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Article de revue

Aimer être quelconque, transmettre l'impossible

Pages 127 à 140

Notes

  • [1]
    Théorie esthétique, Klincksieck, 1989, deuxième traduction de l’allemand (1970), p. 244.
  • [2]
    Composante du fameux horizon d’attente de Hans Robert Jauss (Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1978) hérité de Husserl via Gadamer.
  • [3]
    J’assimile « poétique » et « artistique » quand l’enjeu artistique persiste et dans la volonté à l’œuvre et dans sa possible réception ; sachant que tout objet peut être esthétiquement reçu selon une valeur poétique qui n’appartiendrait pas à son auteur mais à son récepteur (ce sont aussi les récepteurs qui font les œuvres…).
  • [4]
    Rien de très nouveau dans cette allégation, mais ne la perdons pas de vue lorsque nous examinons la transmission et les constituants esthétiques de toute œuvre, même les plus critiques !
  • [5]
    Gérard Genette, Fiction et diction, Seuil, 1991, et Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne, Gallimard, 1992.
  • [6]
    Ma version du quelconque s’inspire assez librement de celle de Giorgio Agamben, que je défais des singularités pour ne le rapporter en être quelconque à être rien comme être en creux, sorte d’être par défaut (emprunté autrement à Agamben) hors d’atteinte des modes spectaculaires.
  • [7]
    Malgré sa mauvaise réputation gagnée à promouvoir les œuvres, la critique d’art s’emploie aussi à cette description, en proposant assez souvent l’inventaire de ce qui fait l’œuvre, le lecteur avisé signifie où et comment elle se place dans les potentiels cognitifs de l’espace public.
  • [8]
    À ce propos et d’autres, les deux ouvrages de reconductions de mon ami Daniel Quesney : Retour à Paris, Parigramme, 2005 ; et Retour à Marseille, Les Beaux Jours, 2006, sont d’excellents indicateurs de ces modifications marquantes.
  • [9]
    Sur ce point et bien d’autres, voir La Folle Histoire du monde, Michel Bounan, Allia, 2006, rouvre un espace collectif de questionnement, et, antérieurement généreusement « repris » par Deleuze-Guattari, Pierre Clastres, La Société contre l’État, Minuit, 1974.
  • [10]
    Le succès de cette « découverte » de McLuhan ne doit pas faire oublier son efficacité cognitive et post-disciplinaire : savoir revient à n’apprendre que des moyens, approchant les pratiques communes des pratiques militaires.
  • [11]
    Pour mémoire http:// multitudes. samizdat. net/ la-pensee-verrouillee. html et hhttp:// multitudes.samizdat.net/l-affaire-sloterdijk-une-polemique.html ; hhttp:// multitudes. samizdat. net/ biotechnologies-et-posthumanisme.html.
  • [12]
    Point par lequel l’art, mémorable régisseur d’affects, s’approche du despotique et peut, éventuellement, le servir.
  • [13]
    Par exemple, le fantastique livre un peu passé inaperçu de Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, qui, sans le savoir, complète l’horreur des prédictions de Günther Anders…

1

La contradiction la plus profonde des œuvres d’art, la plus inquiétante et la plus fructueuse est qu’elles sont inconciliables au nom même de la réconciliation. Ce qui les rapproche de la connaissance, c’est leur fonction synthétique, la conjonction du disjoint.
Theodor W. Adorno [1]

2Au travers de ce qui s’est dit dans le séminaire, il ressort une interrogation des raisons de l’art, à la fois de sesmotivations, de ses concessions rationnelles et de ce qui en passe auprès des publics. Tout en n’apprenant rien à personne de l’équivoque coopération du spectacle et de l’œuvre, je défends encore l’émotionnalité à l’œuvre non pas parce qu’elle se donnerait en spectacle mais tout au contraire parce qu’elle en produirait la critique.

