À quel point les nouveaux usages du Net, modifiant et stimulant la demande, peuvent-ils remettre en cause les fondements de la politique culturelle historiquement basée sur l’offre artistique ?
Réponse sous forme d’une controverse entre Olivier Babeau, convaincu que l’ère numérique atténue la place de la puissance publique, et Jean-François Marguerin qui la juge plus que jamais nécessaire dans son rôle de régulation et de prescription face à la toute-puissance du marché.
Si l’offre culturelle grâce à l’intervention de la puissance publique a historiquement favorisé la dynamique transgressive dans la culture, les conditions profondément nouvelles de la création et de la diffusion permises par les outils numériques semblent redonner une certaine efficacité à la « main invisible » du marché en matière culturelle.
1Parce qu’elle doit nécessairement articuler un moment créatif, par essence ineffable, et un moment économique qui assure les conditions matérielles de cette création, l’œuvre culturelle est en elle-même une sorte de chimère, un monstre qu’aucune discipline n’appréhende avec sérénité tant l’incapacité de chacune d’en rendre parfaitement compte apparaît clairement. Si l’on se concentre sur l’œuvre elle-même en historien de l’art, on manque l’influence sociale dont la sociologie peut rendre compte, mais aussi le processus économique sans lequel le geste créatif ne serait pas possible. De cette multiplicité des dimensions de la culture naît un grand nombre d’âpres débats et prises de position. Aucune ligne de fracture n’est cependant plus prégnante que celle qui oppose logique e la demande et logique de l’offre en matière culturelle. La première laisse au libre jeu du marché le soin de décider de la nature et de la quantité des biens culturels produits. Dans cette optique, un bien qui ne rencontre pas sa demande ne va légitimement pas pouvoir exister. La seconde approche, considérant la culture comme un bien dont la production est socialement utile mais n’est pas spontanément permise par le seul marché (ce que les économistes appellent depuis Musgrave un « bien tutélaire »), pose la nécessité d’un pilotage de la production culturelle. La diversité et la qualité des œuvres culturelles ne seraient optimales que grâce à l’intervention d’un intermédiaire subventionnant les productions en les affranchissant en partie de la contrainte de l’équilibre économique.
2Cette dichotomie entre production culturelle tirée par la demande ou poussée vers elle s’exprime aussi dans la tension permanente entre deux modes d’évaluation de la vitalité culturelle : d’une part l’évaluation en termes quantitatifs (le monde que l’on attire, par exemple à ces expositions où la qualité se mesure aux milliers de visiteurs qui s’entassent devant les cimaises) ; l’exigence de qualité d’autre part, qui va de pair le plus souvent avec une audience nettement plus faible plus ou moins assumée. On aurait ainsi, pour caricaturer, le choix entre l’élitisme exigeant et le populisme médiocre (le plus petit dénominateur commun), la déconnexion hautaine et la soumission servile à la demande, l’ambroisie mystérieuse (au sens propre de ce mot : réservée aux initiés) et la galimafrée culturelle.
3Dans la plus pure tradition des grandes querelles artistiques françaises, chaque camp a ses partisans, les uns stigmatisant une logique de la demande aliénante (l’exigence culturelle étant indispensable à sa fonction émancipatoire), les autres un diktat d’une classe d’intellectuels méprisant le peuple et méconnaissant la réalité de ses goûts. Les uns voyant dans la remise en cause des budgets de la Culture le nouvel avatar de la lutte des classes (le système de soutien public à la culture étant aussi un rempart contre la domination de classe), les autres dénonçant les petits arrangements entre amis permettant à une caste d’artistes subventionnés de continuer à vivre sur le dos des contribuables dans l’entre-soi égoïste d’une création déconnectée de tout public.
4Au moment où la révolution numérique remet rapidement et profondément en cause les équilibres traditionnels de tous les secteurs et mine plus que jamais la capacité des institutions à assurer un important soutien à la demande, le débat s’est exacerbé. Jusqu’à l’anathème et l’invective. Pourtant, c’est notre thèse dans ces lignes, nous nous dirigeons plutôt vers une réconciliation des perspectives, au sens où, pour le dire vite, les buts poursuivis par les tenants de l’offre vont pouvoir être atteints grâce aux moyens prônés par les tenants de la demande.
5Avant de montrer en quoi les conditions actuelles de la culture à l’ère numérique ont changé, il est sans doute nécessaire de comprendre sur quoi repose historiquement la dynamique de la production culturelle et pourquoi la politique culturelle (c’est-à-dire le soutien de l’offre en dehors du marché) a pu être une solution rationnelle aux problèmes posés par cette production.
