Notes
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[1]
Robin Renucci et Bernard Stiegler, S’élever, d’urgence !, entretien réalisé par Éric Fourreau, Toulouse/Aubervilliers, L’Attribut/Tréteaux de France, 2014.
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Association des centres dramatiques nationaux, « “Culture près de chez vous”, mais sans nous ? », Libération, 23 avril 2018 ; Collectif, « M. Macron, votre politique culturelle est celle de la IVe République ! », Le Monde, 23 avril 2018.
Fondateur d’une des aventures les plus singulières de ces vingt dernières années, l’Aria, en Corse, directeur des indispensables Tréteaux de France, Robin Renucci est devenu une figure majeure de la scène artistique française, apprécié, écouté, sollicité et respecté tant pour ses exigences artistiques que pour ses combats de chaque instant en faveur de la décentralisation culturelle, de l’éducation populaire et de l’éducation artistique. Dans un entretien aux convictions parfois intimes, il se réfère aux grands récits historiques et philosophiques pour revenir à l’essentiel : la production symbolique de l’art et la nécessité de donner aux enfants les outils de l’émancipation, à commencer par le langage.
« Donnons aux enfants la capacité de prendre la parole et de produire du symbole. »
1NECTART : Que faisiez-vous en Mai 68 ? Nous vous connaissons comme un homme épris de justice sociale et un artiste impliqué dans les combats politiques…
2ROBIN RENUCCI : C’est étrange, parce que mon père n’était pas du tout politisé. Il était gendarme et, par opposition à son propre père très ancré dans un socialisme fort, plus à gauche qu’il ne l’est lui-même devenu, il disait souvent : « Surtout, ne fais pas de politique. » Peut-être qu’à mon tour, en réaction contre mon père, j’ai été attentif très jeune aux enjeux politiques. En Mai 68, à 12 ans, j’étais déjà dans la rue avec cette conscience de la manifestation et de la vindicte populaire. Mon engagement politique s’est ensuite affirmé dans les années 1970. Au lycée, j’étais un meneur politique, je n’hésitais pas à monter sur le banc, à prendre la parole et à mobiliser dans les assemblées générales. Sans doute était-ce aussi pour moi l’occasion d’être avec les autres. J’ai toujours eu un sens très vif de l’injustice sociale, de par l’histoire de mes grands-parents bourguignons, exploités par le potentat local. Ce sentiment a ensuite été renforcé par mes lectures lycéennes sur l’exploitation de l’homme par l’homme – Marx, Hegel, Nietzsche (La Généalogie de la morale), Hobbes (« l’homme est un loup pour l’homme »). Dans la mesure où l’on se rend compte tout de même très vite que cela correspond à la réalité, soit on est cynique en se disant que mieux vaut faire partie de ceux qui dominent, car écraser les autres est le seul moyen de s’en sortir, soit on tend autant que possible la main à ceux qui en ont besoin. Le choix de devenir acteur à un moment donné s’est aussi posé en termes politiques. L’acteur a la capacité de prendre la parole à travers les mots plus nobles et plus riches des auteurs et des poètes. Le choix des rôles et des personnages a donc du sens. Être acteur est une façon d’avoir un regard sur le monde. Cela a été pour moi d’autant plus patent que j’ai découvert mon métier dans la famille de la décentralisation, celle de l’éducation populaire, René Jauneau, Pierre Vial…, tous porteurs d’idéaux politiques très prononcés.
3Comment percevez-vous l’évolution de l’éducation populaire à travers ses mouvements et ses principes ?
