Notes
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[*]
Maître de conférence (UPEC).
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[1]
On se reportera sur ces questions, outre la définition que donne Thierry Revet dans le Dictionnaire de culture juridique, Quadrige, PUF, 2003, p. 1119, aux ouvrages classiques sur la question dont la thèse de Philippe Malaurie, Les contrats contraires à l’ordre public, Reims, Matot-Braine, 1953, la collection L’ordre public : aspects nouveaux, Travaux de l’association Capitant, 2001. On pourra, tout simplement, se référer au Répertoire civil Dalloz et son article « ordre public et bonnes mœurs », Dalloz, 2004.
-
[2]
Napoléon, dans la droite ligne des théories d’Emmanuel Sieyès ayant présidé à la rédaction de la Constitution de l’an VIII s’attache à l’idée que l’ordre constitutionnel est l’une des principales garanties de la stabilité de l’ordre sociale. Il s’en fait bien évidemment le rouage essentiel. On se souviendra comme illustration de la remarque de l’Empereur consécutive au message de l’Impératrice recevant délégation des membres du Corps législatif à la suite de la prise des drapeaux de Burgos, message saluant la gestion des représentants de la Nation. L’Empereur, par une note virulente au Moniteur, rappellera la lecture qu’il a du système représentatif et l’idée qu’il se fait de celui-ci dans l’incarnation qu’il en constitue (Note rectificative publiée au Moniteur Universel le 15 décembre 1808, faisant suite à l’affaire des drapeaux de Burgos (Le Moniteur Universel, n°350).
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[3]
L. Madelin, Fouché, tome 1, De la Révolution à l’Empire, Nouveau Monde Éditions/Fondation Napoléon, p. 435.
-
[4]
Préambule de la loi du 12 nivôse an IV (3 janvier 1796), Bulletin des lois de la République.
-
[5]
A. Lignereux, Gendarmes et policiers dans la France de Napoléon, Service historique de la gendarmerie nationale, 2002, notamment p. 211 et suivantes.
-
[6]
Voir aussi L. Madelin, Fouché, précité, p 435 mais aussi J. Tulard, Joseph Fouché, Fayard, 1998, p 93
-
[7]
L. Madelin, idem, p. 439.
-
[8]
Idem, p. 441.
-
[9]
L. Chardigny, L’homme Napoléon, Perrin, 1987, p. 352.
-
[10]
Séance du 3 avril 1812, cité par J. Bourdon, Napoléon au Conseil d’État, notes et procès-verbaux inédits de Jean-Guillaume Locré, Paris, Ed. Berger-Levrault, 1963, p. 111.
-
[11]
Voir L. Madelin, Fouché, précité, p. 435 et suivantes.
-
[12]
Sité notamment par Ernest d’Hauterives, Napoléon et sa police, p.297.
-
[13]
Le Discours préliminaire sur le projet de Code civil présenté le 1er pluviôse an IX de Portalis demeure la plus belle explication de l’instauration de cette nouvelle magistrature qu’est la famille au sens du Code civil (à voir notamment dans l’édition de l’ouvrage collectif, Le Discours et le Code, Portalis, deux siècles après le Code Napoléon, Editions Juris-Classeur, 2004).
-
[14]
Compte rendu sur l’État de la police en l’an VIII et Lettre du ministre du 18 ventôse an VIII pour proposer des candidats aux places de préfets (CHAN, AF IV 1043). Napoléon précisa à l’occasion de cette échange avec son ministre de la police la teneur de la mission qu’il comptait confier à la police : « J’attends avec le plus grand empressement les indices que vous pourrez avoir sur la corruption qui s’est introduite dans les différents ministères : c’est la plus belle direction que puisse avoir la police ».
-
[15]
Ernest d’Hauterive, La police secrète du Premier Empire, Perrin, 1913.
-
[16]
Discours préliminaire sur le projet de Code civil présenté le 1er pluviôse an IX, précité.
-
[17]
Xavier Martin, Mythologie du Code Napoléon, aux soubassements de la France moderne, Ed. Dominique Martin-Morin, 2003, p 279 et suivantes.
-
[18]
Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Édition par Fenet, tome 10, p.486, 26 frimaire an X (17 décembre 1801)
-
[19]
Archives Parlementaires, 2/7/442/2, 21 pluviôse an XI, 10 février 1803.
