Couverture de MUSUR_113

Article de revue

Éditorial

Pages 3 à 7

Notes

  • [*]
    Membre du Comité éditorial de Musurgia, Président de la SFAM.
  • [1]
    Stephen Jay Gould, Le renard et le hérisson. Pour réconcilier la science et les humanités, Paris, Seuil, 2003, p. 61.
  • [2]
    Id., p. 304.
  • [3]
    Claude Hagege, Contre la pensée unique, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 133.
  • [4]
    De l’écoute buissonnière à l’empreinte du geste. Entretien avec le compositeur Gérard Pesson, propos recueillis par Lambert Dousson et Sarah Troche, Geste 6 (Octobre 2009), p. 334-345.
  • [5]
    Ibid.

1Comment perçoit-on, se représente-t-on une musique récemment imaginée ? Les procédures d’approche, d’analyse, d’interprétation, sont-elles si différentes de celles que l’on applique à des « moments » de ce que l’on nomme « patrimoine » (mot qui est doublement absurde, non seulement parce qu’il favorise des mises à distances délétères, opposant ce qu’il recouvre aux « musiques commerciales de grande diffusion mondialisées » qui seraient seules « vivaces », selon un courant d’expression très médiatisé, mais aussi parce que tout phénomène accepté comme « musical », affleurant dans le présent, quel que soit le temps écoulé depuis sa conception, est immédiatement partie de ce « répertoire ») ? N’est-il pas intégré à la musique « actuelle », au « présent » du musical dans sa diversité ? Un relativisme qui confine au nihilisme, au refus des niveaux de complexité, de la densité effectivement « relative » dans cette mesure, des « pensées artistiques en acte » tenterait également de nous faire croire à une obsolescence du « passé ». Inventer de nouvelles interprétations ainsi qu’un nouveau vocabulaire, sous l’influence, précisément, de l’appréhension de la musique de création la plus récente, sous toutes ses formes, fait partie du processus de « l’entendement », qui s’applique, potentiellement, à l’ensemble de la musique.

2Questionne-t-on davantage les effets de transmission lorsque le « son » (global) d’une musique semble en rupture, en mutation, du côté de l’inouï, en quelque sorte afin de vérifier les sources, c’est-à-dire « l’humanité » de cette éclosion ? Bach a-t-il davantage de « pères » que Conlon Nancarrow, Charles Ives ou le « bruitiste » Luigi Russolo ? D’où vient ce « bruit », précisément puisque tel est le terme qui ressurgit souvent face à l’étrangeté perçue, et ce, à chaque époque (ceux qui en ont été les concepteurs innovants, risquant parfois même leur vie dans les sociétés les plus coercitives – il en existe encore) ? Est-on plus attentif aux passages de relais (selon ce que proposent de nouvelles théories, comme celle de la mémétique, par exemple) ? Ce peut être le cas lorsqu’on est face à un témoignage de forte « continuité », conformité, application, imitation etc. (certains aspect de ce que l’on nomme « postmodernité » ou bien, plus encore : « néo-tonalité ») ? N’existe-t-il pas toujours une structure, une systématique (fuyante, inhabituelle, inquiétante, changeante et même inaccessible) à débusquer, à prendre en considération, en charge, à « interpréter » ?

3Les espaces d’élaboration des œuvres « actuelles » ne sont peut-être pas plus complexes mais plus divers. Par contre, nous sommes contraints à considérer une complexité globale constituée de morphogenèses « locales » qu’il faut alors repérer, identifier, inventorier, caractériser, qualifier… De plus, on ne peut réduire toute « œuvre » à sa logique apparente, fût-elle bien cernée, répertoriée parce qu’elle doit être sans cesse rapportée, réinscrite dans un ensemble plus vaste qui est constitué de la somme en accroissement permanent dans la mémoire de chacun et dans la mémoire de l’espèce, de tous les phénomènes qualifiables de musicaux. Ainsi, son interprétation dérive-t-elle au gré du réseau des confrontations mémorielles dans lequel elle s’inscrit.

