Au cœur des transformations du travail que nous vivons aujourd’hui, l’éthique hacker s’inscrit dans une longue histoire, celle du do it yourself, et s’est affranchie de son berceau informatique. Infusée dans des mondes très diversifiés, elle malmène les institutions et les catégories de pensée les plus ancrées dans nos sociétés et dessine les enjeux du monde de demain, entre les vertiges futuristes des technophiles et la low-tech prônée par les écologistes les plus militants.
1Si l’avènement du cyberespace a pu éveiller le fantasme d’un monde virtuel peuplé de purs esprits communiquant à distance, l’histoire s’est révélée tout autre. Chaque jour à travers le globe se créent de nouveaux espaces encombrés d’outils, de machines et de câbles, où des personnes physiques se retrouvent pour fabriquer des choses ensemble. Qu’est-ce au juste que l’éthique hacker dont se réclament la plupart de ces lieux ? Est-elle une enfant du numérique ou s’inscrit-elle dans une histoire bien plus longue, celle du do it yourself (DIY) ? Si la curiosité, la passion, la libre circulation du savoir, l’art de la bidouille et la coopération s’affirment comme des valeurs en rupture avec l’éthique du travail qui a prévalu dans nos sociétés industrielles, ils ont pourtant déjà animé bien des combats et inspiré nombre de réalisations, souvent aux marges de la sphère productive. Nous reviendrons donc d’abord sur ces précurseurs du passé avant de nous interroger sur l’avenir : dans les transformations du travail et de l’emploi que nous vivons aujourd’hui, l’éthique hacker et les pratiques qu’elle inspire sont-elles porteuses d’un futur désirable ?
2La figure du hacker apparaît à l’origine intimement liée au développement des ordinateurs. Le hacker se définit, non comme un délinquant informatique – ce qu’une imagerie persistante tend à nous faire accroire –, mais comme une personne capable d’un bricolage créatif lui permettant de trouver des solutions rapides et élégantes pour améliorer un système, quitte à détourner celui-ci de sa fonction première. Le verbe anglais to hack signifie « tailler à coup de hache », témoignant du défi que se lance le hacker, comme de la puissance d’action dont il se montre capable. Pour Steven Levy, observateur de cette culture depuis ses débuts dans les années 1950, l’éthique hacker se compose de plusieurs principes : d’abord, le refus de toute limitation dans l’accès au savoir et aux technologies, le rejet de la hiérarchie et des organisations bureaucratiques ; ensuite, la foi dans la capacité des ordinateurs à créer de la beauté et à améliorer la vie ; enfin, le respect de ceux qui « font », sans égard pour d’autres critères comme les diplômes, l’âge, l’origine ethnique ou le statut social. Cette éthique apparaît donc puissamment subversive dans des sociétés où les mondes du travail restent hiérarchisés, l’accès au savoir sélectif et les technologies opaques. La colère de Richard Stallman au début des années 1980, lorsqu’il s’aperçoit qu’il ne peut réparer lui-même son imprimante Xerox parce que le code source en est inaccessible, va donner naissance au mouvement du Logiciel libre, militant pour l’ouverture des codes sources et plus généralement pour la libre circulation des savoirs et de l’information.
3L’éthique hacker est subversive aussi parce qu’elle irrigue des imaginaires qui font – ou refont – place à la passion, au jeu, au plaisir et à l’échange, n’hésitant pas à les mettre au cœur même du travail. Le philosophe Pekka Himanen donne une définition très large des hackers: ce sont des personnes qui « veulent réaliser leur passion avec d’autres et créer quelque chose de positif pour la société avec lequel ils obtiendront la reconnaissance de leurs pairs ». La hacker attitude érige le pouvoir de la créativité et de la curiosité contre toutes les limites imposées par des organisations figées. Ces valeurs sont-elles nées avec le numérique ? En nous dégageant de la figure du virtuose informatique, nous rencontrons en fait une histoire bien plus longue.
