Notes
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Formateur et sociologue indépendant, chercheur en Sciences de l’information et de la communication, Université de Paris VIII, Laboratoire Paragraphe. Courriel : etienne. amato@ laposte. net
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Formateur et maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université Robert Schuman, Strasbourg. Courriel : Olivier. arifon@ wanadoo. fr
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L’expression « grandeur nature » sert à qualifier entraînements militaires, simulations d’accidents, exercices d’évacuations autant que les jeux de rôle où les joueurs costumés interprètent leurs personnages dans des lieux propices.
1 – Enjeux d’un partage d’expérience pédagogique
1 Présenter ici un module d’entraînement à finalité pédagogique comme « Négociations au Bouthistan » n’a rien d’évident.
2 D’abord, le marché de la formation à la négociation est concurrentiel. Pour circonscrit qu’il soit en France, il se développe en rencontrant les faveurs de publics de plus en plus variés, allant des étudiants des écoles de commerce ou de management jusqu’aux professionnels en quête de solutions. En cela, il répond à une demande sociale croissante voulant régler élégamment des questions de plus en plus complexes et mal vécues.
3 Au-delà des organismes de formation spécialisés, l’initiation à la négociation se fait davantage au sein de cursus variés, notamment de troisième cycle. Nos séminaires pratiques de formation participent de cette diffusion progressive. Ils sont aussi bien dispensés dans des écoles de négociation commerciale que dans des établissements, universitaires ou privés, d’intelligence économique, de management, voire de communication.
4 Ensuite, il n’est pas aisé de dévoiler une formule pédagogique se voulant originale et efficace, fruit d’un long travail. En tant que concepteurs, nous sommes juges et parties et il est peu crédible de prétendre à l’objectivité. Et comment exposer un dispositif qui prend chair au fil des interactions entre apprenants ? En restituant points satisfaisants et limites, il s’est agi de porter un regard distancié et réflexif sur nos pratiques. Par conséquent, cet article tient à la fois du compte rendu d’expérience pédagogique et d’une recherche sur les conditions à réunir pour mettre les apprenants en situation concrète de négociation.
5 Quant aux affirmations émaillant nos analyses, elles reposent sur les observations faites par les formateurs au fil des simulations dispensées et sur l’analyse qualitative des questionnaires de bilan remplis par les participants, soit environ sept cent à ce jour. Cette équipe d’une dizaine d’enseignants et chercheurs en sciences humaines (sociologie, sciences de l’éducation, communication, psychologie) a pu ainsi faire évoluer le dispositif. En outre, elle a mis au point une seconde simulation plus ardue, « L’intervention en Tatarie », variante avancée pour négociateurs aguerris dont nous ne traiterons pas ici.
6 Dernier écueil : comment préserver l’intérêt et la teneur de « Négociations au Bouthistan » pour un futur participant ayant lu cet article ? Dans cette optique, il a fallu taire le nom des pays en présence et la nature exacte de leurs objectifs secrets.
7 Pour aborder des enjeux plus larges, deux motivations ont achevé de nous décider à divulguer notre invention pédagogique. D’abord, une retombée attendue est d’augmenter le seuil de tolérance envers la simulation, que certains assimilent vite à une activité ludique, jugée illégitime car peu sérieuse. D’où l’importance de soumettre au débat un exemple de réalisation s’inspirant des principes du jeu de rôle et empruntant aux exercices d’improvisation comme aux entraînements professionnels. Notons que le champ de la négociation s’y est montré plutôt ouvert, probablement car ces acteurs savent combien il est délicat de former à cette activité. Espérons qu’à partir de cet ancrage disciplinaire, de nouvelles propositions puissent s’en inspirer dans d’autres secteurs (relation client, médiation sociale, ressources humaines…).
8 Plus fondamentalement, pour nous, c’est un engagement éthique que de contribuer à l’émergence d’une réflexion collective sur les méthodes d’enseignement à la négociation.
2 – Présentation du séminaire de formation à la négociation
2.1 – Un séminaire pratique
9 « Négociations au Bouthistan » peut avoir deux fonctions dans un cursus : servir à initier à la négociation, avec, en ce cas, un cours introductif exposant aux étudiants les principales notions et techniques du domaine, ou permettre d’évaluer, de valider et d’expérimenter les acquis résultant d’une formation suivie en amont.
