NECTART 2020/2 N° 11

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Article de revue

Pourquoi les musiques du monde doivent renouer avec le vivant et le sonore

Pages 151 à 159

Notes

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Engluées dans le schéma capitaliste de production-diffusion, le grand récit de l’exception culturelle et la professionnalisation du secteur culturel, les musiques du monde n’interrogent plus ce qu’elles sont en mesure de nous révéler : la pluralisation des mondes et d’autres façons de « faire musique » ensemble.

1Mis à l’arrêt par la crise du Covid-19, le spectacle vivant est atteint dans ses fondements à travers l’annulation des concerts et des festivals, et l’on peut présager que son économie ne résistera pas à une seconde pandémie. Cet épisode nous amène à nous interroger sur la pérennité de la démocratie culturelle et la viabilité de ses acquis.

2Les musiques du monde sont au cœur d’une histoire qui implique la disparition des ressources tant culturelles que naturelles, la remise en cause des modes de création, de réception et de transmission de la musique, la mise en valeur des pratiques de sociabilité, le renouvellement de l’action culturelle et d’une certaine vision du territoire, des mobilités/immobilités qui le traversent, la possibilité de circulation des artistes et des biens. Les conventions de l’Unesco en faveur de la diversité culturelle traduisent le passage d’une conception de la culture comme corpus d’œuvres à une conception anthropologique. Face au poids économique du secteur, les musiques du monde ont imposé une certaine justice en répartissant mieux l’allocation des ressources. Mais il semble que dans ce mouvement de diversification des esthétiques musicales, d’autres mondes impliquant humains et non-humains [1] surgissent à notre insu, empêchant le bon fonctionnement de cette belle mécanique culturelle.

Pour une histoire non linéaire

3Adopté par l’industrie phonographique dans les années 1980, le terme « World Music » a eu pour effet de générer un récit unifiant, loin de la pluralité que recouvrent les musiques du monde. En soi, il pose le problème de sa datation. Réduire l’événement à l’accélération des échanges et des technologies occulte une multitude de récits alternatifs qui permettent de comprendre l’histoire plus large de la circulation, du formatage et de la préservation des musiques. Il convient de replacer l’expression dans l’histoire longue d’une attention à la pluralité des musiques. Rien que pour l’espace euro-états-unien, l’histoire est plurielle. Le terme allemand Weltmusik apparaît au xixe siècle sous la plume du philosophe Johann Gottfried Herder, qui s’interroge sur ce qui fait l’âme d’un peuple à l’heure où les nationalismes européens s’affirment. On retrouvera avec la décolonisation et les nouveaux nationalismes cette conception de la musique comme révélateur de l’âme nationale.

4La circulation des musiques et les transferts culturels n’ont pas commencé avec la mainmise des Européens sur les Amériques. Néanmoins, l’esclavage et la colonisation ont eu pour conséquence un formatage religieux et militaire dans ce domaine, qui est allé en s’accélérant avec la construction des empires et les grands conflits du xxe siècle. Cette circulation a également accompagné les grandes migrations européennes vers les États-Unis au xixe siècle, avec la création par des producteurs spécialisés de musiques formatées destinées aux communautés d’immigrés (Russes, Polonais…).

5Le développement de l’ethnomusicologie a peu à peu produit un récit alternatif à la musicologie. Pendant longtemps, elle a tenté de collecter, au moyen de technologies d’enregistrement de plus en plus perfectionnées, les traditions musicales en train de disparaître. Puis, avec le constat de leur renouvellement et de leur vivacité, elle s’est tournée vers l’analyse et le classement des critères musicaux. À partir des années 2000, on constate à quel point la circulation des biens culturels est prise dans un mouvement contradictoire qui tend autant à uniformiser les goûts et les pratiques qu’à permettre des séries de distinctions et de réappropriations. Les terrains urbains, révélateurs de l’accélération des migrations, deviennent l’échelle privilégiée d’analyse. Enfin, de plus en plus de chercheurs tentent d’envisager une histoire contemporaine des mondes musicaux [2], dans la perspective de situer l’apport de l’Europe dans une histoire globale de la musique, voire de « provincialiser [3] » celle-ci et de réévaluer l’apport des autres régions du monde. D’autre part, alors qu’une conception anthropologique de la culture est progressivement acceptée par la société civile et prise en compte par les politiques publiques, tout un pan de l’anthropologie remet en cause le « grand partage » entre nature et culture, montrant que la « perspective occidentale [4] » sur la nature, que l’anthropologue Philippe Descola qualifie de « naturaliste [5] », n’est qu’une façon parmi tant d’autres (animiste, totémiste, analogiste…) d’envisager nos liens avec les autres êtres vivants.