3À un moment où plus rien n’est autorisé hormis pour les quelques instants d’un passage sur scène, nous avons mieux à dire des possibilités de l’art. Dans cette époque post-industrielle, nous pouvons faire réentendre tout ce qu’il convie d’espoirs et de désillusions.

4En somme, rappeler comment certaines pratiques artistiques luttent culturellement contre l’extermination subjective. Nous pourrions alors imaginer que le public et le commun se trouveraient peut-être tout à l’extérieur de ce qu’il est convenu de nommer « espace public » et qui ne recouvrerait rien de partageable. À mon sens la transmission en matière artistique se rapporte aujourd’hui à deux questions connexes : « quelles peuvent être les raisons de l’art ? » et « où en sommes-nous des possibilités de transmettre et des concurrences qu’elles supposent ? »

5Tout en gardant à l’esprit que l’expression artistique telle que nous croyons actuellement la vivre corrobore de l’espace public, nous revenons sur ce qui lie ces deux questions : nulle proposition artistique ne se dispense de publicité et d’un placement vis-à-vis d’une audience préexistante ou potentielle [2].

6C’est dire que, même très « personnifiées », les raisons de l’art sont aussi publiques et se concurrencent en s’exposant.

7Forte d’une pré-exposition qui assure sa recevabilité, l’exposition n’est pas le premier acte de transmission. Elle est le plus souvent précédée d’une transmission première par des experts qui adjugent sa possibilité, c’est-à-dire entraînent ses conditions matérielles. Afin de produire l’exposition, ses organisateurs doivent disposer d’une assise minimale (recevabilité positive), hors de laquelle ils ne s’engagent que très rarement. Prévenue de l’éventualité d’une exposition, la critique (le marché ?) doit se montrer attentive.

8Aucun organisateur, même intrépide « curator », privé et a fortiori public (qui rend publiquement compte), ne s’avance totalement seul : il s’entoure d’avis qui permettent sa production.

9L’histoire de l’art, même récente, ne néglige jamais de montrer combien, malgré les risques manifestes, chaque production d’exposition ou commande d’œuvre est partiellement garantie par des avis compétents qui projettent sa réussite. Tout en rendant possible l’opération, ces garanties n’en assurent pas le succès !

10La puissance suggestive est engagée ; les avis-experts avantageux lancent la possibilité de produire et le producteur réunit les moyens utiles, dont une désormais impérative obligation communicationnelle facilitée par l’apport initial d’avis autorisés.

11Ce placement et ces avis ne supposent pas seulement des moyens de transmettre quelque chose d’autonome, mais l’incorporation de ces moyens dans la proposition artistique. L’œuvre intègre en partie ce que l’on attend d’elle, horizon qu’elle ne peut pas totalement décevoir, et ce qui fait qu’elle soit formellement ainsi, deux agents de transmission et de conditionnement. A fortiori lorsque le spectacle sert de modèle, toute production doit être recevable et sa matérialité fait plus que la transmettre : elle l’exprime et explicite ses conditions. La matérialité de l’œuvre la montre et montre ce qui la rend telle. Une partie à l’œuvre est déplacée dans cette expression physique, désespérant de temps à autre ce dont elle se prétend porteuse. La puissance spectaculaire empoigne l’émotion et l’affect dans sa trame sensationnelle qui déporte toute valeur poétique en seconde instance émotionnelle.

12L’art (re)devient l’ombre spectaculaire de son ambition poétique [3].

13Son degré de liberté, autonomie à l’œuvre, opère fonctionnellement selon un dispositif de réalisation où l’œuvre répond à de l’attente et comprend des moyens qui l’inscrivent ; deux ordres qui dressent son autonomie pour la rendre encore plus transmissible. Une rhétorique courue oppose la forme à la fonction tout en dérobant l’extrême fonctionnalité de la forme qui soumet l’intention artistique [enjeu poétique délibéré] en l’obligeant à souscrire à ses conventions.

14L’œuvre réussie [artistiquement] est alors celle qui passe au travers de ce crible conciliant et expose l’impossible : l’irréconciliable.