6Les arts et les cultures progressent moins d’une façon linéaire que par vagues successives. Les styles, les époques, les manières sont autant d’éléments différenciant les œuvres. Comme les sciences, les productions culturelles évoluent par grands paradigmes (en musique, l’atonalité après la tonalité ; en peinture, l’abstraction après la figuration, par exemple). Le passage d’un paradigme à l’autre n’est jamais aisé car toute tradition culturelle a tendance à s’institutionnaliser, édifiant des normes auxquelles il est en principe interdit de déroger. Le changement profond, c’est-à-dire le passage à un nouveau paradigme, ne peut alors se faire qu’au prix d’une transgression initiale des canons admis. La transgression est ainsi au cœur du processus : l’histoire montre que le progrès des cultures et des arts est le fruit d’une dialectique où elle s’institutionnalise progressivement, avant d’être à nouveau défiée par de nouvelles transgressions. À une tradition hégémonique à laquelle correspond une demande majoritaire vient s’opposer une offre innovante qui devient progressivement à son tour une nouvelle tradition. La déviance artistique d’hier devient la norme à contourner d’aujourd’hui, et demain la règle surannée dont on se rit. Dans un premier temps, la nouvelle norme (qui n’en est pas encore une !) rencontre la plupart du temps incompréhension et désapprobation. Les impressionnistes ne tirent-ils pas cette appellation d’une critique dédaigneuse devant le tableau de Monet, Impression, soleil levant ? Une fois la nouvelle règle établie, l’ancienne n’est pas seulement obsolète, elle devient aussi obscène que pouvait l’être la transgression initiale : gothique et baroque sont, il faut s’en souvenir, des termes péjoratifs employés pour désigner des styles passés de mode, respectivement au cours de la Renaissance (elle-même qualifiée ainsi par opposition à la mort artistique qu’aurait été le Moyen Âge) et du xviiie siècle. D’un siècle à l’autre, l’institution d’hier devient incompréhensible. Pensons aussi à Wagner qui, dans Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, se gausse du luth, instrument devenu vieillot mais qui a été incontournable du Moyen Âge jusqu’à l’orée du xviiie siècle.
Conditions historiques de l'offre culturelle
7Pourquoi souligner ici l’importance du processus transgressif dans l’évolution de la culture ? Parce que l’objet de la politique culturelle est la vitalité de la production culturelle, et que le rôle central joué par les pratiques déviantes souligne la nécessité, pour y parvenir, de favoriser deux choses : d’abord le foisonnement créatif dé-pendant de règles les moins étroites possible, pour faciliter l’apparition de formes nouvelles d’expression, ensuite une diffusion auprès des populations aussi profonde que possible, afin que la norme émergente puisse passer à la phase d’institutionnalisation. Remarquons-le, ces deux conditions reviennent à promouvoir la diversité, ce terme s’entendant à deux niveaux : en amont, les œuvres produites doivent idéalement être à la fois nombreuses et différentes (elles expriment ainsi plus de choses, multiplient les angles de vue, rendent compte de plus d’expériences humaines dans toute leur singularité) ; en aval, la pénétration des œuvres auprès du public doit être aussi large (beaucoup de gens voient des œuvres) et profonde (chaque personne voit beau-coup d’œuvres) que possible.
8Si la politique culturelle est cet outil devant favoriser la dynamique transgressive dans la culture, il faut reconnaître que la domination historique du versant « offre » dans sa détermination était justifiée. En effet, les consommateurs (on nous par-donnera ce mot) de culture ont dans leur majorité tendance à demander ce dont ils ont l’habitude, c’est-à-dire à adhérer au canon d’un moment. La demande de nouveauté, capable de dépasser la norme existante, est toujours au départ marginale. Dans le monde d’hier (car, nous le verrons, nous entrons précisément aujourd’hui dans un monde où les conditions sont différentes), seule la promotion volontariste de cette demande marginale par une personne puissante ou une institution pouvait en assurer la diffusion, et enfin la victoire. L’offre poussée vers la demande et non exclusivement tirée par elle, pour le dire autrement, permettait à l’innovation culturelle de trouver un tremplin utile de développement.