10 A l’origine, ce séminaire pratique avait comme ambition de répondre à plusieurs exigences capables de propulser des apprenants dans une activité de négociation à part entière. Le défi consistait à intégrer une vingtaine d’individus ayant chacun une place importante, à proposer des tractations dans la durée et à fournir les conditions d’une négociation réaliste se tenant à huis clos.
11 La solution imaginée fut d’élaborer une négociation diplomatique multilatérale à dominante intégrative. Elle est structurée dans le temps et l’espace pour se dérouler sur trois à quatre demi-journées dans une salle de cours classique. Cette simulation est dite « grandeur nature » [3] pour qualifier le fait que l’activité sociale se déroule à une échelle réelle. Elle rassemble sept équipes composées chacune de quatre personnes y occupant des postes complémentaires, soit au maximum vingt-huit apprenants. Le formateur est aussi intégré dans la simulation diplomatique en tant que représentant officiel de l’ONU. Du coup, il occupe un rôle en rapport direct avec la dimension fictive mise en place. L’hypothèse sous-jacente est que l’absence de tiers non impliqué dans les échanges favorise une meilleure immersion collective. Cela évite notamment les distorsions introduites par un formateur se faisant juge extérieur lors des exercices pratiques demandés en cours.
12 Les ingrédients de notre formule sont les suivants : une situation de départ engageante ; une légitimité politique et morale autorisant de plein droit à mener les débats ; des objectifs collectifs et par équipes logiques et stimulants ; une forte identité individuelle, groupale et collective ; une documentation fournie détaillant le contexte ; un déroulement bien séquencé reproduisant les phases d’une négociation ; des règles du jeu robustes gérant les attributions des acteurs et leurs modes de communications.
2.2 – Choix de conception
13 Nous appelons « simulation réglée » l’imitation d’un processus réel qui repose sur des règles et des procédures à appliquer. Par définition, toute simulation opère une réduction de la réalité dont elle s’inspire.
14 Cette réduction a porté sur deux objets. D’abord sur la situation de référence justifiant la tenue de négociation, à savoir ici la crise traversée par un petit pays, le Bouthistan. Il n’était pas question de le décrire intégralement, sous peine de verser dans une démarche encyclopédique. Nous avons seulement concocté des données descriptives assez riches pour donner à cette nation fictive une densité suffisante posant l’arrière-plan des débats. Par contre, la bourse du Bouthistan dans laquelle les sept équipes en présence investissent est simulée au sens plein grâce à un programme informatique.
15 Sur l’autre versant, celui de la simulation de négociation, en l’absence d’une théorie unifiée de cette activité, il restait difficile de procéder à une réduction scientifiquement fondée. Quant aux modèles rationnels inspirés de la théorie des jeux, ils n’ont pas été utilisés, car la nature mouvante et contextuelle de l’activité de négociation rend périlleuse toute mise en équation. En outre, ils ne sont centrés ni sur les savoir-faire, ni sur la dynamique collaborative, qui nous intéressent au premier chef.
16 Nous avons préféré prendre le contre-pied de la voie consistant, comme avec les jeux de rôle moderne, à dresser des « matrices de résolution de situations » capables de déterminer en permanence états et processus ; relations entre les parties, coups possibles et conséquences. Cela aurait produit des situations artificielles et réductrices.
17 Dans notre module, la modélisation en temps réel des rapports de force n’est effectuée par aucun moteur de calcul. Ou plutôt, ce moteur existe bien, mais dans une autre acception que celle d’un ordinateur central contrôlant tout. Les calculs nécessaires à la simulation sont cognitivement distribués entre des participants. Ceux-ci, du fait même de leur engagement dans la négociation, effectuent eux-mêmes et naturellement les opérations mentales (déductions, inductions, test de cohérence) indispensables au maintien du réalisme de la situation collective. Nous avons affaire à une modélisation collective, massivement parallèle et implicite, faite quasiment à l’insu des personnes qui la réalisent. Ce phénomène d’émergence explique certainement l’enthousiasme constaté, en plus de la simplicité des règles. L’unique opération mathématique nécessaire est une addition dans le cadre d’une procédure de vote.
18 Le principe de notre module de formation par la simulation diplomatique table donc sur l’aptitude des acteurs à s’impliquer dans une situation logique et vraisemblable. En l’analysant et l’anticipant, ils produisent sa cohérence et font naître un sens commun similaire à une illusion collective.