4Dès les débuts de la société industrielle, en effet, des individus et des groupes humains ont su faire preuve d’une résistance créative face aux maux de leur époque, à commencer par l’appauvrissement du travail. Au début du xixe siècle, le phalanstère imaginé par le socialiste utopiste Charles Fourier visait l’harmonie entre un mode de production économique efficace et une communauté humaine fondée sur la reconnaissance des passions, dans laquelle chacun(e) serait libre de choisir avec qui il ou elle souhaite coopérer. Un peu plus tard, dans l’Angleterre industrielle, le mouvement Arts and Crafts initié par William Morris, un autre socialiste utopique, se dresse d’un même élan contre le travail sans art et sans plaisir. Lors d’une conférence prononcée à l’université d’Oxford le 14 novembre 1883, Morris s’exclame : « S’il est dans l’ordre du possible de tirer du plaisir de son travail, par quelle étrange folie des hommes en viennent-ils à accepter de travailler sans plaisir ? […] Telle est la principale accusation que j’ai à porter contre l’état moderne de notre société : il est fondé sur le travail sans art ou sans bonheur de la majorité des hommes. » La philosophie humaniste d’Arts and Crafts s’incarne alors dans une pratique collective de l’artisanat d’art qui n’exclut pas les machines mais les met au service des artisans.
5Au lendemain de la Première Guerre mondiale en France, l’essor du bricolage comme pratique populaire coïncide avec le développement du taylorisme : loin de la rationalisation du travail qui s’impose alors dans les usines, les ouvriers y trouvent un moyen d’améliorer l’ordinaire tout en donnant libre cours à leur propre créativité. Créé en 1924, Système D, journal hebdomadaire illustré du débrouillard, fait circuler idées et astuces pour transformer les objets du quotidien, construire soi-même des appareils à usage domestique à l’aide de matériaux de récupération, voire, pour les plus motivés de ses lecteurs, s’exercer à la pratique de radio-amateur. Pendant toute la période du fordisme triomphant, ces pratiques ne désarmeront pas : ni hors les murs de l’usine, sous la forme du « travail à côté », ni même à l’intérieur des ateliers, comme en témoignent nombre de sociologues, observateurs parfois admiratifs de toutes les formes de détournement créatif dont les travailleurs se montrent capables. À l’écart des mondes professionnels, les mouvements d’éducation populaire, les centres sociaux, les maisons des jeunes et de la culture participent aussi à leur manière de la circulation des savoirs et de l’émancipation par les loisirs créatifs, en s’efforçant de donner corps à l’ambition formulée par Condorcet au moment de la Révolution française : l’idéal d’une instruction universelle, embrassant l’ensemble des connaissances humaines et accessible à tous les âges de la vie.
6Avec l’entrée en crise de la régulation fordiste, les années 1970 se révèlent particulièrement fécondes pour mettre en pratique la philosophie du do it yourself. Dans le domaine musical, les punks se rebellent contre les exigences des majors : ils décident de s’autoproduire en créant des labels indépendants et en diffusant leurs propres fanzines. « DIY or die » (« fais-le toi-même ou meurs ») devient leur mot d’ordre. Les designers ne sont pas en reste. Des designers sociaux comme Victor Papanek ou Enzo Mari entendent redonner aux consommateurs un pouvoir d’agir sur les objets de leur quotidien ; pour ce faire, ils fournissent des plans afin que les usagers soient en mesure de fabriquer eux-mêmes leurs propres meubles. Ils se révèlent en cela les précurseurs du design libre d’aujourd’hui. Aux États-Unis, Stewart Brand publie entre 1968 et 1972 le Whole Earth Catalog, dont l’ambition est de rassembler l’ensemble des objets jugés nécessaires pour mener une vie autonome et créative.