-
[20]
Guillaume Métairie, La justice de proximité, une approche historique, PUF, Léviathan, 2003, 160 p.
-
[21]
Ernest d’Hauterive, La police secrète du Premier Empire, Perrin, 1913.
-
[22]
L. CHARDIGNY, L’homme Napoléon, Perrin, 1987, p. 354.
1L’étude de la police du Consulat et de l’Empire est un sujet tentant. L’imaginaire qui s’est développé autour de personnages aussi sulfureux que Vidocq ou Fouché peut faire penser que traiter des affaires de famille sous l’angle des interventions de la police sur ces questions serait chose facile.
2Or la définition des termes du sujet soulève en elle-même quelques difficultés. Définir l’ordre public revient à entamer une thèse dont les conclusions sont loin d’être évidentes. Au-delà du fait que cette notion même, dans la mesure où elle s’attache à la préservation de règles essentielles au nom de l’intérêt général, – tentative de définition reposant sur une conception assez vulgaire de cet ordre public – est une notion éminemment contingente, les analyses ne convergent pas selon que l’on se place du côté du droit privé ou de celui du droit public [1]. Cette difficulté est renforcée si l’on tient compte de l’évolution que connaîtra l’ordre public vers de subtiles divisions entre ordre de direction, contraignant et protecteur des intérêts collectifs, et ordre de protection, soutien des libertés individuelles.
3Si l’on prend le postulat de la simplicité, l’ordre public tel qu’entendu sous le Consulat et l’Empire est surtout le refus du désordre, à travers la préservation des intérêts collectifs supérieurs participant de la stabilité sociale et politique. La société civile, dans son organisation politique et juridique, est voulue par Napoléon avant toute chose comme un rempart contre le désordre, au même titre que le système constitutionnel est un rempart contre l’effondrement de l’État [2]. La conséquence de cette idée de l’ordre public est d’appréhender celui-ci de la même façon que ne le fait le droit administratif : l’ordre public se résume à la préservation de la tranquillité, sécurité et salubrité publiques. La fin de la récréation révolutionnaire est sifflée par le régime de l’an VIII.
4Mais cette pirouette ne permet de résoudre qu’une partie de tracasseries méthodologiques rencontrées. Car il est essentiel de savoir ce qu’est la police. Doit-elle être entendue au sens organique ou sous une appellation plus fonctionnelle ? De façon tout à fait délibérée, c’est la police au sens organique du terme qui fera ici l’objet d’une rapide étude, même si la fonction est, nous le verrons, éclatée. Il est en effet intéressant de voir en quoi la légende noire de la police impériale, notamment à travers l’omniprésence de la police de Fouché, peut ou non se vérifier. Et c’est pour cette raison que sera simplement posée la question de savoir si la famille est une affaire policière. Or, la réponse ne peut être que négative, au regret de ceux qui auraient aimé que cette étude soit l’occasion de plonger dans des rapports de police tous plus sulfureux les uns que les autres. Ce colloque ne sera donc pas le lieu des grandes révélations pour la simple raison que police et famille ne vont pas de paire sous le Consulat et l’Empire car la police générale ne s’occupe pas d’affaires de famille, car cette police est une affaire de famille.
I) La police générale ne s’occupe pas d’affaires de famille
5La réorganisation de la police à la suite de la Révolution et sa transformation en une administration rationnelle et efficace est probablement l’un des chantiers important réalisé sous le Consulat et l’Empire. Elle n’aboutit cependant pas à la création d’une administration aboutie, charpentée et surtout équipée de manière à la rendre assimilable à une armée intérieure. Cet élément est à noter tant il permet d’écarter la définition du système impérial, au pire comme une dictature, au mieux comme un état policier. Il faut en effet constater l’incapacité structurelle et matérielle des services de police impériaux à intervenir dans les affaires familiales.
6À cette incapacité s’ajoute la volonté même des gouvernants qui est de ne consacrer les services de police qu’à l’exercice de missions lui ayant été spécifiquement attribuées.
