NECTART 2017/1 N° 4

Couverture de NECT_004

Article de revue

« Marcher à vitesse d’homme »

Pages 30 à 34

Dans cette revue qui privilégie la réflexion et l’analyse, il nous a semblé essentiel de donner la parole aux artistes pour vous livrer d’autres points de vue, d’autres points de fuite. À partir de deux questions auxquelles ils peuvent répondre (ou non) très librement : À quel moment et dans quelles circonstances avez-vous ressenti que l’art peut agir sur le monde ? Quel rôle vous assignez-vous dans la société en tant qu’artiste ?

1Je suis un marcheur. Un homme qui marche, quelqu’un qui passe. Je suis celui qui regarde par-dessus la clôture, rôde dans les quartiers, traîne dans les terrains vagues, zone dans la ZAC. Je me promène et jette un œil dans des villes qui ne sont pas les miennes. Je passe le plus clair de mon temps à arpenter le monde et je n’en crois pas mes yeux. Je vois des choses étonnantes. C’est de là que je commence mon travail d’artiste, de cette pratique simple comme tout, simple comme l’humanité : marcher à vitesse d’homme.

2Ce que je cherche n’est pas facile à nommer. Ce n’est pas une chose précise et solide. Je crois même que ce n’est pas visible. C’est un espace flottant. Un espace embrumé qui flotte dans l’air. Ce nuage existe partout mais est presque systématiquement atténué voire effacé par habitude. Cet espace flou, sorte de monde parallèle, s’ouvre à celui qui prend le temps d’observer ce qu’il ressent dans un lieu en utilisant tous les sens qu’il possède. Prendre le temps de laisser l’imaginaire réagir aux sensations.

3Il m’arrive souvent de proposer des expériences au cours de mes pérégrinations urbaines. J’invite des participants, des visiteurs, des spectateurs à marcher ensemble. Nous suivons des règles pour jouer, des partitions de promenades. Notre groupe se configure pour nous donner des points de vue inhabituels sur la ville. Ces situations révèlent des dimensions souvent cachées par les usages normés et connus de l’espace public. Nos expériences viennent souvent modifier le sens de la vision, la vitesse de la marche et les relations d’influence entre les promeneurs que nous sommes. Nous nous retrouvons tantôt guide tantôt guidé dans un dispositif inventé sur place qui met la ville à l’épreuve du corps pendant quelques heures. Aussi nous discutons longuement de ce qui se produit comme sensations physiques lorsque nous découvrons un lieu avec ses ambiances sonores, ses odeurs, ses couleurs, ses énergies. Alors nous échangeons sur les manières que nous avons chacun d’observer un espace traversé, vécu sur l’instant.

Dessin
Une carte subjective de ma découverte d’Oran en 2010.
DR

4Mais comment partager une sensation éphémère éprouvée au détour d’une ruelle napolitaine un matin de novembre ensoleillé où les habitants ont décidé d’ouvrir grand leurs fenêtres laissant échapper des musiques orientales ? Par nature le sensible est insaisissable et changeant. Il se déforme à chaque tentative de définition, il joue avec les mots, les émotions, la mémoire vive. L’enjeu est là : approcher le flou de la perception humaine pour lui donner une certaine consistance et, si c’est possible, le rendre utile à ceux qui fabriquent la ville, ceux qui l’étudient, ou encore simplement à ceux qui la vivent quotidiennement.

5Que le sensible soit indéfinissable est une proposition facile à entendre. Mais que l’indéfinissable se mette à contaminer le reste du monde pour venir complexifier ce qui avait l’air d’être clair, voilà une autre question. C’est pourtant le point de départ des recherches que je partage avec d’autres artistes (Alain Michard, Virginie Thomas, Robin Decourcy). Comment chacun de nous se représente-t-il la ville ? Quelles idées avons-nous fabriquées pour recouvrir notre environnement d’une image ou d’un discours qui nous rassure et nous simplifie la lecture de ce qui est proche ? La définition que chacun se fait de « la ville » est faite en grande partie d’expériences personnelles et sensibles. Derrière ce mot se cachent donc tout un tas d’accumulations de sensations d’espaces et de rencontres, mais aussi des récits de voyage glanés au fil de la vie, des films, des romans et des œuvres d’art.