7De ces mouvements des années 1970 à ceux d’aujourd’hui, les technologies ont beaucoup évolué mais les similitudes de valeurs sont frappantes. Depuis une dizaine d’années, des ingénieurs, designers et concepteurs transposent l’esprit hacker dans le domaine de la fabrication matérielle, constituant ainsi le fer de lance du mouvement maker, qui s’exprime en particulier à travers la création d’ateliers ouverts (hacker- spaces, fab labs…) équipés de machines, d’outils et de réseau. En renouant avec la fabrication matérielle, ils puisent une partie de leur héritage dans des formes plus anciennes de DIY, et il n’est pas rare de trouver dans ces espaces une machine à coudre aux côtés d’une imprimante 3D. Le visiteur de passage y est parfois dérouté : sommes-nous dans un garage de la Silicon Valley, un centre social occupé ou un atelier de MJC un samedi après-midi ? Peut-être un peu de tout cela à la fois… Depuis quelques années, le projet transnational OSE (Open Source Ecology) reprend l’ambition du Whole Earth Catalog en visant la conception et la fabrication à moindre coût des 50 machines jugées indispensables pour faire vivre durablement un village en toute autonomie sans retourner pour autant à l’âge de la pierre. Le philosophe André Gorz a été l’un des premiers à entrevoir les possibles ouverts par la mise en réseau d’ateliers coopératifs ou communaux, ancrés dans leurs territoires et pourtant interconnectés à l’échelle du globe, où il serait possible à chacun et chacune de fabriquer pratiquement tout ce qui lui est nécessaire et désirable ; le penseur a même vu dans l’essor de ces pratiques, qu’il a eu l’occasion de découvrir au Brésil dans les années 2000, l’espoir d’une sortie du capitalisme.
8Par-delà la grande diversité des lieux physiques créés à ce jour par les makers, l’éthique hacker reste un ciment commun qui contribue à faire tenir ensemble un monde social par ailleurs hétérogène, divisé entre les vertiges futuristes des plus technophiles et la low-tech prônée par les écologistes les plus militants – entre ceux qui entendent prendre la vague d’une troisième révolution industrielle, quitte à s’allier avec les géants de l’économie mondiale, et ceux qui rêvent d’une sortie civilisée du capitalisme. Ce ciment commun, entretenu par de nombreuses occasions de rassemblement, festivals et camps d’été, est largement culturel, et son pouvoir de transformation réside sans doute dans sa capacité virale à faire évoluer, de proche en proche, des codes profondément ancrés dans notre société. Comme dans l’utopie de William Morris, le travail peut et doit même être « fun », les coopérations fluides et choisies. Apprentissage et activité de production s’entremêlent à tel point qu’on ne peut les distinguer. Les formes de division du travail s’en trouvent bousculées, ainsi que les modes de décision collective, tout comme les règles de la propriété intellectuelle.
9La diffusion virale ou, pour le dire de façon plus poétique, la pollinisation de l’éthique hacker a effectivement commencé à porter ses fruits, dans des domaines aussi divers que la formation, l’organisation de collectifs ou le droit de la propriété intellectuelle. Ainsi, les pédagogies par l’expérimentation et par le faire, longtemps marginales dans le système français d’enseignement, gagnent du terrain, renouvelant en profondeur les formes de transmission des savoirs ainsi que leur reconnaissance par le biais des certifications. En matière de décision collective et par conséquent de démocratie, la culture libertaire se fraie un chemin en dépit des multiples tensions qui la traversent. Ainsi, la décision par consensus ou consentement, la do-ocratie, qui attribue le pouvoir à ceux qui font, ou encore l’holacratie, conception de l’organisation qui vise à substituer une représentation cellulaire à une représentation pyramidale, font l’objet d’expérimentations nombreuses et variées, circulant d’ailleurs entre cercles militants et milieux du management. Du côté des managers, le mouvement des entreprises libérées entend lui aussi s’affranchir du carcan des hiérarchies bureaucratiques. Concernant la propriété intellectuelle, le principe du copyleft – néologisme forgé par opposition au copyright pour désigner la possibilité offerte à autrui par un créateur d’étudier, de modifier et de diffuser son produit ou son œuvre – a inspiré un intense travail juridique pour l’élaboration de nouvelles règles, donnant le jour à de nombreuses licences dans les domaines les plus divers comme la GNU GPL (General Public License) pour les logiciels, la licence d’art libre pour les œuvres d’art ou la CERN OHL (Open Hardware Licence) pour le matériel électronique.