A. Incapacité structurelle de la police à intervenir dans les affaires familiales
7La police de Napoléon souffre de l’image désastreuse, et bien souvent fausse, laissée par la police d’Ancien Régime et de la réputation sulfureuse, très souvent juste, de son indiscutable mentor, Fouché [3]. Pourtant, elle ne saurait être considérée comme le fer de lance de l’État policier que n’est pas le Premier Empire. Et cela est particulièrement vrai en ce qui concerne son implication dans les affaires familiales. Elle ne peut en effet pas être considérée comme une force de maintien de l’ordre, d’un part, et elle ne dispose, d’autre part, d’aucun moyen lui permettant la mise en place d’une police efficace de l’ordre familial.
8Bien que restaurée, la police ne peut être considérée comme une force de maintien de l’ordre. La loi du 12 nivôse an IV a en effet recréé un ministère « chargé de l’exécution des lois relatives à la police générale, à la sûreté et à la tranquillité intérieure de la République » [4]. Cette administration, passant de mains en mains pendant quelques temps sans qu’aucun de ses titulaires ne soient réellement à la mesure de sa mission, demeurera un ministère fantoche jusqu’à ce qu’elle tombe dans l’escarcelle de Fouché qui, en véritable homme d’État, lui donnera l’ampleur que l’on sait. Mais l’objectif du ministre ne sera jamais de faire de la police une structure opérationnelle. La police telle qu’il la conçoit « doit être établie pour prévenir et empêcher les délits et arrêter ceux que les lois n’ont pas prévus ». Fouché, de façon remarquablement moderne, n’ambitionne en aucun cas, nous le verrons, à une police répressive, ce qui explique en grande partie son mode d’organisation.
9À cette appréciation ontologique du rôle de la police s’ajoute la spécificité de l’éclatement des missions de maintien qui empêche que l’on puisse résumer la police au ministère du Quai Voltaire. Par force de police, il faut en effet entendre le ministère de la Police, la préfecture de police, créée par ce qui constitue la bible du publiciste, à savoir la loi du 28 pluviôse an VIII afin d’émousser le pouvoir grandissant de Fouché, mais aussi la gendarmerie et dans une moindre mesure la garde nationale. La police de Napoléon est une police reposant sur un système particulier à la fois centralisé en termes de décision, mais pluriel dans l’exécution, voire éclaté. Le préambule de la loi du 12 nivôse an IV pose en effet le principe d’une compétence centralisatrice au profit du ministère de la Police générale. Mais à cette volonté politique affichée s’ajoute une dynamique concurrentielle qui traverse la police de l’Empereur au point qu’éclatera une véritable « guerre des polices », en partie subie par Fouché, mais très certainement voulue par Napoléon [5]. Il en résulte un éclatement fonctionnel. Le ministère de la Police est chargé, on le verra, de missions d’observation et d’information, la gendarmerie est muée en bras armé du ministère, force militaire en grande partie en état de sujétion par rapport à celui-ci et de ce fait auxiliaire de la police de Fouché. La Préfecture de Police se voit elle confier « la police des filles, des voleurs et des réverbères », selon les dires mêmes du ministre. Je laisse volontairement de côté les polices secrètes de Napoléon du type cabinet noir ou police de Lavalette qui, bien que souvent truculents, sortent du cadre de notre étude [6].
10Mais ce n’est pas uniquement l’éclatement tant fonctionnel qu’organique qui empêche que l’on puisse évoquer l’existence d’une réelle police de la famille. Il faut bien constater que l’organisation même de la police ne tient pas compte de la spécificité des questions familiales. Il n’existe déjà pas au sein du ministère de police de département, de service ou de subdivision expressément affectés à cette tâche. Il est vrai qu’en dépit des efforts de restructuration et de réforme du ministère opéré par Fouché, l’organisation de celui-ci demeure sommaire [7]. Elle le demeurera même après le rétablissement et la réorganisation du ministère en 1805. Aucune place n’est alors faite de façon particulière à une forme de police des mœurs. Rappelons que le ministère, outre l’intervention des conseillers d’État en charge des différents arrondissements, ne comporte que quelques divisions qui ne sont pas spécifiquement affectées au traitement des questions relatives à la moralité publique. À cette absence d’organisation adéquate s’ajoute le fait que la police consulaire et impériale ne dispose que de peu de moyens humains permettant une action policière efficace ; au personnel de bureau et nombreux commis s’ajoutent surtout les fameuses « mouches », agents de renseignement dont nous verrons qu’ils constituent une troupe importante quoiqu’occulte [8]. Seule la gendarmerie est nombreuse, mais réservée à l’exécution de décision du ministère, essentiellement d’arrestation sans que l’on puisse parler d’opération d’investigation.
