Couverture de NAPO_034

Article de revue

Paul de Cassagnac, du victorisme au solutionnisme (1879-1886)

Pages 48 à 58

Notes

  • [1]
    Eugène Eschassériaux, Mémoires d’un grand notable bonapartiste, 1823-1906, présentés par François Pairault, Saintonge, éd. des Sires de Pons, 2000.
  • [2]
    Archives de la préfecture de police, Ba 998, 7 avril 1876.
  • [3]
    Laetitia de Witt, Le Prince Victor-Napoléon, Paris, Fayard, 2007.
  • [4]
    Celui-ci écrit, désabusé, au baron Eschassériaux : « Je ne suis plus qu’un bonapartiste du passé, je n’appartiens plus au présent ou à l’avenir […]. Je crois que la politique du prince Jérôme est le silence et le louvoiement. Il ne fera aucun manifeste ; les chances de succès seront peut-être dans les événements. » (coll. part., lettre du 27 septembre 1879).
  • [5]
    Déclaration des députés républicains adressée au président de la République, Patrice de Mac-Mahon, pour exprimer leur opposition à sa politique, après le 16 mai 1877.
  • [6]
    Le Pays, 2 juillet 1879.
  • [7]
    Paul Lenglé, Le Neveu de Bonaparte, Paris, Ollendorf, 1893, p. 4.
  • [8]
    Le Pays, 22 juillet 1879.
  • [9]
    Archives nationales, 156 AP I 269.
  • [10]
    Par exemple : APP, Ba 999, 31 octobre 1879.
  • [11]
    Journal officiel, séance du 26 décembre 1882, p. 2193.
  • [12]
    Le Pays, 8 avril 1880.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Le Pays, 20 octobre 1880.
  • [15]
    Id., 16-17 août. Extrait du discours de Paul de Cassagnac.
  • [16]
    APP, Ba 69, notes du 28 juillet et du 8 octobre 1882.
  • [17]
    Eugène Loudun, Journal de Fidus, sous la République opportuniste, C. Marpon et E. Flammarion, v. 1885, p. 343-344.
  • [18]
    AN, 300 AP III 560, lettre non datée : « mardi soir » (probablement le 17 janvier 1882).
  • [19]
    Id., 300 AP III 559, lettre du baron Lambert datée du 27 mars 1882.
  • [20]
    Id., lettre du 18 avril 1882.
  • [21]
    Id., 400 AP 163, « Napoléon. Note procès-verbal ».
  • [22]
    Le Pays, 19 décembre 1883.
  • [23]
    AN, 400 AP 163, « Napoléon. Note procès-verbal » ; Le Pays, 19 janvier 1884.
  • [24]
    Ibid., « Journal quotidien ».
  • [25]
    Laetitia de Witt, op. cit., p. 153-154.
  • [26]
    APP, Ba 69, 1er juillet 1884.
  • [27]
    Le Matin, 22 juin 1884.
  • [28]
    AN, 300 AP III 601, lettre reçue le 23 janvier 1886.
  • [29]
    Id., 300 AP III 602, lettre d’Eugène Dufeuille au comte de Paris du 5 mars 1886. Albert Rogat, journaliste au Pays et ami de Cassagnac, a rapporté la conversation à Dufeuille, conseiller politique du comte de Paris.
  • [30]
    APP, Ba 69, note du 3 mai 1886.
  • [31]
    Ibid., note du 4 mai 1886.
  • [32]
    Id., Ba 1000, 17 juin 1887.
  • [33]
    Cassagnac a peut-être rencontré le prince Victor à Bruxelles en 1899, mais l’information est incertaine.
  • [34]
    Le Figaro, 1er septembre 1883. Les prémices du solutionnisme sont néanmoins plus anciennes dans les écrits de Cassagnac.
  • [35]
    AN, 300 AP III 603, papier intitulé « affaire P. de C. Reçu Fovart » ; 300 AP III 636, lettre d’Eugène Dufeuille du 2 février 1889.
  • [36]
    Id., 300 AP III 697, lettre du 27 décembre 1893.