4« Le pied fourchu de la théorie – (expression du philosophe des sciences N.R. Hanson) marque nécessairement de son empreinte toute observation. Il en est ainsi, et il doit en être ainsi – comment pourrions-nous sans cela discerner le moindre motif, ou identifier quoi que ce soit dans l’infinité des perceptions potentielles (…) ? » [1] C’est en ces termes que Stephen Jay Gould précise ce qui constitue la nécessité de la constitution d’une logique d’appréhension, tout en rappelant, dans son dernier livre, que « …plus nous en apprenons sur les systèmes complexes, moins le réductionnisme semble efficace » [2] (2). Et j’aurais tendance à penser que ce qui nous intéresse au fond, c’est la complexité globale de l’ensemble du musical (quels que soient les mots pour le désigner).

5Une autre phrase, tirée du dernier livre de Claude Hagège qui traite de l’hégémonie d’une langue-pensée, n’est pas sans écho dans le cas des interprétations multiples et chacune singulière, d’une œuvre singulière : « (…) il n’y a de véritable universalité que dans la coexistence d’îlots universels confrontés les uns aux autres, explorant aussi loin que possible le champ des virtualités en offrant à la naissance de consciences nouvelles les conditions favorables que crée un isolement relatif, éloigné du statut d’équilibre, qui, lui, possède un dangereux pouvoir d’homogénéisation » [3].

6« Il m’a toujours semblé que le travail de la mémoire et celui de l’invention étaient contigus, et je n’ai fait qu’objectiver cette sensation dans certaines de mes musiques. Cette « désécriture » n’est rien d’autre qu’une manière de poursuivre le travail inlassable de l’écoute. La désécriture agit ainsi comme une lumière rasante, montrant ce que le plein jour laissait dans une évidence presque endormie et lassée d’elle-même. Le travail de mémoire est donc une radiographie, non seulement de l’objet que l’on veut « détourner », mais, je le crois, de notre écriture. S’applique ainsi à un objet de mémoire la technique de notre propre écoute, de notre intuition instrumentale. La mémoire, dans cette opération de cache, devient un flux de réminiscences, fonds commun entre le compositeur, l’auditeur, mais aussi l’interprète, qui y joue ses propres repères » [4].

7Que perçoit l’auditeur de certaines des œuvres de Gérard Pesson, auteur du texte ci-dessus : des traces, des transformations par érosion, corrosion, élision etc. ? Il est question de fragments, mais notre mémoire musicale -liée à toutes les autres-n’este-lle pas constituée d’un nombre incroyable de fragmentations, de prélèvements reconstitués, d’associations qui se recomposent sans cesse avec les nouveaux éclats échappés de l’observation poursuivie, étroitement mêlée aux actes de l’entendement ?

8« Il n’y a certes pas d’écoute innocente, ni tout à fait désidéologisée, mais cet « écouteur » au travail en nous doit rester en éveil. Je crois à cette disposition bienveillante de l’écoute. Elle garde son pouvoir discriminant et implique une mise à distance salutaire – serait-ce une manière de ré-interpréter par certaines formes d’écoutes buissonnières le non-agir que John Cage recherchait ? »… ajoute Gérard Pesson [5].

9Le Sapiens est un interprétant, tous ses actes étant pris continuellement dans cette évolution irrépressible. Chaque phénomène, considéré, ne fut-ce que par un seul humain actuel comme faisant partie du musical, n’est-il pas livré à l’interprétation immédiate de qui va l’écouter, l’entendre, l’apercevoir, le désirer, le fuir, l’observer, en tout cas? Toute observation déplace (irrémédiablement pour certains, heureusement pour d’autres – je me souviens de la réponse que m’avait faite Luciano Berio, à Aix-en-Provence, lorsque j’avais évoqué de possibles surprises désagréables que pourraient lui causer certaines des interprétations de ses œuvres : il m’avait dit être, au contraire, très curieux de ces « déplacements » inattendus – inentendus…). Mais il nous est toujours loisible de croire à la pérennité de la forme, plus ou moins inconsciemment (manifestation d’ange – invariance dans une mémoire) tout en estimant nécessaires des évaluations, des comparaisons, des investigations de toutes sortes qui permettront une appropriation (passagère) de la forme perçue.

