du jeu, le jury peut être inflexible quant à leur application, il existe un tiers à prendre en compte dans la décision d’autoriser ou non un produit : la population. L’évaluateur, en sanctionnant le candidat (l’industriel), peut aussi priver des patients d’une solution à leurs maladies. Si un dossier, pour un médicament intéressant, est insuffisant, il doit donc essayer de comprendre si les problèmes observés dans le dossier sont liés au médicament lui-même ou davantage à des erreurs de l’industriel et, dans ce cas, il peut essayer prendre une décision moins tranchée qu’un simple refus. Il peut notamment amender le RCP ou demander des essais complémentaires que la firme sera obligée de conduire suite à la délivrance de l’AMM. Cependant, la firme reste maître de sa démarche : elle peut décider de retirer momentanément sa demande d’AMM si elle estime qu’elle pourra obtenir une décision plus favorable plus tard. L’élaboration d’une solution amendée nécessite donc une coopération minimale afin que la firme accepte les exigences des régulateurs.
10 Le fondement des échanges entre régulateurs et régulés étant établi, attachons-nous maintenant à comprendre leur nature. Nous montrerons qu’ils articulent argumentation et négociation, deux types d’interaction que nous analyserons successivement.
2 – Peut-on imposer la bonne foi des arguments ?
11 Les contacts entre régulateurs et régulés prennent majoritairement la forme d’échanges d’arguments. Ces échanges sont cependant fortement marqués par la présence d’objectifs égoïstes. Même si les laboratoires sont engagés dans une interaction qui a l’apparence d’une discussion scientifique, ils défendent bien sûr par ce biais leurs intérêts. En participant à l’élaboration des lignes directrices, ils peuvent s’appuyer sur leurs ressources scientifiques supérieures pour tenter d’influencer les normes dans un sens qui leur soit favorable. De même, la demande d’avis scientifiques à l’EMEA répond à une stratégie qui vise à limiter le nombre, la taille et la difficulté des essais qu’ils doivent entreprendre. Les firmes proposent ainsi des protocoles minimaux et ne les amendent que si le CSP les déclare inacceptables. Le degré de coopération souhaitable dans ces échanges est donc toujours l’objet de débats au sein des autorités sanitaires. Enfin, lors des procédures d’enregistrement, les firmes essaient de « contrer » les critiques des évaluateurs plus qu’elles ne visent la vérité. Elles s’appuient pour ce faire sur leur meilleure connaissance du produit, sur la capacité de leurs experts à proposer des raisonnements techniques convaincants et sur la fourniture de données nouvelles, dont ne disposent pas encore les évaluateurs. Elles cherchent à convaincre, par tous les moyens, les évaluateurs. Des hospitalo-universitaires, qui ont participé aux essais, sont ainsi mobilisés dans les réponses écrites, mais surtout lors des explications orales. Leur réputation comme leur plus grande « impartialité » assurent à la parole industrielle un poids supplémentaire. Les laboratoires s’appuient même stratégiquement sur des experts qui connaissent personnellement les membres du CSP. Cette tactique peut bien évidemment avoir un effet inverse. Lors du CSP de juillet 2000, un médicament était défendu par un clinicien qui tutoyait le président du comité au cours de l’explication orale. Cette initiative n’a pas été bien acceptée et ce dernier s’exclama par la suite :
« Ils ont amené X ! Nous n’avions pas besoin de lui dans cette discussion ! Il essaie de vendre le produit. Ce qu’il aurait fallu, ce sont des réponses précises, pas du marketing. »
13 Les industriels s’efforcent même parfois d’obtenir des contacts directs avec les membres du CSP. Par exemple, lors d’une explication orale, un responsable d’une grande firme pharmaceutique, très connu dans ce milieu, était encore dans le hall précédant la salle de réunion au moment où les membres du CSP en sont sortis. Il est allé directement saluer un membre de celui-ci et lui a glissé « ce médicament est bon, vraiment je le pense, c’est un bon produit. Vous devriez l’accepter », avant de se retirer.
