Notes
-
[1]
C. Russell, Experimental Ethnography. The Work of Film in the Age of Video, Durham, Duke University Press, 1999, p. 24.
-
[2]
H. Bhabha, I luoghi della cultura, Roma, Meltemi, 2001, p. 16 (trad. it. de The Location of Culture, Londres, New York, Routledge, 1994).
-
[3]
Sur ces questions en rapport avec l’anthropologie, voir en particulier : J. Fabian, Le Temps et les Autres. Comment l’anthropologie construit son objet, trad. fr., Toulouse, Anacharsis, 2006 (Time and the Other. How Anthropology Makes its Object, New York, Columbia University Press, 1983) ; J. Clifford, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la culture et l’art au XXe siècle, trad. fr., Paris, Ensba, 1996 (The Predicament of Culture. Twentieth Century Ethnography, Literature, and Art, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1988) ; C. Geerz, Works and Lives : The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988.
-
[4]
Pour la notion de savoir situé voir D. Haraway, Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991.
-
[5]
Voir les livres de C. Russell, op. cit. ; F. Tobing Rony, The Third Eye. Race, Cinema, and the Ethnographic Spectacle, Durham, Duke University Press, 1996 ; S. Lemaire, et al., Zoos humains. De la Vénus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2001.
-
[6]
Russell, op. cit., p. xviii.
-
[7]
R. Chow, « Dove sono finiti tutti i nativi ? », in Il sogno di butterfly. Costellazioni postcoloniali, Roma, Meltemi, 2004, p. 49 (trad. it. de « Where Have All the Natives Gone ? », in A. Bammer (dir.), Displacements : Cultural identities in Question, Bloomington, Indiana University Press, 1994).
-
[8]
Idem, p. 31-32.
-
[9]
E. Lajer-Burcharth, « A Stranger Within », Parkett, n° 53, 1998, p. 42.
-
[10]
Russell, op. cit., p. 45-46.
-
[11]
A. Solomon-Godeau, « Haunting and Taunting. Critical Tactics in a “Minor” Mode », in Catherine De Zegher, Carol Armstrong, Women Artists at the Millenium, Cambridge, Mass., MIT Press, 2006.
-
[12]
Chow, op. cit., p. 54.
-
[13]
M. Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994, p. 145.
-
[14]
Voir J.-Y. Mondon, « La Parole du créole qui ne se dit pas “créole” en créole », Multitudes, n° 22, 2005.
-
[15]
F. Vergès, « En compagnie d’Isaac Julien », cat. exp. Isaac Julien, Centre Georges Pompidou, 2005, p. 24.
-
[16]
Idem.
-
[17]
Russell, op. cit., p. 238.
-
[18]
C. Owens, « The Allegorical Impulse. Toward a Theory of Postmodernism », in B. Wallis, Art after Modernism. Rethinking Representation, New York, The New Museum of Contemporary Art, 1984, p. 208.
-
[19]
L. Cooke, « Fiona Tan : Re-take », in M. van der Berg, Scenario, Fiona Tan, Amsterdam, 2000, p. 34.
-
[20]
E. Van Halpen, « Imagined Homeland. Re-mapping Cultural Identity », Thamyris / Intersecting, n° 9, 2002, p. 63.
-
[21]
Chow, op. cit., p. 25.
Une fois que l’altérité est perçue comme une construction du discours et une fiction réifiée dans la culture coloniale, elle n’est pas pour autant déconstruite et écartée. L’altérité demeure un composant structurel du désir, à la fois historique et psychologique, le pivot du sujet historique. [1]
2Parmi les traits déterminants et les plus discutés de la condition postmoderne contemporaine figure la remise en question des formes de narration telles qu’on les a connues par le passé. Le postmodernisme prend acte de la perte du contexte qui permettait aux grandes narrations connectives d’asseoir l’adhésion à une communauté à travers des modalités d’identification culturelle et d’affiliation politique. Cependant, il est évident que la crise ne touche pas uniquement les grandes narrations mais qu’elle touche, nécessairement, la notion de narration elle-même c’est-à-dire la possibilité d’un récit objectif et d’une documentation incontestable du réel. Comme l’affirme Bhabha : « si le postmodernisme se contente de célébrer la fragmentation des “grandes narrations” du rationalisme issu des Lumières alors, malgré tous ses stimulants intellectuels, il demeurera une entreprise vraiment limitée. Ce qui donne toute sa valeur à la condition postmoderne c’est cette conscience que les “limites” épistémologiques de ces idées ethnocentriques sont aussi les limites énonciatives d’un ensemble d’autres histoires, de voix dissonantes et même antagonistes. » [2] Ces voix dissonantes sont les voix de l’Autre : des femmes, des colonisés, des groupes minoritaires, des migrants, des marginaux, des subalternes.