4Les grands mouvements existent toujours – les fédérations d’amateurs, la Ligue de l’enseignement, les grandes fédérations d’éducation populaire… –, mais ils ont de moins en moins de moyens et sont de moins en moins repérables et visibles. Nous ne sommes plus dans les grands moments de ferveur de l’éducation populaire des années 1960-1970, à travers les stages de réalisation, des dispositifs qui ont tout de même fait éclore toute une génération de créateurs et d’acteurs culturels à l’origine d’une modification notable du territoire. Cette pensée-là s’est peu à peu délitée au sein des ministères de l’Éducation nationale et de la Jeunesse et des Sports. Il est de plus en plus difficile aujourd’hui de se retrouver et de se rencontrer, mais la ferveur existe toujours. Je croise de nombreuses personnes qui se réclament de l’éducation populaire. Beaucoup aussi ne savent plus trop ce que cela signifie. C’est en fait relativement simple : les associations d’éducation populaire ont pour souci principal de réunir autour d’un projet culturel des gens qui ne sont pas appelés à se rencontrer dans le champ social, parce que les univers sont cloisonnés : amateurs et professionnels, ruraux et urbains, enseignants et artistes, jeunes et plus âgés, étrangers de différents pays… C’est ce que nous avons essayé de mettre en place dès l’origine à l’Aria, l’Association des rencontres internationales artistiques, en Corse. Que chacun y ait une altérité, une contribution qui fasse qu’il en ressorte grandi dans son expérience individuelle et collective. À l’Aria, nous nous sommes évertués à redonner du sens à toutes ces utopies et à les mettre en pratique. Nous avons essayé de revivifier la notion d’éducation populaire en déployant la plus grande exigence possible, nous avons tenté de la redéfinir, en ces temps de formation continue tout au long de la vie, à travers l’éducation hors du temps scolaire, l’éducation de chacun par chacun. On retrouve bien sûr Condorcet dans cette approche, mais pour nous il s’agit d’une démarche très concrète.
5Vous êtes un homme de théâtre et de cinéma mais, plus que l’image, c’est le mot – le texte, le verbe – qui constitue la matrice de votre parcours artistique. Comment l’expliquez-vous ?
6Je ne sais pas. Je suis très ému par l’idée que l’on puisse écrire de la musique, que l’on parvienne à dire le tangible, l’éphémère et l’indicible, à nommer l’inconnu, à nommer une émotion, à émettre un son qui produise du sens, lequel se traduit dans le prolongement de la main et de l’écriture. Pour moi, il y a toute l’humanité dans la graphie, dans le graphisme, dans le son, dans le rythme. C’est une science merveilleuse. Quand je prépare une lecture, je m’occupe très peu de la sémantique, je ne cherche pas à comprendre le texte. Spontanément, je vois dans un texte le nombre de consonnes et de voyelles, le nombre d’aigus et de graves. D’emblée, à sa lecture à voix haute, je vois concrètement, objectivement, s’il est immanent ou transcendant. Par exemple, on peut très bien lire un discours du général de Gaulle, un texte de Pascal, d’Hugo ou de Musset de façon uniquement musicale. L’originalité dépendra de la résonance qu’on produit. Cela nous dégage des pièges du sens, de l’analyse psychologique du texte. Le fait de découvrir un texte en le lisant est une source de joie qui m’éclaire vraiment. Ce n’est pas abstrait, car je respecte le graphisme, la perception phonétique de la matière, la syntaxe. C’est pour cela que Rimbaud est pour moi référentiel : il possède cette maîtrise incubée de toute sa connaissance des Grecs et des Latins, et en même temps il est allé vers tous les méandres du possible, vers le dérèglement de tous les sens, il a éprouvé le désir de se perdre entièrement. J’apprécie cette capacité d’avoir ce désir d’exigence et en même temps cette faculté de se tester soi-même, d’aller ramper un peu dans les affres de la vie. Mais c’est plus de l’ordre du fantasme, car je n’ai jamais vraiment traîné dans les bas-fonds.
7La langue vous semble-t-elle malmenée aujourd’hui ?