9L’histoire des arts foisonne d’illustrations des bienfaits du soutien actif d’un puissant. Il ne s’agit certes presque jamais à l’époque de promouvoir la culture en tant que telle ; elle n’est qu’un outil au service d’intérêts autres : prestige social, domination politique ou renforcement du sentiment religieux pour l’essentiel. En Grèce et à Rome, la pratique de l’évergétisme conduit les citoyens les plus fortunés à donner, souvent volontairement, de fortes sommes d’argent pour financer les spectacles dramatiques et équiper l’armée. La production culturelle d’ordre privé est ainsi mise au service de la cité. Les évergètes y gagnent en échange une forte reconnaissance sociale et parfois l’accès à des fonctions électives. Au ier siècle avant notre ère, Horace, Properce et Virgile devront beaucoup à la protection d’un proche de l’empereur Auguste, le fameux Mécène.
10Dix-huit siècles plus tard, avec Louis XIV, le mécénat artistique s’institutionnalisera, le Roi-Soleil appliquant aux arts la même technique de centralisation radicale que celle qui lui permet de mettre la noblesse au pas. Il importe de contrôler les arts, d’en aiguiller la production afin de s’assurer qu’elle contribue à magnifier le règne monarchique. Et justement, on ne peut ignorer les défauts du système traditionnel de patronage de la culture dont les fastes de Versailles constituent l’aboutissement. Cette centralisation est un terreau fertile, mais elle étouffe aussi tout ce qui lui échappe, par manque d’oxygène. Il est significatif que les artistes du Grand Siècle qui restent dans les mémoires – des Charpentier, des Racine, des Corneille, des La Fontaine… – soient tous étroite-ment liés à la Cour. Dans certains cas, l’étouffement artistique a même eu lieu à dessein : on se souvient du monopole donné à Lully en 1672 sur la composition théâtrale. Si ce privilège royal lui permet certes de créer le premier opéra français, Cadmus et Hermione, en 1673, il bloque de fait toute concurrence, gênant Molière lui-même, son ancien associé.
11De plus, le système de contrôle de la demande n’a jamais réglé, loin de là, l’endémique problème de l’opposition entre la liberté du créateur et les contraintes imposées par le financeur. Certes, en 1640, Corneille, dans sa dédicace d’Horace à son protecteur le cardinal-duc de Richelieu, souligne implicitement l’aliénation que représente le fait de se soumettre à un public plutôt qu’à une seule personne (pourvu, on l’imagine, qu’elle soit éclairée) : « Vous avez ennobli le but de l’art, puisque au lieu de celui de plaire au peuple que nous prescrivent nos maîtres […], vous nous avez donné celui de vous plaire et de vous divertir. » Mais on ne peut ignorer la dose de flagornerie obligée que, précisément, l’artiste protégé doit à son protecteur. Au xviiie siècle, Haendel défend d’ailleurs le point de vue opposé : il profite du développement d’un public plus nombreux pour les représentations musicales pour s’émanciper du patronage aristocratique ou royal jusqu’alors indispensable. Fuyant le caprice et l’arbitraire du protecteur, il adapte volontairement ses œuvres pour qu’elles répondent au goût du public, dès son opéra Agrippina, donné à Venise en 1709, où il mélange allègrement les genres dramatique et comique, multiplie les personnages et les airs.
12Les exemples sont innombrables d’artistes ayant durement vécu leur condition d’employé d’un puissant. Pensons à Mozart, souffrant durant ses six années passées auprès du prince-archevêque de Salzbourg, le comte Colloredo ; à Jean-Sébastien Bach se faisant jeter en prison parce qu’il a osé demander un congé au duc de Weimar ! Même Haydn, dont la relation avec le prince Esterhazy est souvent citée comme un modèle d’harmonie, a pu sentir toute la contrainte de son emploi lorsque, parti en tournée à Londres avec l’autorisation du prince, il s’est fait subitement rappeler par ce dernier afin de composer un opéra pour l’empereur Joseph II qu’il recevait en son palais !
13Le risque du pilotage contraint de l’offre est aussi la confiscation au service de l’idéologie de l’institution aux commandes. Chacun sait que les régimes totalitaires sont par excellence ceux qui ont entrepris de contrôler la production artistique pour la mettre au service de leur domination. Ce contrôle a souvent pu être une cause de stagnation des arts. Souvenons-nous de cette mémorable visite d’une exposition d’art abstrait par Khrouchtchev au cours de laquelle celui-ci, outré des tableaux qu’il voyait, déclara en furie : « une vache peut faire mieux en peignant avec sa queue », rappelant ensuite au ministre de la Culture que « l’abstraction n’a jamais été jugée bénéfique pour le peuple soviétique » et qu’elle est « une tendance décadente de la société bourgeoise ».