1 Le 20 juin 1879, la stupéfaction frappe les milieux bonapartistes : la nouvelle de la mort du prince impérial, soudainement attaqué et transpercé par les sagaies des Zoulous en Afrique du Sud, est parvenue en France. Les notabilités du parti bonapartiste se réunissent chez Eugène Rouher, le « vice-empereur », pour prendre une décision suite à cette nouvelle inattendue. Paul de Cassagnac, rédacteur en chef du Pays et député du Gers, y parle longuement, affirmant connaître l’existence d’un testament du prince impérial faisant du prince Victor, fils aîné du prince Napoléon-Jérôme (cousin de Napoléon III, surnommé « Plon-Plon »), le nouveau chef de la Maison impériale, en lieu et place de son père, désigné par les règles de succession impériale. Cassagnac soutient l’idée que le parti doit reconnaître le prince Victor pour chef, et exclure ainsi son père de l’ordre de succession  [1].

2 Paul de Cassagnac est une figure pittoresque du parti bonapartiste, son « enfant terrible   [2] », comme l’écrit un agent de la préfecture de police de Paris. Né le 2 décembre 1842, fils de Bernard-Adolphe Granier de Cassagnac, bonapartiste de la première heure, député du Gers de 1852 à 1870 et de 1876 à 1880, il est entré au Pays grâce à son père en 1866. Il s’est très vite fait remarquer grâce à ses talents de polémiste, ses nombreux duels (dont il n’est jamais ressorti vaincu) et ses procès, notamment celui qui l’opposa au général Wimpffen en 1875 à propos de la conduite de ce dernier à Sedan. Il devient rapidement l’idole d’une grande partie des sympathisants bonapartistes. D’un tempérament très indépendant, voire indiscipliné, et assez proche idéologiquement des légitimistes, le personnage agace profondément une fraction considérable des notables du parti, notamment son chef Eugène Rouher qui a déjà été l’objet de ses attaques. Ce qui n’arrange pas les relations est que la fille de Rouher est la maîtresse du député du Gers, au grand désespoir du père.

3 Né le 18 juillet 1862, le prince Victor n’a quant à lui pas encore dix-huit ans à la mort du prince impérial. Sa mère est la princesse Clotilde de Savoie, fille aînée du roi d’Italie Victor-Emmanuel II. Femme très pieuse, son caractère est assez opposé à celui de son époux, athée notoire. Doué d’une intelligence moyenne, le prince voit son instruction dirigée par Victor Duruy et il obtiendra son baccalauréat ès sciences le 19 novembre 1881. Le problème qui se pose à la mort du prince impérial est que, n’étant pas destiné à devenir empereur, il est quasi-inconnu du grand public  [3].

4 À la réunion des notabilités du parti, Paul de Cassagnac n’obtient pas satisfaction. La majorité des « gros bonnets » du parti n’apprécie guère Napoléon-Jérôme, y compris Eugène Rouher  [4], mais ceux-ci jugent dangereux d’intervenir dans l’ordre de succession consacré par le plébiscite de 1870. Cette situation n’empêche pas Paul de Cassagnac de publier les lignes suivantes dans Le Pays du 21 juin : « L’Empire est-il mort avec le Prince impérial ? Non. Il y a un héritier : le Prince a désigné le Prince Victor, le fils aîné du Prince Napoléon, jeune homme au cœur ardent, à l’esprit vif, et que la direction de sa pieuse mère a fait digne de nous, digne de la France. »

5 L’ouverture du testament du prince impérial le 1er juillet donne raison à Cassagnac. Le codicille suivant le testament indique : « Moi mort, la tâche de continuer l’œuvre de Napoléon Ier et de Napoléon III incombe au fils du Prince Napoléon. » Ces propos n’émeuvent pas outre-mesure le prince Napoléon-Jérôme, convaincu d’être dans son bon droit.

6 Entre le prince impérial et le cousin de Napoléon III, les relations étaient glaciales. Écarté des affaires du parti, Plon-Plon s’était présenté contre le prince Charles Bonaparte aux élections du Conseil général de Corse de 1874, contre Rouher en Corse aux élections législatives de 1876 et contre le baron Haussmann l’année suivante, à l’occasion de la dissolution de la Chambre des députés. Au sein de celle-ci, il avait siégé parmi les républicains et avait adhéré au manifeste des 363 lors de la crise du 16 mai  [5]. Le prince impérial s’était alors vu obligé de désavouer ce membre de la famille. Paul de Cassagnac estime pour sa part qu’à ces occasions, le prince Napoléon a rompu le « contrat plébiscitaire », pacte d’alliance entre la souveraineté nationale et l’institution monarchique : en se présentant contre les mandataires directs du prince impérial en tant que candidat républicain, Plon-Plon est sorti de l’Empire et a abandonné de fait ses droits dynastiques  [6].