14 Malgré le recours des industriels à ce que Jon Elster désignerait comme un usage stratégique de l’argumentation – c’est-à-dire l’utilisation, dans un cadre réprimant la mise en avant d’objectifs purement égoïstes, d’arguments faussement présentés comme vrais et impartiaux (Elster, 1993) – les évaluateurs conçoivent qu’une activité de discussion avec la firme peut, si ses arguments sont bons, influencer leur représentation de ce qui est et, par conséquent, de ce qu’il est bon de faire. L’idée sous-jacente est bien que, même si l’argumentation des firmes vise à défendre leurs intérêts, elle n’y est pas réductible. Par exemple, à la suite de l’évaluation du dossier d’une pommade indiquée pour le traitement de lésions cutanées, l’efficacité et les effets secondaires du produit étaient mis en doute par des membres du CSP. Ce produit n’était en effet pas efficace chez tous les patients et, pour certains d’entre eux, provoquait de graves complications. À la suite de la discussion avec la firme, les constats suivants étaient énoncés :
Membre du CSP 1 (rapporteur du dossier pour le CSP) : « Leur présentation a été intéressante. L’avantage de ce médicament est que le patient peut se mettre lui-même le produit au lieu d’aller vers des traitements en radiothérapie. Ce que je pense, c’est que, lorsque le produit marche, ils en mettent jusqu’à la fin. »
Membre du CSP 2 : « Oui, et quand il pose des problèmes, les patients s’arrêtent d’eux-mêmes, car l’effet négatif est très visible. »
16 Ainsi, plutôt que de refuser ce médicament, le CSP choisira de l’autoriser dans des indications très limitées. Il est certes difficile d’évaluer plus généralement l’impact des arguments des firmes. Selon les membres de l’EMEA que nous avons interrogés, les experts amenés par les firmes ont du mal à convaincre et ils ne peuvent retourner totalement la position du comité. Cependant, s’ils sont bons, ils parviennent effectivement à faire évoluer l’avis du CSP sur certains problèmes.
17 Les interactions ici analysées sont trop structurées par les intérêts particuliers des firmes pharmaceutiques pour répondre aux critères définissant une pure argumentation, telle que la conçoit par exemple Jürgen Habermas : vérité propositionnelle (conformité aux faits perçus), justesse normative (notamment impartialité) et sincérité subjective (sincérité des locuteurs quant au contenu de leurs propos) [7]. Cependant, Philippe Urfalino a bien montré qu’il n’est pas nécessaire de considérer que l’argumentation implique la bonne foi des participants ou l’absence de stratégie, elle suppose seulement que les arguments avancés par les participants soient pris au sérieux (Urfalino, 2000), ce qui est le cas. L’échange d’argument est favorisé dans notre cas par a) la nature des données discutées, b) l’intérêt qu’ont les industriels à jouer le jeu de l’argumentation et c) les stratégies des régulateurs qui s’efforcent de peser sur les conditions de l’échange.
18 Tout d’abord, les connaissances échangées par les participants s’appuient généralement sur des statistiques issues de protocoles médicaux rigoureusement contrôlés. Même s’il ne faut pas limiter l’argumentation à ce type de contenu, cela renforce bien sûr la possibilité d’établir un débat rationnel malgré la présence forte d’intérêts particuliers et encadre les stratégies argumentatives possibles. Les échanges en amont des dossiers, lors de la rédaction des lignes directrices, permettent notamment d’avoir une discussion d’ordre plus général, reposant sur des publications académiques. Lors d’une procédure d’AMM, les intérêts directs de la firme sont très présents, les débats sur les critères sont complexifiés par la prise en compte parallèle des résultats des essais et le temps est limité. Mais, même dans ce contexte, le discours doit prendre la forme d’un raisonnement scientifique valide.
