NECTART 2019/2 N° 9

Couverture de NECT_009

Article de revue

La terreur serait-elle notre affaire ?

Pages 86 à 93

Figure tutélaire des arts de la rue, directeur de Furies à Châlons-en-Champagne depuis vingt-neuf ans, du festival d’Aurillac pendant vingt-quatre ans, Jean-Marie Songy porte un regard sans concession sur le tournant sécuritaire qu’a pris l’organisation d’événements artistiques dans l’espace public.

« Tels sont […] les avantages de la démocratie […]. C’est un gouvernement agréable, anarchique et bigarré, qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal. »
Platon, La République, livre VIII.

1Les conditions de la mise en œuvre d’une manifestation artistique et culturelle dans l’espace public ont fortement évolué depuis ces cinq dernières années. Dans le contexte de violences urbaines et de répression que connaît aujourd’hui notre pays, en particulier depuis ces derniers mois, nous avons toutes les raisons de nous inquiéter de l’avenir des arts de la rue. Pour préserver la force du geste artistique, partout et auprès de tous, il nous faut donc partir à la recherche de nouveaux cheminements.

2Aurillac, avec son festival international de théâtre de rue, écrin vert à l’écart des flux estivaux du mois d’août, se déclare depuis trente-trois ans ville ouverte aux artistes de rue. Ils sont quelque 2 500 à converger vers la cité cantalouse à cette occasion, pour se produire en toute liberté, quatre journées durant, devant une centaine de milliers de personnes venues du monde entier – un phénomène rare. Les habitants d’Aurillac, l’ensemble des agents techniques et administratifs, les pompiers, les éducateurs, les agents de police, les placiers, les commerçants…, tous s’organisent pour accueillir au mieux cette assemblée hétéroclite issue de toutes les couches de la société. Tous attendent cet événement régénérateur d’idées et d’émotions. Et cela dans une confiance mutuelle, dans l’esprit de cet art de la proximité et de la tolérance qu’est le « théâtre de rue ».

3Tous les indicateurs sont donc au vert pour ce rendez-vous unique en Europe, exemple même d’une manifestation culturelle entièrement ouverte au dialogue avec l’urbain. Seulement voilà... de 15 000 euros en 2015, le budget alloué à la sécurité et à la sûreté est passé à 145 000 euros en 2018. Cette somme, qui approche le montant des cachets artistiques de la programmation officielle, est jusqu’à présent prise en charge par les subventions exceptionnelles du ministère de la Culture. Mais jusqu’à quand ? Les professionnels des manifestations culturelles appliquent depuis toujours et avec précision des règles strictes de sécurité, qu’ils ont d’ailleurs été les premiers à faire valoir. Il s’agit de prémunir les spectateurs contre tout accident engendré par les activités des artistes. Mais cette évolution vers toujours plus de sécurité, qui plus est sous le joug de la technique, est très préoccupante quand on connaît les capacités économiques toujours modestes de ce secteur artistique, et elle s’avère surtout en complète contradiction avec l’esprit libertaire qui l’habite. La mise en place de ces nouveaux dispositifs nous amène, comme c’était déjà le cas pour d’autres manifestations culturelles, à édifier un périmètre urbain barricadé… et à fouiller humblement, tels des suspects, les spectateurs et les habitants qui souhaitent y pénétrer. Mais suspects de quoi ?

4Tout cela nous trouble mais ne nous empêche pas de continuer à croire à la force de l’art, à la décentralisation comme à l’expansion culturelle. Nous croyons au travail que mènent les arts de la rue, en particulier dans les quartiers défavorisés et autres zones abandonnées, conséquence de la fuite en avant du capitalisme libéral. Les acteurs des arts de la rue connaissent parfaitement ce désarroi et ne lâcheront pas l’affaire.

5Alors que ces obstructions pourraient amener les artistes, dans leur volonté d’œuvrer dans l’espace public, à baisser les armes, ceux-ci doivent au contraire s’en servir comme d’un carburant : transformer les peurs en désirs d’inventions, transformer les barrières en sauts d’obstacles… Il nous faut inventer de nouveaux procédés artistiques intrusifs pour continuer d’alerter. Je parle ici au nom de celles et ceux qui consacrent leur vie au théâtre de rue, au spectacle vivant, aux interventions et performances dans l’espace public. Je parle au nom des centaines de milliers de spectatrices et spectateurs rencontré(e)s dans des centaines de villes de France et d’Europe, qui croient à l’extrême nécessité de confier aux artistes leur espace public pour plus de justice culturelle.