7 Le 19 juillet, les parlementaires du groupe de l’Appel au Peuple se réunissent chez Rouher et proclament le prince Napoléon chef de la Maison impériale, en espérant que cette nouvelle position l’assagisse et qu’il ne fasse pas de vieux os : « Saint Diabète, priez-pour nous  [7] ! » Cassagnac décide de rentrer dans le rang tout en demandant des garanties politiques sérieuses au prince : « Si ces garanties ne sont pas données, le prince Napoléon aura tous les droits qu’il voudra, mais il n’en exercera aucun  [8]. » Le 29 novembre 1879, Cassagnac écrit au baron de Mackau : « Je n’ai pas vu le prince [Napoléon], je n’ai pas demandé à le voir et je reste dans mes positions, en attendant qu’il lui plaise de venir à nous, car ce n’est pas à nous à aller à lui. Il a un passé qui lui barre le chemin. Tant qu’il ne l’aura pas publiquement renié, il n’y a rien à faire pour nous qui nous inféodons à des idées et non à des hommes. J’admets la possibilité d’un accord ; je le souhaite même, car s’il n’a pas lieu le parti de l’Empire se dispersera, et l’avenir même des jeunes princes serait plus qu’en péril, car une armée licenciée ne se reconstitue pas quand l’on veut  [9]. » En 1879-1880, plusieurs notes de la préfecture de police indiquent que Cassagnac pourrait se rallier au père du prince Victor  [10].

8 La trêve entre Cassagnac et Plon-Plon ne dure pas. La rupture éclate au début du mois d’avril 1880, quand L’Ordre publie une lettre du prince Napoléon dans laquelle il se prononce en faveur des mesures d’expulsion des Jésuites adoptées par les républicains. Pour Cassagnac, qui s’estime « catholique d’abord  [11] », la lettre est inacceptable. Le polémiste rappelle alors le codicille du testament du prince impérial, appelant à « poursuivre et atteindre la réalisation de [sa] pensée suprême  [12] ». Cassagnac trouve alors un allié en Jules Amigues, directeur du journal Le Petit Caporal et également partisan du prince Victor, dans sa lutte contre celui qu’il juge n’être plus que le « concurrent de Gambetta, de Clemenceau et de Blanqui  [13] ». Il cherche à discréditer le père et à faire connaître le fils. Il attaque ainsi le prince Napoléon sur sa prétention à se faire élire président de la République, estimant que la constitution impériale ne donne aucun droit à se présenter à la présidence : « Ou le Prince est l’héritier des constitutions impériales, ou il ne l’est pas. S’il l’est, il est l’Empereur. Or, il ne veut pas être l’Empereur. Il se contente d’être candidat à la présidence de la République. Et il serait absurde de supposer que de la constitution impériale puisse naître un président. […] C’est comme si M. le comte de Chambord se réclamait de ses droits héréditaires pour se faire le rival de M. Grévy et aspirer à la présidence. L’Empire enfante des empereurs là où la royauté enfante des rois  [14]. » Le 17 octobre 1880, Cassagnac et Amigues organisent une réunion au cirque Fernando où ils demandent l’application du codicille du testament du prince impérial et l’abdication du prince Napoléon en faveur du prince Victor. Cette fois, ils commencent à être suivis. Un nouveau mouvement se constitue peu à peu, le « victorisme », scindant en deux le parti bonapartiste. En 1881-1882, Cassagnac et Amigues mettent sur pied une organisation concurrente à l’organisation officielle du parti bonapartiste : des comités d’arrondissement victoriens et des sous-comités de quartier sont créés, leurs présidents allant prendre leurs ordres chez Cassagnac. Le 18 juillet 1882, un grand banquet est donné pour fêter l’anniversaire du prince Victor. Lors de la manifestation bonapartiste du 15 août de la même année, Cassagnac fait l’éloge du jeune prince devant 4 000 personnes à la salle Wagram. Il y prône l’appel à la nation pour trancher le litige dynastique : « D’après les idées impériales, le peuple seul prononce en dernier ressort sur des questions aussi graves, aussi vitales […]. Ce n’est donc pas un prétendant que j’élève. C’est simplement un candidat que je patronne. Cela n’est pas nouveau dans notre histoire, et le peuple qui fut l’arbitre entre Charles de Lorraine, le dernier descendant de Charlemagne, et Hugues Capet, saurait bien décider entre le père et le fils. […] J’ai juré sur la tombe encore entr’ouverte du Prince impérial d’accomplir, dans la limite de mes forces, ses dernières et suprêmes volontés ; j’ai juré d’exécuter son testament. Or, il a désigné un homme, et son nom, vous le connaissez. (Oui ! oui ! le Prince Victor !) Plus sûrement que dans la prédiction faite sur la lande écossaise, on peut lui dire : TU RÉGNERAS ! (Applaudissements)  [15] »