6Le formatage est aussi lié à une histoire des technologies de communication et des techniques d’administration : encodage MIDI, streaming, mais aussi tout l’arsenal juridique et technique lié au management de la diversité, au « soft power » de la diplomatie internationale, à la répartition des esthétiques sur le territoire et à leur diffusion dans des équipements dédiés et subventionnés à cet effet. Chaque nation inscrit dans le politique sa propre perception des mondes musicaux. Ainsi, en France, les musiques du monde accompagnent la montée en puissance de la diversité culturelle, des luttes antiracistes et du multiculturalisme. Elles se constituent à la croisée de diverses politiques publiques, qu’elles soient culturelles, économiques, sociales ou diplomatiques. Les négociations pour exclure la culture du traité du GATT (1993) concourent, sous l’impulsion de la France, à la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1994. On retrouve ce rôle au sein des instances de l’Unesco, dès les années 1970 et jusqu’à aujourd’hui, concernant le patrimoine immatériel, avec la Convention sur la diversité culturelle (2003). Ce positionnement est renforcé par la politique culturelle du Parti socialiste dès 1977, puis à partir de 1981 autour de la diversité culturelle articulée à une certaine idée de l’identité nationale, comme l’analyse le politologue Vincent Martigny [6]. Il s’accompagne paradoxalement de la fabrique de la culture comme force économique de premier plan.

Quelles politiques désirons-nous ?

7Les années 1990 marquent une période de professionnalisation et d’institutionnalisation du secteur. Les musiques du monde et les musiques traditionnelles rejoignent les « musiques actuelles », puis, avec la crise de l’industrie discographique, la Terre promise du « spectacle vivant ». En 1997 est publié le premier Contrat d’études prospectives du spectacle vivant. La Commission nationale des musiques actuelles rend son rapport à Catherine Trautmann en 1998. La même année se tiennent à la Grande Halle de la Villette les premières Rencontres des cultures urbaines, et en 1999 un colloque intitulé « Les musiques du monde en question ». « Musiques du monde », « musiques actuelles », « spectacle vivant », « cultures urbaines » : autant d’expressions traînant de-ci de-là, souvent controversées, et qui trouvent à la fin des années 1990 des leviers et des arènes qui en font des catégories de l’action et de l’arbitrage culturels. Dans le même temps, cette reconnaissance s’accompagne d’un certain nombre de missions de service public, notamment une attention particulière portée aux populations des territoires, à la jeunesse scolarisée et aux publics « empêchés » avec la Charte des missions de service public pour le spectacle vivant (circulaire du 22 octobre 1998).

8Issus des mouvements de « contre-culture », les festivals de musiques du monde et traditionnelles s’organisent progressivement en un réseau dense, regroupé en grande partie sous la bannière du collectif Zone Franche [7]. Cette mise en commun des forces permet d’œuvrer à la circulation des artistes non européens, avec notamment la directive Bockel (2008) qui facilite la délivrance de visas de court séjour pour les artistes africains. Une charte guide les adhérents de Zone Franche en posant les acquis de la Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (2005) comme des repères à partir desquels évaluer les projets.

9S’ouvre alors une nouvelle ère dévolue à la démocratie socio-technique, au pluralisme des acteurs et à la consultation citoyenne, avec un accroissement des missions de régulation, de conseil et d’expertise. On assiste peu à peu à une reprise en main, et bientôt à une monopolisation de la formulation des problèmes par les politiques et les scientifiques au détriment des acteurs (indépendants, militants, journalistes…) qui s’étaient faits les avocats de la cause des musiques du monde. L’institutionnalisation, la professionnalisation, la montée de l’expertise auront finalement raison de la diversité des parcours des militants, bénévoles et artistes qui avaient pris part à la constitution de ce secteur hétéroclite, leur imposant une grammaire commune de l’action culturelle.

10Les musiques du monde et la diversité culturelle s’inscrivent dans une certaine idée de la justice. Mais de quelle justice s’agit-il ? Reconnaissance des cultures et des esthétiques invisibilisées ? Redistribution des bienfaits de l’économie, chacun ayant l’opportunité d’avoir sa part du gâteau ? La sauvegarde du patrimoine immatériel, malgré les avancées qu’elle a permises, continue d’alimenter l’idée d’un monde qui se meurt inéluctablement. Or, c’est oublier les multiples sociétés, groupes et collectifs qui, évoluant dans un « monde abîmé » – c’est le cas des migrants, par exemple –, fabriquent du vivant à partir de l’impur. Une autre démarche consiste à s’intéresser aux « capabilités » des individus. Cette notion ainsi que celle de « droits culturels » ne reposent pas sur le respect de préférences culturelles plus ou moins ancestrales mais sur la liberté d’usage. Il s’agit moins de démocratiser que d’élargir les opportunités et les choix culturels. Face à des discours sur l’effondrement, l’effacement de la culture et du spectacle vivant, il nous faut tisser des récits de multiplicité et d’impureté.