Crise de l’ethnographie
3C’est véritablement à travers la crise des disciplines basées sur le récit de l’Autre, comme l’anthropologie et l’ethnographie, que s’est posée de façon structurelle la question du discours et de la narration. Le statut d’objectivité, dont jouissaient les « documents du réel » créés par la pratique anthropologique, a notamment été mis en doute par la mise au jour de stratégies discursives et rhétoriques, par l’annulation de la temporalité, de la complexité et du caractère contradictoire des cultures « autres » [3].
4La critique radicale et de grande ampleur du projet anthropologique a fait entrevoir les termes dans lesquels les mécanismes de production de l’altérité envisageaient la négation de l’existence contemporaine des observateurs et des observés : c’est-à-dire la tendance systématique à placer le référent de l’anthropologie dans un temps autre que le présent de celui qui produit le discours anthropologique. Le recours à des stratégies rhétoriques comme le « présent ethnographique », l’élimination forcée du moi autobiographique et une rhétorique du regard en tant qu’acquisition d’une connaissance immédiate basée sur l’observation du réel participent de ces mécanismes.
5C’est notamment le débat autour de la catégorie de la subjectivité, dans les études post-coloniales et subalternes, qui a amené à l’explosion de la notion de différence. Les revendications identitaires des groupes subalternes ainsi que la multiplication des instances internes au mouvement féministe posent des problèmes politiques qui autorisent un changement de perspective dans les sciences sociales : de la simple représentation à la négociation, à la production de sens, à l’action politique. Dans la représentation de l’Autre, on reconnaît l’absence de référents stables pour les termes « femme », « genre », « colonisé », et on accepte la nécessité de situer le regard de la narration [4]. Dans ce cadre, l’innocence de la relation soi / l’Autre est remise en cause, ce qui permet une nouvelle réflexion sur la notion d’identité et les possibilités de sa représentation et narration.
6Récemment, à partir des hypothèses critiques et problématiques de l’anthropologie contemporaine, on a mis en évidence la possibilité de repenser, ensemble, représentation ethnographique et représentation cinématographique, notamment dans la convergence de thématiques, de stratégies rhétoriques et d’idéologies sous-jacentes entre film expérimental et film ethnographique, entre documentation de l’altérité culturelle et spectacle [5]. Cette remise en cause des représentations esthétiques et culturelles des pratiques de la narration documentaire et, avec elles, de la représentation visuelle en général, est centrée sur la production de l’Autre en tant que discours excédent. Comme l’affirme Russel : « Au moment où des formes textuelles archaïques se révèlent en tant que discours de l’impérialisme, où le regard du pouvoir est détrôné, de nouvelles histoires peuvent émerger. » [6] Le statut de ces nouveaux récits a perdu de son assertivité ; il devient ambigu, problématique : dans ce nouveau contexte, la question incontournable demeure quant à la façon de représenter la mémoire culturelle et l’identité sans céder à la mystification de l’origine. En ce sens, le cinéma et l’ethnographie apparaissent comme les deux faces d’une même préoccupation concernant la perte de l’authenticité.
7Comme le souligne Rey Chow, la question de la représentation visuelle se présente, du fait de son statut, comme le point central de la problématique dans le cadre des études culturelles et, en particulier, dans l’anthropologie, chaque fois que l’on traite de l’Autre. La représentation du « natif » surgit d’un acte de violence, mais elle peut, aussi, être un lieu de possibilités d’interprétations alternatives. Chow, en se demandant comment il est possible d’étudier le « natif » à une époque où il n’y a pas moyen d’éviter sa réduction ou son abstraction en image, refuse le recours à la notion de subjectivité authentique, fruit d’une politique des profondeurs, des vérités cachées, lui préférant une politique qui tienne compte du potentiel subversif de l’image. « L’image même est toujours, par tradition, regardée avec suspicion, comme lieu de la duplication, si ce n’est de la dégénération directe. Existe-t-il un moyen de ré-imaginer notre relation à l’image “pornographique” du natif ? » [7], ou bien encore : « qu’elle soit positive ou négative, la construction du natif reste au niveau de l’image / identification, processus par lequel c’est notre propre identité que l’on ausculte avec le natif ou la native, et son degré de ressemblance avec nous. Y a-t-il un moyen de concevoir le “natif” au-delà de la ressemblance d’image ? » [8].