15Avant que l’œuvre ne soit publiquement accessible, on se souvient que la transmission de l’œuvre a déjà commencé pour souffrir que cette préfiguration marque l’œuvre et tout ce qui pourra en être transmis : toute œuvre s’avère préformée [4].

16Or, l’œuvre est censée — encore — bénéficier d’un assez haut degré de liberté, qui lui procure partie de sa raison d’être (comme impossible exposé). Le potentiel conflit des moyens de transmission et d’un impératif artistique [libre] constitue d’ailleurs une puissance à l’œuvre.

17L’impureté artistique à l’œuvre, supposant par exemple d’objectives raisons qui s’opposeraient aux subjectivités en jeu, est aussi à l’œuvre comme œuvre dans la diffraction concrète de l’œuvre désirée et de l’œuvre effective.

18Cette hypothèse rend particulièrement cocasse toute forme d’art qui s’annonce vertueuse. On reconnaît là une sorte de fondamentalisme risible opposant une version idéale de l’art aux diversités de ses expressions, et déplorant d’outrageuses doctrines spéculant sur la valeur de ses débordements.

19Pour nous, cette hypothétique vertu est cette diffraction (tension exposée) sensible entre l’envie artistique et le réalisme esthétique, ou, pour reprendre le vocabulaire de Genette-Schaeffer, entre les dimensions intentionnelle et attentionnelle, diffraction artistique que la concurrence doctrinale déplace à l’infini [5].

20Toute approche de la transmission en matière artistique comprend la part constitutive d’une interprétation toujours à l’œuvre qui y entremêle subjectivité et cognition. L’expérience à l’œuvre est sans arrêt sillonnée des connaissances qu’elle comporte et des émotions qu’elle anime. La « transmission » implique plusieurs registres, du cognitif au subjectif en passant par l’expressif.

21En proposant la version de toutes les bonnes raisons de l’art dans le quelconque[6], j’insiste sur l’extrême concurrence du cognitif et du subjectif, que l’on peut d’ailleurs rapporter à ce qui fait société du signe et de l’affect…

22Je crois également que l’on peut construire une description de l’état de l’espace public par le biais des œuvres qui y sont proposées.

23Pour peu que cette description s’avance [7], elle pose d’assez nombreux problèmes, parmi lesquels une dilapidation de l’espace public dans des modes de représentation assortis au spectacle et aux médias pourtant désapprouvés.

24Admettant le poncif de cette assertion (assortiment de toute œuvre actuelle au médiatico-spectaculaire), nous pouvons mieux l’explorer et construire une idée plus précise de ses conséquences culturelles, particulièrement en terme de degré de liberté.

25Si les œuvres indiquent fortement un état de l’espace public, elles transmettent probablement une estimation du degré de liberté (où / quand / comment), et interrogent fréquemment l’improbable conciliation des libertés individuantes et de l’espace public.

26Cette allégation se rapporte directement à deux improbabilités contemporaines : l’autonomie de l’art et l’espace public comme secteur ouvert de mutualisation ; deux façons de revenir à nos deux questions initiales : « Quelles peuvent être les raisons de l’art ? » et « Où en sommes-nous des possibilités de transmettre et des concurrences qu’elles supposent ? » Questions devenant : « Comment l’art s’entend-il à coordonner ses raisons à son principe de liberté ? » et « Comment opère la mutualisation que supposerait l’art dans l’espace public à l’époque du capitalisme cognitif ? »

27Lors de nos discussions, nous semblions assez d’accord sur une « absolue restriction » de l’espace public, voire son indisponibilité ; les fréquentes références, notamment dans les discours politiques, qui lui sont faites, n’aboutissent jamais à une description.

28Par exemple, les photographies de ce qui est aujourd’hui présenté comme des espaces publics urbains montrent clairement ses marquages : flux conditionnés et nettement disjoints, signes ostentatoires (publicités, panneaux signalétiques, orientations), privations (terrasse, devantures) [8].