9 Plon-Plon a décidé d’éloigner son fils de Paris pour ne pas le mêler à l’agitation le concernant. Celui-ci est parti le 31 janvier 1882 pour Heidelberg, en Allemagne, accompagné d’Antoine-François Puglisi-Conti, ancien préfet de l’Empire. Au mois de mai, Cassagnac se rend à Heidelberg afin d’obtenir une entrevue avec le jeune prince. C’est le préfet qui, manquant à ses engagements vis-à-vis de Plon-Plon, aurait mis en contact Victor avec le député du Gers et Jules Amigues. Le prince Victor aurait assuré à Cassagnac qu’il ne partageait pas les opinions de son père et qu’il serait prêt à se mettre à la tête du parti une fois son volontariat militaire terminé, soit en novembre 1883. Le polémiste essuie toutefois quelques déconvenues dans les mois qui suivent. Le jeune prince lui adresse ainsi en juillet 1882 une lettre dans laquelle il lui demande d’abandonner ses projets de manifestations en sa faveur, sous peine d’être désavoué, et, en octobre, le prince refuse de recevoir le député lors de son séjour en Allemagne  [16]. Cassagnac reste malgré tout confiant ; il affirme au mois de novembre 1882 au bonapartiste Eugène Balleyguier que le prince Victor a les « meilleurs sentiments religieux » et que des espoirs peuvent être fondés sur le jeune prince : « Le prince impérial a eu comme un pressentiment de l’avenir ; en désignant pour son successeur le prince Victor, nous ferons avec lui un Empire chrétien, ou l’Empire ne sera pas  [17]. »

10 C’est à cette époque que Paul de Cassagnac rencontre le comte de Paris, événement capital puisqu’il va accélérer l’évolution politique du député du Gers. Le baron Tristan Lambert, ancien proche du prince impérial passé au royalisme depuis sa mort, en est à l’origine. La rencontre secrète entre les deux hommes a lieu dans l’après-midi du 19 janvier 1882 au domicile de Tristan Lambert, 8 rue Chauveau-Lagarde  [18]. Cassagnac en ressort conquis. Deux mois plus tard, le polémiste obtient l’autorisation de chasser dans les marais de Noyalles, propriété du prince royal  [19]. Tristan Lambert espère convertir le chef de file du victorisme à la royauté. Il écrit le 18 avril 1882 au comte de Paris : « La lettre récente du prince Victor dans laquelle celui-ci se déclare entièrement derrière son père, l’attitude de plus en plus abominable que suit la presse du prince Jérôme dans toutes les questions religieuses, le ramènent, de plus en plus, forcément et nécessairement à la monarchie. Il en sera dans l’avenir un des meilleurs champions  [20]. »

11 Paul de Cassagnac ne deviendra jamais royaliste, comme en atteste sa correspondance avec le chef de la Maison d’Orléans. Mais la haute estime qu’il porte au petit-fils de Louis-Philippe l’encourage dans la voie de l’union des conservateurs. À cette date, Cassagnac semble pourtant toujours croire en le prince Victor.

12 Celui-ci conserve des contacts avec les impérialistes victoriens, ce que son père finit par découvrir. Plon-Plon réagit en réaffirmant ses droits dans le manifeste qu’il fait placarder dans tout Paris le 16 janvier 1883. Après une critique acerbe du gouvernement, objet principal de sa déclaration, il écarte toute idée d’abdication : « Mes fils sont encore étrangers à la politique. L’ordre naturel les désigne après moi, et ils resteront fidèles à la vraie tradition napoléonienne. On a parlé d’abdication, cela ne sera pas. » L’incarcération du prince Napoléon a pour effet de ressouder le parti bonapartiste autour de son chef.