8À partir des problèmes liés à la possibilité d’une narration visuelle de l’altérité, nous allons proposer dans ce texte, à travers le travail des artistes Tracey Moffatt, Isaac Julien et Fiona Tan, un parcours qui esquisse l’enchevêtrement thématique entre narration, représentation et identité.
Une histoire refoulée
9Tracey Moffatt partage avec sa génération, arrivée à maturité dans les années 1980, le refus d’une esthétique réaliste. Dans ses travaux, qui consistent en un ensemble de photos ou de vidéos, très différents quant aux thèmes abordés, on peut retrouver la tentative de briser les codes de la narration et de la représentation pour raconter une histoire inédite, différente et refoulée, sans jamais arriver à la revendication pure, en soulignant toujours les aspects ambigus et de collusion entre celui qui raconte et celui qui est raconté. Night Cries (1989), sous-titrée « Une tragédie rurale », est une vidéo brève, de 16 minutes, dans laquelle on assiste, à travers une narration hachée et privée de dialogues, à une sorte de mise en scène dramatique, quasi « épique ». Une femme aborigène d’âge moyen soigne sans entrain sa vieille mère blanche et malade. Le récit est entrecoupé par un flash-back où la femme apparaît, enfant, sur une plage. Elle s’y retrouve momentanément abandonnée puis, dans un second temps, consolée par la mère. Cette narration familiale est interrompue, plus tard, par de brefs et inquiétants « intermèdes » sur fond noir dans lesquels Jimmy Little, un animateur aborigène populaire dans les années 1960, interprète ses chansons. Cette icône de l’assimilation culturelle apparaît par moments sans voix, ou décalée. La vidéo prend fin avec la mort de la mère, âgée. La fille se tient auprès d’elle en position fœtale, sanglotant comme un nouveau-né.
10La représentation est volontairement artificielle, les décors sont en carton-pâte, les lumières irréelles, les couleurs saturées de façon peu naturelle. La bande-son intègre en outre aux bruits d’ambiance descriptifs une sorte de sonorité « horror » avec des crépitements, des hululements, des cris. Dans l’ensemble, l’effet est inquiétant et sombre. On remarque, de façon évidente, que l’histoire se dénoue autour d’un évènement que l’on ne peut représenter, autour de la présence d’un « fantôme » qui ne peut apparaître dans la mesure où il est historiquement refoulé. Il est clairement fait référence au programme d’adoption et d’assimilation de la culture aborigène ; ce programme qui, des années 1930 à la moitié des années 1960, a imposé de soustraire les enfants à la communauté aborigène pour les donner en adoption à des couples d’Australiens blancs. Comme le souligne Ewa Lajer-Burcharth, la présence invisible et indicible est celle de la mère aborigène de la femme, une mère qui a été expulsée de l’histoire : « si la mère originelle ne peut apparaître que sous la forme d’un fantôme, ce n’est pas parce qu’elle a été perdue mais plutôt parce qu’il est impossible de représenter la façon dont cette perte a eu lieu » [9]. Avec cette narration, l’artiste a voulu se référer explicitement à un film populaire dans l’Australie des années 1950, Jedda. Dans le film, une enfant aborigène orpheline, adoptée par un couple de Blancs, tombe amoureuse d’un hors-la-loi de sa tribu et se tue dans une chute en montagne. Moffatt reprend le sujet du film en préservant la vie de la fillette aborigène et en nous la faisant retrouver à l’âge adulte, alors qu’elle assiste sa mère adoptive.
11À plus de trente ans de distance de Jedda, Moffatt réécrit une histoire (dans laquelle elle a tenu à faire jouer, et ce n’est pas un hasard, Marcia Langton, célèbre écrivain australienne), histoire dont l’issue portait inévitablement la marque d’une représentation raciste, et qu’elle a souhaité redéfinir et repenser. Mais il ne s’agit évidemment pas d’une simple narration de délivrance : l’ambiguïté de la relation entre la fille adoptée et la mère adoptive renvoie au caractère ambigu et hybride d’une appartenance culturelle, à la performance muette et, par certains côtés, grotesque de Jimmy Little, à l’impossibilité de recomposer une mémoire de l’origine. La référence autobiographique est évidente : Moffatt, elle aussi d’origine aborigène, a été adoptée et fait partie de la génération privée de la possibilité d’une histoire différente. Cependant, davantage que la revendication, c’est le thème de la perte et de la nostalgie qui domine. Il est d’autant plus présent qu’il s’agit d’une perte qui ne peut être compensée : l’authenticité d’une appartenance à une origine est non seulement perdue, mais elle prend la forme d’un fantôme qui n’a jamais existé.