10L’analyse n’est pas une application mais un processus d’adaptation à un inouï, quel qu’il apparaisse. Ainsi peut-on estimer que l’attitude que nous avons nécessairement face à une œuvre récente, éloignée de nos habitudes, pourrait également devenir telle vis-à-vis de toute œuvre « antérieure » (si ce mot a un sens). Nous déplaçons la conception établie d’œuvres que nous croyons familières, les rendons à leur potentialité d’espace transitionnel, transactionnel, évolutif, et dans cette perspective, à leur profonde singularité nécessairement étrange.

11Chaque fragment-musique engendre la démultiplication de ses interprétations et ces dernières reforment (réforment) la forme et ses innombrables éclatements, sous-espaces. Il nous manque une théorie unificatrice qui tienne en compte l’ensemble des paramètres, ainsi qu’en physique. Le musical serait comme un ensemble d’énergies, d’espaces-temps, inscrits dans le cours d’une évolution, qui comporte d’innombrables traces résiduelles (caractères récessifs compris) des éléments instrumentalisés dans une présence et des préfigurations.

12Plus encore sera-t-on sensible, peut-être, dans le cas d’une œuvre récente, au son d’une musique-langue appliquée à la musique : croisée entre deux morphologies sonores. Comment on élabore un langage sur le musical, comment on le compose, le pense, le compense… Le moindre mot va s’associer au processus d’appréhension de la musique « observée ». A l’œuvre sont associées ses interprétations langagières de manière très étroite. Il y aura autant de paroles successives et dans tant de langues différentes, sur l’œuvre interprétée avec du son et des paroles interférées (même dans des contextes ou celles-ci seraient comme «tues ») selon l’ensemble des vecteurs de transmission soutenus par du langage

13Il serait possible de traiter tout phénomène sonore-musical, et particulièrement ceux qui apparaissent dans un récent présent (il existe aussi des résurgences qui appartiennent à un « passé » fort ancien – Gesualdo est-il un « moderne » ?…) comme une émergence, sans antériorité, sans « préfiguration ». Ce faisant, se croyant prémuni contre toute projection, contre toute appropriation préalablement méditée (comme si c’était réalisable!) on atteindrait à la fois cette singularité, ce cas unique et ce qui la relie, mais aussi d’autres niveaux que systémiquement musicaux.

14Bruno Bossis indique, à propos de l’œuvre (pré)enregistrée, qu’il est possible de contourner l’implacabilité du temps de cette « gravure » (apparemment pérenne…) en prévoyant, par exemple, un espace plus variable (un réservoir) dont les matériaux peuvent connaître une diversité de traitements, dans le cas d’une intervention d’instrumentistes à partir de cet enregistrement, ce qui implique une analyse des aléas de rencontres ainsi induites.

15N’est-ce pas toujours l’idée de conjoindre des sons appartenant à des contextes très différents pour exprimer l’humain ? A vrai dire, le son des « machines » est-il si différent du son de la « lutherie » ? Zarb, crotales, flexaton, fouet, pianino… et ces « sons Bayle » qui « ressemblent à des cris de crapauds ». Il faut ré-inventer un processus de traitement d’un texte et d’une théâtralisation. L’inouï est suscité par des phénomènes extravagants, « baroques » (est-ce si différent du décalage provoqué par le coassement des grenouilles dans le Platée de Rameau ?). Des éléments exogènes sont peu à eu intégrés, « convertis » ? N’est-ce pas le sens de toute l’évolution du sonore musical ?