11Car c’est bien le problème au-delà de son organisation de la police de Napoléon, qui ne saurait être considérée comme une police judiciaire au sens pénal du terme dans toute sa modernité : elle n’est pas, et je paraphrase volontairement l’article 14 du Code de procédure pénale, « chargée, de constater les infractions à la loi pénale, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs ». Il faut indéniablement tenir compte de la spécificité du but assigné à l’institution policière de l’époque.
B. La spécificité du rôle assigné à la police de Fouché
12Cette spécificité n’est pas le jeu du hasard, elle correspond à une volonté politique du Premier Consul comme de son ministre de faire de la police un outil de renseignement plutôt qu’un organe de contrôle du comportement des familles en tant qu’instrument de maintien de l’ordre.
13La police n’est en effet pas considérée comme une force de maintien de l’ordre au sens moderne et répressif du terme. La lutte contre le crime et l’intervention de la police comme force de répression est délibérément abandonnée à la compétence de la préfecture de police de Paris et aux commissaires des différents arrondissements de l’État dont le rôle d’information sera complété de l’action de la gendarmerie propre à chaque région et à chaque menace de trouble à l’ordre public, le grand Ouest et les débarquements clandestins de royalistes ou la contrebande dans le Nord et dans l’Est. Mais l’organisation de la police comme force de maintien de l’ordre public n’est explicitement recherchée. Elle fait d’ailleurs peur en tant que telle et l’Empereur n’estime justifiée l’importance de la police que dans le cas de menace grave. Il en craint très nettement l’arbitraire et l’absence de jugement [9] et limite de ce fait explicitement les personnes susceptibles de relever de la police [10].
14Cette idée est renforcée par l’objectif tout à fait avoué de Fouché de restaurer l’image de la police. Cette aspiration s’imposait naturellement à la fin de la période révolutionnaire qui avait vu rejoindre les rangs de la police survivants de la lieutenance de police de l’Ancien Régime, échoués des différents comités de salut public et lie de toutes les couches de la population, prêtres défroqués, nobles ruinés et corrompus, femmes de petite vertu et tenanciers d’établissements douteux [11]. Ce personnel fut renouvelé afin que la police retrouve un crédit depuis longtemps perdu. Ainsi seulement, les Français seraient convaincus du fait que le but de la police est le maintien de l’ordre social [12]. Cette expression, utilisée constamment par Fouché, pourrait faire croire que la préservation de la famille, cellule de base de la société impériale est l’une des finalités de la police et que celle-ci, par une action au sein même des familles opère une confusion entre les intérêts collectifs et ceux plus modestes des individus. Or tout comme la police consulaire et impériale ne fut pas une police d’action dont il fut dit qu’elle n’avait pas les moyens, elle ne sera pas la police d’un ordre social particulier quoiqu’en dise son ministre. Tout simplement par ce que le régime consulaire, avant d’être celui de la promotion d’un ordre social particulier, est avant tout celui de la lutte contre le désordre et notamment celui qu’entraina la Révolution. Si un modèle familial est promu, ce n’est que parce qu’il semble seul susceptible de garantir la stabilité de la société et de ses rapports internes et non parce qu’il répondrait à une idéologie que l’on pourrait anachroniquement qualifier de conservatrice [13].
15Mais cette promotion de la famille comme cellule de la société française n’aboutira pas à une immixtion de la police dans le fonctionnement de celle-ci, d’une part parce qu’ainsi que nous l’avons dit, l’État n’en a pas les moyens, et d’autre part, parce que le ministre a à cœur de protéger l’image de son administration et fuit, quoiqu’on en dise, l’idée d’un état policier. Une police politique, indéniablement, mais pas une police dictatoriale car, en dépit des bavures et des manipulations en tout genre, l’arbitraire, la violence et l’illégalité n’étant pas érigés en mode de fonctionnement.