12Moffatt, qui a réalisé ce film à la suite des difficultés qu’elle a rencontrées pour répondre à la demande d’images représentatives et positives formulée par la communauté aborigène, exprime son embarras à propos de l’authenticité de l’appartenance ethnique. Dans cette narration fragmentée, nous retrouvons une « intersection complexe entre histoire coloniale, traumatisme familial, identité postcoloniale et représentation cinématographique », dans laquelle « la mise en scène perturbante de Moffatt suggère que la mémoire est un espace déjà colonisé » [10]. Espace contradictoire et hybride par excellence : le début de la vidéo lui-même, qui s’ouvre sur la citation d’un dialogue du film hollywoodien sentimental et mélodramatique, Picnic, de 1955, est contrasté par le graphisme du titre et par la bande-son typique du film d’horreur.
13Moffatt parvient à raconter son histoire à travers les vides, les horreurs, les contenus refoulés de l’histoire coloniale : l’obscène comme le « hors-scène » qui ne peut être représenté mais qui est pourtant constitutif de la scène [11]. La modalité de narration de Night Cries réussit à contourner le problème de la représentation du « natif ». Dans la mesure où, dans notre fascination pour le « natif authentique », nous nous efforçons effectivement de retrouver l’équivalent de l’aura, il est possible de se demander, avec Rey Chow, s’il existe un moyen de ré-imaginer notre relation avec l’image « pornographique » du « natif ». Il est nécessaire, pour contrer l’authenticité sauvage qui, dans le fond, nous constitue, « d’insister sur le “natif” comme image corrompue, de lui restituer la capacité de résister aux ordres symboliques qui le trompent » [12].
14Mais, ce qui se révèle perturbant dans la vidéo de Moffatt ne tient pas seulement au caractère hybride du sujet postcolonial, c’est aussi la remise en question de la relation entre colonisation et postmodernité. Comme l’a souligné Marc Augé, les fameux « syndromes » postmodernes du monde occidental (c’est-à-dire la difficulté à penser l’histoire et l’émergence d’une dimension inédite de la temporalité, la contraction de l’espace, la crise de la communauté, et le sentiment d’éloignement qui accompagne la fracture culturelle), que l’on doit à la mondialisation des communications et des marchés, aux grandes migrations, à la création d’un imaginaire transnational, sont analogues à ceux vécus par les peuples colonisés, qui en ont fait l’expérience bien avant les peuples européens. En bref, les effets de la « surmodernité » créent une ressemblance entre la condition actuelle de nombreux occidentaux et celle des peuples colonisés qui ont été les premiers à faire l’expérience de la mondialisation de la planète, puisqu’ils ont été les premiers à la subir.
15Dans l’expérience coloniale, les colonisateurs « n’ont vécu que des aventures régionales, périphériques. Leur rapport à l’universalité n’est jamais passé par une véritable expérience de la pluralité. Les colonisés, en revanche, ont fait, souvent dans la douleur, une triple expérience associée à la découverte de l’autre, expérience qui nous est aujourd’hui commune : l’expérience de l’accélération de l’histoire, du resserrement de l’espace et de l’individualisation des destins » [13].
16Dans Night Cries, Moffatt livre cette double perception : le deuil de la femme aborigène représente le deuil nécessaire d’un genre d’histoire, de narration, de son époque. En représentant la nécessité de faire avancer l’histoire, de « permettre au jour de finir et à la nuit d’avancer » (comme nous le dit, dans un style mélodramatique, Rosalind Russel dans la citation initiale du film), autrement dit de faire le deuil de sa propre mère adoptive, de sa propre mémoire, de soi-même et de sa propre identité, afin de pouvoir se rappeler quelque chose d’autre, quelque chose de différent et d’inédit, une altérité non pré-codifiée, non colonisée.