6A-t-on conscience que la « terreur » est un des ressorts du théâtre ? Est-ce que jouer avec la peur, provoquer de l’effroi n’était pas, dans les années 1960 et 1970, le mode d’action des performeurs et autres artistes du théâtre d’intervention inspirés par l’agit-prop ? Loin de la terreur d’aujourd’hui, assimilée à la peur de l’autre, il s’agissait de mettre le citoyen en état d’extrême trouble pour lui apporter des clés lui permettant d’analyser la situation culturelle, sociale, économique et politique de son époque. Le « théâtre de l’opprimé » ne fait pas autre chose depuis un demi-siècle : terrifier par des scènes ou des images de façon à provoquer le dialogue. Par le biais notamment du « théâtre invisible », en mettant par exemple en scène un épisode du quotidien d’un couple ; lorsque, au milieu des rayons d’un supermarché, fuse une gifle, les acteurs interrompent la scène et proposent au public, souvent passif ou indifférent, de décrypter ce qui s’est passé : qui est l’opprimé et comment faire pour que cette situation ne se renouvelle pas ? C’est radical et bienveillant, très dérangeant d’une certaine façon, mais c’est notre « métier » de ne pas laisser tranquilles nos interlocuteurs.

7Le tournant sécuritaire actuel a tendance à faire disparaître les « coups de théâtre ». Un nouvel esprit apparaît, qui dérive lentement mais sûrement d’un excès de zèle vers un manque flagrant de poésie. Il est en effet navrant de devoir prévenir les spectateurs de l’imminence d’une action artistique… et d’être tenu d’en donner tous les détails sous prétexte d’éviter un mouvement de panique. S’il doit se justifier, l’acte artistique n’a que peu d’intérêt. L’art se situe à l’endroit du cheminement des pensées, de l’épanouissement sans contrainte des individus ; il surprend et provoque la réflexion. Nous refusons l’infantilisation de l’expression artistique dans l’espace public. Nous sommes responsables, nous sommes capables de prendre en compte et d’analyser une situation politique et culturelle avant d’agir sur notre terrain : les espaces communs. Nous ne sommes pas des enfants qui doivent demander à leurs parents s’ils peuvent aller jouer dehors ! Faire valider nos actes artistiques par une autorité équivaut à mettre en place un comité de censure.

8Le théâtre de rue tente à sa manière de réduire la tragédie de l’abandon depuis des décennies de certaines catégories de la population en étant présent dans les rues et les quartiers des villes. Se retrouver « en chair et en os » au cœur des banlieues pour exercer la parole de la différence : il n’y a rien de plus puissant. De nombreuses compagnies consacrent leur art à l’intervention culturelle ; elles habitent par leur présence l’environnement où elles créent leurs spectacles et parlent à la ville entière. Là où les artistes interviennent, les partenaires culturels constatent de l’apaisement. Royal de Luxe, Le Phun, Générik Vapeur, le Théâtre de l’Unité, Kumulus, Collectif Organum, L’Illustre Famille Burattini, ilotopie, Oposito…, pour les pionnières, et plus récemment KompleX KapharnaüM, La Folie Kilomètre, GK Collective, Compagnie sous X… : toutes les compagnies de théâtre de rue ont pour préoccupation première la proximité avec les citoyens, et cette faculté intrinsèque d’intervenir partout et surtout là où l’art n’aurait pas sa place.

9Cette capacité naturelle d’agir dans tous les espaces publics est durement mise à l’épreuve par l’actualité. Alors que les portes étaient grandes ouvertes, qu’élus et autorités en tout genre nous accompagnaient d’un sentiment de bienveillance, la peur a instillé un doute quant à notre légitimité culturelle. Le tourbillon insidieux du débat entre liberté et sécurité nous a éthiquement déstabilisés. Comment expliquer que seul un équilibre entre liberté et sécurité pourra éviter la dérive totalitaire d’un dérèglement culturel ? Quand, dans une démocratie, la sécurité prend le pas sur la liberté (individuelle et collective), celle-ci se trouve menacée, avec les conséquences que l’on peut imaginer : affrontements entre individus, accroissement des inégalités et par conséquent du fossé entre dominants et dominés...