8Nous assistons en ce moment à la destruction complète du champ langagier. Nous l’observons aisément dans la sphère politique : elle s’en accommode parfaitement pour éviter que son discours, qui est celui de la communication, ne soit décodé. Il est essentiel que la langue française comme toutes les autres langues redeviennent des objets d’investissement. Le « globish » que l’on parle aujourd’hui, le langage de la publicité constituent une véritable destruction symbolique. Nous devons reconstruire ce champ symbolique en replaçant l’auteur au centre de toutes nos activités. Cela commence par être auteur de soi, ce qui permet de servir de tuteur à l’enfant. Avant que l’enfant ne devienne capable d’être auteur de sa parole. Il faut pour cela lui transmettre les mots, d’abord au sein de l’institution de l’école, qui est le temps de l’otium chez les Latins, de la skholè chez les Grecs, le temps non marchand, le temps de l’attente, le temps de la patience, le temps de la différance, au sens où l’a utilisé Jacques Derrida. C’est le contraire du negotium, du temps consacré à la croissance. L’école doit continuer d’être ce temps de l’élévation, de la contemplation, celui qui permet à l’enfant de prendre la parole. Donnons-lui la capacité de prendre la parole et de produire du symbole. Nous avons la chance d’avoir une école, en France, particulièrement soucieuse de l’accompagnement de l’enfant. Mais il ne faudrait pas que l’intrusion dans la classe de la tablette, de l’écran, du numérique contribue à sortir l’enfant de ce temps-là. L’école doit rester le lieu de la parole, le lieu où l’on nomme, où l’on lit à voix haute, où l’on s’intéresse à la beauté du mot, à l’art de la littérature, de la peinture, du graff. Nous prônons une éducation par l’art. Les cartes postales envoyées du front par les jeunes hommes en 1914 avaient un graphisme d’une beauté inouïe, y compris celles écrites par les fils de paysans.
9Évidemment, l’usage des mots est tout sauf anodin – comme celui d’« acteur », que vous préférez à celui de « comédien ».
10Il est intéressant de noter le détournement linguistique qui a été entrepris avec le mot « acteur ». « Acteur » en économie, « acteur » en politique… les « acteurs » sont aujourd’hui partout, dans tous les domaines. « Acteur » se substitue dans mon esprit à la notion d’« auteur ». Les mots ont du sens, bien sûr, car l’auteur c’est l’autorité, l’auctoritas, ce qui augmente, ce qui est capable d’être augmenté, en premier lieu par soi-même. Il s’agit ni plus ni moins du projet de l’être humain : être en capacité de s’augmenter, de s’élever, pour reprendre les termes du livre que nous avons réalisé avec Bernard Stiegler [1]. S’élever, c’est parvenir à cette augmentation. Substituer le terme d’« auteur » à celui d’« acteur » n’est donc pas anodin. Dans le langage populaire dégradé, l’acteur, dont je peux faire partie, c’est l’acteur de cinéma, la vedette, la star… Nous sommes bien entendu éloignés de ce dont je parle, l’auteur au sens de Kant, c’est-à-dire celui qui est auteur de ses actes.
11Celui qui travaille sa singularité ?
12Dans la langue grecque, le singulier c’est l’idios, autrement dit l’idiome, ce qui passe par les cordes vocales. Or, la singularité d’un être, ce qui le caractérise le plus, c’est sa voix. Travailler sa voix, ses cordes vocales, c’est donc travailler sa singularité. La langue est le premier des outils qu’il est nécessaire de transmettre. La langue, l’organisation de la langue, la capacité de s’extraire de soi, d’externaliser sa symbolicité. Le langage est le meilleur des moyens pour créer du symbole, car il fait exister l’invisible, ce qui n’est pas présent, il permet d’inventer, et donc de distinguer ce qui est de l’ordre du signe et de l’ordre du symbole. L’homme doit être en capacité de voir, imaginer, entendre et prendre la parole, être lui-même producteur d’un champ symbolique et de la pensée. C’est aujourd’hui un acte politique, dans la mesure où nous vivons dans des sociétés du signe et de l’émission. La télévision envoie des signaux et ne présuppose pas que le récepteur prenne la parole. Il vit par procuration, par les signes qui lui sont envoyés, souvent des signes sophistes, téléguidés, des signes réflexes qui font appel à d’autres réflexes et qui ne sont pas destinés à le grandir, à lui ouvrir un champ imagé qui donne à voir. C’est ce contre quoi nous voulons lutter. Les outils de la communication sont faits pour téléguider, orienter.
