1– Grand-papa, tu as vraiment voté, une fois ?
2– Tu m’as entendu le dire, n’est-ce pas ? Crois-tu que je voudrais te mentir ?
3– Non. Mais maman dit que, dans ce temps-là, tout le monde votait.
4– C’est vrai.
5– Mais comment est-ce qu’on pouvait ? Comment est-ce que tout le monde votait ?
6Matthew regarda gravement la petite fille, puis il la souleva et l’assit sur son genou.
7Il modéra même le ton de sa voix.
8– Vois-tu, Linda, jusqu’il y a environ quarante ans, tout le monde votait, toujours. Disons que nous voulions décider du prochain président des États-Unis. Les démocrates et les républicains nommaient respectivement un homme et chacun des habitants pouvait dire lequel il préférait. À la fin de la journée de l’Élection, on comptait le nombre de personnes qui voulaient le démocrate, et le nombre de personnes qui voulaient le républicain. Et celui qui avait le plus de voix était élu. Tu comprends ?
9Linda hocha la tête et demanda :
10– Comment est-ce que tout le monde savait pour qui voter ? Est-ce que Multivac le leur disait ?
11Les sourcils de Matthew s’abaissèrent et il prit un air sévère.
12– Chacun se fiait à son propre jugement, ma fille.
13Elle eut un mouvement de recul alors, et de nouveau, il baissa la voix.
14– Je ne suis pas fâché contre toi, Linda. Mais, tu comprends, parfois il fallait toute la nuit pour compter ce que tout le monde avait dit, alors on s’impatientait. On a donc inventé des machines spéciales, capables de regarder les quelques premiers votes et de les comparer avec le nombre des voix au même endroit, au cours des années précédentes. Comme ça, la machine pouvait calculer le total des voix et faire savoir qui était élu. Tu vois ?
15Elle hocha la tête.
16– Comme Multivac.
17– Les premiers ordinateurs étaient bien plus petits que Multivac. Mais les machines sont devenues de plus en plus grandes et elles ont pu donner le résultat de l’élection avec de moins en moins d’électeurs. Finalement, on a construit Multivac, il est capable de donner le résultat avec un seul votant.
18Linda sourit d’être arrivée à un passage familier de l’histoire et déclara :
19– C’est bien, ça. Matthew fronça les sourcils et la contredit :
20– Non, ce n’est pas bien. Je ne veux pas qu’une mécanique me dise comment j’aurais voté, simplement parce qu’un zigoto de Milwaukee a dit qu’il était contre la hausse des tarifs douaniers. Je voudrais peut-être voter dingue, histoire de rire. Ou ne pas voter du tout. Peut-être…
- Isaac Asimov, « Le votant », dans Le robot qui rêvait, Paris, J’ai lu, 1986, p. 173.