Révisions du récit ethnographique
17La narration de l’altérité culturelle est également centrale dans le travail d’Isaac Julien qui, à travers quelques installations récentes à écrans multiples, cherche à donner forme à ce qu’il appelle une « vision créolisée ». L’artiste entend ainsi inventer de nouvelles formes de narration à travers une esthétique qui, comme dans le cas de Night Cries, refuse définitivement le réalisme. Julien s’approprie le concept de créolité, qu’il transpose sur le plan visuel, en tentant de donner une forme inédite et recherchée au récit de l’altérité. Par créolité, on entend cette condition propre aux descendants des esclaves africains dispersés dans la diaspora coloniale. Il s’agit d’une condition marquée par la conflictualité, par la séparation du lieu d’origine et par des pratiques de domination fondées sur l’appartenance raciale. Le créole est aussi un idiome qui peut varier selon les zones géographiques, mais qui désigne cependant une société dans laquelle les questions de couleur de peau, de dispersion et d’exil demeurent centrales [14]. Le concept de créolisation peut être un moyen de s’interroger sur la vérité de l’identité, puisqu’il laisse entendre que la perte des racines ou des origines géographiques, ethniques ou autres, quelque traumatisante qu’elle puisse être, n’est pas nécessairement un manque : la notion même d’origine appelle un réexamen à la lumière du processus de créolisation [15].
18Dans le cas de Julien, le paradigme de créolisation touche aux questions identitaires qui le préoccupent : le fait d’être un homme anglais, gay, d’origine caribéenne se trouve au centre de son travail. Ceci ne signifie pas qu’il parle, en tant qu’auteur, au nom de ces subjectivités subalternes ou marginales qui peuvent s’identifier à la situation. Il s’agit plutôt de prendre la parole à partir d’une position subjective déterminée, qui n’est jamais démentie dans un faux universalisme, mais qui est, au contraire, assumée explicitement pour produire un discours novateur, poétique et critique. La question de la « vision créolisée », qui entre dans cette problématique du sujet du discours, est transposée sur le plan formel : « La façon dont je travaille n’est pas très éloignée de la pratique et du processus de créolisation : en premier lieu, j’observe les références, débats et textes, puis, je m’éloigne de la théorie en rassemblant l’information visuelle et, enfin, vient le montage qui fait émerger le sens (…). En un sens, j’invente une vision créolisée, et mes travaux à écrans multiples proposent un espace post-cinématographique qui porte la marque d’une pratique de la créolisation à plusieurs strates. » [16]
19Julien applique donc, sur le plan formel, une sorte de résistance à la narration occidentale, qui présuppose un récit objectif, une documentation du réel par un sujet unique, imaginé comme au-dessus des parties et détaché de la réalité qu’il représente. Le recours au concept de créolité pour décrire sa propre recherche formelle est une façon de questionner le sujet du récit. Avec son esthétique antiréaliste et la dissolution du point de vue unique, Julien renonce implicitement au compte rendu objectif pour laisser libre cours, au contraire, aux subjectivités diverses qui interagissent dans la narration.
20Ses deux dernières œuvres transposent dans une dimension cinématographique le thème du voyage et de l’exploration et proposent une révision du récit ethnographique. Dans ce qui semble destiné à devenir une trilogie, Julien interroge les déplacements du Nord vers le Sud et vice-versa. Le thème du voyage se mêle à celui de l’identité des sujets qui voyagent, aux liens qu’ils entretiennent avec des cultures et des sociétés déterminées. La façon dont l’appartenance de race, de classe et de genre détermine les différents modes de déplacement paraît être un thème central de ces trois œuvres (la dernière n’est pas encore réalisée). La première réalisation, par ordre chronologique, True North (2004), retrace l’histoire de Matthew Henson, le premier explorateur afro-américain à atteindre le Pôle Nord en 1909 ; Phantome Créole (2005), tourné au Burkina Faso, s’inspire du voyage au Congo d’André Gide et de Marc Allégret dans les années 1920 et reprend quelques images du documentaire ethnographique réalisé à cette occasion.