19 Plus généralement, même en étant cynique et en mettant entre parenthèses la volonté des firmes de ne pas faire courir à la population des risques inacceptables, les industriels sont fortement incités à jouer le jeu de la discussion « raisonnable ». Premièrement, un médicament autorisé est prescrit à une population beaucoup plus vaste que celle des essais, ses bénéfices comme ses risques sont alors bien mieux appréhendés. Les manipulations des firmes sont donc susceptibles d’être découvertes et peuvent, comme le montrent les crises récentes, remettre en cause leur bien-être financier. Deuxièmement, dans ses échanges avec les régulateurs, la firme peut difficilement refuser le débat contradictoire et avancer des arguments qui paraissent injustifiables aux yeux des évaluateurs. Ce comportement provoque en effet un raidissement du comportement des régulateurs. Un membre de l’EMEA assistant à toutes les rencontres du CSP peint le tableau suivant :
« Si c’est une firme qui est prête à collaborer, cela se passe bien. Si c’est une firme difficile à gérer (par exemple, s’ils ne veulent pas comprendre ce qu’on leur demande ou ce qu’on leur reproche), s’ils restent trop sur leur position, là on sent une tension dans la salle, on entend des phrases comme : “Ils se sont foutus de notre gueule” »
21 Cette conflictualité supplémentaire peut bien sûr conduire à un avis plus sévère. Troisièmement, la confiance des régulateurs dans le sérieux du travail d’une entreprise est un capital important. Les industriels et les régulateurs sont engagés dans une relation répétitive. Une firme qui a un comportement négatif peut être stigmatisée et cela réduit ses chances d’enregistrement pour tous les médicaments suivants. Ce constat n’est pas théorique : certaines entreprises ont mauvaise réputation et nous avons observé l’influence négative que cela avait sur les jugements des évaluateurs sur leurs dossiers.
22 Enfin, cette argumentation est aussi permise par les efforts consciemment menés par les régulateurs afin de définir les conditions de déroulement des contacts avec les industriels. Différentes caractéristiques des explications orales conduites au sein du CSP peuvent être ainsi analysées comme répondant à une volonté de maîtriser l’influence des firmes. Tout d’abord, le déroulement de cet échange est très théâtralisé. Tous les documents traînant dans la salle sont ramassés pour éviter tout problème de confidentialité, aucun membre du CSP ni aucun expert ne doit être physiquement trop proche des industriels. Puis, lorsque le « jury » est prêt, un membre du secrétariat va chercher l’équipe industrielle qui attend à l’extérieur. Le déroulement de cette entrevue se rapproche d’un interrogatoire, elle est redoutée par les « candidats », qui sont soumis à un flot de questions de l’ensemble des membres du CSP. Par ailleurs, le déséquilibre entre le nombre de « contrôleurs » (souvent prêt de 50 membres des autorités sanitaires – membres officiels et experts invités – sont présents au moment de l’explication orale) et le nombre de représentants des industriels (les industriels ont le droit d’amener seulement 5-6 personnes) concourt à assurer aux membres du CSP une prédominance dans les débats. D’autres détails manifestent ce souci. Il a été demandé aux firmes de ne pas présenter les intervenants, à part bien sûr leur fonction, et d’énoncer directement les résultats des études. Ce dispositif doit être interprété comme visant à limiter les effets d’autorité qui résultent de la mise en avant de marques de reconnaissance académique des experts amenés par les firmes.
23 Ces stratégies d’encadrement de l’argumentation ne résolvent pas, bien sûr, tous les problèmes d’influence et les asymétries d’expertise existent entre régulateurs et régulés. Elles montrent cependant que l’acceptation d’un échange d’arguments avec les firmes n’implique pas l’absence de recul sur la nature des propos échangés.
24 Soulignons que les dynamiques que nous venons d’exposer ne sont pas propres à l’Agence européenne. Les autorités sanitaires nationales acceptent en effet des échanges similaires avec les firmes pharmaceutiques puisque, sous l’effet de l’affirmation d’un espace politique européen, les pratiques ont convergé dans ce domaine. Même l’autorité allemande, qui limitait le plus contacts entre industriels et évaluateurs (ils sont restés longtemps bornés à des échanges écrits), a décidé de les étendre. Elle fait donc face aux mêmes tensions entre la volonté d’argumentation et le désir de limiter les capacités d’influence des firmes, comme le traduit bien cette remarque d’un industriel :
« Elle fait très attention à ce que le nombre de têtes participant aux rencontres soit équilibré, entre eux et nous… Elle ne veut pas non plus de personnes du marketing : elle veut une discussion purement scientifique et nous dit : « Vous ne devez pas chercher à nous convaincre, ce doit être de la science ! »
3 – La place de la négociation dans les échanges scientifiques
26 Les contacts entre les autorités d’évaluations et les laboratoires ne sont pas seulement des échanges d’arguments. Une activité de négociation est aussi observable, notamment lors de la délivrance des AMM. Cet aspect de l’évaluation des médicaments est peu reconnu par les pouvoirs publics ou les experts puisqu’il heurte la conception dominante du contrôle sanitaire des médicaments. Celui-ci est en effet généralement présenté comme une activité purement scientifique et technique (Hauray, 2005a). Dans cette optique, les experts sont seulement chargés de juger, en fonction de l’état des savoirs médicaux, si les méthodes employées par les firmes lors du développement du médicament (tests in vitro, études sur les animaux, essais cliniques) sont acceptables [8] et si les performances des molécules ainsi mesurées sont satisfaisantes. Ainsi, s’il s’agit juste de dire le vrai, quelle place pourrait avoir une négociation avec les laboratoires ? Par ailleurs, ce contrôle vise à protéger la population contre des risques mortels : comment une négociation avec les multinationales pharmaceutiques, assimilée alors à une forme de compromission, serait-elle acceptable ? Après avoir présenté les caractéristiques de la décision d’AMM qui permettent l’émergence d’une activité de négociation, nous mettrons en évidence sa structure et son déroulement. Nous illustrerons cette activité de négociation par la présentation d’un cas issu de nos observations au sein de l’EMEA.