16Si la police participe à la préservation de l’ordre public, c’est moins dans une démarche active que dans le cadre d’une prévention des désordres susceptibles de survenir. La prévention constitue la clé de la compréhension du système policier de l’époque.
17Elle devient dès lors la meilleure arme de lutte contre ceux-ci : le crime est déjoué parce qu’il n’a pas existé. Cependant ce principe d’une action préventive de la police s’entend uniquement comme la mise en place d’un système d’information et d’espionnage, une réelle police politique. L’idée n’est pas en elle-même nouvelle : le 1er janvier 1796, devant les Anciens, Portalis exposa que « la police ne doit être que l’œil des ministres ; elle n’est pas l’ordre public de l’État mais l’ordre public de chaque cité ». Cette idée a surtout comme principal promoteurs Fouché et Napoléon lui-même. L’immédiate suite de Brumaire sera pour les deux hommes l’occasion de préciser le rôle qui doit être selon eux assigné à la police. Napoléon, attendant un rapport demandé à Fouché, sur l’organisation globale des ministères précisera en effet attendre « avec le plus grand empressement les indices que vous pourrez avoir sur la corruption qui s’est introduite dans les différents ministères : c’est la plus belle direction que puisse avoir la police ». Selon Bonaparte, la police doit être consacrée à déjouer complots et menaces pesant sur l’État [14].
18L’organisation policière est donc essentiellement structurée autour d’une mission de collecte d’information et donc d’espionnage. Ce système repose sur l’intervention de mouchards, incorporés ou non à l’administration judiciaire, collecteurs d’informations destinées à alimenter le Bulletin de police quotidien remis à l’Empereur. La deuxième direction du ministère de la Police se consacre à la sûreté générale. Dirigée par Desmarets, elle est selon lui en charge « de la police d’État, c’est-à-dire de la recherche de tous les complots et projets contre les constitutions, le gouvernement et la personne des premiers magistrats. Elle surveille les libraires, la fausse monnaie et les faux quelconques intéressant le gouvernement ; elle a l’inspection et la direction de la maison du Temple, la direction des agents secrets. Elle propose au ministre les arrestations des individus prévenus de conspiration. Elle rédige d’après les rapports de police et la correspondance le bulletin journalier de la situation de Paris et des faits généraux qui intéressent le gouvernement, soit à l’étranger, soit dans les départements ». La lecture de ces fameux bulletins permet à elle seule de comprendre l’esprit du travail de la police générale. L’édition critique réalisée par d’Hauterive à la fin du XIXème siècle, en systématisant les possibles entrées, permet une lecture transversale assez révélatrice. Aucune entrée relative à la famille si ce n’est à travers la plus importante, celle relative à l’esprit public. Car les bulletins sont surtout une chronique de l’esprit public dont on peut dire en cela que la police le faisait et le défaisait [15]. Autrement, la police ne s’occupe décidemment pas d’affaires de famille, dont la police est surtout une affaire de famille.
II) La police est une affaire de famille
19Volontairement, l’État s’est désengagé de la gestion des questions familiales, conscient de l’impossibilité matérielle de mettre en place une immixtion efficace dans l’intimité des familles françaises. L’influence de la police de Fouché est donc extrêmement diffuse, voire distante sur le règlement des conflits familiaux.
A. Le désengagement de l’État des affaires de famille
20Les rapports que l’État entretient avec la famille se retrouvent dans ceux que celle-ci a avec la police. Ils procèdent de l’idée selon laquelle l’organisation de l’État est la meilleure des garanties contre le développement du désordre social. Tout comme Siéyès a adopté une vision globale de la représentation politique qui se retrouve dans l’architecture constitutionnelle au point que c’est le fonctionnement même des institutions qui constitue la représentation, l’ordre public et sa défense procèdent de l’organisation de tout l’État qui tend à sa préservation. Rappelons selon Portalis, que « le maintien de l’ordre public dans une société est la loi suprême [16]». Le fonctionnement de la société est alors structuré, organisé dans la perspective de sauvegarde de l’ordre public. L’organisation même de l’État et de la société préviendrait le risque de développement de toute forme de désordre. En matière de famille, ce souci de prévention se traduit par l’extrême codification des rapports familiaux censés, par le cadre qu’elle constitue, prévenir les conséquences fâcheuses que les crises familiales peuvent faire supporter à la société [17]. Mais ce rempart que formé par la codification n’est pas appuyé par une action soutenue de la police, nous l’avons vu, mais aussi de l’État de façon générale en la matière. La police de la famille est en effet expressément confiée à ce magistrat domestique qu’est le père de famille.