21True North propose aussi une relecture des expéditions coloniales, depuis le point de vue de Matthew Henson, qui avait travaillé pendant dix-huit ans auprès de l’explorateur blanc Robert Peary. La présence de personnes d’origine africaine au milieu des paysages enneigés de la Scandinavie, où le film a été tourné, fournit un contrepoint visuel à la blancheur de ces paysages, et contribue à les dénaturaliser. L’inscription des corps dans le paysage — ceux des Afro-américains, mais aussi ceux des Esquimaux, eux aussi relégués au rôle de subalternes à la suite de l’expédition — renvoie à la distinction culturelle des coordonnées géographiques comme Nord et Sud, mais aussi à la notion de déplacement. Dans ces travaux, Julien déstructure le récit linéaire du voyage de l’ethnographe ou de l’explorateur. Il met en évidence la façon dont l’exploration de nouveaux territoires — qui ne sont évidemment nouveaux que si l’on adopte le point de vue du Blanc — se produit inévitablement au détriment de quelqu’un d’autre : les populations colonisées, les domestiques qui accompagnent le héros occidental, etc.
Une esthétique des ruines
22La référence au colonialisme et au regard du documentaire ethnographique est nettement plus explicite dans le travail de Fiona Tan. Elle s’approprie quelques fragments de films ethnographiques du début du siècle dernier dans une série d’œuvres qui consistent essentiellement en vidéos et installations filmiques. Tan vit à Amsterdam depuis l’âge de dix-huit ans, mais elle est née en Indonésie d’une mère australienne et d’un père sino-indonésien et elle a grandi en Australie. La condition de Tan en tant que sujet délocalisé est évoquée avec force par ses installations, qui insistent en particulier sur l’idée d’origine et les formes visuelles que l’Occident lui a historiquement attribuées. L’utilisation de matériel filmique d’archives, élément central de son travail, renvoie à la relation avec une géographie perdue et un passé colonial, et cette relation est interrogée à travers la distance temporelle.
23Dans certaines de ses œuvres, le footage ne dure que quelques secondes, l’image est extrapolée à partir d’une narration ethnographique plus vaste et réinvestie par l’artiste comme fragment, sorte d’image hiératique qui renvoie, implicitement, au regard occidental sur l’altérité. Cradle (1998) en est un exemple : il est composé d’un court morceau de quelques secondes, monté en boucle de façon à évoquer l’idée d’une action sans début ni fin. Un nouveau-né se trouve dans un berceau, enveloppé dans un tissu que l’on suppose accroché à un arbre, de telle sorte que l’enfant se balance, bercé par le vent. L’image a certainement été tournée en Afrique subsaharienne, mais les indications fournies par l’artiste concernant la localisation géographique de l’évènement demeurent volontairement imprécises.
24Un autre travail, réalisé peu après, emprunte la même stratégie d’appropriation. Tuareg (1999) est basé, lui aussi, sur l’appropriation d’un matériel filmique qui se trouve au Amsterdam Filmmuseum Archive. L’image montre un groupe d’enfants, d’âges variés, filmés tandis qu’ils prennent la pose pour être photographiés. Ici aussi, la vidéo ne dure que quelques secondes, et nous observons les enfants qui s’efforcent de rester immobiles et d’adopter les poses conventionnelles. Un enfant, en particulier, ne cesse d’aller et venir sans savoir exactement quelle est sa place et sans se soucier de la photographie ; deux adolescents s’agitent et se chamaillent avant d’être rappelés à l’ordre et de prendre une pose correcte. Ce préambule est suivi par le moment de la photographie, qui est aussi celui où l’image en mouvement devient fixe. La conclusion de cette brève séquence — qui se répète en un loop infini au sein de l’installation — rappelle, une fois encore, l’instant de la représentation iconique. La mémoire ethnographique d’une origine tout aussi imaginaire qu’indéterminée dans le temps et l’espace, ainsi qu’une certaine impression de nostalgie, constituent les thèmes centraux de ces vidéos.