13En cela, le projet des Tréteaux de France – rendre l’autre producteur de sa pensée, de sa parole – est un projet politique, un engagement politique contre l’uniformisation programmée des industries de masse qui considèrent l’autre comme un particulier et non comme un singulier. Les Tréteaux de France ont créé une forge qui se déplace pour transmettre les outils du langage. Nous sommes dans une démarche artisanale qui doit permettre à ceux qui viennent pratiquer avec nous de trouver les mots qu’ils cherchent s’ils ne les ont pas. Les auteurs sont leur viatique, ils ont pour mission de faire véhiculer le langage. Formuler crée l’idée. L’expérience langagière provoque le passage idiomatique chez quelqu’un. Il dit des mots qui, d’un coup, l’éveillent. À travers cette démarche artisanale, je suis le rémouleur, celui qui donne les outils du tranchant et qui aiguise. Il nous faut inciter les gens à être aiguisés et non pas émoussés, aplatis, aplanis. Aiguiser la pensée, l’esprit, les sensations. Une personne éveillée, allumée, en allume une autre, comme disait Rabindranath Tagore d’une lampe allumée qui devait allumer toutes les étoiles. Ce sont les lampes de l’éveil. L’amateur, celui qui « aime aimer », va transmettre sa passion. Nous avons besoin de gens éveillés et passionnés autour de nous pour en animer d’autres. Le métier d’acteur ou de directeur de centre dramatique, c’est celui d’un rémouleur qui cherche la singularité de l’autre, qui essaie de lui faire trouver sa voix, sa langue, parler sa langue, étrangère ou non, différente de l’autre de toute façon, parce qu’unique.
14La capacité de symboliser est ce qui nous différencie de l’animal ?
15C’est en effet ce que nous a montré la philosophie grecque. La régulation des pulsions est ce qui permet à l’homme de symboliser, même si nous sommes des animaux pulsionnels, violents et criminels. La capacité de symboliser se construit justement sur ce terreau pulsionnel qui est régulé, dans les grands récits grecs, par le mot. La régulation pulsionnelle platonicienne et socratique se traduit par l’écriture. En revanche, le récit judéo-chrétien met un cache sur la pulsion. Il ne s’en sert pas comme d’un support d’énergie pour canaliser l’agressivité en amour, en soin. Puisqu’il part du postulat que l’homme a été créé par Dieu, l’homme ne peut être un animal, sa part d’animalité est niée. L’amour personae des judéo-chrétiens s’est transformé en une perte de l’amour de soi, en une incapacité à s’élever à partir de la maîtrise des pulsions. Le récit républicain qui propose une lecture politique à partir de l’idée de la cité, dont nous sommes toujours imprégnés, est celui qui permet de s’augmenter soi puis d’augmenter les autres et de créer du collectif. Dans cela, il y a une obligation.
16Dans la lecture que vous faites des grands récits qui ont façonné l’histoire de l’humanité, celui des Lumières a bien sûr été déterminant, selon vous.
