NECTART 2017/1 N° 4

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Article de revue

« L’art se glisse dans les plis du monde »

Pages 28 à 29

Dans cette revue qui privilégie la réflexion et l’analyse, il nous a semblé essentiel de donner la parole aux artistes pour vous livrer d’autres points de vue, d’autres points de fuite. À partir de deux questions auxquelles ils peuvent répondre (ou non) très librement : À quel moment et dans quelles circonstances avez-vous ressenti que l’art peut agir sur le monde ? Quel rôle vous assignez-vous dans la société en tant qu’artiste ?

Photo
© Zélie Noreda

1L'art nous dégage de ce qui semble être tracé, plié, foutu, trop tard. L’art agit en diffusant, en se faufilant dans l’interstice des vies de ceux qui ont la chance d’être en sa présence. Il fraye des chemins pour l’individu là où la communauté enserre, retient, couve et modèle… il invite à douter de la pérennité de l’ordre existant.

2L’art a fait de moi ce que je suis. Tunisienne, j’ai grandi en France, dans le bain d’une culture arabo-musulmane… Enfant, mon corps faisait l’objet de toutes les attentions. Les membres de ma communauté me préparaient pour devenir cette pierre précieuse posée dans un écrin de velours qu’on sort aux grandes occasions. Adolescente, j’ai compris que mon corps était sous haute surveillance et cela, j’en ai eu le pressentiment très tôt. Jeune adulte, je me suis engagée dans la danse, cet art qui autorise la rencontre des corps, met les peaux en contact, favorise le toucher, offre l’espace, entrelace les imaginaires, se charge des énergies, expulse les pulsions… Cet art qui ouvre la pensée en ouvrant le(s) sens. Il était évident que la danse m’attirait, le corps et ses potentialités deviendraient mon sujet.

3À mes 18 ans, fraîchement naturalisée française, je me fais happer par l’irrésistible vague de la danse contemporaine en pleine effervescence. En 1983, j’ai quitté ma banlieue alors que la marche des beurs (marche pour l’égalité et contre le racisme) battait le pavé. Cet événement politique et social a été un déclencheur, une prise de conscience de ce qui me nommait dans cette France qui venait de me donner ma nationalité d’accueil. Pour autant, je ne me suis pas reconnue dans ce mouvement qui tout en rendant visibles les enfants d’immigrés, provoquait une nouvelle catégorie dont je ne voulais dépendre. Je voyais tous les attendus que celle-ci pouvait induire dans la création. Je fuyais toute tentative d’assignation, de réduction à mon origine, même si mon faciès faisait délit (plus encore dans un art de la représentation). L’art de la danse s’est avéré être porteur d’une puissance émancipatrice qui, depuis lors, jalonne tout mon parcours. Ma rencontre avec Éric Lamoureux a exacerbé cette quête de brouillage face à ce qui assigne, réduit, catégorise. Le travail que nous menons depuis vingt-cinq ans avec les artistes qui nous accompagnent se nourrit de cette approche. La recherche inlassable des ressources émancipatrices n’en finit pas d’insuffler du jeu dans nos imaginaires pour rendre nos vies plus amples et nous ouvrir aux horizons multiples.

4Les spectacles que nous créons convoquent des thématiques sociétales et/ou proposent des poétiques contemporaines qui, nous l’espérons, font de la scène cet espace de l’imprévisible, de l’inattendu. Nos spectacles ne sont ni des leçons, ni des démonstrations, encore moins des messages. Ce sont des tentatives, des mises en partage sensible des questions que nous formulons. Peut-être résonnent-ils dans le lieu le plus secret, le plus complexe et concret de l’existence du spectateur… ? Des témoignages en attestent, d’autres peuvent nous en faire douter… Les réactions qui nous arrivent ne sont que des fragments, des bribes de sentiments, d’émotions, des instantanés qui, au mieux, nous renseignent sur la réception immédiate. Parfois l’écho se fait dans un temps différé, et nous nous n’en savons rien… J’aime à penser que les œuvres restent dans l’insondable chemin qu’elles provoquent en chacun de ceux qui ont vu, écouté, ressenti, pensé. Ou bien elles s’évaporent dans leur apparente inutilité.

5Au fond, je me garde de savoir comment l’art agit parce qu’il est, à mes yeux, un potentiel dans les plis du monde. Il ne le change pas, il ouvre de l’Inanticipable.

Héla Fattoumi rencontre Éric Lamoureux sur les bancs de l’université, et ils fondent la compagnie qui porte leur nom en 1988. Leur premier duo, Husaïs, couronné du prix de la Première oeuvre au concours de Bagnolet en 1990, leur apporte une reconnaissance internationale. Ils reçoivent l’année suivante le prix Nouveau talent Danse SACD. Depuis, c’est accompagnée d’Éric qu’Héla trace les contours d’une oeuvre protéiforme qui ne s’interdit pas les bifurcations. Une oeuvre qui, de pièce en pièce, remet en chantier les conditions d’émergence du mouvement, avec une obsession : questionner l’altérité.
De 2001 à 2004, Héla Fattoumi s’engage pour faire entendre la voix de l’art chorégraphique dans des instances nationales telles que la SACD et l’ACCN.
Nommés à la direction du centre chorégraphique national de Caen en 2004, Héla Fattoumi et Éric Lamoureux initient le festival Danse d’Ailleurs, qui met en avant des artistes ayant un lien avec le continent africain. Ils poursuivent leur démarche commune à travers des pièces à forte consonance sociétale ou qui interrogent notre société performative : Manta, Lost in Burqa et Masculines… Depuis 2015, ils sont à la tête du CCN de Franche-Comté à Belfort, pour lequel ils développentl eur projet Viadanse.
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