13 S’il ne se prononce pas dans son manifeste sur le régime désiré, le prince Napoléon affiche pourtant ses convictions républicaines dès le mois suivant, le 17 février 1883, lorsque le jérômiste Lenglé pose le principe de la candidature du prince à la présidence de la République. Cette adhésion à la République permet à Cassagnac de donner un nouveau souffle au mouvement victorien. Entre-temps, le décès de Jules Amigues, le 29 avril 1883, et la retraite de Rouher font alors de Cassagnac le chef incontesté du victorisme. Le 15 novembre, les partisans de Victor donnent un grand banquet pour fêter la fin du volontariat militaire de leur prince. Le 2 décembre, le prince Victor reçoit chez son père le fils de Pugliesi-Conti qui lui soumet une note à insérer dans Le Pays, dont l’auteur est Cassagnac. Il la corrige et en autorise la publication, sans en informer son père. Le lendemain, Le Pays et Le Petit Caporal publient cette note qui affirme que le prince promet « à la France, quand le moment en sera venu, un gouvernement qui saura grouper tous les honnêtes gens par le prestige d’un pouvoir fort issu de la volonté nationale, par la sauvegarde résolue des droits de la démocratie et des intérêts conservateurs, et enfin par la haute protection due aux croyances religieuses. » Cette manifestation politique du prince Victor fâche sérieusement Plon-Plon qui envoie à Moncalieri, où s’est rendu son fils, deux hommes de confiance qui en rapportent une nouvelle lettre conçue comme une mise au point, et publiée le 19 dans les journaux  [21] : « Je répète que je n’ai pas en ce moment de rôle politique à remplir : c’est dire clairement que je n’ai donné à personne mandat de parler en mon nom. Quelle que soit ma répugnance pour les discussions de presse, je désavoue hautement toute tentative qui aurait pour but ou pour effet, en divisant nos forces, de me prêter un rôle aussi odieux vis-à-vis de mon père que peu honorable devant mon pays  [22]. »

14 Ne s’avouant pas vaincu, Paul de Cassagnac riposte en se rendant le 4 janvier 1884 à Turin. Il fait prévenir le prince Victor qu’il désire s’entretenir avec lui. Une première entrevue a lieu dans l’après-midi du 5. Le 6, Cassagnac désire revoir le prince mais celui-ci préfère éviter de recevoir le député. Le 7, Cassagnac est à nouveau reçu et convainc le prince Victor d’écrire une nouvelle lettre datée du 15 janvier. Celui-ci y confirme qu’il n’a pas de rôle politique à remplir dans le moment présent, mais en ajoutant : « Maintenant, cela veut-il dire que je ne puisse avoir ma manière personnelle de voir, de penser, sur ce qui concerne la politique et la religion ? Assurément non. Et je ne serais pas digne du nom que je porte, et dont je sens les charges patriotiques […] si je me désintéressais absolument de ce qui le regarde  [23]. » Plon-Plon est ulcéré. Quelques jours plus tard, accompagné du baron Brunet, il se rend à son tour en Italie auprès de son fils, avec lequel il a plusieurs entretiens tendus. Le prince Victor avoue qu’il a entretenu une correspondance secrète avec Cassagnac. Le père propose à son fils d’échanger des lettres publiques sans lui imposer le texte. Le prince Victor répond qu’il ne veut rien écrire. Les tensions entre les deux princes étant à leur paroxysme, il est temps pour les partisans du prince Victor de le détacher complètement de Plon-Plon. Cassagnac projette à cette fin une pension lui permettant de lui assurer une indépendance financière absolue, première étape avant l’indépendance politique.