27 Un espace de négociation est ouvert dans le contrôle sanitaire des médicaments par la possibilité laissée aux régulés, même si cet acte a un prix élevé, de faire échouer la décision finale. En effet, si jamais l’avis que s’apprête à prendre l’autorité sanitaire ne lui convient pas, la firme peut retirer sa demande d’AMM. Deux dimensions de la décision d’AMM peuvent ainsi faire l’objet d’un compromis : le contenu du Résumé des Caractéristiques du Produit (notamment les indications et contre-indications qui définissent l’importance de la population cible) et les engagements. D’une part, au lieu de refuser simplement un produit, les évaluateurs peuvent proposer à la firme un RCP amendé : ils peuvent limiter les indications du produit (par exemple, borner son utilisation à des cas d’échec des autres traitements ou à une sous-population) ou ajouter des contre-indications ou des effets secondaires que la firme n’avait pas estimés nécessaire d’indiquer. D’autre part, les évaluateurs peuvent demander à la firme de s’engager à faire des essais supplémentaires, tout en ayant tout de suite une AMM. Il est possible de distinguer deux sortes d’engagements : ceux qui accompagnent l’autorisation normale d’un médicament et ceux qui sont attachés aux produits autorisés selon les conditions dites de « circonstances exceptionnelles ». Dans le premier cas, les engagements répondent à des demandes des évaluateurs qui n’ont pas pu être satisfaites dans le processus d’évaluation, mais qui ne constituent pas des raisons suffisantes pour ne pas autoriser le médicament. Il s’agit pour le second cas d’autoriser des produits présentant un intérêt manifeste pour la santé publique malgré des preuves insuffisantes par rapport aux standards en vigueur. En échange de cette dérogation consentie par les pouvoirs publics, la firme s’engage à fournir après la mise sur le marché du produit des données complémentaires. Les médicaments contre le sida, étant donné l’urgence sanitaire dans laquelle étaient les patients, ont généralement bénéficié de ce type d’enregistrement. Comme la firme désire avant tout voir son médicament autorisé au plus vite, elle est poussée à accepter les demandes des autorités. De plus, si elle accepte un RCP corrigé, elle peut, par la suite, sur la base d’informations supplémentaires, déposer une demande de modification afin d’obtenir un RCP plus conforme à ses souhaits. Cependant, si elle estime que les requêtes des régulateurs constitueront une contre-publicité nocive pour la vie commerciale du produit (par exemple, les visiteurs médicaux seront amenés à réaliser la promotion de ce nouveau produit sur la base d’un RCP moins favorable) et/ou des dépenses de recherches supplémentaires trop importantes, et si elle pense pouvoir obtenir une décision plus favorable avec un dossier renforcé plus tard, elle peut décider de retirer momentanément sa demande. Ce retrait de la demande peut représenter un problème pour les autorités sanitaires puisqu’il prive momentanément leur population d’une solution thérapeutique nouvelle.
