Notes
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[1]
Mahmoud Darwich, L’exil recommencé, Actes Sud, 2013, traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar.
-
[2]
Mémoire Hévéa – Installation mixte photos et dessins – Collection Permanente – MRAC – Tervuren – Belgique.
-
[3]
Under the Landscape – Installation bois d’hévéa – Collection Permanente – Musée Rietberg – Zurich – Suisse.
-
[4]
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspéro, Paris, 1961.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Aimé Césaire, Cahiers d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1956, Paris, 2e édition.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Jacques Derrida, Mal d’Archive, Galilée, 1995, réédition de 2008.
« Je ne sais, je ne sais vraiment pas ce que signifie se rapprocher du lieu du nom, car l’ambiguïté qui recouvre les frontières entre les dualités – la nuit et le jour, l’exil et la patrie, la poésie et la prose – est à la fois des plus denses et des plus transparentes qui soient.
Mais sa vertu, ici et maintenant, réside dans sa capacité à invectiver familièrement l’exil pour se demander si cet instant transitoire est une rupture entre la sortie et l’entrée. »
2L’affirmation de Mahmoud Darwich dans L’exil recommencé [1] résonne en moi de manière singulière et familière. Avec le temps, je m’aperçois que tous les êtres des pays ayant subi la colonisation sont en proie aux mêmes doutes. Ils vivent sur « l’île des entre deux » et ils ont tout à reconstruire. Dans leur quête de se retrouver ou plutôt de se trouver enfin, leur mémoire fracturée leur fait parfois défaut. Il s’agit ici d’un phénomène de construction personnelle entre le passé, le présent et le futur. La quête de ce passé reste impalpable, impossible si ce n’est les quelques traces tangibles qu’elle exhume : des photographies çà et là, des objets scellés dans les temples modernes que sont les musées, les documents écrits, des films et quelques anciens survivants… Si ma mémoire est toujours active, elle n’est pas toujours fiable et les souvenirs se heurtent parfois brutalement à une réalité tout autre.
Le rêve – Passé
3Je suis, j’existe et je suis le point de commencement de mes œuvres ; elles participent à ma reconstruction personnelle tout en prenant en compte une construction collective.
4Je suis née au Congo en 1977 et je suis partie pour la France à l’âge de 6 ans. Tous mes souvenirs, entre deux et six ans, sont liés au Congo. La réalité de ma première enfance s’est faite grâce à mes parents et aux histoires que ces derniers pouvaient me raconter. Mes premières expériences se sont construites dans un collectif : la famille, un pays – le Congo – et une histoire celle d’une ancienne colonie (Congo Belge) devenue indépendante. J’ai réorganisé inconsciemment cet apport mémoriel pour façonner les prémices de ma pratique artistique afin d’habiter et penser l’être que je suis. Sur les traces que me donne le passé, il ne me reste que peu de choses.
5Une part de rêve s’est confrontée à la réalité d’un pays, de lieux, de territoires lors d’un premier retour au Congo (à Lubumbashi) en 2005, trente-deux ans après mon départ. L’expérience réelle de ce voyage a donné naissance à deux œuvres qui sont devenues majeures dans ma pratique : Mémoire Hévéa [2] et Under the Landscape [3].
6Cette quête de reconstruction ne se fait pas sans conflit. Dès mes premières œuvres il a été question de confronter une mémoire personnelle à celle collective d’une Afrique pluriséculaire.
7Mes créations rapprochent les histoires personnelles de l’Histoire collective avec ses manques, ses failles, ses vides, ses approximations, ses tricheries, ses réécritures, ses pathologies, ses malaises. Frantz Fanon dans Les damnés de la terre [4] parle d’une dépersonnalisation, qui fait de l’homme colonisé un être « infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné », pris en charge par l’autorité colonisatrice. Je suis une descendante de « l’Être colonisé » dépersonnalisé et aliéné. Grâce à l’art, j’ai entamé un long processus de résilience face à ces traumas indicibles reçus en héritage.