14De façon moins radicale, évoquons aussi l’arbitraire inévitable des choix opérés par toute institution, quelle que soit sa bonne volonté ; arbitraire que les protestations toujours entendues lors de telle ou telle nomination à la direction d’une institution culturelle par le pouvoir ne manquent jamais de rappeler. Même de bonne foi, le choix d’un décideur public en matière culturelle sera toujours influencé par ses propres relations, ses goûts personnels et son idiosyncrasie.
15Aux différents inconvénients historiques du pilotage de la culture, ajoutons celui-ci, qui a été maintes fois souligné par les rapports d’évaluation des politiques publiques en la matière : le décalage parfois extrême pouvant exister entre la demande et l’offre culturelles. Habités que nous sommes en France par la conviction que la culture n’est pas un produit comme un autre, nous sommes tombés dans l’excès inverse : faire comme si elle n’était pas un produit du tout. Les individus à qui les œuvres sont destinées n’ont ainsi pas voix au chapitre. Les écouter relèverait de l’asservissement de l’art, voire de sa disparition.
16Et pourtant, comme nous allons tenter de l'argumenter, les conditions profondément nouvelles de la création et de la diffusion permises par les outils numériques semblent redonner une certaine efficacité à la « main invisible » du marché en matière culturelle. Grâce aux nouveaux usages permis par les technologies, les conditions sont réunies pour que la domination de la demande ne se traduise pas par une inhibition de l’innovation mais permette au contraire son épanouissement.
Les trois révolutions du numérique
17Pour le comprendre, il faut réaliser que le numérique se traduit dans le domaine culturel par trois révolutions.
18Tout d’abord, une révolution de la création. Le numérique est l’ère du décloisonnement. Les intermédiaires traditionnels disparaissent ou sont court-circuités ; les distinctions entre amateur et professionnel, consommateur et créateur, émetteur et récepteur deviennent moins nettes. À la faveur de la baisse du coût d’entrée dans les métiers et des possibilités nouvelles de faire connaître sa création, tout consommateur peut devenir créateur et trouver son public. Dans le cas de l’audiovisuel, cette réalité du prosumer (le professionnel consommateur) est permise par l’accessibilité plus grande des matériels de prise de vues et, une fois la création vidéo faite à moindre coût, le partage via des plates-formes telles que YouTube ou Dailymotion.
19Ces dernières sont des leviers incroyablement puissants d’expression et de diffusion culturelles. En permettant à des millions d’individus de découvrir, partager, évaluer et commenter des œuvres, ces sites sont des forces de diffusion de contenus, d’émergence d’auteurs et de thèmes d’une puissance immense. Comment soutenir que l’extraordinaire foisonnement des reprises, pastiches et œuvres originales échangés sur Internet ne constitue pas en soi une diversité culturelle jamais vue dans l’histoire humaine ? Comment ne pas voir une vitalité culturelle jubilatoire dans l’effervescence des échanges, la création d’innombrables groupes d’affinités liant des fans à travers le monde ?
20Seconde révolution, celle de l’évaluation. La sélection par la foule (crowdsourcing) remplace celle, traditionnelle, qui était opérée par des intermédiaires patentés. L’existence de plates-formes en ligne sur lesquelles les consommateurs peuvent, de façon simple, massivement échanger des critiques et confronter des évaluations, consacre l’avènement d’une sorte de démocratie directe en matière de choix des produits. C’est vrai pour le choix d’un restaurant ou d’un hôtel (avec des sites tels que TripAdvisor) comme ça l’est pour une œuvre culturelle. La logique du crowdsourcing joue à tous les niveaux de la filière : elle permet le choix des sujets, celui des acteurs et des auteurs, mais aussi le financement (crowdfunding). Suivant le principe qui préside aujourd’hui à l’offre sur Internet, aucun maillon de la chaîne de l’offre ne discrimine plus lui-même les « bonnes » œuvres des « mauvaises », il laisse ce soin aux individus qui par leurs commentaires et leurs recommandations pro-meuvent ou repoussent une œuvre de façon extrêmement efficace et impartiale. La troisième révolution est celle de l’accès. Jamais dans l’histoire humaine autant d’œuvres culturelles n’ont été si aisément accessibles à la quasi-totalité de la population. La culture est à un clic de chaque Français ou presque, mobilisable ad libitum.