17Il préfigure la Révolution française et marque un tournant considérable. Non pas tant du côté des Lumières françaises et des Lumières allemandes, car les unes et les autres développent une pensée socratique ou platonicienne dans le sens où il s’agit bel et bien de dépasser l’état pulsionnel animal pour créer de la raison et faire naître la démocratie, permettre à tous de devenir majeur, de décider de son propre destin. Sur le plan politique, cette pensée progressiste se concrétise par la chute de la monarchie et l’avènement de la république. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits… Même si nous y rencontrons, chez Locke notamment, une pensée similaire d’un engagement contre l’obscurantisme, les Lumières britanniques vont nous emmener ailleurs. Au début du xviiie siècle, en 1705, Bernard Mandeville publie La Fable des abeilles, dans laquelle il explique que les dérèglements pulsionnels créent aussi du commerce et du profit, car ce qui est détruit, déconstruit doit être reconstruit, alors qu’une société réglée, dans laquelle les gens vivent en autarcie comme dans une ruche, engendre peu de commerce. Il est nécessaire selon lui de déréguler. Il impose l’idée qu’en laissant aller les pulsions, le bien commun s’élargit, selon sa fameuse phrase : « Les vices privés font les vertus publiques. » Libérer les pulsions d’agressivité génère du conflit et du crime, et donc l’organisation qui les encadre : la justice, la prison… Libérer la prostitution, générer de la maladie nécessite des besoins en santé. La libération pulsionnelle crée du bien commun. Il abandonne le projet platonicien de l’élévation individuelle pour une utilisation de la pulsion de l’homme à des fins d’organisation sociale. Dans Richesse des nations, en 1776, Adam Smith s’appuie sur cette fable de Mandeville pour bâtir sa thèse économique qui prône la libération des marchés au-delà des frontières, la compétitivité et la concurrence, la dérégulation, la division du travail : le libéralisme, ainsi qu’il le nomme. Dans son esprit, il n’y a rien de machiavélique, il veut juste créer de l’emploi, du travail, du commerce entre les hommes. C’est le moment précis de l’histoire où nous passons du commerce du don et du contre-don au commerce monétaire et financier, où l’échange passe d’une économie d’élévation entre deux individus à une transaction entre un vendeur et un client. C’est l’acte fondateur du récit libéral. Celui qui transforme le commerce du don et du contre-don en un commerce monétaire et financier, le commerce d’un homme qui parle à un autre homme, par son idiom, son idios, sa voix, sa capacité de nommer, de symboliser, en une économie du profit. Le commerce génère de la richesse qui produit de la richesse, et cela devient un projet de société : devenir de plus en plus riche. L’essence du libéralisme est donc le laisser-aller pulsionnel, animal, cette « main invisible » qui permet au marché de tout réguler sans autre intervention.
18Le libéralisme continue d’accomplir son œuvre et s’est maintenant étendu à toutes les sphères de la société, y compris l’art et la culture ?
19Depuis un siècle, nous sommes dans une industrie culturelle, une organisation qui a pour projet, non le bien commun, non l’élévation, mais uniquement de nous faire consommer plus et encore plus. Nous faisons partie des 20 % de la planète qui sont consommateurs, car les 80 % qui restent ne consomment pratiquement rien. Le capitalisme a généré des biens matériels, beaucoup de biens matériels, jamais dans une perspective d’élévation mais au contraire de pulsion, la binarité assouvissement/frustration. Les outils artistiques ont également été récupérés par le capitalisme. Dans le cinéma, Hollywood a beaucoup œuvré pour l’industrie automobile ou celle de la cigarette. Et pour transformer les acteurs, non pas en des individus qui s’élèvent, mais en des marques soucieuses de leur image. C’est pourquoi je milite pour que l’acteur redevienne l’auteur, l’auteur de ses actes, l’auteur collectif. Et redevenir auteur suppose de repartir de la langue. De la langue et de la syntaxe, autrement dit de l’organisation des idiomes, de la reconstruction de la singularité. L’homme doit à nouveau être considéré comme une finalité et non comme la ressource qu’il est lui-même devenu, après avoir exploité le corps animal, expurgé l’animal de sa vie, exploité la nature. Nous avons assisté à la perte des corps au profit de la machine expropriant le savoir-faire. Considérer l’homme comme une finalité revient à replacer l’art au centre de nos vies, l’art comme un viatique, comme un outil qui crée de la symbolicité, qui rend l’autre humain, et non l’art comme une finalité, qui considère l’œuvre comme une fin en soi. L’art n’est qu’une trace, c’est du sable entre les mains.