Transformer le réel
8Il est difficile de reconstituer les éléments d’un passé dont les pièces majeures, qui témoignent de la complexité d’une nation ou d’une civilisation, ont été effacées, supprimées ou volées. Je garde, dans une forme de « conscience – inconscience », la certitude d’un héritage parfois innommable, impalpable qui détermine mon appartenance au monde, mais surtout à un continent : l’Afrique. Je suis africaine. L’Afrique dépasse les frontières physiques, géographiques et politiques. J’ai rarement entendu mes amis français, anglais ou espagnols revendiquer un « je suis européen (ne) » malgré toutes les tentatives d’union pour donner corps à cette identité européenne plus manifeste sur une carte de géographie que dans les individus. A contrario, chaque afro-descendant qui clame « je suis africain » fait résonner en lui des siècles d’histoires complexes : celle de l’Égypte ancienne, de l’esclavage, de la colonisation et la période contemporaine.
9C’est dans cette contemporanéité que je m’inscris aujourd’hui. Je construis de nouvelles fictions et raconte de nouvelles histoires qui proposent une analyse de celles qui sont passées. Il s’agit d’inventer et de transformer ce qui tient lieu « d’histoire universelle » héritée des « colons » pour mieux la démembrer et faire parler les héritiers « décolonisés ». Chaque œuvre propose une métamorphose.
10Cette transformation invite chaque Africain, dans son intériorité et à travers son sentiment d’appartenance au continent, à occulter les fragmentations entre l’Afrique et ses diasporas, et à faire appel, plutôt, à une mémoire collective, commune, dans laquelle chacun peut puiser pour régénérer son identité, peu importe son lieu de vie. Je suis définie comme un être diasporique, car j’ai vécu et grandi en dehors du continent. Mais en observant mes congénères, qui partagent cette existence en dispersion, je constate qu’ils se définissent avant tout comme Africains. Derrière chaque Kinois à l’étranger, il y a Kinshasa ; derrière chaque Congolais à l’étranger, il y a le Congo et derrière chaque Africain à l’étranger, il y a l’Afrique qui s’étend ainsi à travers le Monde. Chaque Africain aujourd’hui peut affirmer une forme d’expérience singulière qui le rattache au continent.
Passage 1 – De Léopoldville à Kinshasa
11La relecture de l’histoire qui m’occupe s’attache à la dimension historique et politique des récits africains et plus spécialement ceux du Congo/RDC où je suis née. Mon parcours, commun à de nombreuses générations de congolais, est celui de la migration forcée par la politique dictatoriale de Mobutu Sésé Seko, président du Zaïre de 1965 à 1997. Mes parents sont nés à Léopoldville dans les années 1950. En quittant Kinshasa en 1983, ils ont laissé derrière eux, une ville, une vie, une famille pour un pays totalement étranger à leur histoire personnelle. J’avais donc six ans quand nous sommes partis. J’emportais avec moi des fragments d’une langue : le lingala, quelques souvenirs de lieux : Sélembao… Bumbu… Mama Yemo… et quelques histoires qui nourrissent aujourd’hui mes œuvres. Chaque action artistique équivaut à une pierre manquante récupérée pour réhabiliter une histoire, celle d’un pays, d’un continent et du Tout-Monde.
12Mes réalisations les plus récentes, imprégnées de mon héritage familial, rassemblent des images d’archives transmises par mon père et mon grand-père, nés tous deux à Sona Bata au Bas-Congo (actuel Kongo central en RDC). Mon questionnement sur l’Histoire et les histoires en postcolonie s’attache à une histoire congolaise de plus en plus personnelle. Les figures de mes ancêtres pénètrent peu à peu dans les musées et s’y installent, comme pour apaiser les violences causées par la colonisation. Mes images d’archives personnelles ou publiques témoignent de la société coloniale construite par la Belgique : l’État-Nation du Congo belge. Elles font état d’un contexte complexe censé traduire une réalité, mais que je perçois, en les retravaillant par le dessin, comme une fiction. Ces images – des photographies pour la plupart – sont les vestiges d’une histoire falsifiée, tronquée, racontée par une culture qui semble dominante, celle des colons.
Raconter l’Histoire et les histoires
13Mes productions se sont toujours érigées dans une zone intermédiaire, une sorte d’espace mental, à l’intérieur d’une frontière que j’ai produite, un interstice situé entre les doubles projections occidentales et africaines.