15

16 La rupture entre Plon-Plon et Victor est consommée le 20 mai 1884. Ce jour-là, le prince Napoléon s’entretient avec son fils et lui fait part de son désir de le voir voyager. Le fils rétorque qu’il ne veut pas quitter Paris et que son projet est de prendre un appartement pour se fixer dans la capitale. Plon-Plon répond qu’une vie indépendante à Paris est impossible pour des raisons financières. Victor réplique qu’à ce point de vue tout est arrangé puisqu’il a « personnellement quarante mille [francs] de rente ». Plon-Plon lui demande d’où vient l’argent, mais Victor refuse de s’expliquer  [24]. La conversation prend fin peu après et, le lendemain, les deux hommes se rendent séparément à l’enterrement de la princesse Murat  [25]. Apprenant cela, Cassagnac fait envoyer au prince Victor un grand nombre de félicitations venues particulièrement du Gers, de la Dordogne et du Tarn-et-Garonne, départements où il compte de nombreux amis  [26]. Le 21 juin suivant, près de 1 200 impérialistes victoriens se rassemblent à la salle de la Redoute sous la présidence de Cassagnac qui juge son mandat de président des comités impérialistes victoriens terminé depuis « la délivrance matérielle et morale du prince Victor-Napoléon ». Le député prononce un discours où il affirme : « Le parti jérômiste n’existe plus ; le parti victorien n’existe plus ! Il n’y a plus que le parti impérialiste, sans épithète ! Nous sommes en présence d’un homme qui a fini son temps et d’un homme qui commence », se félicitant que le jeune prince soit parvenu « à s’échapper de la prison de la rue d’Antin » où réside son père. L’assistance réélit Cassagnac à la présidence des comités impérialistes de la Seine et vote l’ordre du jour suivant : « La réunion, applaudissant aux sentiments qui ont déterminé le prince Victor-Napoléon à conquérir son indépendance, y voit l’assurance que le parti impérialiste possède en lui le ferme représentant de l’ordre dans la démocratie et de la liberté religieuse qui constituent la vraie politique de l’Empire  [27]. »

17 La déception des victoriens succède rapidement à l’enthousiasme. Le 15 août, Cassagnac demande au prince Victor de présider un banquet organisé en son honneur, mais celui-ci refuse. Cette décision déçoit le député qui commence à être agacé par les tergiversations du prince, qui a davantage fui le domicile de la rue d’Antin pour échapper à la tyrannie paternelle que pour faire acte de prétendant. À l’automne, le prince Victor déclare à nouveau qu’il refuse de s’engager en politique. Des bruits circulent faisant état d’un rapprochement entre le jeune prince et son père. Bien que non fondés, ils découragent les impérialistes victoriens. Le 16 décembre 1884, Cassagnac fait paraître ces lignes acides dans Le Pays : « Le prince Victor Napoléon doit comprendre qu’il n’a pas quitté la maison paternelle, qu’il n’a pas publiquement renié les détestables opinions de son père, pour se croiser les bras, vivre agréablement et laisser le parti impérialiste s’émietter au grand soleil. […] Et il serait temps de savoir s’il y a encore un Prince qui représente l’Empire de Napoléon III et l’Empire du Prince impérial. » De son côté, le bonapartiste victorien Henry Dichard, ancien directeur du Petit Caporal, publie en 1885 une brochure dans laquelle il reproche au jeune prince d’avoir quitté le domicile de son père par la petite porte, sans avoir fait acte de prince, sans avoir affirmé son indépendance politique, avant de pointer la dérive réactionnaire du parti.

18 Les élections législatives de 1885 poussent néanmoins le prince Victor à s’engager politiquement. Il se montre favorable à l’Union conservatrice fortement conseillée par Cassagnac. Royalistes et bonapartistes forment ainsi des listes communes, l’élection étant au scrutin de liste départemental. Cependant les résultats d’octobre 1885, très encourageants pour la droite, bénéficient peu aux bonapartistes : le groupe de l’Appel au Peuple gagne une petite vingtaine de sièges quand la droite royaliste triple sa représentation. Le prince Victor rend Cassagnac responsable de cet échec relatif. Il cherche désormais à s’affirmer face au député du Gers qui dispose d’une très forte personnalité, laquelle lui a permis de s’imposer comme chef de file des victoriens. Paul de Cassagnac est quant à lui lassé par le prince, qui désire avant tout assurer sa tranquillité et qui se montre désormais hostile à l’Union conservatrice. À l’occasion des vœux du nouvel an, il écrit au comte de Paris une lettre reflétant son amertume et le peu d’illusions qu’il entretient sur le compte du prince Victor : « Voilà qu’une nouvelle pensée affectueuse et délicate m’arrive encore d’un Prince qui n’est pas le mien et comme pour compenser les amertumes et les mécomptes qui me viennent de mon parti ! J’en suis à la fois confus et touché. Et je tiens de nouveau à vous dire, monseigneur, que si la France seule peut nous réunir, ce qui n’est pas impossible, sur le terrain de la politique, il y a longtemps que personnellement je rends hommage à toutes les vertus du cœur que vous possédez et qui vous font aimer par d’autres que vos serviteurs  [28]. »