21Le système social consulaire et impérial repose en grande partie sur la cellule familiale, cellule de base de l’État sur lequel la société tout entière repose. Mais cet appui s’il est structurel est aussi largement fonctionnel puisque la police des rapports familiaux n’est pas de la compétence de la structure étatique pour être en grande partie délégué au père de famille qui assume alors les fonctions incombant normalement à la police générale. La régulation des affaires familiales, les pouvoirs de police de la famille, au sens administratif du terme, à savoir la prévention de tout risque de troubles à l’ordre public, sont ainsi confié au père qui peut être considéré comme un auxiliaire de l’État qui se décharge alors d’une partie de ses fonctions. La restauration de l’autorité du père est un remède mis en place dès le début du Consulat ; lors de débats législatifs, on n’hésita pas à faire le lien entre le déclin de l’autorité paternelle sous la Révolution et la hausse de l’activité des tribunaux. Le rétablissement du rôle du père de famille apparait alors comme une solution à la préservation de l’ordre public. Elle a d’ailleurs souvent été présentée comme telle.
22Mais il est intéressant de voir que ce rétablissement n’est pas vu comme une extrême privatisation de la sphère familiale. Bien au contraire, la famille est incorporée dans l’État comme fraction élémentaire de son bon fonctionnement. De cette façon, le père de famille se voit délégataire d’une mission de police, phénomène qui ne peut que surprendre l’étudiant de deuxième année qui se serait trompé de salle et aurait atterri ici lorsque l’on tient compte de l’impossible délégation de ce type de mission régalienne. Cette délégation est revendiquée comme telle par les rédacteurs du Code civil. Malleville, romaniste partisan de l’autorité paternelle, affirmait notamment qu’il importe « de donner un grand ressort à l’autorité paternelle, parce que c’est d’elle que dépend principalement la conservation des mœurs et le maintien de l’autorité publique [18] ». Bien plus, il affirmera qu’il « serait impossible à l’État de maintenir l’ordre sans le secours des pères de famille ; il userait ses ressorts en déployant sans cesse sa puissance ; et le meilleur de tous les gouvernements est celui qui, sachant arriver à son but par les causes secondes, parait gouverner le moins » [19]. Si le père est un auxiliaire de l’État doté d’une mission de police de la famille, c’est justement pour que l’autorité de l’État s’impose sans être décelée. La famille n’est pas une affaire de la police, mais il existe bien une police de la famille que l’on peut considérer, à de très nombreux égards, comme largement plus autoritaire que ne le saurait l’être le ministère de la Police générale.
23Car le père de famille n’est pas dépourvu de moyens de police, moyens constituant plus des règles à caractère pénal que de simples dispositions de droit civil.
24Cette délégation opérée au profit du père de famille s’accompagne d’un désengagement de l’État répressif à travers la disparition de la substance de la justice de paix. Je n’oserais rentrer dans le détail d’une juridiction dont l’un des plus éminents spécialistes est dans la salle. Je me limiterai donc à rappeler que l’Empire va achever d’émousser cette création révolutionnaire que le Directoire avait déjà en parti réformé ; la loi du 9 ventôse an IV supprima en effet l’arbitrage obligatoire institué pour les litiges familiaux. Si bien évidemment la justice ordinaire ne se dessaisit pas des contentieux familiaux, il n’existe plus de juridiction de proximité dont l’activité est essentiellement dédiée aux questions familiales [20].
25Volontairement désengagée de la gestion de la police des familles, dépourvue de moyens d’action, la police générale doit-elle cependant être considérée privée d’une quelconque influence sur l’ordre familial ? Probablement pas, et pas nécessairement dans le sens que l’on pourrait croire.
B. Influence indirecte de l’action policière sur l’ordre familial
26La première des influences est essentiellement politique. Elle résulte notamment des fameux Bulletins de police qui, permettant d’identifier l’esprit public, orientent la politique du gouvernement. L’idée de Fouché selon laquelle le ministre de la Police fait et défait l’esprit public n’est donc pas innocente et atteste de l’extraordinaire pouvoir d’influence dont son ministère bénéficiait [21].