29Je poursuis l’hypothèse que cet espace découvert au XVIII e siècle n’a que peu, voire jamais, existé dans la mesure où ses moyens se sont simultanément présentés comme ses fins [9] ; nous reviendrons peut-être sur le fait que le média se transmet d’abord voire exclusivement, que ses contenus, même très impressionnants, ne sont jamais qu’accessoires, et le servent [10].

30Cette assertion casuiste lamine tout contenu selon une théorie communicationnelle qui ne croirait qu’aux vecteurs aux dépens des significations, ou qui, encore, affirmerait que les significations ne sont que vectorielles.

31Je lis ainsi les positions d’Habermas, a fortiori lorsqu’il ferraille gauchement avec Sloterdijk [11]. Le fond du débat est de cet ordre : « Qui commande de la communication ou des signes ? » et « De quel ordre la philosophie peut-elle être complice ? »

32Et « en matière artistique », on passerait de la philosophie à l’art pour appréhender « De quel ordre (communicationnel ou sémantique) l’art pourrait être le complice ? »

33« Ce qui porte » conditionne « ce qui est porté », sans aucun doute, mais il s’entend toujours, a fortiori « en matière artistique », quelque chose qui n’équivaut pas à cette portée et la surpasse soit parce que ce quelque chose en « retrouve » les signes enfouis, soit parce que ce quelque chose n’en tient que partiellement compte. Ordinairement abusif, un régime interprétatif lance une nouvelle vectorialité qui, même greffée à des vecteurs despotiques, les double, ou au moins les clone, c’est-à-dire en préfigure les opposants, voire les déviants.

34Sauf recouvrement total par les obligations spectaculaires, la matière artistique présente encore l’avantage d’une inadéquation qui en appelle toujours à d’autres vectorialités.

35Reprises dans les interprétations des œuvres et leurs enjeux poétiques, ces nouvelles vectorialités font entendre la matière artistique tout en vérifiant la précarité des précédentes.

36Nos mauvaises habitudes (consciences ?) de produits dérivés, nous laisseraient malencontreusement entendre que tout effet est adhérant, mais même les politiques apprennent que les discours restent vecteurs de contradicteurs.

37Le capitalisme cognitif ambitionne aussi de nous convaincre de la dépendance des signes qu’il cogère, et inlassablement nous gagner à son ministère des libertés : grand pourfendeur des contraintes, il débloque toutes les forces disponibles à produire ce qui libère et rétablit le bien-être à l’encontre de ses ennemis désignés : « collectivistes qui voudraient nous en priver »…

38Le despote historique exigeait l’exclusivité sémantique du flux, le despote post-historique opère le surcodage du flux en affects [12], il ménage le produit sentimental par lequel l’humain s’engage à consommer sa subjectivité.

39Nous sommes alors théoriquement placés à choisir entre un pessimisme envers des vecteurs surpuissants qui dictent les visibilités affectées et un optimisme pour ces mêmes vecteurs sans cesse traduits par d’autres vecteurs sémiotiques compris dans d’incalculables configurations.

40J’ajoute sciemment une comptabilité.

41On éprouve la puissance calculatrice des moyens numériques et leur degré de pénétration des actions humaines [13].

42On sait aussi combien ces flux numériques forment et déforment (verrouillent et libèrent) du contrôle.

43Ajoutons au chapitre des prévisions que non seulement la gigantesque machinerie numérique exerce le calcul des possibles, mais qu’elle en offre une passionnante prévisibilité. Elle ne fait pas que supposer les possibles et « discrédite » les impossibles qu’elle expulse de ses calculs. Accordée à la globale puissance démonstrative de ses moyens, son emprise imaginaire est telle que rien de ce qui lui échapperait semblera possible.