11L’« ensorcellement » de la pensée capitaliste [8] nous empêche d’imaginer des manières de fonctionner autres que la voie unique de la création-production-diffusion. Il serait d’une certaine manière impensable d’arrêter de produire : que deviendraient les nombreux agents, acteurs et employés du monde culturel ? Faut-il reproduire à l’infini le récit (fortement masculin) de l’artiste en tournée, de la montée à la « capitale », d’un monde professionnel où seuls quelques-uns raflent la mise, etc. qui caractérise le fonctionnement du spectacle vivant ? Et d’ailleurs, dans le spectacle vivant, où se trouve le vivant ? Sur scène, représenté, illustré, exposé ? Telles des tomates en culture hydroponique, il nous est servi hors sol. Après le concept du white cube dans l’art contemporain, il est temps de s’interroger sur la salle de concert, cube noir du spectacle. La culture n’est pas située en dehors du monde ; ce monde, elle ne peut l’exposer, le festivaliser, le mettre en spectacle sans remettre en cause les moyens de cette mise en scène. L’« ensorcellement » n’est pas seulement marchand, il est aussi technico-culturel, avec la sacro-sainte trilogie exception culturelle/équipements dédiés/intermittence du spectacle. Sans renier les acquis d’un système que beaucoup d’artistes étrangers nous envient, il faut néanmoins souligner que son efficacité est surévaluée alors que l’on sait depuis longtemps que cette gestion ne permet pas d’atteindre l’ensemble de la population ni de rémunérer équitablement les artistes. Le grand récit de l’exception culturelle nous empêche d’appréhender d’autres façons de « faire musique » ensemble.

12Face à ces forces écrasantes, « dire non ne suffit plus », pour reprendre les mots de Naomi Klein [9]. Nous avons besoin de ruses, de stratagèmes, de projets qui échappent à une seule appellation (« artistique », « social »…) et qui mettent à l’épreuve nos catégories et nos habitudes de pensée et de classement.

Des musiques et des environnements

13Les réformes territoriales récentes réorientent la culture dans ses liens avec les territoires. L’entrée par le territoire ne questionne pas la culture d’origine des individus, mais l’environnement avec lequel ils interagissent et à partir duquel ils vont constituer des compétences. Le territoire devient peu à peu un espace de ressources, de liens et de solidarités. Plutôt que de se soucier de l’environnement (toilettes sèches, verres recyclables, patrimoine naturel transformé en décor…), il s’agit de défaire les dualités, les puretés confectionnées par un secteur culturel qui a pris soin de séparer la musique du sonore. Si nous devons encore défendre une certaine idée du pluralisme, c’est au-delà des contenus esthétiques. Le pluralisme doit toucher aux manières de faire, de produire, de tisser des liens avec le vivant, d’habiter les mondes pluriels qui sont déjà là autour de nous. Depuis longtemps des expérimentations, des initiatives existent, qui forment des oasis autonomes dans le monde culturel. Ces expérimentations n’ont pas forcément lieu au sein des équipements « dédiés » mais en dehors, ailleurs, parfois (surtout) hors de France. Elles nous invitent à tourner nos regards vers d’autres lieux où la musique a moins à voir avec le monde qu’avec l’idée d’habiter la Terre. Cette posture demande qu’on laisse se développer librement (sans poser des conditions d’évaluation que seules les agences d’ingénierie culturelle sont à même de remplir) des bulles d’innovation alternatives, que l’on travaille à aménager des espaces pour des formes de vie issues des communautés de makers [10] et d’activistes, et autres initiatives de la société civile.