2.3 – Un scénario de négociations coopératives
19 Pour enclencher cette faculté, ils reçoivent un livret documentaire et un livret de règle précisant les règles du jeu des négociations. Le premier les renseigne sur le contexte géopolitique et économique, sur les acteurs en lice et l’objectif commun, le second sur l’identité qu’ils vont devoir adopter, leurs objectifs secrets, la nature des rôles à assumer au sein de leur équipe et l’organisation des phases de travail.
20 Le prologue de la simulation pose qu’un pays fictif — le Bouthistan — est laissé exsangue par un conflit civil et territorial larvé, mêlant minorités ethniques nationales et puissances voisines avides d’expansion. Ce climat délétère a entraîné une dégradation de la situation économique et politique, et exacerbé les tensions régionales. Face aux risques de chaos, la communauté internationale décide d’intervenir et les Nations Unies votent une résolution fixant le cadre de cette initiative. Tandis que sont envoyées sur place force d’observation et aide humanitaire, sept nations mandatées par l’ONU se portent volontaires pour s’impliquer concrètement. Les participants au module de formation seront les membres de ces délégations nationales. Il s’agit de pays émergents, notamment asiatiques, de grandes puissances occidentales ou de régimes plus marginaux. Chargés de prendre en main les affaires du Bouthistan, ils ne doivent cependant pas se substituer à son gouvernement officiel. Leur tâche délicate est prendre des mesures pour gérer une période de transition de deux ans débouchant sur une sortie de crise définitive. Un tel objectif collectif structure le caractère coopératif des négociations. Il impose aux nations de créer les conditions permettant d’apaiser les tensions, de stimuler le développement économique et de restaurer une vie politique équilibrée et démocratique, et ce, avec des moyens variés (argent, aides en nature, mesures légales…) mobilisés grâce à des résolutions votées à la majorité.
2.4 – Inspirations et fondements du scénario
21 Ce scénario s’inspire de situations de crises géopolitiques contemporaines, comme la guerre civile du Liban et l’éclatement de l’ex-Yougoslavie ayant poussé la communauté internationale à agir. En faisant écho à l’actualité récente, il mobilise les références des étudiants. En outre, il offre l’avantage de susciter une forte envie de s’impliquer dans un processus d’aide et de soutien jugé louable. L’activité de négociation, parfois perçue sous un jour négatif (« manipulation », immoralité, perversion) reprend ici ses lettres de noblesse comme moyen d’action au service d’une cause juste. Enfin, le propos est que les participants se sentent valorisés en accédant à une sphère prestigieuse et réservée, la diplomatie, et en présidant aux destinées du monde. Bientôt, ils comprendront que c’est aussi le « gâteau » de la reconstruction de ce pays qui est en jeu.
22 Quant au Bouthistan, le pays imaginaire qu’aide la coalition internationale, son réalisme tient à ses sources documentaires. Il a été élaboré à l’aide de données économiques ou géographiques émanant de pays réels (Mongolie, Kazakhstan, Géorgie…) Ces informations (historique du pays, tableaux économiques, répartition des richesses, ressources naturelles, géographie, religions et minorités) composent le portrait plausible d’une petite nation, presque familière bien que lointaine et fictive.
2.5 – Conflictualité au sein du système coopératif
23 Dans un cadre résolument coopératif d’aide coordonnée à un pays, il s’est agi d’introduire des lignes de force problématiques. Pour cela, chaque pays possède plusieurs objectifs secrets, tous plausibles, relevant d’options d’administration et de soutien bien distinctes.
24 Examinons le système sous-jacent d’oppositions et d’alliances potentielles qui construit une architecture de négociation mixte, tendue entre objectifs collectifs et nationaux.
25 Premier aspect déterminant, chaque objectif secret d’équipe a un degré de congruence variable avec la mission principale de la coalition. Certains attireront un large soutien de principe, car ils concordent avec les buts collectifs poursuivis, tandis que d’autres devront être subtilement habillés pour dissimuler leurs ressorts trop « nationaux ».