20Le recours à l’éducation artistique, dont vous épousez la cause depuis toujours, est selon vous la principale réponse ?
21Pour s’élever, être capable de symboliser, il est nécessaire de savoir utiliser l’agressivité naturelle de l’homme, détourner l’agressivité de notre animalité, la sublimer. C’est ainsi que l’on se met en actes, en externalité, en capacité de mener une expérience, contrairement à l’animal. Comme l’a très bien décrit Hannah Arendt, c’est en expérimentant que l’on crée la pensée. En matière d’éducation artistique à l’école, je persiste à dire que la pratique est primordiale. Cette expérimentation doit d’abord passer par le corps enseignant, auquel je suis toujours attentif. Alors que les pouvoirs publics incitent aujourd’hui à mettre en œuvre des parcours artistiques pour les enfants, je milite quant à moi pour des parcours artistiques pour les maîtres, des parcours d’expérimentation individuelle, quel que soit leur âge. Cela doit faire partie de leur formation continue. Ils doivent être eux-mêmes les expérimentateurs de cette expérience, qui ne peut pas naître par la seule pensée de l’expérience. Il m’arrive fréquemment de conduire des ateliers avec des enseignants dont on n’entend pas les mots. Comment voulez-vous qu’ils puissent ensuite les transmettre aux enfants, s’ils n’ont pas au préalable expérimenté cette expérience de la langue et de la diction ? Montrer des signes aux enfants ne suffit pas, il faut les accompagner dans leur production symbolique, les élever, créer les conditions de la transmission : c’est un geste, une hospitalité.
22Vous avez l’oreille de ceux qui nous gouvernent. Pensez-vous que la priorité affichée en faveur de l’éducation artistique et culturelle produit ses effets, qu’elle prend en compte une éducation par la pratique et par l’expérimentation ?
23Non, je ne crois pas. Faire chanter des enfants dans une chorale n’est pas un aboutissement. Quand nous avançons la nécessité d’une pratique artistique, il s’agit d’une véritable présence de l’art à l’école, notamment du théâtre, une présence généralisée des artistes et des enseignants à travers leurs pratiques au sein de la classe, pas sur le temps périscolaire ou extrascolaire. Des expériences magnifiques ont lieu dans de très nombreux endroits, mais elles ne sont malheureusement pas suivies d’effets budgétaires. En moyenne, ce ne sont que 10 euros par enfant et par an qui sont investis par l’État en faveur de l’éducation artistique et culturelle. En outre, la formation conjointe a complètement disparu des plans académiques et départementaux de formation des enseignants. Récemment, une circulaire de l’Éducation nationale consacrée à la formation continue des professeurs des écoles a restreint le champ de cette formation aux simples fondamentaux, lire, écrire, compter.
24Vous y voyez un retour à une idéologie conservatrice du ministère de l’Éducation nationale ?
25Oui, bien sûr. Nous avions demandé la création d’un chef de projet d’éducation artistique et culturelle par établissement ou par bassin scolaire, cela n’a pas été pris en compte. La formation des enseignants, la présence d’un relais d’éducation artistique et culturelle, ce sont des mesures simples à mettre en œuvre et qui ne nécessitent pas beaucoup de moyens. Le ministère de la Culture, lui, a fait des efforts depuis trente ans en augmentant régulièrement son budget consacré à l’éducation artistique et culturelle. Mais il nous manque une véritable traçabilité de ces crédits qui sont affectés par les préfets, selon leur bon vouloir et parfois, nous le craignons, à d’autres effets.