14Nombre d’artistes et de musiciens issus de communautés autochtones repensent la place de l’environnement sensoriel et de l’humanité globalisée dans leurs œuvres. La chanteuse sámi Mari Boine, figure majeure de la World Music, revisite par exemple le chant traditionnel joik à la croisée du monde globalisé, de la diaspora indigène et des politiques de destruction de la nature en territoire sámi. De plus en plus de projets questionnent la perméabilité entre musique et sonore. Construire l’identité sonore d’un lieu, d’un territoire permet d’inverser l’ordre des priorités : professionnalisation, production d’œuvres en circuit internationalisé cèdent la place à des parcours inclassables dont la première qualité réside dans la prise en compte de la diversité du sonore, ce tiers musical qui peuple notre environnement et influence nos capacités d’écoute et de réception des sons. L’album On n’est pas indiens[11] de Rodolphe Burger et Olivier Cadiot en est un bel exemple, qui travaille environnement sonore de Sainte-Marie-aux-Mines dans les Vosges (rivière, brame du cerf), langue welche et influences venues du rock. D’autres projets à mi-chemin entre ethnomusicologie et politique culturelle permettent de mettre en valeur un territoire par la participation des habitants à une collecte sonore – c’est notamment le cas de « Comment sonne la ville ? » à Saint-Étienne [12] et des Musiques du monde de Nanterre [13]. Pour peupler nos futurs et imaginer d’autres alternatives, le projet Atlas of Transitions [14], né à la suite de la crise migratoire européenne de 2015, suggère de réfléchir et d’agir autour de propositions qui impliquent acteurs du spectacle vivant et « nouveaux arrivants », remettant au centre de nos attentions ces qualités si importantes que sont l’hospitalité et l’accueil.

15Enfin, pour diversifier nos manières de faire, il nous faut repenser les médiations en termes de lieux, mais aussi de dispositifs. La plate-forme Show-Me [15], créée par l’auteur-compositeur Blick Bassy et la journaliste Elisabeth Stoudmann, propose par exemple un outil de développement aux artistes à qui l’on dit de s’autonomiser sans pour autant leur offrir les moyens d’y parvenir. Les valeurs de l’économie sociale et solidaire (co-construction, éthique, participation) qui commencent à irriguer la culture ne permettent pas toujours d’éviter un glissement vers le secteur marchand. Friches et tiers-lieux permettent de conjuguer nécessité de trouver un modèle économique éthique et souci d’une construction collective des projets et des politiques. D’une ressource pour le vivre-ensemble, le territoire devient un agencement qui articule mondes musicaux et souci de l’environnement.

16La crise que nous vivons est l’occasion de passer d’une pluralité des esthétiques, d’une politique de justice musicale et de démocratie culturelle à une véritable cohabitation des mondes humain et non humain. Il s’agit moins de pérenniser des politiques qui visent à favoriser l’accès aux équipements culturels et une meilleure répartition des ressources ou à corriger les effets du marché des industries culturelles que de travailler à partir des capabilités des individus, promouvoir la liberté d’utiliser les biens et les équipements culturels, et favoriser les initiatives qui tissent des liens avec le vivant. Dans ce mouvement, notre tâche consiste à sans cesse re-décrire le monde pour lutter contre les récits unifiants et paralysants. La musique et la manière dont nous l’administrons ne se situent pas en dehors de ces enjeux. Les acquis des musiques du monde peuvent nous aider à aller plus loin dans la dynamique de pluralisation qu’elles ont opérée. Ce n’est pas seulement avec une diversité d’esthétiques et de contenus mais aussi une pluralité de catégories, de récits, de manières de faire et, enfin, de vivants, humains et non humains, que nous voulons composer nos mondes musicaux.

Mémo

L’ORIGINE : l’expression « musique du monde » (Weltmusik) apparaît au xixe siècle sous la plume du philosophe allemand Johann Gottfried Herder, s’interrogeant sur ce qui fait l’âme d’un peuple.
LES PARAGDIMES : prises en compte dans l’histoire de la démocratisation culturelle dans les années 1990, les musiques du monde se sont constituées en France à la croisée de diverses politiques publiques, qu’elles soient culturelles, économiques, sociales ou diplomatiques, et, à l’échelle internationale, à l’aune des avancées de l’Unesco sur les questions du patrimoine immatériel avec la Convention sur la diversité culturelle (2003), jusqu’aux droits culturels, référentiel actuel.

Bibliographie

À lire

  • Angélique Escafré-Dublet, Stéphane Malfettes et Martin Evans (dir.), Paris-Londres. Music Migrations (1962-1989), Paris, RMN-Grand-Palais/Musée national de l’Histoire de l’immigration, 2019.
  • Steven Feld, « Une si douce berceuse pour la “World Music” », L’Homme, n° 171-172, 2004, p. 389-408.
  • Vincent Martigny, Dire la France. Culture(s) et identités nationales (1981-1995), Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
  • Amartya Sen, L’Idée de justice [2009], Paris, Flammarion, 2010.
  • Martin Stokes, « Musique, identité et “ville-monde” », L’Homme, n° 171-172, 2004, p. 371-388.

Notes

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