28 Les firmes contrôlées et les autorités de contrôle peuvent donc être engagées dans des rapports de négociation. Nous comprenons alors la négociation non comme une situation, mais comme un type d’interaction (Urfalino, 2005), qui peut être articulé à d’autres types d’interactions (dans notre cas, notamment l’argumentation) et que nous pouvons repérer dans la situation de contrôle. L’interaction qui s’engage est bien, selon la définition de Thomas Schelling (1986), une négociation, c’est-à-dire un processus d’élaboration d’un compromis entre plusieurs protagonistes à travers un échange de promesses et de menaces. L’autorité de contrôle et les laboratoires pharmaceutiques essaient de s’entendre à propos d’une décision future, mais ils n’ont pas des intérêts identiques. Pour pousser les industriels à accepter ses demandes, l’autorité sanitaire menace de ne pas attribuer l’AMM si la firme n’accepte pas des modifications du RCP et des essais supplémentaires (et promet à l’inverse de lui donner si le laboratoire se « soumet »). « En face », la firme menace de retirer sa demande d’AMM si l’autorité lui réclame de trop fortes concessions (ce qui est un problème pour l’autorité sanitaire si le produit représente un nouvel espoir de guérison). Comme dans de nombreuses négociations, le temps est au centre de l’échange. Même si elles estiment que les demandes des autorités sanitaires sont injustes, les firmes peuvent accepter des réductions du RCP pour mettre plus rapidement le produit sur le marché. À l’inverse, les firmes savent qu’elles peuvent parfois minimiser les changements de RCP et les engagements puisque les autorités ne prendront pas le risque de retarder la mise à disposition du traitement. Dans cette interaction, les autorités sont dans une position de force puisqu’un refus d’AMM est une catastrophe pour l’industriel. La négociation permet donc souvent aux pouvoirs publics d’obtenir des décisions conformes à leur volonté. Cependant, cela ne signifie pas que la négociation ne représente jamais de problème pour la défense de l’intérêt public. Par exemple, les firmes peuvent accepter des amendements du RCP puis, par la suite, grâce à une promotion abusive obtenir des prescriptions beaucoup plus larges de la part des médecins. Les laboratoires consentent aussi à réaliser des essais supplémentaires et, ensuite, affirment ne pas être capables de les conduire. L’autorité sanitaire s’est alors déjà engagée et, si ces données ne sont pas capitales, il est difficile pour elle de retirer le produit du marché. Surtout, lorsque le médicament a déjà été autorisé aux États-Unis et/ou qu’une demande importante existe (ou a été créée) chez des groupes de patients, les firmes savent que les autorités auront beaucoup de réticence à refuser d’autoriser le produit. Elles sont alors dans une position très favorable dans leurs échanges avec les agences.
29 Cette négociation est largement tacite au cours des premières phases de l’évaluation. Par exemple, lors de la rédaction du rapport d’évaluation, une liste de questions est envoyée à l’industriel. Les remarques émises par les évaluateurs sont classées en deux catégories. Elles peuvent constituer des « objections majeures », ce qui signifie que le problème soulevé est de nature à entraîner un refus de l’AMM, ou des « points à clarifier » dont la résolution ne constitue pas une condition sine qua non de la délivrance de l’autorisation. L’inscription d’une critique dans la première catégorie opère donc comme une menace : soit la firme a les données nécessaires pour répondre à cette objection, soit elle doit se préparer à faire des concessions. L’activité de négociation devient plus visible à partir des explications orales, qui sont le terme de l’évaluation : celles-ci permettent aux régulateurs et aux régulés de discuter directement du RCP et des essais supplémentaires qu’il est possible de conduire. Un dispositif de négociation particulièrement intéressant est le vote de tendance. En effet, lorsque le CSP veut faire céder une firme qui repousse ses demandes, il réalise un vote fictif la veille de la décision finale. Ce vote joue comme un engagement du CSP à refuser de délivrer l’AMM si aucune avancée n’est obtenue avant le vote officiel. Il pousse l’entreprise à faire un ultime effort d’élaboration d’un compromis et, comme le disent certains évaluateurs, de ne pas voter sur un « RCP bloqué ». Ce dispositif s’appuie sur les mécanismes bien analysés par Schelling (1986) : se lier les mains est un moyen efficace pour crédibiliser une menace. La sanction étant automatiquement déclenchée, « l’adversaire » devient responsable de l’échec ou non de la négociation.
30 Cette négociation peut bien sûr échouer, notamment si la firme sous-estime la volonté de sanction de l’autorité. Les échanges ayant pris place au sein de l’EMEA lors de la demande d’enregistrement d’un produit X [9] nous permettront de rendre compte à la fois de cette négociation et du risque d’échec. Le produit X vise à remplacer un autre produit Y, connu pour sa très forte toxicité rénale, seul produit disponible pour l’indication demandée au moment de la demande d’AMM. La pathologie traitée étant mortelle et de longue durée, les autorités sanitaires sont, au moment de la demande, impatientes de voir un nouveau produit de ce type arriver sur le marché. Il a, en outre, déjà été enregistré aux États-Unis.