26Vous faites partie des directeurs d’institution qui ont signé des tribunes dans la presse [2] en réaction au plan « Culture près de chez vous » présenté par la ministre de la Culture. Pourquoi ? Quels sont les enjeux essentiels qui ne sont pas pris en compte par le gouvernement ?
27Nous sommes dans un moment crucial, à la croisée des chemins, avec d’un côté une industrialisation culturelle qui se développe à grande vitesse depuis plusieurs années, et de l’autre un acte II de la décentralisation culturelle qui se fait attendre. La réponse qui nous est apportée est au contraire un retour au centralisme avec des diffuseurs privés et des établissements parisiens qui vont irriguer la campagne. C’est une vision totalement réactionnaire. Je me suis réjoui que les Tréteaux de France aient été bien repérés dans la présentation de ce plan comme l’outil de la décentralisation et de l’itinérance, mais les propositions fournies sont à l’opposé de ce que l’on fait. La Comédie-Française, l’Opéra de Paris et les autres établissements nationaux cités sont nos alliés, proposent de belles productions, mais on ne peut pas imaginer que ces productions puissent être jouées dans les villes et les villages en région où justement nous allons. Et ce plan ne prend pas en compte les équipes artistiques qui sont investies sur place, ni les équipements de la décentralisation culturelle. Il faut renforcer ces outils en redéfinissant les missions, en mettant au centre les modalités de fabrication des œuvres, en lien avec le public, en réinventant la permanence artistique sur les territoires. Je ne prétends pas que nous sommes exemplaires, mais à l’Aria, par exemple, nous travaillons non seulement près des gens mais avec eux. La présence vivante des artistes sur le territoire doit devenir le premier élément de l’action.
28Comment percevez-vous l’apport des nouvelles technologies numériques, aujourd’hui très présentes dans nos vies ?
29Chaque époque invente de la technicité et de la technologie, soit au service de l’émancipation, soit au service de l’aliénation. Le numérique est incontestablement une nouvelle écriture qui transforme notre monde, mais il n’en reste pas moins que l’humain a besoin d’outils pour y faire face, pour être auteur face à cette nouvelle technologie, pour créer de la singularité. Avec Internet, un nouvel équilibre s’installe. Car s’il nous pousse toujours plus à être consommateurs, Internet nous rend aussi actifs. Il nourrit un feu prométhéen, comme nous avons pu le voir avec les révolutions arabes, engendre de l’invention et de la connexion entre les humains et un commerce autre que celui qui lie l’acheteur et le vendeur, un désir réciproque, un outil contributif. Mais il ne faut pas non plus se leurrer : Internet, c’est aussi un immense centre commercial où tout le monde vend de tout à tout le monde, à tout instant.
30D’autres formes économiques et d’échanges y émergent aussi...
31Oui, cela a généré l’évolution de l’économie contributive, qui est intéressante car le commerce financier ne peut pas être le seul commerce entre les hommes. Nous devons revenir à l’économie platonicienne, celle qui sublime la pulsion, l’énergie agressive, pour créer du commerce entre les gens, de l’acte, du désir, de l’organisation de vie. Le moyen le plus simple, selon moi, pour enrayer la domination du commerce économique et financier, c’est le don et le contre-don. Aujourd’hui, donner, de l’argent ou autre chose, semble un acte révolutionnaire. Or, le don/contre-don a été pratiqué pendant des siècles. En Corse, mes grands-parents ont vécu ainsi jusqu’au début du xxe siècle. La monnaie n’existait pas. Le sac de farine s’échangeait contre des fers à chevaux, les fers à chevaux contre des châtaignes, les châtaignes contre du fromage, et ainsi de suite. C’est toujours utile de le rappeler : le commerce entre les hommes n’est pas uniquement monétaire et financier. Alors que nous sommes entraînés dans une spirale idiote et aberrante, avec une bourse qui fait transiter de façon virtuelle des milliards d’euros par des robots et des algorithmes au détriment de l’économie réelle, il serait bien de retrouver un peu de bon sens. Il est aussi selon moi nécessaire de refaire transiter les outils par l’homme, par son corps, par son souffle, et de transmettre dans ce monde virtuel cette valeur de la réalité du corps, du mouvement. En un seul siècle, du fait de l’activité humaine dictée par un libéralisme sauvage, nous venons de bouleverser des milliers d’années d’équilibre écologique planétaire. La destruction n’a jamais été aussi rapide. Cela ne m’empêche pas de rester très optimiste, car je pense que nous allons revenir à une économie contributive du don/contre-don.