44La prospective ne consiste(ra) plus à supposer des possibles, mais à leur occasionner une organisation adéquate ; la prévision ne porte déjà plus sur les choses, hypothétiques conséquences, ni même les vivants, hypothétiques attracteurs de choses, mais sur les flux dont le précepteur est financier et dont les orienteurs sont les gagnants précaires du seul loto touchant : le payant-tout-de-même qui prend de plus en plus les apparences du gratuit.

45Même s’il peut être commandité par le despote, l’avantage de l’art demeure de ne jamais savoir contrôler et d’exposer ainsi une jolie propension à juste supposer.

46Le despote est violent, il se heurte — d’où l’entretien de sa colère — à ce qui le récuse, et reprend ses « propres » termes humiliants en valeurs para-despotiques. Brandissant ses armes déchirantes et assujettissantes, nourrissant son flux tyrannique sans pouvoir l’interrompre par peur d’être despotisé par d’autres, le despote ne décolère pas.

47LE PROPRE DU DESPOTE EST D’ÊTRE DESPOTE EN SOI.

48Il y a peu (ouvertement despote de n’importe quoi), l’art offrait encore l’avantage d’être un despote non crédible.

49Ce défaut despotique laissait à l’art un droit d’excès que l’on disait caricatural, mais lorsque, entre autres par une voie communicationnelle qui brise la nuance artistique, la caricature est généralisée, il semble devenu encore plus difficile d’apprécier la caricature.

50Ayant choisi l’optimisme nietzschéen, la merveille renversante opère : le despote l’est d’abord en lui-même et ce qu’il n’exprime pas l’aliène, lui revient en contreparties despotiques : la concurrence despotique, le para-despotique, l’ironie colérique [bien renseignée par l’Orient dont Bouddha, Schopenhauer, puis Nietzsche évidemment].

51Le despote s’affirme dans ses représailles, prêt à cogner dur, il subit l’invasion sémantique. Branché sur sa crise despotique (soi-en-crise), menaçant à l’excès, il assiste, agité, à l’effervescence des signes qu’il ne peut paralyser.

52Le flux ne remplit rien, le despote convoite sa saturation.

53La discrétion sémiotique de certaines œuvres d’art visuel laisse entendre une possibilité pour l’art de renier le rêve despotique du saturé, mais cette bonne volonté para-despotique est souvent contrariée par l’envie d’éternellement figurer dans l’histoire, narcissisme historiciste que questionnent honorablement quelques œuvres.

54Les apports Fluxus et Dada à cet endroit sont considérables, même s’ils sont repris par le marché et les intérêts marchands de tous les fétichismes historiques.

55Le despotisme avancé de la publicité (communication ?) actuelle commet l’astuce de participer à la multiplication sémantique, sous couvert du respect d’autres signes (le pluralisme sémiotique) et réussit (presque) la dépossession-possession-de-soi dans le rachat-par-le-produit.

56Mais la crise identitaire sur laquelle il joue pour obliger l’acheteur-en-soi lui revient en flamme au visage.

57Un peu comme le pédé de l’homophobe n’a plus de raison de se désocialiser, le quelconque n’a plus aucune raison de s’entendre commander des achats.

58Le despotisme avancé du capitalisme cognitif connaît le destin tragique du despote historique : en incarnant le rachat iconographique comme l’autre incarnait les représailles, il se tient à son propre rachat par la démarcation du quelconque.

59Trop d’optimisme nous aveugle : on sait que ce despotisme avancé peut encore convaincre, notamment les artistes plutôt sensibles à ses arguments, dont le succès (narcissisme historiciste) n’est pas le moindre.

60Dans sa perspective anthropologique, l’intérêt de l’art ressort de l’artiste comme despote aveuglé. En s’accordant des pouvoirs de despote dans les œuvres qu’il propose, l’artiste convertit son excessive autorité en suggestion interprétable dont la transmission exige le renversement.

61L’interprétation transmissible à l’œuvre est forcément un renversement, non pas pour ramener au conciliable l’inconcilié mais, déjà, pour la faire entendre, la rapporter à une intelligibilité dont elle a bien les ressorts. Ces ressorts sont peut-être ce que l’on peut le mieux transmettre : ils présentent les flux contradictoires des sémantisations fugitives qui montrent que ce qui est à l’œuvre n’est ni mouvement ni fixité mais puissance… poétique.