31 Avant l’explication orale, plusieurs critiques ont déjà été résolues par de nouvelles données apportées par la firme et par son engagement à conduire un essai supplémentaire concernant la qualité du produit. Cependant, des problèmes persistent. En cours de développement, des risques pour le patient ont été repérés, en début de traitement, lorsque X est prescrit seul. La solution retenue par la firme a donc été de proposer une prescription du médicament conjointement à Y avant d’essayer de supprimer Y, plus toxique, pour les patients le supportant. Cela pose deux problèmes. D’une part, certains essais n’ont pas été conduits selon ce protocole aménagé. D’autre part, que se passera-t-il pour les patients pour qui le retrait de Y ne se passe pas bien ?
32 Étant donné ces incertitudes, un membre du CSP, qui a été nommé rapporteur sur ce dossier, estime que selon les standards en vigueur de la « médecine des preuves », il faut donner un avis négatif. Cependant, d’autres membres affirment que ce médicament représente une réelle innovation et qu’il pourrait trouver une place dans l’arsenal thérapeutique si : a) la firme parvient à définir une sous-population de patients (qui ne sont pas concernés par les risques liés à la consommation de X en monothérapie ou qui supportent bien le retrait de Y) ; b) la firme s’engage à conduire un nouveau programme d’essais. Quand la firme entame sa présentation orale, elle connaît ces réticences. Lors de celle-ci, l’entreprise n’apporte cependant pas de nouveaux éléments, ni de nouvelles propositions d’indications. Certains membres du CSP essaient de pousser la firme à définir une sous-population pour laquelle ils seraient prêts à accepter l’enregistrement du produit.
Membre du CSP 3 : « Mais quelle est votre demande concrète ? »
Firme : « Nous savons que des problèmes existent, nous sommes prêts à faire des concessions. »
Membre du CSP 3 : « Ce n’est à nous de vous dire ce que vous devez demander. Quelle est votre demande maintenant ? »
Membre du CSP 4 : « Est-il possible de connaître les particularités des patients qui risquent de ne pas pouvoir supporter un retrait de Y ? »
Firme : « Non, il est impossible de déterminer auparavant ceux qui vont avoir ce problème. »
Membre du CSP 4 : « Il n’y a pas de possibilité de réduire la population cible ? »
Firme : « Non, ce n’est pas possible. »
Membre du CSP 4 : « C’est donc votre conclusion… Tout est merveilleux, votre médicament est merveilleux et nous le prenons comme cela ! ! ! »
34 Les responsables de la présentation n’ont fait aucune proposition pour permettre l’autorisation. Même si la firme se savait attaquée, elle a essayé de maintenir ses positions en apportant seulement quelques informations supplémentaires et en laissant des cliniciens vanter les mérites du produit. À la suite de cette explication, le rapport de force est visible par l’énervement qu’expriment certains membres du CSP. La plupart d’entre eux se résignent cependant à rejeter le produit, et un « vote de tendance » donne un avis négatif. Puis, les membres du CSP rencontrent à nouveau, hors séance, les responsables de la firme. Une fois encore, la firme n’apporte rien pour promouvoir une indication plus limitée. Le CSP refuse donc ce médicament à l’unanimité. Apparemment, le siège du laboratoire n’a pas voulu accepter une indication de « niche ». Il a pensé qu’il arriverait à obtenir, sans elle, une autorisation, comme cela avait été le cas aux États-Unis.
35 Ainsi, des rapports de négociations sont articulés à l’argumentation au cours de l’évaluation des médicaments. Le jeu entre régulateurs et régulés étant mixte (Adam et Reynaud, 1978) – les intérêts des deux parties ne sont en effet ni intrinsèquement convergents ni totalement divergents – cette négociation rend possible l’élaboration de solutions perçues comme meilleures pour les deux parties.