16D’ailleurs, cette œuvre « captée » suppose une analyse perceptive reconstituant peu à peu des repères, des régularités, des similitudes, des contrastes, des comparaisons de toute nature etc. Le commentaire d’écoute, devenu une épreuve très fréquente à tous niveaux des études musicales, développe une attention préalable à la constitution progressive d’une description sans présupposés (tout au moins avoués… car ils sont en réalité nombreux).

17Sébastien Béranger rappelle l’importance de l’approche du timbre, des articulations, la place de l’improvisé, des œuvres antérieures, l’incrustation dans une continuité, conscient qu’il y aurait comme « une sorte d’impasse ». Il s’agit de se penser comme un « filtre », de « concilier des mondes » ; « un plaisir musical composite et hybride » ; « chaque compositeur est l’unique représentant de son propre courant ». Mais dans quelle mesure la spectralité échappe-t-elle à l’engendreur fondamental ramiste ?

18Makis Solomos insiste sur la nécessité (n’est-ce pas toujours le cas ?) « …de faire appel à domaines de pensée divers – philosophie, esthétique, histoire, etc. – pour s’engager dans une observation « analytique » transformant le sonore observé au fur et à mesure, la musique comme moment-espace perçue de manière multiple. L’acte analytique semble extraire un présent intemporalisé, ce qui est contraire au flux ».

19Martin Kaltenecker évoque autrement l’une des graves interrogations que je tente de mettre en avant dans cette présentation : « Si aucune musique ne se loge entièrement dans les espaces disponibles – ceux de la schématisation analytique, de la lecture silencieuse, de l’écoute au disque avec ou sans partition, de l’écoute au concert avec ou sans partition – Cassation [l’œuvre de Gérard Pesson ici analysée] semble se concentrer tout particulièrement sur cette impossibilité et cette tension entre espaces irréconciliables et non superposables ».

20En d’autres termes ne sommes-nous donc pas amenés à penser, plus précisément à partir d’œuvres du « présent », le fait que l’interprétation n’est pas tant nécessaire pour nous confirmer qu’une fugue est ce que l’on entend jusqu’à ce jour par fugue, mais pour nous donner à écouter ce qu’elle a de tout à fait particulier, qui échapperait au « plan ». L’approche médiate, dans le fil de ses outils, est immédiate également en ce qu’elle peut créer l’illusion d’un oubli de ce dont elle est constituée (projections de tous ordres) mais elle conserve toujours une réserve d’étonnement (comme on aurait dit au xviie siècle) car on ne sait ce que l’on cherche, on ne sait pas ce qui naîtra de la recherche que l’on mène. Le désir de l’œuvre est dans celle-ci et non dans une autre, non dans un modèle préexistant, que ce dernier apparaisse ou soit greffé, reconstruit ensuite. Ce désir est infini dans cette œuvre en ce qu’elle n’a pas de « bords » : son expansion est virtuellement infinie, se démultipliant en autant d’interprétants, également en autant de fragments rapportés à l’ensemble de la musique de l’homme actuel.


Date de mise en ligne : 22/10/2013

https://doi.org/10.3917/musur.113.0003

Notes

  • [*]
    Membre du Comité éditorial de Musurgia, Président de la SFAM.
  • [1]
    Stephen Jay Gould, Le renard et le hérisson. Pour réconcilier la science et les humanités, Paris, Seuil, 2003, p. 61.
  • [2]
    Id., p. 304.
  • [3]
    Claude Hagege, Contre la pensée unique, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 133.
  • [4]
    De l’écoute buissonnière à l’empreinte du geste. Entretien avec le compositeur Gérard Pesson, propos recueillis par Lambert Dousson et Sarah Troche, Geste 6 (Octobre 2009), p. 334-345.
  • [5]
    Ibid.

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