27Cette influence ne se traduit pas par une maîtrise absolue de l’esprit public. Si le Consulat et le début de l’Empire laissent à la police le contrôle de la presse et celui des autres publications, elles lui échapperont en partie avec une réforme de 1810 qui fera glisser l’essentiel de cette mission sous la tutelle du ministre de l’Intérieur. La police informe de l’esprit des familles, mais sans pour autant le maîtriser absolument et l’influence qu’elle exerce sur lui n’est probablement pas à la hauteur de ce que l’on aurait pu espérer d’elle [22].
28Je ne donnerai que deux illustrations : la police des jeux et le commerce des plaisirs. Fouché s’est très rapidement engagé dans une restructuration de son ministère de façon à en faire un corps administratif régulièrement organisé. Il n’hésita pas à congédier le personnel survivant de toutes les époques, largement corrompu, et de ce fait couteux. Cependant, en dépit d’une réelle ambition de rénovation des structures et du personnel du ministère, Fouché se heurte à l’insoluble problème de la maigreur de ses ressources. Le budget du ministère de la Police reste plus que jamais modeste ! Il est d’ailleurs constant durant toute la période, oscillant entre 1 100 000 et 1 600 000 francs. Une grande partie des dépenses est consacrée à la rémunération des mouchards, car si ce personnel a été régénéré, son nombre n’a pas pour autant diminué, au contraire. Se développe dès lors une comptabilité secrète, destinée à maintenir la discrétion du travail des informateurs Et le coût de la compensation financière de leurs prestations sera en constante hausse. À court de financement, le ministère de la Police n’hésita pas à avoir recours à un véritable système de racket au près des établissements de jeu et des maisons de plaisir, en prélevant un substantiel pourcentage sur les revenus de ces établissements contre l’assurance d’une certaine tranquillité dans l’exercice de ce commerce. Sur la place de Paris, le système atteint des proportions considérables permettant rapidement au ministère de retrouver une situation financière plus confortable. Si le principe ne pose pas de difficulté pour la ferme des jeux, dont une partie des revenus était d’ailleurs directement affectés par Napoléon lui-même aux travaux publics, aux œuvres de bienfaisance ou à l’administration des Beaux-Arts, la taxe sur les proxénètes est moins convenable mais demeurera très lucrative pendant tout le régime. Indirectement, il a donc largement alimenté le climat de corruption des mœurs qu’il se devait de préserver en application de sa mission de préservation de l’ordre social et il est indéniable que la gestion d’une telle comptabilité secrète ne put qu’avoir de fâcheuses conséquences tant sur la moralité publique que sur la moralité des familles.
29Des rapports particuliers sont donc entretenus par la police avec la famille dont elle n’a pas cherché à assurer la surveillance. Paradoxalement, l’institution la plus sacrée de l’organisation sociale est celle qui fait le moins l’objet des attentions de la police de Fouché. Serait-il dès lors possible d’évoquer une sacralisation de la famille entrainant l’idée qu’elle constituerait finalement le meilleur rempart contre le dérèglement de l’ordre public. Cela reviendrait finalement à faire de la rédaction du Code civil des Français la plus importante des décisions de police qui ait été prise sous le Consulat et l’Empire. De façon assez remarquable, Fouché et ses contemporains font de l’établissement social lui-même, tout comme Siéyès, le rempart à tout dérèglement de la vie en société. C’est une bien étrange foi en l’homme qui anime ceux du début du XIXème siècle, en l’homme et en des modèles sociaux qu’il a fait sien. Le Consulat et l’Empire ne sont donc décidemment pas l’ère d’une dictature où se confondent les sphères du public et du privé ; mais, ces deux espaces sont nécessairement alliés dans la préservation de l’intérêt collectif.
Notes
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Maître de conférence (UPEC).
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[1]
On se reportera sur ces questions, outre la définition que donne Thierry Revet dans le Dictionnaire de culture juridique, Quadrige, PUF, 2003, p. 1119, aux ouvrages classiques sur la question dont la thèse de Philippe Malaurie, Les contrats contraires à l’ordre public, Reims, Matot-Braine, 1953, la collection L’ordre public : aspects nouveaux, Travaux de l’association Capitant, 2001. On pourra, tout simplement, se référer au Répertoire civil Dalloz et son article « ordre public et bonnes mœurs », Dalloz, 2004.