4 – Conclusion : Argumentation, négociation et bien commun
36 Les rapports entre contrôleurs et contrôlés ne peuvent être compris comme l’application unilatérale par les premiers de règles sur le comportement des seconds. Au contraire, depuis l’élaboration des normes de contrôle jusqu’à leur application à des cas particuliers, la régulation, comprise comme un contrôle permanent et ciblé (focused) exercé par une autorité publique sur des activités qui sont dotées d’une valeur pour la société (Selznick, 1985, p. 363), s’appuie sur des échanges mêlant argumentation et négociation. L’intensité des rapports de force entre les acteurs et l’emprise des intérêts sur les arguments échangés varie au cours des trois stades d’échanges que nous avons décrits (la rédaction des lignes directrices, les avis scientifiques, la procédure d’enregistrement). Ceux-ci se distinguent en effet par le caractère général ou non de l’objet de la discussion, par des contraintes (et notamment de temps) différentes, et par l’objectif même du contact : s’agit-il de produire des consensus « scientifiques » ou d’arrêter une position sur un médicament particulier ? Au terme de la procédure d’évaluation, quand il s’agit d’arrêter une position qui concerne directement une firme, la négociation est de plus en plus mêlée à l’argumentation sur les données du dossier.
37 Il est possible de critiquer ces échanges, de les voir uniquement comme une marque de la prise en compte démesurée des intérêts des firmes pharmaceutiques au sein des autorités de régulation (Abraham et Lewis, 2001). Au contraire, l’analyse du fondement et du déroulement de l’argumentation et des négociations qui caractérisent ces rapports permet d’en comprendre la fonction et les enjeux. La présence d’intérêts particuliers n’empêche en effet pas toute possibilité d’argumentation, même en vue de l’intérêt public. Un accord sur les conditions du contrôle facilite le travail d’évaluation, tout comme les débats techniques au cours des procédures sont des moyens pour les évaluateurs de prendre les décisions qu’ils estiment meilleures, c’est-à-dire plus « informées ». Même les rapports de négociation, qui paraissent parfois moins légitimes que les rapports d’argumentation dans la définition d’une politique, peuvent contribuer à la construction d’une position défendant mieux le bien commun (Thuderoz, 2000). Dans notre cas, les négociations sur la définition du RCP et des engagements post-AMM ouvrent de nouveaux espaces de compromis. Elles permettent respectivement d’enrichir les dimensions de la décision et de l’étendre dans le temps et ainsi d’éviter un simple refus de la molécule, qui priverait pour un certain temps des patients de solutions thérapeutiques nouvelles. Le compromis comme l’argumentation sont possibles puisqu’il existe, dans le cas du contrôle sanitaire des médicaments, un tiers : des patients qui ont besoin de solutions à leurs maladies. Ils créent un intérêt commun entre le régulateur et régulé et obligent le premier à ne pas simplement sanctionner le second comme pourrait le faire un jury, mais à estimer, au-delà même du dossier d’AMM, les bénéfices du produit.
38 Il ne s’agit pas bien sûr de nier les difficultés des pouvoirs publics à encadrer ces échanges. Si le conflit est limité, la coopération doit l’être elle aussi [10]. La pratique argumentative se heurte ainsi aux asymétries de ressource en expertise qui existent entre les régulateurs et les firmes. Les régulateurs apparaissent de même bien faibles lorsqu’il s’agit de négocier sur des décisions concernant des produits fortement attendus par certains patients. Cette dernière remarque permet d’ailleurs de souligner, pour conclure, un point souvent négligé : alors que la mobilisation des patients est vue, avec raison, comme une avancée pour une meilleure défense du bien commun, elle représente cependant une ressource essentielle pour les firmes dans leurs rapports de négociation avec les régulateurs, ces derniers redoutant les conséquences politiques et médiatiques du refus de la mise à disposition d’un nouveau produit.
Bibliographie
Références
- Abraham John et Lewis Graham (2001), Regulating Medicines in Europe : Competition, Expertise and Public Health, London & New York, Routledge.
- Adam Gérard et Reynaud Jean-Daniel (1978), Conflits du travail et changement social, Paris, PUF.
- Bovens Mark, Paul ‘t Hart, B. Guy Peters (2001), Success and Failure in Public Governance, Londres, Edward Elgar Publ. Ltd.
- Elster Jon (1994), «Argumenter et négocier dans deux assemblées constituantes », Revue française de science politique, 44, p. 187-256.