10Ainsi le tonnerre de la révolution gronde, ce qui n’est pas pour déplaire aux anarchistes et autres idéalistes. Séditieux, les artistes, en particulier les artistes de rue, n’ont eu de cesse d’alimenter l’agitation culturelle. Au cours des cinquante dernières années, ils ont joué avec les limites du réel en transformant les villes en un lieu de dialogue et de remise en cause permanente de nos idéaux et de nos institutions, quitte parfois à les malmener par des actes de désobéissance civile. Braver les interdits a toujours été une source d’inspiration et de lutte. On se souvient des grèves et des manifestations monstres, à l’été 2003, déclenchées par le dérèglement de l’assurance chômage, désormais très défavorable aux artistes interprètes et aux techniciens du spectacle vivant et de l’audiovisuel. Ces grèves ont entraîné quantité d’annulations de festivals et de spectacles, en particulier dans les arts de la rue, certains exprimant leurs revendications en se montrant nus (la nudité est, aujourd’hui encore, interdite dans l’espace public français). On se souvient aussi, plus récemment, en août 2016, du démontage des barrières entourant le centre-ville d’Aurillac. Cette désobéissance civile, extrêmement mal ressentie sur le moment, était le premier symptôme de la controverse qui se développe actuellement à propos de la gestion des manifestations sociales et culturelles dans notre pays…

11Alors que pouvons-nous faire, dans un contexte où les autorités culturelles s’associent au ministère de l’Intérieur pour exiger des organisateurs d’événements artistiques qu’ils garantissent au public un « risque zéro » en termes de sécurité ? Selon nous, les signaux de terreur que ces autorités envoient, en obligeant à mettre en place des dispositifs sécuritaires aussi coûteux qu’anxiogènes, et la plupart du temps inefficaces, ont plutôt pour conséquence de faire reculer le sentiment de bien-être et de partage des émotions du public. Organiser des manifestations culturelles d’envergure populaire dans l’espace public, c’est proposer à la communauté de se retrouver et de partager cet espace de vie commun pour autre chose que le quotidien pratique et efficace. C’est proposer une sorte de catharsis urbaine qui libère les tensions sociales. Pour simplement se réjouir d’être ensemble, appréhender sans contrainte les différences de croyances et d’esthétiques, et en définitive réduire les a priori entre les classes sociales, générer de l’échange et de la curiosité et non de la peur !

12La façon dont se déroule la vie culturelle dans l’espace public – ou plutôt ce que l’on a le droit d’y faire – est symptomatique de l’état d’une démocratie, et à sa manière le théâtre de rue est un révélateur de la tolérance morale d’un pays. Le spectacle, quel que soit le lieu où il se produit, entraîne l’instauration par les autorités de limites à ne pas franchir, en termes de bon sens et de confiance, limites qui doivent être perpétuellement observées et critiquées. À la fin des années 1960, des étudiants américains ont pris le risque de courir nus à travers leur campus (streaking) pour revendiquer leur droit à la liberté sexuelle ; cette pratique, devenue un symbole du mécontentement politique dans l’espace public, est passible d’une peine de prison en France comme aux États-Unis. Aujourd’hui, une fanfare peut toujours se voir interdire sous prétexte qu’elle pourrait être confondue avec une manifestation « violente » : à Caen, le samedi 6 avril 2019, les artistes-musiciens de rue du « Chœur de l’art mais rouge » ont été verbalisés et interdits d’activité.