6Pour réactualiser mes images de la ville, j’ai dû faire un premier mouvement de recul : visiter les banlieues, les zones sensibles, celles où on ne va pas car elles n’ont rien de notable à regarder. Et pourtant c’est là que la vie habite. La ville centrale n’a pas de sens sans sa périphérie, sans ses nouveaux quartiers. Alors c’est à pied que j’ai commencé à fouiller, à fouiner, à lever le voile sur ce qui était dissimulé. Observer des lieux aussi variés que possible. Des passages non aménagés, des cours d’immeubles, des ruelles bouchées par des blocs de béton déposés là sans précaution. Très vite j’ai bien senti que ce qui est appelé ville est en fait une chose complètement variable. Les définitions et les représentations courantes n’étaient plus adaptées. Il y avait des territoires de seconde zone, des terrains vagues, des chantiers en cours pour bâtir des centres commerciaux, des autoroutes urbaines coupant des quartiers de cabanes en bois d’étagère.

Dessin
Une carte subjective d’un quartier de Rennes en 2009.
DR

7Je suis fasciné par les ambiances, les textures et les énergies des villes. J’ai toujours passé beaucoup de temps dans les rues à traîner, pour sentir la ville. Je marche, j’arpente, je traverse les paysages. C’est une sorte de lecture du monde pour voir comment il se tient, ce qui lui prend et ce qui s’y cache.

8Souvent je suis en désaccord avec l’évolution des villes. Les nouveaux aménagements suivent des normes extrêmement rigides, sécuritaires et simplistes. Les matériaux sont synthétiques, fragiles et polluants. Les architectures sont pensées pour être évacuables, contrôlables et nettoyables. Derrière les façades et les quartiers neufs, il y a des zones abandonnées où les inégalités ont de mauvaises odeurs. Une grande partie de mon travail consiste à venir fouiller autour des centres pour voir se dessiner les ruptures dans les villes, les coupures nettes qui fabriquent des contextes où les hommes ne peuvent pas s’épanouir de manière apaisée pour se rendre disponibles à vivre avec les autres.

Photo
Une photo des « Promenades blanches » (avec les lunettes floues) en 2013.
© Nicolas Couturier

9Mais il n’est pas toujours évident de trouver ces brèches qui rendent visibles les fractures urbaines. Une de mes stratégies est de sortir d’un rapport frontal à la ville, de mettre de côté mes mécanismes d’observation. Pour cela, je modifie ma manière de marcher et je dérive en suivant une grille de lecture très spécifique au contexte. Je contrains ma relation à l’espace, à mon rythme de marche ou à mes points de vue. J’invente des expériences qui me déstabilisent et qui font que les réflexes inscrits en moi ne sont plus mes guides. Je fais un mouvement inverse, au lieu de chercher à connaître la ville avec mon savoir, je me désoriente en elle. En quelque sorte, j’ai besoin de déconnaître la ville pour la voir apparaître comme elle est, en dehors des représentations maîtrisées que j’ai accumulées sans m’en rendre compte. Quand j’y parviens, que j’accepte de ne plus connaître la ville, alors elle se transforme devant mes yeux. Elle révèle sa matière brute, ses sons, ses odeurs, ses mouvements, ses injonctions, ses absurdités, ses raideurs…

10Elle devient un espace gigantesque rempli d’objets hétéroclites savamment agencés les uns avec les autres et ponctués d’événements aux trajectoires inattendues. C’est là que la réalité vive me touche avec clarté.