25Catherine Russell a défini l’utilisation de matériels d’archives dans les pratiques artistiques contemporaines comme une esthétique des ruines, en soulignant la complexité du rapport subjectif à l’histoire et à la temporalité inhérente à l’utilisation du found footage : « La technique du found footage, connue aussi sous le nom de collage, montage, ou pratique du film d’archives, est une esthétique des ruines. Son intertextualité est, de plus, toujours une allégorie de l’histoire, un montage des traces de la mémoire, grâce auquel le cinéaste s’engage avec le passé, à travers un rappel, une réparation, un recyclage. » [17]
26Le sujet de la représentation est ainsi confronté à des images déjà filmées, où un regard préexistant est approprié par l’artiste. Le déplacement opéré par l’appropriation permet qu’une distance s’installe par rapport au contexte précis dans lequel ces images ont été tournées, mais aussi par rapport au regard qui les a produites, avec ses inévitables marques culturelles, historiques, géographiques et subjectives. Ce déplacement a aussi pour effet d’interroger le rôle du réalisateur ou de l’artiste en tant que sujet de la représentation, et avec lui le discours du contrôle et de l’autorité de l’auteur. Mais si le recyclage d’images déjà vues, déjà filmées et déjà entrées, historiquement, dans le circuit de la production visuelle de la culture occidentale, crée une impression de nostalgie ou de déjà-vu, cela signifie que la position du spectateur est nécessairement marquée par l’histoire. Et l’histoire narrée par ces images est inévitablement une histoire perdue. Si, de plus en plus fréquemment, l’utilisation de l’image d’archives renvoie au témoignage, à la vérité historique et à son autorité factuelle et documentaire, l’utilisation qu’en fait Fiona Tan propose une autre lecture du passé et de sa représentation. En prenant ses distances avec toute l’idée d’authenticité de l’image ethnographique, Tan l’investit pour sa qualité fragmentaire, pour tenter de penser la mémoire comme représentation culturelle, comme champ de l’imaginaire.
27Selon le raisonnement de Russell, nous pourrions dire que la stratégie visuelle de Fiona Tan se rapproche davantage de l’allégorie que de la narration au sens défini par Craig Owens : l’allégorie comme anti-narration, « car elle fige la narration, substituant à un principe de disjonction syntagmatique un principe de combinaison diégétique » [18]. Dans Cradle aussi bien que dans Tuareg, Fiona Tan a choisi, tout à fait consciemment, le fragment, qui, sorti de son contexte, est porteur d’une signification qui transcende la dimension narrative du film ethnographique. Transformer la narration en allégorie, c’est renvoyer aux limites mêmes du film ethnographique, de sa prétendue neutralité, de sa fonction de classification et de documentation de l’altérité. Au regard du voyageur ethnographe, qui est explicitement mis en scène en tant qu’image dans une autre œuvre, Facing forward (1999), Tan oppose la distance historique et l’interprétation du found footage. Elle propose ainsi une sorte d’ethnographie subjective, qui met en évidence le rôle essentiel de la fiction dans le genre du documentaire.
L’image ethnographique comme allégorie et fragment
28Dans les deux exemples examinés ici, la dimension allégorique évidente est associée à un sentiment de nostalgie pour cette époque perdue que constitue l’enfance. Dans les deux cas, l’image des enfants égrenée et répétée à l’infini, leur localisation historico-géographique dans ces lieux indéterminés mais asurément lointains que l’Occident a historiquement pensés comme primitifs, tout cela évoque, avec force, l’idée d’une origine perdue. Selon Lynne Cooke, Cradle fait allusion à un monde archaïque, d’origine chrétienne et égyptienne, aux icônes ou aux momies et se présente comme une image suspendue dans un état intermédiaire entre la vie et la mort. [19]
29Selon Cooke, Tan fait ainsi apparaître une dimension transculturelle à partir d’images qui ont été réalisées dans un contexte historique, géographique et idéologique précis, en ramenant à la surface des mythes anciens. La scène du nouveau-né doucement bercé par le vent évoque en effet des images et des imaginaires familiers, liés à l’origine, bien qu’elle soit déplacée dans une dimension atemporelle. Mais l’usage que Fiona Tan fait de ce fragment pose également le problème de l’esthétisation de l’image ethnographique, qui se retrouve privée de son contexte et transposée dans une forme iconique. Cradle et Tuareg transportent le spectateur dans une dimension temporelle indistincte, ils représentent l’époque des colonies à travers une sorte de nostalgie, en laissant pourtant en suspens la question de savoir si cette nostalgie provient du regard ethnographique de l’époque ou de celui de l’artiste.
30En un sens, Fiona Tan pose des questions complexes sans fournir de réponses définitives : la transposition de l’altérité dans un espace indéfini, et par conséquent son esthétisation, sont-ils des facteurs inhérents au film ethnographique ? Poser cette question signifie déjà, implicitement, une remise en cause de la prétendue véracité du documentaire et de son autorité en tant qu’instrument de représentation du réel. Mais, même en adoptant ce point de vue critique, est-il possible de regarder ces images au-delà de leur rôle dans la construction d’un imaginaire colonial et colonialiste ? Comment repenser ces représentations en évitant aussi bien d’adopter le point de vue de ces producteurs culturels, que d’imaginer une identification, inévitablement naïve et nostalgique, à cette altérité objectivée et désormais perdue ?