19 Au mois de mars 1886, Paul de Cassagnac a un entretien houleux avec le prince Victor. À cette époque, le député vient de fonder L’Autorité, un nouveau journal quotidien, Le Pays étant tombé aux mains des jérômistes du fait de la mort de son gérant en 1885. « Eh bien ! vous fondez un journal, dit le prince Victor. – Oui, monseigneur. – Que sera-t-il, ce journal ? – Comme le sabre de M. Prudhomme, il est destiné à vous défendre et au besoin à vous combattre. » Le prince change de sujet pour aborder la question de la brochure d’Henry Dichard. « J’aurais pu, dit Cassagnac, empêcher la publication de cette brochure ou en ruiner le crédit par une lettre à la Gazette de France. Dichard est dans ma main. J’ai absolument barre sur lui et il ne tenait qu’à moi de le perdre. – Alors pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? lui demande le prince Victor. – Pourquoi, mais parce que j’avais à me plaindre de vous et beaucoup. – Mais maintenant nous sommes quittes. – Parfaitement monseigneur, et comme on dit aux dominos, c’est à vous la pose  [29]. » Cassagnac et le prince se détestent cordialement, le premier reprochant au second son manque de courage politique, le second ne pardonnant pas au premier les humiliations qu’il lui impose. Une note de la préfecture de police du 3 mai 1886, révélatrice des tensions, indique que le prince Victor a écrit à Cassagnac pour lui demander une rencontre. Ce dernier aurait dit à son entourage « qu’il n’avait plus à s’inquiéter d’un pareil “gosse” et qu’il ne lui répondrait même pas  [30] ». Une autre note d’un mouchard de la police datée du 4 mai 1886 indique que Cassagnac « doit aller voir le prince pour lui poser nettement ses conditions et [que] si ce dernier refuse de se dégager de son père en suivant la ligne de conduite que lui tracera Paul de Cassagnac, la rupture qui existe déjà en partie entre les deux personnages deviendra alors complète  [31] ».

20 La rupture éclate à l’occasion du vote puis de l’application de la loi d’exil des princes, en juin 1886. Le jour même du départ du prince Victor pour Bruxelles, à la fin du mois de juin, Cassagnac se rend chez le prince afin de l’inciter à saisir cette occasion pour organiser une manifestation. Le prince et le député arrêtent les dispositions de ce qui doit apparaître comme une démonstration de force. Mais l’après-midi, Edmond Blanc se rend chez Cassagnac de la part du prince pour annoncer au député, « d’une manière très impolie », que la manifestation est annulée et que le départ de Victor se fera en toute discrétion  [32]. Écœuré, Cassagnac ne se rendra pas à la gare. Les rapports entre les deux hommes cessent définitivement  [33].

21 Malgré ces déconvenues, Paul de Cassagnac reste malgré tout fidèle aux idées bonapartistes, l’alliance entre la souveraineté nationale et un pouvoir exécutif fort s’inscrivant dans le cadre de l’institution monarchique. Sa personnalité quelque peu idéaliste et peut-être son souvenir du prince impérial, auquel il portait une affection profonde, l’empêchent de passer au royalisme malgré l’admiration qu’il porte au comte de Paris. Son cœur et sa raison étant déchirés entre deux princes, il parvient à sortir de cette contradiction par le haut en inventant dès 1883 le « solutionnisme », doctrine qui consiste à accepter tout sauf la République : « N’importe qui et n’importe comment – telles sont mes maximes. Je ne m’en cache pas. Si l’Empire ne peut s’élever à la hauteur de sa vocation, moi et un grand nombre d’impérialistes, nous accepterons une monarchie  [34]. » Les anti-solutionnistes chercheront à discréditer Cassagnac en l’accusant d’avoir été acheté par les Orléans. S’il est vrai que Cassagnac a reçu de l’argent du comte de Paris et de la Caisse royaliste  [35], la dernière lettre connue que le polémiste adresse en décembre 1893 au chef de la Maison d’Orléans ne laisse pas planer de doutes sur ses convictions intimes : « Monseigneur, […] l’horizon, tous les jours, s’assombrit davantage. Les difficultés grandissent, au point de ressembler à des impossibilités. La défection éclaircit les rangs et les fidélités chancellent. Permettez à celui qui n’est pas royaliste, mais qui croit au salut de la France par vous seul – de ne trouver dans tout cela qu’un motif de vous aimer et de vous admirer davantage  [36]. » Le comte de Paris décède en septembre 1894. Son fils le duc d’Orléans, piètre prétendant, n’entretiendra pas de relations particulières avec le directeur de L’Autorité, montrant ainsi que les relations de ce dernier avec le comte de Paris relevaient au moins autant de motifs personnels que politiques.