14Le rapport que j’entretiens aux histoires et à l’Histoire permet d’inventer une posture critique qui démonte un ensemble de représentations largement partagées, remplaçant l’Histoire au profit d’un exotisme colonial. La féminité exacerbée et engagée de mon art se manifeste par l’utilisation fréquente de ma propre image. J’utilise des faits historiques que j’interprète au moyen de mises en scène frontales et de différentes métamorphoses. Mes identités plurielles offrent l’image d’un être libre, contemporain et hiératique face à l’exotisme qu’on lui impose. Dans la vidéo, j’explore les déplacements d’une entité féminine à travers la cité, le temps, l’espace, la mémoire et l’Histoire pour proposer une identité nouvelle. À partir de murs d’images, mon corps s’expose comme une métaphore du face-à-face que l’être humain entretient avec le monde. Un face-à-face qui recouvre des espaces politiques, sociaux, mais aussi existentiels, voire anthropologiques.
15La photographie résume souvent l’action à une image instantanée, alors que la vidéo permet de rendre compte de la totalité d’un moment, y compris dans ses dimensions historiques. La vidéo entretient un rapport immédiat et direct avec le réel, la réalité. C’est une des raisons pour laquelle le double, la confrontation de deux images apparemment séparées, revient avec insistance dans mon travail.
Passage 2 – De Kinshasa à Paris
16L’art engage le corps et l’esprit de celui qui en produit les formes. C’est dans le triangle, Congo/France/Belgique qui constitue un nœud problématique, que s’inscrit aujourd’hui mon action.
17Je m’intéresse aux individus. J’observe le politique et ses conséquences sur un monde globalisé en constante mutation. Je convoque la mémoire de mes ancêtres claniques. Je me réapproprie les lieux connus, en explore de nouveaux. Je comble les vides en posant des actes artistiques.
18Comment faire fi d’une enfance vécue dans le système dictatorial instauré par le Président Mobutu Sésé Séko peu après l’indépendance du Congo ? L’installation vidéo Oyé Oyé est une analyse critique de ce régime. Dans cette œuvre, je confronte une histoire collective à mon histoire personnelle. Deux écrans sont face à face ; au milieu se trouve le drapeau du Zaïre.
19Le premier écran dont les images sont en noir et blanc, montre le président Mobutu assistant, tel un roi, à un de ses défilés officiels. Le second écran présente ma propre image filmée en couleur, vêtue de l’uniforme imposé aux écoliers et recréée d’après mes souvenirs. Vêtue d’une robe bleue traversée d’une bande blanche diagonale, mon corps est volontairement tronqué, sans tête ni mollets.
20Le cadrage est centré sur mon tronc et mes cuisses et je simule une marche militaire. La marche se fait en trois temps : le premier à une cadence « normale », le second à une cadence accélérée et le troisième à une cadence ralentie. Les trois temps se succèdent dans une boucle. Les images d’archives en noir et blanc, sont celles de Mobutu et de ses défilés de propagande.
21Ces images mettent en avant l’instrumentalisation de la foule, particulièrement celle des femmes et de la jeunesse. Mes souvenirs retiennent de cet embrigadement les obligations quotidiennes instaurées par la politique dictatoriale de celui qu’on appelait « le Léopard de Kinshasa » tel que le salut au drapeau dans la cour de l’école ou encore l’obligation de réciter le nom entier du président avant chaque cours.
22Oyé Oyé est une critique ouverte et assumée d’un régime politique qui emprisonnait les individus dans « une atmosphère de soumission et d’inhibition » pour reprendre les termes de Frantz Fanon. La marche militaire est tournée en ridicule, à l’image de la posture adoptée par Mobutu. Mon corps devient ainsi l’incarnation de toutes ces femmes et ces enfants utilisés pour servir la propagande lors des défilés et des danses officielles. Il englobe ainsi n’importe quelle femme de cette période. Mon corps porte un message collectif, qui peut figurer le slogan féministe scandé à la fin des années 1960 : « personal is political ».
23En incarnant dans un seul corps celui de toutes ces femmes congolaises servant un homme, le dictateur Mobutu, je suis devenue par opposition cette chose unique, collective, invisible, omniprésente, incompréhensible qu’est la foule, une masse.