- Hauray Boris (2005a), « Politique et Expertise scientifique. L’évaluation européenne des médicaments », Sociologie du travail, vol 47 (1), janvier-mars 2005, p. 57-66.
- Hauray Boris (2005b), Contrôler les médicaments dans un espace européen. Politique, expertise et influence des firmes (Titre provisoire), Paris, Presses de Sciences Po, à paraître.
- Quirk Paul J. (1980), “Food and Drug Administration”, in Wilson James Q. (éd), The Politics of Regulation, New York, Basic Books, p. 191-235.
- Permanand Govin et Mossialos Elias (2005), “The Europeanization of regulatory policy in the EU pharmaceutical sector”, in STEFFEN Monika (éd), Health Governance in Europe : Issues, Challenges and Theories, Londres, Routledge, p. 49-80.
- Risse Thomas (2000), “Let’s Argue! Communicative Action in World Politics”, International Organization, 54 (1), p. 1-39.
- Schelling Thomas C. (1986), Stratégie du conflit, Paris, PUF.
- Selznick Philip H. (1985), “Focusing Organizational Research on Regulation”, in Noll Roger G. (éd.), Regulatory Policy and the Social Sciences, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, p. 363-367.
- Stigler George J. (1971), “The Theory of Economic Regulation”, Bell Journal of Economics and Management Science, 2, p. 3-21.
- Thuderoz Christian (2000), Négociations. Essai de sociologie du lien social, Paris, PUF.
- Urfalino Philippe (2005), « La délibération n’est pas une conversation. Délibération, conversation et négociation », Négociations, dans ce numéro.
- Urfalino Philippe (2000), La délibération et la dimension normative de la décision collective, in Commaille Jacques, Dumoulin Laurence et Robert Cécile (éd), La juridicisation du politique, Paris, LGDJ., p. 165-93.
Mots-clés éditeurs : agence, Négociation, médicament, argumentation, contrôle, santé
Notes
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[1]
Courriel : boris. hauray@ univ-lille2. fr
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[2]
Ce texte s’appuie sur un travail de thèse sur « l’Europe du médicament » dirigé par Philippe Urfalino et s’inscrit dans le programme de recherche qu’il conduit sur le médicament. Outre les analyses secondaires, il repose sur des entretiens (70) réalisés auprès des acteurs du secteur (États membres, industriels, institutions européennes), sur un travail d’observation réalisé en 2000 au sein de l’EMEA.
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[3]
Les conclusions des théories économiques de la régulation qui affirment, à l’inverse, que les contrôles publics sont demandés par les industriels eux-mêmes (Stigler, 1971), afin par exemple de limiter la concurrence, ne nous semblent pas être un point de départ pertinent pour analyser la relation de contrôle. Elles ne permettent en tout cas pas de rendre compte de la situation empirique analysée ici, c’est-à-dire le contrôle sanitaire des médicaments.
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[4]
Nous ne conduirons donc pas dans le cadre de cet article une discussion plus générale sur le poids des industriels dans la définition des procédures encadrant le contrôle du médicament. Pour une analyse de cette question au niveau européen, voir notamment : (Hauray, 2005b ; Permanand et Mossialos, 2005 ; Abraham et Lewis, 2001).
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[5]
Depuis le 30 avril 2004, le CSP s’appelle le Comité des médicaments à usage humain (CMUH). Nous avons gardé l’ancienne dénomination par souci de cohérence.
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[6]
La FDA est l’agence de contrôle des médicaments américaine.
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[7]
Voir, par exemple, une discussion de ces exigences dans le cadre des relations internationales (Risse, 2000). Tout en assouplissant les préconditions nécessaires à l’argumentation, Thomas Risse définit des indicateurs restrictifs permettant de repérer la situation d’argumentation.
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[8]
Les experts doivent par exemple estimer si les patients inclus dans les essais correspondent à la population cible, si le déroulement des essais et le traitement des données ont respecté les méthodes statistiques, si les médicaments choisis comme comparateurs pour estimer l’efficacité et la sécurité du nouveau produit par rapport à celles de ses concurrents existants sont pertinents, etc.
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[9]
Des obligations de confidentialité nous amènent à rendre ce produit non reconnaissable dans ce texte.
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[10]
Voir, dans un domaine connexe, les travaux mettant en évidence le rôle des rapports industries/ autorités publiques dans le scandale du sang contaminé (Bovens, Hart, Peters, 2001, section V).