26 Quant au but à atteindre, certaines nations ont des objectifs similaires. La première qui parviendra à le concrétiser aura pris l’avantage sur sa concurrente, à moins qu’un accord ne les associe au sein d’un projet commun. D’autres délégations ont des objectifs opposés, donc exclusifs l’un de l’autre, ce qui entraîne des antagonismes nets et sans appel. Enfin, il existe des objectifs complémentaires favorisant les rapprochements et des rapports de conditionnalité entre objectifs imposant des priorités (faire d’abord ceci pour pouvoir initier cela.)
27 Avec plusieurs objectifs à réaliser, certains pays sont à la fois alliés et concurrents potentiels. L’ordre du jour des points qu’ils décideront d’aborder en premier décidera du caractère coopératif ou conflictuel de leurs échanges. Mais pour dépasser les polarisations binaires, il a aussi fallu raisonner par groupes d’objectifs (conditionnels, opposés ou convergents) à distribuer entre pays, afin qu’émergent des configurations plus instables et une interdépendance fluctuante.
28 Indépendamment des objectifs secrets, les rapports d’opposition ou d’alliance découlent des intérêts économiques nationaux (concurrence sur un secteur, recherche de débouchés, exploitation des ressources naturelles, investissements en bourse) ou des positions de principes des pays en matière d’éducation, d’écologie, de gestion des minorités ou de droits de l’homme.
29 On le voit, pour engendrer les lignes de force, l’effort de conception du module de formation a porté sur les finalités poursuivies par la coalition et par ses pays membres. Ce système complexe ouvre un large champ de possibilités et de combinaisons. Ainsi, aucune session ne se ressemble au niveau stratégique, car les apprenants conservent une bonne marge de manœuvre. Ils interprètent eux-mêmes la nature et les implications de leurs objectifs et doivent parvenir à présenter des projets bien tournés pour emporter un soutien suffisant, tout en effectuant une analyse serrée des autres résolutions soumises à la coalition.
2.6 – Régler la temporalité : processus de décision et phases de négociation
30 Pour lever les incertitudes engendrées par une négociation multilatérale, un processus de décision a été formalisé, ainsi que des modalités organisant des séquences et des durées réglant les interactions possibles entre partenaires.
31 En l’occurrence, les négociations se déroulent en tours, ou rounds, composés de trois périodes.
32 D’abord s’ouvre une phase préparatoire centrée sur le travail en interne. Chaque équipe nationale définit ses priorités et stratégies.
33 Puis, intervient une phase d’initiative, où les mesures décidées sont mises en œuvre. En l’occurrence, les projets de résolution sont rédigés et des décisions économiques sont prises sous la forme d’ordres d’achat ou de vente d’action. Toutes ces initiatives sont contrôlées et validées, respectivement, par le représentant officiel des Nations Unies et par le responsable de la bourse, rôles que tiennent les deux formateurs encadrant la simulation. Parallèlement, les pourparlers entre délégations sont autorisés et se trament en coulisse.
34 Enfin, la phase officielle rassemble en assemblée plénière les délégations autour de la table. La séance de débats diplomatiques est solennellement présidée par le représentant de l’ONU. A tour de rôle, chaque diplomate présente son projet de résolution, l’argumente et répond aux éventuelles questions ou objections des autres diplomates. Un vote final permet de savoir si une résolution est adoptée, rejetée ou ajournée.
35 Entre deux tours, une courte pause laisse le temps aux formateurs de prévoir les conséquences des résolutions validées et de réaliser les calculs boursiers. Au début du tour suivant, les évolutions du pays sont exposées à la coalition et les résultats économiques nationaux remis aux délégations.
36 Pour mener à terme l’ensemble du processus de négociations, en moyenne quatre tours sont nécessaires. Selon les publics, la durée d’un tour peut varier de deux heures à trois heures, sachant que le premier est toujours plus long à cause de l’inexpérience des participants.
2.7 – Les rôles tenus par les négociateurs
37 Une forte division du travail et une structure de communication bien identifiée par les acteurs du module de simulation diplomatique les aident à maintenir cohérent le cadre d’action individuel et collectif et à rester dans les limites de leurs attributions respectives.