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[2]
Napoléon, dans la droite ligne des théories d’Emmanuel Sieyès ayant présidé à la rédaction de la Constitution de l’an VIII s’attache à l’idée que l’ordre constitutionnel est l’une des principales garanties de la stabilité de l’ordre sociale. Il s’en fait bien évidemment le rouage essentiel. On se souviendra comme illustration de la remarque de l’Empereur consécutive au message de l’Impératrice recevant délégation des membres du Corps législatif à la suite de la prise des drapeaux de Burgos, message saluant la gestion des représentants de la Nation. L’Empereur, par une note virulente au Moniteur, rappellera la lecture qu’il a du système représentatif et l’idée qu’il se fait de celui-ci dans l’incarnation qu’il en constitue (Note rectificative publiée au Moniteur Universel le 15 décembre 1808, faisant suite à l’affaire des drapeaux de Burgos (Le Moniteur Universel, n°350).
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[3]
L. Madelin, Fouché, tome 1, De la Révolution à l’Empire, Nouveau Monde Éditions/Fondation Napoléon, p. 435.
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[4]
Préambule de la loi du 12 nivôse an IV (3 janvier 1796), Bulletin des lois de la République.
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[5]
A. Lignereux, Gendarmes et policiers dans la France de Napoléon, Service historique de la gendarmerie nationale, 2002, notamment p. 211 et suivantes.
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[6]
Voir aussi L. Madelin, Fouché, précité, p 435 mais aussi J. Tulard, Joseph Fouché, Fayard, 1998, p 93
-
[7]
L. Madelin, idem, p. 439.
-
[8]
Idem, p. 441.
-
[9]
L. Chardigny, L’homme Napoléon, Perrin, 1987, p. 352.
-
[10]
Séance du 3 avril 1812, cité par J. Bourdon, Napoléon au Conseil d’État, notes et procès-verbaux inédits de Jean-Guillaume Locré, Paris, Ed. Berger-Levrault, 1963, p. 111.
-
[11]
Voir L. Madelin, Fouché, précité, p. 435 et suivantes.
-
[12]
Sité notamment par Ernest d’Hauterives, Napoléon et sa police, p.297.
-
[13]
Le Discours préliminaire sur le projet de Code civil présenté le 1er pluviôse an IX de Portalis demeure la plus belle explication de l’instauration de cette nouvelle magistrature qu’est la famille au sens du Code civil (à voir notamment dans l’édition de l’ouvrage collectif, Le Discours et le Code, Portalis, deux siècles après le Code Napoléon, Editions Juris-Classeur, 2004).
-
[14]
Compte rendu sur l’État de la police en l’an VIII et Lettre du ministre du 18 ventôse an VIII pour proposer des candidats aux places de préfets (CHAN, AF IV 1043). Napoléon précisa à l’occasion de cette échange avec son ministre de la police la teneur de la mission qu’il comptait confier à la police : « J’attends avec le plus grand empressement les indices que vous pourrez avoir sur la corruption qui s’est introduite dans les différents ministères : c’est la plus belle direction que puisse avoir la police ».
-
[15]
Ernest d’Hauterive, La police secrète du Premier Empire, Perrin, 1913.
-
[16]
Discours préliminaire sur le projet de Code civil présenté le 1er pluviôse an IX, précité.
-
[17]
Xavier Martin, Mythologie du Code Napoléon, aux soubassements de la France moderne, Ed. Dominique Martin-Morin, 2003, p 279 et suivantes.
-
[18]
Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Édition par Fenet, tome 10, p.486, 26 frimaire an X (17 décembre 1801)
-
[19]
Archives Parlementaires, 2/7/442/2, 21 pluviôse an XI, 10 février 1803.
-
[20]
Guillaume Métairie, La justice de proximité, une approche historique, PUF, Léviathan, 2003, 160 p.
-
[21]
Ernest d’Hauterive, La police secrète du Premier Empire, Perrin, 1913.
-
[22]
L. CHARDIGNY, L’homme Napoléon, Perrin, 1987, p. 354.