Date de mise en ligne : 05/12/2019

https://doi.org/10.3917/napo.034.0048

Notes

  • [1]
    Eugène Eschassériaux, Mémoires d’un grand notable bonapartiste, 1823-1906, présentés par François Pairault, Saintonge, éd. des Sires de Pons, 2000.
  • [2]
    Archives de la préfecture de police, Ba 998, 7 avril 1876.
  • [3]
    Laetitia de Witt, Le Prince Victor-Napoléon, Paris, Fayard, 2007.
  • [4]
    Celui-ci écrit, désabusé, au baron Eschassériaux : « Je ne suis plus qu’un bonapartiste du passé, je n’appartiens plus au présent ou à l’avenir […]. Je crois que la politique du prince Jérôme est le silence et le louvoiement. Il ne fera aucun manifeste ; les chances de succès seront peut-être dans les événements. » (coll. part., lettre du 27 septembre 1879).
  • [5]
    Déclaration des députés républicains adressée au président de la République, Patrice de Mac-Mahon, pour exprimer leur opposition à sa politique, après le 16 mai 1877.
  • [6]
    Le Pays, 2 juillet 1879.
  • [7]
    Paul Lenglé, Le Neveu de Bonaparte, Paris, Ollendorf, 1893, p. 4.
  • [8]
    Le Pays, 22 juillet 1879.
  • [9]
    Archives nationales, 156 AP I 269.
  • [10]
    Par exemple : APP, Ba 999, 31 octobre 1879.
  • [11]
    Journal officiel, séance du 26 décembre 1882, p. 2193.
  • [12]
    Le Pays, 8 avril 1880.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Le Pays, 20 octobre 1880.
  • [15]
    Id., 16-17 août. Extrait du discours de Paul de Cassagnac.
  • [16]
    APP, Ba 69, notes du 28 juillet et du 8 octobre 1882.
  • [17]
    Eugène Loudun, Journal de Fidus, sous la République opportuniste, C. Marpon et E. Flammarion, v. 1885, p. 343-344.
  • [18]
    AN, 300 AP III 560, lettre non datée : « mardi soir » (probablement le 17 janvier 1882).
  • [19]
    Id., 300 AP III 559, lettre du baron Lambert datée du 27 mars 1882.
  • [20]
    Id., lettre du 18 avril 1882.
  • [21]
    Id., 400 AP 163, « Napoléon. Note procès-verbal ».
  • [22]
    Le Pays, 19 décembre 1883.
  • [23]
    AN, 400 AP 163, « Napoléon. Note procès-verbal » ; Le Pays, 19 janvier 1884.
  • [24]
    Ibid., « Journal quotidien ».
  • [25]
    Laetitia de Witt, op. cit., p. 153-154.
  • [26]
    APP, Ba 69, 1er juillet 1884.
  • [27]
    Le Matin, 22 juin 1884.
  • [28]
    AN, 300 AP III 601, lettre reçue le 23 janvier 1886.
  • [29]
    Id., 300 AP III 602, lettre d’Eugène Dufeuille au comte de Paris du 5 mars 1886. Albert Rogat, journaliste au Pays et ami de Cassagnac, a rapporté la conversation à Dufeuille, conseiller politique du comte de Paris.
  • [30]
    APP, Ba 69, note du 3 mai 1886.
  • [31]
    Ibid., note du 4 mai 1886.
  • [32]
    Id., Ba 1000, 17 juin 1887.
  • [33]
    Cassagnac a peut-être rencontré le prince Victor à Bruxelles en 1899, mais l’information est incertaine.
  • [34]
    Le Figaro, 1er septembre 1883. Les prémices du solutionnisme sont néanmoins plus anciennes dans les écrits de Cassagnac.
  • [35]
    AN, 300 AP III 603, papier intitulé « affaire P. de C. Reçu Fovart » ; 300 AP III 636, lettre d’Eugène Dufeuille du 2 février 1889.
  • [36]
    Id., 300 AP III 697, lettre du 27 décembre 1893.

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