38 Il existe quatre postes dans une délégation correspondant aux différentes dimensions du travail collaboratif. Le diplomate peut seul prendre la parole lors des délibérations officielles et dispose du droit de vote. En amont, il prépare avec les siens son argumentation. Cet homme public exerce au plan international. Le chargé des relations extérieures incarne le niveau « inter-groupe », car il peut nouer les contacts avec ses homologues pendant la phase d’initiative. Il cerne progressivement sa marge de négociation en obtenant ou non soutiens et promesses de votes favorables. Le conseiller économique décide des investissements boursiers et transmet ordres d’achat ou de vente au responsable de la bourse, située dans une autre pièce. Ce lien avec la bourse du Bouthistan fait qu’il assure la communication entre la sphère des négociations et la réalité de référence dont elles traitent. Enfin, le rapporteur suit les initiatives de sa propre équipe et celles des autres délégations. Assistant chacun au besoin, il prend du recul et maintient la cohésion de son groupe. Pourtant, observateur par excellence, il se livre aussi à des analyses stratégiques, allant parfois jusqu’à espionner ou récupérer des brouillons jetés à la poubelle…
3 – Immersion et dynamique de communication
3.1 – Susciter l’immersion
39 L’immersion est la capacité des participants à s’engager volontairement dans une réalité simulée pour en accréditer données et enjeux. Cette aptitude tient à la fois du jeu et du récit. Il faut savoir « faire semblant », mettre entre parenthèses la dimension factice de l’entraînement et admettre le cadre narratif fondant les interactions. Se prendre au jeu, c’est donner une consistance suffisante aux événements en cours et accomplir la fameuse « suspension d’incrédulité librement consentie » chère à Coleridge (willling suspension of disbelief), que chacun opère envers une histoire relatée.
40 Pour soutenir le mécanisme d’immersion, notre volonté était de disposer d’échelons de communication, l’hypothèse étant que les apprenants pourraient les emprunter un à un pour plonger dans la simulation. Effectivement, d’après notre expérience, chaque sphère de communication et d’intersubjectivité sert d’appui, en cascade, pour aider à franchir la distance entre la réalité de tous les jours et celle du jeu de négociation. Exposons ce phénomène global en partant du niveau individuel pour en venir au collectif.
3.2 – Identification de la personne à son rôle
41 Chaque participant établit une relation intellectuelle et affective avec sa fonction spécifique au sein de sa délégation. Conscient d’avoir des responsabilités, il fait de son mieux pour tenir son rang. Au fil d’un dialogue intérieur fait de questionnements et de choix, l’apprenant improvise, tout en mobilisant des compétences dont il dispose par ailleurs (rédiger, convaincre, calculer, etc.). D’après l’idée qu’il se fait de la façon d’être un bon conseiller ou diplomate, il actualisera ses qualités personnelles. En général, il veut devenir légitime et reconnu, aussi bien à ses propres yeux que vis-à-vis de ses pairs nationaux (les collègues de son équipe), de ses homologues internationaux (ceux ayant la même fonction que lui) ou des formateurs. Oscillant entre sérieux et distanciation, l’apprenant assume un rôle qui sert de creuset au développement des qualités requises par la situation.
3.3 – Dans le groupe : négociations à orientation collaborative
42 La division des tâches liée aux quatre rôles différents oblige les participants à travailler en concertation. N’étant pas des experts qualifiés, ils s’entraident pour trouver leurs marques, s’accordent sur la méthode de travail et sur ce que chacun peut et doit faire. Ils négocient donc le sens des situations à assumer en commun. Assez naturellement, un partage de compétences se développe : les plus à l’aise conseillent et encouragent les moins sûrs d’eux. En règle générale, ils respectent les prérogatives de chacun, sous peine de se voir eux-mêmes contestés et victimes d’ingérence.
43 La principale ressource typiquement employée pour asseoir la cohésion du groupe est l’identification à la nationalité de leur délégation. Puisant dans les stéréotypes partagés, ils l’interprètent selon les traits saillants propres à leur nation et culture. Par ce biais, pour eux-mêmes et pour autrui, ils acquièrent une singularité. En même temps, ils abordent la problématique de l’interculturalité et sont sensibilisés à la notion de style de négociation. La conscience que la solidarité est gage de réussite et que toute faille sera exploitée par les autres parties fortifie un bon esprit de groupe.
3.4 – Le niveau inter-groupe : des communications informelles
44 Durant la période d’initiative, les équipes s’envisagent réciproquement comme des pairs, au statut égal. Chacun peut voir les autres groupes au travail, dé-battant, analysant les feuilles d’objectifs, écrivant les projets de résolution, décidant des ordres boursiers… Cette atmosphère studieuse renforce l’adhésion à la réalité des processus en cours et synchronise les comportements.