Passage 3 – De Paris à Kinshasa
24J’éprouve pour Kinshasa un attachement inexplicable. Kinshasa m’a vue naître. Depuis mon départ en janvier 1984, j’ai un rapport viscéral à cette ville. Elle me manque. Elle me traverse et inspire constamment ma production. Je dois admettre que mon retour en son sein (mon second voyage au Congo, 36 ans après) s’est violemment confronté à la réalité. Je me suis sentie dedans et dehors, englobée et exclue à la fois, sans doute debout ou assise sur cette lisière que connaissent tous les exilés partis enfants et revenus adultes…
25J’ai rencontré Kinshasa dans sa vérité. J’ai vu la ville de mes souvenirs d’enfant trébucher dans ses rêves de développement. Kinshasa file à tout va dans un mouvement qui donne le vertige. Son essor repose sur la mise en place de toutes sortes de circuits courts pour relier les quartiers et les individus entre eux, et fluidifier ainsi sa circulation. Les artistes kinois sont les premiers concernés par cette difficulté de circulation.
26En échangeant avec eux, j’ai constaté qu’ils aimeraient voyager au sein de leur propre pays mais sont empêchés. Comment se déplacer sans réelle infrastructure dans un territoire qui s’étend sur 2,345 millions km2 ? Ces artistes rêvent d’Occident (pour les opportunités professionnelles, galeries, collectionneurs, foires, biennales) mais ce rêve est bloqué par la difficulté d’obtenir des visas. C’est en allant au Congo que j’ai compris l’écart entre la connaissance effective d’un territoire vaste comme le Congo, d’un côté, et des collectifs d’individus souvent restreints dans leur circulation entre une maison, un quartier, une zone, au plus une province, de l’autre. Le rapport physique au territoire est toujours limité à un certain périmètre. Dans l’imaginaire, la dimension du territoire est tout autre. Finalement c’est la carte géographique qui semble permettre une juste lecture du territoire. Comment appréhender un territoire aussi vaste que le Congo à travers un langage plastique ?
27L’installation Under The Lansdcape est une réponse utopique à cette question. À partir d’une carte géographique, j’ai dessiné une à une les neuf frontières du Congo. L’histoire souligne que les frontières africaines avaient été établies sur des principes arbitraires de séparations du continent africain en 1885 à la Conférence de Berlin. L’installation Under The Landscape propose une réfléxion sur les limites physiques et mentales entre dix pays, inscrits dans une situation géopolitique complexe héritée de la colonisation. Under The Landscape est composée de 81 panneaux en bois d’hévéa provenant d’un seul arbre. Chaque panneau mesure vingt centimètres de largeur, trente de longueur et un d’épaisseur. Sur neuf panneaux j’ai gravé à la main les neuf frontières des neuf pays qui entourent le Congo. Ces neuf lignes sont reproduites chacune neuf fois, donc 9 × 9 = 81. C’est le périmètre imaginaire de « mon Congo rêvé », devenu une carte abstraite dont l’unité est fragmentée. Chaque panneau gravé sur le bois d’hévéa – matériau choisi en raison de l’histoire de son extraction douloureuse dans le souvenir des congolais – devient un espace à la fois matériel et immatériel. Le bois brut se fait peau scarifiée dans un rituel réparateur.
28L’artiste est celui qui s’approprie le réel pour le réinventer. Si une œuvre artistique est une interprétation du réel alors celui qui la crée, s’engage dans un processus qui l’entraîne vers ce qui est rêvé, imaginé, fictif. Pour créer certaines de mes œuvres, je puise dans les archives congolaises ou encore dans celles qui ont été laissées par les missionnaires suédois, suisses, belges…. Pour moi, ces documents symbolisent des ruines. Leur nombre. Leur forme : des lettres, photographies, recueils de paroles, films… Leur provenance hétéroclite : des documents personnels, photos du domaine public, collections de musées. Ces archives témoignent d’un système qui spolie et aliène le Congo. Je dessine les photos sur lesquelles apparaissent des visages et des paysages. Les visages oubliés d’anonymes photographiés au hasard, ayant perdu une part de leur identité. Mon travail tente de recontextualiser ces images, en les intégrant dans un espace-temps donné, un récit précis, une véracité historique. Dessiner pour redonner vie et dignité à ceux que l’Histoire a oubliés.