13Qu’est-ce qu’un acte terroriste ? Qui pouvons-nous considérer et juger comme terroriste ? Des citoyens britanniques, membres des groupes Plane Stupid et Lesbians and Gays Support the Migrants, après avoir empêché un avion rempli de migrants de décoller, ont aussitôt été qualifiés de « terroristes » par leur gouvernement avant d’être acquittés en cour de justice. En attendant le verdict – ils risquaient la réclusion à perpétuité au titre des lois en vigueur contre le terrorisme –, je me suis demandé si je pouvais moi aussi, en militant pour une cause, en montrant mon désaccord vis-à-vis de la politique de mon pays, être taxé de « terroriste ». Finalement, grâce à ce jugement, ces citoyens sont désormais perçus officiellement comme des activistes. Est-ce que crier notre désaccord dans l’espace public, exprimer notre marginalité pourrait être considéré comme un acte terroriste ? Une confusion entre protection de la population et répression politique pourrait fort bien s’immiscer dans les esprits. Le festival d’Aurillac, manifestation artistique principalement consacrée à la liberté d’expression dans l’espace public, a très clairement subi les conséquences de cette confusion après la vague d’attentats de 2015 et 2016. Protéger les populations de toute agression physique, notamment terroriste, fait partie des fonctions régaliennes de l’État. Mais qu’en est-il des agressions par des individus mentalement dérangés ? Les artistes se sont toujours saisis des débordements humains. Ce que nous avons pu considérer comme de la folie a produit des œuvres remarquables et consacrées. Je pense à Antonin Artaud, maître d’un « théâtre de la cruauté » qui, interné en hôpital psychiatrique pour schizophrénie, a su influencer certains courants comme celui des situationnistes, auquel se réfèrent régulièrement les artistes du théâtre de rue qui, entre réalité et fiction, provoquent un nécessaire décalage dans l’espace public.

14« Nous sommes en guerre », déclarait Manuel Valls en 2015. L’état de guerre est une situation très grave, avec des ennemis déclarés comme tels et un risque d’attaque en réaction. En tant qu’organisateurs de manifestations dans l’espace public, nous sommes dans ce genre de circonstance les premiers touchés. Mais seuls face à ce type d’agression, nous sommes démunis, c’est pourquoi nous nous en remettons à l’autorité de l’État, qui a la possibilité d’édifier des règles s’il pense qu’il a les moyens de les mettre en œuvre, s’il juge que c’est efficace, et que c’est bon pour le moral de la population. Mais sommes-nous aujourd’hui « en guerre » ? Et condamnés à vivre jusqu’à la fin des temps dans un enclos ou derrière des barrières dans la crainte d’une agression imminente ? Voilà la vraie question.

15Pour éviter d’emprunter ce chemin de la peur, il nous faut résister en misant sur la confiance que les citoyens ont en nous – à reconquérir parfois –, et encore et toujours sur l’éducation et la culture. Je continue de croire en des manifestations culturelles d’envergure qui dépassent la nécessité de légiférer. Nous devons retrouver le chemin d’un imaginaire partagé entre responsables politiques, économiques et artistiques, pour ne pas sombrer dans l’obscurantisme d’une société recluse et en proie à une paranoïa croissante, qui détruirait tout espoir de voir l’homme se réconcilier avec sa nature profonde : l’imagination au service de la tolérance et de la différence, l’imagination au service de l’équilibre entre liberté et sécurité.

16Quelques conseils pour l’avenir de l’insoumission artistique dans les espaces publics, protégée et défendue par les droits culturels (art. 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme) :

17

  • ne pas avoir peur d’organiser un acte artistique dans l’espace public ;
  • ne pas avoir peur d’exercer sa liberté d’expression à tout instant ;
  • ne pas avoir peur de dérouter, de provoquer un sentiment de vertige par le biais d’œuvres d’art contemporain vivantes ;
  • ne pas avoir peur des émotions, de la surprise, du choc des images et des sons dans les villes ;
  • résister aux scénarios catastrophes proposés par les marchands d’éternité ;
  • se boucher les oreilles et les yeux face aux agressions médiatiques, aux spéculations sécuritaires ;
  • se pincer si d’aventure on pressent une censure liée à des contraintes sécuritaires.

18Au cours des dernières décennies, les artistes de rue ont patiemment fait reculer les frontières de la censure. Ils ont repris le chemin de l’espace public et recouvré les libertés confisquées en Europe durant la tragédie de la Seconde Guerre mondiale. Ils ne doivent en aucun cas faiblir devant la terreur. Ils se sont depuis longtemps accordés avec les organisateurs d’événements sur les modalités de réalisation de leurs œuvres destinées aux espaces publics. Tous nourrissent les mêmes objectifs : faire rêver, divertir et émouvoir les habitants de nos cités. Organiser un acte artistique dans l’espace public, c’est prendre le risque de la liberté en toute sécurité, car l’art reste la seule arme pacifique, et un recours efficace contre l’imbécillité et l’ignorance qui mènent à l’intolérance.


Mots-clés éditeurs : sûreté, démocratie, arts de la rue, sécurité, espace public, événement

Date de mise en ligne : 07/06/2019

https://doi.org/10.3917/nect.009.0086

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