45 Quant à la communication entre délégations, les chargés des relations extérieures s’abordent les uns les autres durant la phase de contacts informels. Leur problème est de trouver l’équilibre entre dévoilement des intérêts stratégiques de leur nation et maintien du secret : un objectif incompatible peut apparaître soudain ou l’interlocuteur pourrait aller monnayer toutes informations livrées auprès d’autres partenaires.
46 Enfin, à la marge, les conseillers économiques ont parfois des relations involontaires, par exemple dans la file d’attente du guichet de la bourse. S’ils choisissent de discuter, ils le feront en évitant d’aborder leurs choix économiques. Cette communication polie et superficielle a le mérite de souligner l’importance de la confidentialité.
3.5 – Le collectif : négociations à orientation coopérative
47 Le moment fondateur où la dimension collective émerge de plein droit est la phase de délibération. Son caractère protocolaire pousse les orateurs à se vouvoyer, à s’interpeller par leurs titres officiels et à être éloquents. Le style adopté par chaque diplomate pour défendre sa résolution rend manifeste ce qu’est la capacité à se mettre dans la peau d’un négociateur parlant en public. Cette théâtralité concoure au plaisir de vivre en direct l’équivalent d’un moment historique, aux nombreux implicites et enjeux.
48 Insistons au passage sur la difficulté inhérente au rôle du diplomate. Les enjeux de sa prise de parole publique dépassent le fait de convaincre. C’est toute son équipe qui est jugée à travers sa prestation. Pour peu qu’il soit perçu comme maladroit, pervers ou ennuyeux, les intentions de votes en seront modifiées.
49 En voyant se déployer avec créativité et sérieux les débats officiels, est partagé le sentiment d’avoir contribué en amont, chacun à son niveau, à une authentique séquence diplomatique, dont l’exigence stimule les intelligences et actualise les potentialités. Les témoignages écrits en parlent avec récurrence comme d’un instant de suspense et d’excitation.
50 Mais un tel spectacle ne signifie pas que le travail individuel a cessé. Les sept délégations ont chacune leur point de vue sur ce qui se dit ou se trame en creux. Les chargés des relations extérieures comparent les attitudes détectées durant les échanges officieux (phase d’initiative) avec la tournure des interventions diplomatiques (questions insistantes ou biaisées, soutiens oraux argumentés) de la phase officielle. De même, les conseillers économiques évaluent les conséquences qu’auront les résolutions adoptées sur la bourse et sur le développement du pays. Quant à eux, les rapporteurs observent les réactions et mouvements d’humeur pour compléter leur cartographie des champs de force. A travers les attitudes repérées (constance des alliances, revirements intempestifs, trahisons, etc.), naît une représentation des positions respectives à la fois relative aux personnes et aux groupes, mais objective au plan collectif.
51 Notons un trait intéressant de la simulation de négociations : la capacité à maintenir le cadre de la situation et à le réguler collectivement. Par exemple, face aux projets de résolutions trop centrés sur des intérêts nationaux, il est révélateur que, systématiquement, certains diplomates rappellent, à point nommé, la nécessité d’aider le Bouthistan et non de promouvoir des ambitions particulières. L’émergence d’une cohésion collective provient beaucoup de la dimension coopérative ainsi « autoentretenue » par les acteurs de la négociation, au nom d’intérêts supérieurs.
3.6 – La simulation économique comme épreuve de réalité
52 La bourse est un système parallèle, mais extérieur aux tractations. Il assure un lien cohérent entre la sphère humaine et une réalité matérielle bien appréhendable, parce que monétaire. Nous l’avons institué pour consolider le réalisme du module et rendre tangible l’impact qu’ont les négociations au-delà d’elles-mêmes. Les décisions de l’assemblée agissent sur un modèle boursier bien connu, régi par la spéculation et par la loi de l’offre et de la demande. Les actions des entreprises bouthistanaises subissent des fluctuations du fait des investissements des pays de la coalition. Mais pas seulement. Les résolutions font aussi réagir des investisseurs aux intérêts différenciés. Ce sont les investisseurs institutionnels ou les petits porteurs, gérés directement par le responsable de la bourse. A travers eux, intervient une sorte de jugement aveugle et impartial externe. Ce niveau de complexité supplémentaire vient en retour influencer les débats : échecs ou succès boursiers, placements à valoriser, projets spéculatifs influencent les rapports et accords entre pays.