21Ce faisant, le consommateur s’affranchit aussi de l’impitoyable contrainte du calendrier à laquelle étaient soumis le cinéma, la musique et les livres : la visibilité sur une affiche ou sur un présentoir de librairie n’était possible que quelques courtes semaines. Conséquence particulièrement grave pour l’œuvre : elle avait tendance à être « formatée » pour plaire, se faire voir, et était « marketée » en conséquence. Paradoxalement, dans le nouveau contexte numérique, le paradigme culturel de la demande affranchit l’œuvre de cette contrainte : réalisée plus particulièrement pour un public donné, disponible pour toujours, l’œuvre a le temps de plaire et trouver son public. La carrière d’un film, par exemple, grâce à sa vie et à sa visibilité infinie sur les différentes plates-formes de Vàd (sur abonnement ou à l’acte), sera bien plus longue. Même si elle n’a pas pris la forme que certains espéraient, la « longue traîne » de la consommation culturelle devient une réalité : l’agrégation de tous les goûts identiques permet aux demandes les plus anecdotiques de constituer une demande pouvant soutenir l’œuvre qui leur correspondra. Une œuvre ou un artiste qui n’auraient jamais pu franchir les obstacles du financement et de l’accès au public car ils n’auraient pas trouvé de protecteur ou su convaincre d’institution, auront leur chance. Comme l’a en son temps montré le psychologue social Serge Moscovici, une minorité active peut imposer ses choix à la majorité. Avec le numérique, des minorités de consommateurs de toutes sortes ont désormais le pouvoir de concourir à l’avènement de formes culturelles et d’œuvres artistiques nouvelles qui n’auraient pu éclore dans un système traditionnel oligopolistique, voire carrément monopolistique.
22La double méfiance vis-à-vis du choix libre des individus d’une part et de l’initiative privée en matière culturelle d’autre part a pour conséquence qu’en France, jusqu’à présent, il semblait indiscutable que la culture devait être abstraite des affres de la dépendance aux caprices du consommateur et qu’une « bonne » expression culturelle était forcément, à un moment ou à un autre, prise en charge, encadrée, filtrée par l’État, sous peine d’être suspecte. Il revenait ainsi à une institution publique ou assimilée de sélectionner les œuvres proposées au bon peuple. Et à la limite d’épargner aux artistes le souci de trouver un public pourvu qu’ils plaisent à leur protecteur.
23Les trois révolutions dont nous avons parlé ont un point commun : la prise en main par le peuple lui-même (la demande !) du pouvoir sur le monde culturel. Dans la culture comme dans d’autres domaines, le monde numérique est en train de connaître un retour en force de la foule et de l’initiative privée. Nous assistons à une fantastique réappropriation de la pratique culturelle par les individus, aux dépens de tous les médiateurs créés pour l’organiser. Écartant les intermédiaires, court-circuitant les institutions, abolissant les cloisons, la demande entre dans une relation étroite avec l’offre culturelle, contribuant comme jamais à en former les contours. À côté des circuits officiels, l’activité culturelle qui s’épanouit via Internet constitue une sorte d’immense festival off où fusent d’innombrables jets créatifs, où pullulent les innovations.
24Les nouvelles conditions du monde numérique offrent ainsi une solution au problème du développement des productions culturelles alternatives : la création est plus facile, les filtres sélectionnant les œuvres ne sont plus arbitraires, la diffusion permet aux œuvres de trouver la partie de la demande qui est prête à recevoir la nouvelle création. Ce nouvel ordre permet de cumuler les avantages et d’éviter les deux inconvénients de l’alternative : la raideur de la demande majoritaire d’une part, et d’autre part l’arbitraire de l’offre, forcément contrôlée par une institution si elle ne l’est pas par la demande.
25 Quand une ministre de la Culture a évoqué, en 2014, la nécessité de partir des usages, certains ont dénoncé l’« enterrement de l’idée même de ministère de la Culture ». Il s’agit peut-être moins d’un enterrement que d’une renaissance. La politique culturelle ne peut, dans ce monde nouveau, rester fondée sur les logiques d’hier : plutôt que de sélectionner et formater les contenus, d’inciter et d’aiguiller le consommateur pour favoriser certaines formes de culture, le nouveau rôle d’un ministère de la Culture doit être de garantir l’accès aux contenus (en éliminant la fracture numérique notamment, qui est devenue de fait une fracture culturelle) et de stimuler leur création afin d’en maximiser le foisonnement. L’intervention culturelle de l’État, en bref, ne doit plus consister à placer des barrières pour guider les productions et les choix des individus, mais à s’assurer que les barrières n’existent plus en matière culturelle.
26« Le public, c’est le suffrage universel en art » remarquait Jules Renard. Dans le domaine culturel comme en politique, que vive le suffrage universel !
Pour aller plus loin
- Chris Anderson, La Longue Traîne : la nouvelle économie est là !, Paris, Village mondial, 2007.
- Jeremy Rifkin, La Nouvelle Société du coût marginal zéro : L’Internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Paris, Les liens qui libèrent, 2014.