29C’est en prenant connaissance de l’histoire de mon grand-père paternel, que mon intérêt pour la période coloniale s’est manifesté. En 1938-39 mon grand-père, Malongo Isaac Magema avait 20 ans. Il travaillait dans l’administration du Congo belge, s’apprêtant ainsi à entrer dans cette classe sociale « intermédiaire » fabriquée par les colons : les « ÉVOLUÉS ». Mon grand-père fut un témoin lointain des barbaries de la Seconde guerre mondiale, dans une société coloniale compartimentée où l’idéologie raciste a perduré bien après cette guerre. Il a partagé le destin de milliers de Congolais brutalement confrontés aux changements de l’histoire et, d’une certaine façon, à la prédation vile d’une civilisation sur une autre. Les relations entre colons et colonisés étaient complexes. En tant qu’Évolué, mon grand-père vivait dans « une maison en dur », selon les mots de mon père. Il incarnait une forme d’évolution face à ceux qu’on appelait les indigènes à cette époque. Pour mon père : « À l’époque être un évolué, c’était le top ! Nous savions que nos parents « Évolués » allaient reprendre le pays aux blancs ». (Dieudonné Isaac Magema).
30Il était important pour moi de comprendre cette histoire paternelle idéalisée dans un souvenir d’enfance, mais en réalité violente dans le contexte historique colonial des années 1950. L’installation Evolve réalisée en 2020 interroge la figure de l’« Évolué », construction sociale créée par le système colonial belge. Invitée par le musée Rietberg à Zurich pour travailler sur les photographies de l’ethnologue Hans Himmerheber, j’ai réalisé une installation mixant dessins, photographies et textes. Le projet Evolve interroge les années 1938-39 dans le contexte colonial congolais en superposant le parcours ethnologique de Himmelheber à l’histoire familiale des Magema. Dans cette installation, je fais cohabiter des dessins réalisés d’après les photographies ethnologiques (choisies parmi les 1 500 de la collection) avec les photographies de mes grands-parents dits « Évolués » (photos originales d’archives familiales).
31L’installation se compose de vingt-six dessins 20 × 30 cm et de deux photographies en noir et blanc. Les dessins sont réalisés à l’encre de Chine. Mon dessin est toujours composé de lignes serrées, continues et discontinues, représentant des corps ou des espaces. Chaque trait, tel une scarification sur le « papier-peau », atteste d’un geste répété, réparateur. Je dessine pour accomplir un rituel ancestral de soin, la scarification. Evolve a été, pour mon père, le premier pas pour entamer le processus de décolonisation de son imaginaire. À la suite de notre interview en amont du projet Evolve, je l’ai entendu prendre conscience de la fiction dans laquelle il avait installé ses souvenirs. Il avait grandi entre deux mondes, celui des colons et des indigènes. Pour la première fois, il comprit le système ségrégationniste dans lequel il avait mis sa confiance d’enfant. Il avait grandi dans une ville, Léopoldville, scindée en trois zones : blancs, évolués et indigènes.
32Selon Frantz Fanon, « la décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l’Histoire. Elle introduit dans l’être un rythme propre, apporté par les nouveaux hommes, un nouveau langage, une nouvelle humanité. La décolonisation est véritablement création d’hommes nouveaux [5]. » L’œuvre Evolve, conservée au Musée Rietberg qui l’a acquise, est pour moi centrale, en tant qu’elle a ouvert les consciences dans mon « clan paternel ».
33Je n’ai pas hérité de la fierté que pouvait avoir mon père durant la période coloniale. Je n’ai pas hérité de la honte d’être la petite fille d’un évolué. Je n’éprouve ni honte ni fierté. J’intègre la pluralité de mes ascendances car elles me constituent. Je m’appelle Malongo comme mon grand-père. Ce prénom me donne en héritage le goût du savoir, le besoin constant d’interroger le Monde et ses composantes sociétales dont l’art est un réceptacle permanent.
Passage 4 – De Paris à Kinshasa
34Lorsque j’ai quitté Kinshasa en janvier 1984, je ne savais pas alors que je reverrai ma ville natale seulement trente-six années plus tard. En retournant à « Kin », comme tout congolais la désigne familièrement, mon intégrité d’artiste et de femme s’est heurtée à une complexité locale, sociale, culturelle et économique qui m’a bouleversée. Je n’étais plus une petite Kinoise mais une franco-congolaise prise sous l’aile de l’Institut Français qui parcourait la ville en voiture diplomatique.