53 Dernier bénéfice secondaire, les participants se rendent compte par eux-mêmes avec la bourse de la relation entre choix politiques et économiques. Par exemple, ils découvrent la tension existant entre, d’une part, gains immédiats (vendre ses actions au risque de faire s’écrouler la bourse, avec à la clef, l’échec de la mission collective d’aide économique) et d’autre part, placements à long terme réclamant sérénité et ténacité.
3.7 – La procédure d’analyse
54 La phase ultime de ce module est un débriefing en deux temps. D’abord, remplir le questionnaire de bilan permet de formuler son expérience. Puis, pendant deux heures, sont évoquées en groupe les deux dimensions simulées, à savoir les négociations et la bourse.
55 Le formateur ayant représenté l’ONU produit à l’oral une analyse circonstanciée des comportements significatifs. Ayant identifié les principales techniques employées et les faits marquants, il donne son point de vue sur les débats et rapproche les manœuvres observées des points théoriques incontournables. Evoquant les différents niveaux en jeu (groupe, intergroupe, collectif), il passe en revue certaines alliances et affrontements à l’aide des modèles d’analyse de la négociation (cf. ceux de John Nash, Carl Stevens, Bertram Spector, etc.]
56 Preuve de l’aspect ludique sous-jacent, un classement est aussi très attendu pour savoir qui a le mieux réussi ou a été le moins performant. Pour dégager un premier résultat, sont comparés le nombre d’objectifs atteints, puis les résolutions écrites et la qualité du travail d’équipe. Ne cachons pas que cette appréciation d’ensemble est difficile à fournir et qu’elle exige l’habitude de l’observation participante, propre à l’ethnographie.
57 Le débriefing est l’occasion d’une prise de parole apaisée des uns et des autres, capable de transformer les émotions et analyses subjectives en témoignages et en réflexions. Les vécus négatifs, malentendus ou rancœurs, sont désamorcés, les paradoxes et quiproquos relationnels revisités, bref, est resocialisée et normalisée cette étrange expérience hors du commun. Dans une ambiance détendue et avide d’éclairages pertinents, la sortie de l’immersion collective se fait entre humour et sérieux. Nous concluons souvent par un intéressant débat sur éthique et négociation, où sont évaluées les lignes de conduite compatibles ou non avec le cadre coopératif du module. Pour les publics jeunes, c’est aussi l’occasion d’aborder sous un jour neuf la question du politique, dont ils se sentent souvent éloignés.
58 Du côté de la bourse, le responsable de la bourse explique les variations des cours en rapport avec les investissements faits et décisions prises. Là aussi, les gains remportés par les nations sont comparés pour savoir qui a gagné ou perdu en bourse. Cette dimension suscite un intérêt moindre, car elle semble plus abstraite que le vécu des négociations. D’où la nécessité de bien mettre en évidence les transformations positives ou effets pervers que la coalition internationale a engendrés pour le Bouthistan et ses habitants.
4 – Conclusion : avantages et limites de ce type de formation
4.1 – Développements de compétences
59 Nous avons vu en détail comment ce type de dispositif institue un processus de communication finalisé et reproduit la complexité, la contingence et la symbolique inhérentes à la négociation. Grâce à l’investissement pragmatique dans l’univers simulé, sont développés un savoir être en commun ainsi que des savoir-faire fondamentaux.
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Au fil des séances, entretiens et questionnaires, nous avons notamment relevé la mise en œuvre des compétences suivantes :
- Capacité d’extraction, d’analyse et de mémorisation de l’information ;
Traitement parallèle en temps réel de niveaux de signification hétérogènes ;
Gestion de la complexité en situation d’incomplétude et d’incertitude ;
Faculté de modélisation et d’anticipation des rapports de forces ;
Empathie pour se projeter à la place de l’autre ;
Contrôle de soi sur le plan corporel, émotionnel et rationnel ;
Elaboration stratégique et expertise tactique ;
Créativité, pour enrichir ou assécher les délibérations et la simulation ;
Habileté à communiquer et à convaincre ;
Adaptabilité et travail en équipe…
61 La question reste de savoir si ces entraînements à négociation ne développent pas davantage la capacité à s’impliquer dans une simulation qu’à réellement négocier. Selon nous, c’est justement la faculté de plonger dans un contexte simulé et d’en sortir qui octroie une compétence très difficile à acquérir, que nous nommons « agilité posturale ». Commune au jeu et à la négociation, elle consiste à pouvoir adopter et désinvestir un rôle, à gérer son engagement et sa distance envers une situation. Autrement dit, elle donne le loisir d’attribuer ou non une valeur quelconque à des significations intersubjectives. Sa maîtrise permet une meilleure résistance aux manipulations orchestrées contre ses intérêts autant qu’interpréter les comportements adaptés à sa stratégie.