10La hacker attitude s’est bel et bien affranchie de son berceau informatique ; ce n’est plus désormais une simple affaire de geeks. Elle gagne une population de plus en plus diversifiée qui répare ou détourne des objets du quotidien, se lance dans la fabrication de bière ou d’encre végétale, conçoit des prothèses médicales à moindre coût ou s’essaie à la robotique. Les makers essaiment aussi leurs pratiques et leurs façons de voir en s’alliant à d’autres milieux comme ceux de l’éducation populaire ou de l’artisanat d’art, balayant au passage l’opposition entre l’objet technique, défini par son utilité, et l’objet d’art, apprécié pour sa beauté : des « artisans numériques » se montrent aujourd’hui capables d’allier leur savoir-faire de métier et l’usage créatif des outils numériques. Comme on le voit à travers ces exemples, ce sont quelques-unes des institutions et des catégories de pensée les plus ancrées dans nos sociétés qui se trouvent malmenées dans le sillage du mouvement hacker/maker.
11Si le pouvoir de propagation de cette culture apparaît aujourd’hui peu discutable, quel avenir contribue-t-elle à préparer ? Malgré les promesses offertes, les sources d’inquiétude demeurent. En premier lieu, force est de constater que la culture hacker est facilement instrumentalisée par de grandes organisations mues par l’espoir de réveiller la capacité d’innovation de leurs membres, comme on le voit par exemple avec le succès des hackathons, événements rassemblant un groupe de personnes sur une durée courte en vue de réaliser collectivement un ou plusieurs prototypes. Singer les rituels et le langage hackers dans un contexte où l’autonomie réelle est plutôt réduite tourne aisément à la mascarade, tandis que les « labs » en tout genre, lorsqu’ils sont créés par simple effet de mode, tendent à dépérir rapidement. Quant aux pouvoirs publics, s’ils perçoivent bien l’intérêt qu’il y a à soutenir des lieux d’innovation ouverts sur le territoire, ils peinent à parler le même langage que leurs interlocuteurs, ceux-ci se montrant souvent rétifs aux catégories et aux normes administratives, à l’intérieur desquelles ils se sentent à l’étroit. Cela n’empêche pas la multiplication de « tiers-lieux », qui s’implantent dans les plis du tissu urbain comme en milieu rural, parfois en réhabilitant d’anciens bâtiments industriels et le plus souvent avec le soutien des collectivités territoriales. Si les façons de composer avec l’environnement institutionnel apparaissent d’une infinie variété, le Manifeste des tiers-lieux, texte militant visant à démultiplier leur impact sur la société, se réclame explicitement de l’éthique hacker.
12Une autre source d’inquiétude réside dans l’une des tensions majeures existant au sein du monde hacker/maker entre, d’une part une volonté de partage du savoir, et d’autre part un élitisme technologique qui génère un entre-soi, en particulier un entre-soi masculin : l’excitation de défis à relever et le culte de la virtuosité peuvent prendre le pas sur la quête militante d’un monde meilleur où les rapports humains seraient basés sur la coopération. Si l’élitisme l’emporte, le risque est alors que la diffusion de l’éthique hacker, loin de réduire les inégalités, n’en creuse de nouvelles. Si l’issue n’est évidemment pas écrite, on peut dès aujourd’hui observer que la situation évolue, sous l’effet d’une critique interne au mouvement qui a conduit par exemple à l’ouverture de hacker-spaces féministes, mais aussi avec l’établissement de nouvelles alliances : la reconquête citoyenne des savoirs techniques est en effet un enjeu partagé bien au-delà des milieux hackers. Et si la courte exploration que nous venons de faire avec vous nous a montré une chose, c’est bien que, par-delà les détournements technologiques, avec la pollinisation de l’éthique hacker, c’est aujourd’hui la société elle-même qui se bricole.
Bibliographie
Pour aller plus loin
- Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement, Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, Paris, Seuil, 2018.
- Pekka Himanen, L’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Paris, Exils, 2001.
- Michel Lallement, L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris, Seuil, 2015.
- Steven Levy, L’Éthique des hackers [1984], Paris, Globe, 2013.
Mots-clés éditeurs : DIY, bricolage, low-tech, hacker, éthique du travail
Mise en ligne 07/06/2019
https://doi.org/10.3917/nect.009.0126