35J’avais été invitée à effectuer une résidence de création à l’Institut Français. J’étais partie pleine de certitudes sur la réalisation de mon projet : son idée essentielle consistait à travailler sur Kinshasa et à rendre compte plastiquement de ma démarche de réappropriation de ma ville natale dont je n’avais plus aucune perception locale. Mon projet s’est un peu construit en prenant pour référence Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal [6], commencé en 1936 et publié en 1939, à l’occasion de son propre retour en Martinique.
36Tout comme le poète, ma présence sur place a réactivé mon lien avec ma ville et renforcé la relation affective qui me soudait à « mon peuple congolais ». J’ai mené une enquête sur les lieux kinois que j’avais quittés en 1984. J’ai voulu retrouver ma maison d’enfance, celle de mes grands-parents au carrefour de Selembao et Bumbu ; l’hôpital Mama Yemo où mes parents s’étaient rencontrés puis avaient travaillé ensemble et où je pensais être née ; la Clinique Universitaire à Lovanium où je suis réellement née et le nouveau quartier de Mbenseke où mes parents construisent une maison.
37Comme un chant poétique, j’ai retracé en image un territoire que j’avais sublimé. Rappelle-moi de ne pas oublier nos territoires rêvés est une installation mixte, composée de quinze photographies, de six dessins à l’encre de Chine noire et de quatre poèmes. Elle confronte mes souvenirs et mes rêves de Kinshasa avec sa réalité complexe de ville « indocile ». J’ai retrouvé une « Kin » « trébuchée de son bon sens » et « indocile à son sort » parfois « contrariée de toutes façons [7] » – selon les mots de Césaire – mais vivante quoi qu’il en soit !
38J’ai rêvé et revu Kinshasa remplie d’émotions. J’ai dessiné Kinshasa la main tremblante. Je l’ai décrite pleine de sentiments confus dans ces quatre poèmes hymnes à « Kin ma belle » : Mama Yémo à Gombé, Selembao-Bumbu, Mama Yémo ! Mama Yémo ! et Mbenseke le futur.
Ma fonction de poète
43J’exhume, décortique chaque détail, pour reconstituer « mon histoire congolaise » et plus largement « l’histoire des congolais ». Je ne peux y arriver avec justesse qu’en retournant en profondeur dans le passé grâce à l’archive. Pour Derrida [8] « on ne renonce jamais […] à s’approprier un pouvoir sur le document, sur sa détention, sa rétention ou son interprétation. »
44Je reste à l’affût de chaque trace, chaque piste, chaque fragment. Parfois j’avance sur une piste, qui finalement est erronée. Ce qui prime, c’est la rencontre des congolais et des congolaises ayant vécu tous ces traumas. Ils sont devenus rares, ces témoins vivants ; ce sont eux les véritables vestiges, les gardiens de la parole, les garants de cette oralité envolée dans les bousculements de l’histoire coloniale. Tous ensemble ils détiennent un morceau d’histoire individuelle que je récupère affamée et assoiffée d’histoires vraies. Ce sont eux les liants de ces ruptures orchestrées par les colons, désireux d’effacer à tout prix chaque trace, chaque parcelle de vérité, chaque objet, chaque totem clanique. Ce sont eux qui témoignent de cette indéniable vérité historique.
45Je suis en lutte.
46Je résiste en posant des actes artistiques.
47Je nourris mon esprit d’une manne que je puise dans la vie.
48Je refuse de me laisser détourner de ma mission créatrice.
49Je suis déterminée.
Notes
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[1]
Mahmoud Darwich, L’exil recommencé, Actes Sud, 2013, traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar.
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[2]
Mémoire Hévéa – Installation mixte photos et dessins – Collection Permanente – MRAC – Tervuren – Belgique.
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[3]
Under the Landscape – Installation bois d’hévéa – Collection Permanente – Musée Rietberg – Zurich – Suisse.
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[4]
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspéro, Paris, 1961.
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[5]
Ibid.
-
[6]
Aimé Césaire, Cahiers d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1956, Paris, 2e édition.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Jacques Derrida, Mal d’Archive, Galilée, 1995, réédition de 2008.