11En 2006 à Bordeaux, j’ai fabriqué des lunettes de différents types. Je voulais voir comme certaines personnes voyaient. Entre autres, j’ai rencontré une personne très myope, et pour reproduire sa perception visuelle j’ai enduit des lunettes de bricolage avec du silicone en bombe acheté dans une pharmacie. J’ai obtenu un flou uniforme, panoramique, incolore. Lorsque vous chaussez ces lunettes, elles vous plongent en eau profonde ou dans une peinture abstraite. On voit moins de détails mais pourtant ces lunettes laissent encore passer beaucoup d’informations sur l’environnement : les intensités lumineuses, les couleurs, les contrastes et les mouvements des masses. Le terrain apparaît sous un nouveau jour puisque les écritures, les symboles et les textures y sont effacés. L’espace semble nu. Toutes les formes flottent et paraissent être faites d’une seule et même matière organique et magique. Les échelles de grandeur se perdent. Les lois de la perspective sont abandonnées aux plus fantastiques transformations que l’esprit puisse fabriquer. Tout est vivant, respirant, fusionnant. Les objets se confondent aux corps, aux machines et aux esprits, les formes flottent et paraissent faites d’une seule et même matière organique, le magma de la vie animée.

12Avec Alain Michard, un de mes fidèles acolytes, chorégraphe de métier, nous avons testé ces lunettes en se guidant l’un l’autre et nous avons tout de suite été étonnés par ce qu’il nous arrivait. Le simple fait de voir flou modifiait complètement nos relations aux espaces urbains et aux gens qui s’y trouvent.

13Le promeneur qui porte ces lunettes pose son attention sur les sensations disponibles. Il fait fonctionner tout son corps et lance des hypothèses nouvelles avec le peu d’information disponible. Son imagination réagit au moindre bruit. Les odeurs se mettent à fabriquer des paysages plus nets que la lumière. Les grandes masses de couleurs font resurgir des mémoires profondes. Il arrête de savoir et de prévoir pour enfin goûter à ce qu’il perçoit. C’est en pratiquant ces balades floues que nous nous sommes rendu compte que cet état de réception est très rare dans l’espace public. Ces lunettes provoquent un lâcher prise sur le contrôle des sensations et montrent à quel point nous sommes habituellement dans une posture de défense et de protection dans les rues. Dans nos trajets quotidiens nous cherchons à ne pas nous laisser envahir par la ville. Nous avons construit une carapace solide qui nous désensibilise totalement et que nous ne quittons que dans de rares contextes (tourisme, jours de fête…).

14Le flou que nous avons trouvé là nous a ouvert une porte car il nous offre la possibilité de se dégager de nos chemins d’observation routiniers et de basculer dans un monde qui n’est ni pire ni meilleur mais qui se regarde avec d’autres yeux que ceux de tous les jours.

15Depuis, régulièrement nous organisons des « Promenades blanches ». Des rendez-vous publics où nous proposons aux visiteurs de marcher avec ces lunettes floues durant quelques heures en silence dans la ville. Nous les guidons sur un parcours que nous avons préparé en amont pour pouvoir traverser des ambiances variées et des lieux étonnants. Voilà une manière que nous avons trouvée pour agir sur le monde : changer littéralement de point de vue pour le redécouvrir comme il est, avec ses rudesses et ses éclats lumineux et ses parfums de machines.

Photo
DR
Mathias Poisson fait de la promenade un territoire d’expérimentation artistique. Autour de ses promenades, il réalise des cartes, des guides détouristiques, et propose des visites sensibles conçues comme des expériences chorégraphiques. Il questionne les modes de représentation de la marche et du paysage à travers l’écriture, l’image et la performance. Il a réalisé récemment des expositions (à Paris, Marseille, Istanbul, Naples, Toulouse, Strasbourg, Dijon) autour de son travail graphique sur l’écriture du déplacement et la cartographie sensible. En 2009, il a fondé avec Virginie Thomas l’Agence Touriste, une agence de voyage expérimentale qui fabrique des formes artistiques entre performance, édition, atelier de pratique et exposition autour d’un certain type de voyage low-tech et ultrasensible.

Date de mise en ligne : 22/04/2017.

https://doi.org/10.3917/nect.004.0030
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