62La transmissibilité de cette puissance poétique, même comprise dans les rapports de forces de concurrences artistiques, ressort notamment de ce qui opère comme tension maintenue entre ce que l’on peut en savoir (de l’art) et ce que l’on peut en expérimenter (des œuvres).

63Malgré des conditions d’expressivité dépendant de régimes ennemis (spectacle et médias), l’art s’interpose poétiquement dans l’opération cognitive qui le vise.

64En aimant être quelconque, on s’approche d’un en deçà et d’un au delà des signes qui diffèrent les vectorisations despotiques du capitalisme cognitif en ouvrant des étendues imaginaires moins bien surveillées.


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Date de mise en ligne : 01/04/2007

https://doi.org/10.3917/mult.hs01.0127

Notes

  • [1]
    Théorie esthétique, Klincksieck, 1989, deuxième traduction de l’allemand (1970), p. 244.
  • [2]
    Composante du fameux horizon d’attente de Hans Robert Jauss (Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1978) hérité de Husserl via Gadamer.
  • [3]
    J’assimile « poétique » et « artistique » quand l’enjeu artistique persiste et dans la volonté à l’œuvre et dans sa possible réception ; sachant que tout objet peut être esthétiquement reçu selon une valeur poétique qui n’appartiendrait pas à son auteur mais à son récepteur (ce sont aussi les récepteurs qui font les œuvres…).
  • [4]
    Rien de très nouveau dans cette allégation, mais ne la perdons pas de vue lorsque nous examinons la transmission et les constituants esthétiques de toute œuvre, même les plus critiques !
  • [5]
    Gérard Genette, Fiction et diction, Seuil, 1991, et Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne, Gallimard, 1992.
  • [6]
    Ma version du quelconque s’inspire assez librement de celle de Giorgio Agamben, que je défais des singularités pour ne le rapporter en être quelconque à être rien comme être en creux, sorte d’être par défaut (emprunté autrement à Agamben) hors d’atteinte des modes spectaculaires.
  • [7]
    Malgré sa mauvaise réputation gagnée à promouvoir les œuvres, la critique d’art s’emploie aussi à cette description, en proposant assez souvent l’inventaire de ce qui fait l’œuvre, le lecteur avisé signifie où et comment elle se place dans les potentiels cognitifs de l’espace public.
  • [8]
    À ce propos et d’autres, les deux ouvrages de reconductions de mon ami Daniel Quesney : Retour à Paris, Parigramme, 2005 ; et Retour à Marseille, Les Beaux Jours, 2006, sont d’excellents indicateurs de ces modifications marquantes.
  • [9]
    Sur ce point et bien d’autres, voir La Folle Histoire du monde, Michel Bounan, Allia, 2006, rouvre un espace collectif de questionnement, et, antérieurement généreusement « repris » par Deleuze-Guattari, Pierre Clastres, La Société contre l’État, Minuit, 1974.
  • [10]
    Le succès de cette « découverte » de McLuhan ne doit pas faire oublier son efficacité cognitive et post-disciplinaire : savoir revient à n’apprendre que des moyens, approchant les pratiques communes des pratiques militaires.
  • [11]
    Pour mémoire http:// multitudes. samizdat. net/ la-pensee-verrouillee. html et hhttp:// multitudes.samizdat.net/l-affaire-sloterdijk-une-polemique.html ; hhttp:// multitudes. samizdat. net/ biotechnologies-et-posthumanisme.html.
  • [12]
    Point par lequel l’art, mémorable régisseur d’affects, s’approche du despotique et peut, éventuellement, le servir.
  • [13]
    Par exemple, le fantastique livre un peu passé inaperçu de Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, qui, sans le savoir, complète l’horreur des prédictions de Günther Anders…

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