4.2 – Limites et ouverture du dispositif
62 Malgré les bénéfices évoqués, croire que ces séminaires suffisent à former à la négociation témoignerait d’une méconnaissance des rapports existant entre théorie et pratique, et d’une étonnante naïveté. Gardons à l’esprit qu’il s’agit d’une simulation et, malgré le réalisme, elle relève bien d’une mise en scène, d’une autre sphère d’activité à ne pas confondre avec la pratique elle-même.
63 D’une part, la relation et situation pédagogique ont des effets. Les personnes agissent avec la conscience d’être évaluées et elles sont conditionnées par d’autres enjeux extérieurs, comme rester en bons termes avec leurs camarades, régler des comptes ou en séduire certains… D’autre part, un biais est incontestable : tous les participants arrivent dans la simulation sur un pied d’égalité. Ils en ignorent le fonctionnement, n’ont pas étudié « les dossiers », ni défini, comme tout négociateur averti, une série d’options et de modalités d’approches. Cette absence de différentiel et cette égalité de fait tranchent avec la réalité d’une négociation, où les processus existant en amont vont peser sur les rapports dès le début des tractations.
64 Autre point : est-il assuré que les compétences mobilisées dans la simulation sont transférables dans la réalité ? Ainsi, certaines personnes qui ont habituellement du mal à négocier se sentent libérées par le cadre fictif de l’exercice et parviennent à des résultats qu’elles seraient bien en peine d’obtenir ailleurs. De retour dans le monde ordinaire, elles ne savent toujours pas mieux défendre leurs intérêts. A l’inverse, d’autres se montrent peu performants en l’absence d’enjeux réels, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient de piètres négociateurs.
65 Enfin, l’entraînement par la simulation se fait pour exercer par la suite l’activité apprise. Ici, il est peu probable que les apprenants pratiquent dans des conditions similaires, à moins qu’une carrière de diplomate ne les attende. L’argument plaidant pour la simulation, à savoir l’impossibilité de confier des responsabilités majeures aux novices pour des missions sensibles (pilotage de véhicules onéreux, etc.), semble donc hors de propos. Nous le conservons tout de même en estimant que les bénéfices d’une négociation diplomatique profiteront à qui devra mener une négociation d’un autre type, commerciale ou organisationnelle.
66 Une dernière limite reste à évoquer. Qu’en est-il des négociations qui portent sur elles-mêmes et redéfinissent leurs propres modalités de déroulement ? Par son cadre, ce séminaire ne prétend pas offrir ce type de négociation, qui imposerait de développer des dispositifs très différents. Le défi de les imaginer est ici lancé.
Bibliographie
Références
- Arifon, Olivier (2004) “How to deal with cultural differences in Public administration ?” Inaugural session of « Learning Europe : Preparing for Challenges of EU Accession and Membership”, Dubrovnik, Croatia.
- Arifon, Olivier (2003), “Existe-il un style français en négociation ? Les raisons d’une permanence culturelle et ses évolutions, L’Harmattan, 20 p.
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- Yaïche, Alain (1996), Les simulations globales, Paris, Hachette
Mots-clés éditeurs : diation, Simulation, lisation, diplomatie, tences
Notes
-
[1]
Formateur et sociologue indépendant, chercheur en Sciences de l’information et de la communication, Université de Paris VIII, Laboratoire Paragraphe. Courriel : etienne. amato@ laposte. net
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[2]
Formateur et maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université Robert Schuman, Strasbourg. Courriel : Olivier. arifon@ wanadoo. fr
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[3]
L’expression « grandeur nature » sert à qualifier entraînements militaires, simulations d’accidents, exercices d’évacuations autant que les jeux de rôle où les joueurs costumés interprètent leurs personnages dans des lieux propices.