32Pardon de finir sur cette question abrupte, mais nous savons que le sujet ne vous est pas indifférent : Quel rapport entretenez-vous à la mort ?
33Excellent. J’ai un rapport très serein à la mort, une sagesse que je ne constate pas chez mes prédécesseurs. Je me suis saisi dès l’enfance de ces questions existentielles, j’ai compris et ressenti la notion d’éternité – pas l’éternité chrétienne avec le paradis et l’enfer, mais le fait d’être conçu de cellules et de matières qui ont des milliards d’années et qui se perpétuent. J’ai très tôt perçu que j’étais composé de cellules indestructibles qui proviennent de celles de mes parents, et ainsi de suite, depuis des millions d’années. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’ADN. La confiance dans le fait que mes cellules vont se perpétuer dans un temps infini me sécurise complètement, me permet de ne pas avoir peur de la mort et d’appréhender la vie différemment. Je porte un autre regard sur la personne qui est en face de moi car elle fait partie d’un tout, de cette chaîne héréditaire de la vie. Je ne peux pas être sectaire, raciste, sexiste, etc. Cela me donne confiance dans le potentiel humain et m’encourage au respect de l’autre, y compris le plus odieux, raciste et intégriste. Je crois à l’éternité comme une force supérieure de manière tangible. C’est très concret pour moi, ce n’est pas de la foi, je ne prends dans le christianisme ou dans d’autres religions que les valeurs qui m’intéressent, comme le respect de l’autre.
Robin Renucci en quinze dates
11 juillet 1956 : naissance au Creusot (sous le nom de Daniel Robin).
1973 : stage de réalisation à Valréas ; rencontre avec René Jauneau et Pierre Vial.
1978 : entrée au Conservatoire national d’art dramatique.
1985 : rôle principal (Forster) dans Escalier C, de Jean-Charles Tacchella (nominé aux Césars en 1986).
1987 : personnage de Don Camille dans Le Soulier de satin, de Paul Claudel, dans la Cour d’honneur du palais des Papes au festival d’Avignon.
1998 : création de l’Association des rencontres internationales artistiques (l’Aria) en Corse.
2007 : réalisation d’un premier film, Sempre vivu !
2009 : début de la série Un village français sur France 3.
2011 : nomination à la direction des Tréteaux de France.
2012 : mise en scène de Mademoiselle Julie, d’August Strindberg.
2013 : rôle d’Arnolphe dans L’École des femmes, de Molière, mis en scène par Christian Schiaretti.
2015 : mise en scène du Faiseur, d’Honoré de Balzac.
2016 : mise en scène de L’Avaleur, de Jerry Sterner.
2017 : création de L’Enfance à l’œuvre au festival d’Avignon, avec Nicolas Stavy au piano.
2017 : présidence de l’Association des centres dramatiques nationaux.
Notes
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[1]
Robin Renucci et Bernard Stiegler, S’élever, d’urgence !, entretien réalisé par Éric Fourreau, Toulouse/Aubervilliers, L’Attribut/Tréteaux de France, 2014.
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[2]
Association des centres dramatiques nationaux, « “Culture près de chez vous”, mais sans nous ? », Libération, 23 avril 2018 ; Collectif, « M. Macron, votre politique culturelle est celle de la IVe République ! », Le Monde, 23 avril 2018.