31Poser la question d’une origine imaginée par le colonialisme et l’ethnographie peut s’avérer utile pour sortir de cette impasse interprétative. Eric Van Halpern a proposé de lire les œuvres de Fiona Tan sous l’angle de son positionnement vis-à-vis du « natif », en tant qu’objet même du film ethnographique [20]. Ses travaux apparaissent en effet envahis par une nostalgie pour le « natif », mais cette nostalgie est traitée par une lecture critique de l’image qu’en produit le documentaire ethnographique. Lorsqu’elle se demande sous quelle forme l’occident a imaginé l’identité du « natif » authentique, Rey Chow rappelle qu’il s’agit d’une fiction produite par le regard colonial, et que cette fiction s’exprime en particulier dans les images [21]. Si, dans les œuvres de Tan, l’image du « natif » apparaît comme un artifice produit par l’appareil visuel de l’ethnographie, son image est réinvestie subjectivement à travers les thèmes de la mémoire et de la perte dans un passé indéfini. Dans un film précédent, May You Live in Interesting Times (1997), l’artiste affrontait, à ce propos, le thème des ses propres origines, voyageant dans le village chinois d’où ses ancêtres avaient émigré. Si la narration d’une histoire personnelle renvoie à des questions telles que la migration, l’assimilation et les conditions d’existence dans la diaspora, les fragments que présentent Cradle et Tuareg laissent entendre que cette idée perdue du « natif » est une fiction inscrite dans l’image.
32Traduit de l’italien par Christine Dubacquié
Notes
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[1]
C. Russell, Experimental Ethnography. The Work of Film in the Age of Video, Durham, Duke University Press, 1999, p. 24.
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[2]
H. Bhabha, I luoghi della cultura, Roma, Meltemi, 2001, p. 16 (trad. it. de The Location of Culture, Londres, New York, Routledge, 1994).
-
[3]
Sur ces questions en rapport avec l’anthropologie, voir en particulier : J. Fabian, Le Temps et les Autres. Comment l’anthropologie construit son objet, trad. fr., Toulouse, Anacharsis, 2006 (Time and the Other. How Anthropology Makes its Object, New York, Columbia University Press, 1983) ; J. Clifford, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la culture et l’art au XXe siècle, trad. fr., Paris, Ensba, 1996 (The Predicament of Culture. Twentieth Century Ethnography, Literature, and Art, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1988) ; C. Geerz, Works and Lives : The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988.
-
[4]
Pour la notion de savoir situé voir D. Haraway, Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991.
-
[5]
Voir les livres de C. Russell, op. cit. ; F. Tobing Rony, The Third Eye. Race, Cinema, and the Ethnographic Spectacle, Durham, Duke University Press, 1996 ; S. Lemaire, et al., Zoos humains. De la Vénus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2001.
-
[6]
Russell, op. cit., p. xviii.
-
[7]
R. Chow, « Dove sono finiti tutti i nativi ? », in Il sogno di butterfly. Costellazioni postcoloniali, Roma, Meltemi, 2004, p. 49 (trad. it. de « Where Have All the Natives Gone ? », in A. Bammer (dir.), Displacements : Cultural identities in Question, Bloomington, Indiana University Press, 1994).
-
[8]
Idem, p. 31-32.
-
[9]
E. Lajer-Burcharth, « A Stranger Within », Parkett, n° 53, 1998, p. 42.
-
[10]
Russell, op. cit., p. 45-46.
-
[11]
A. Solomon-Godeau, « Haunting and Taunting. Critical Tactics in a “Minor” Mode », in Catherine De Zegher, Carol Armstrong, Women Artists at the Millenium, Cambridge, Mass., MIT Press, 2006.
-
[12]
Chow, op. cit., p. 54.
-
[13]
M. Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994, p. 145.
-
[14]
Voir J.-Y. Mondon, « La Parole du créole qui ne se dit pas “créole” en créole », Multitudes, n° 22, 2005.
-
[15]
F. Vergès, « En compagnie d’Isaac Julien », cat. exp. Isaac Julien, Centre Georges Pompidou, 2005, p. 24.
-
[16]
Idem.
-
[17]
Russell, op. cit., p. 238.
-
[18]
C. Owens, « The Allegorical Impulse. Toward a Theory of Postmodernism », in B. Wallis, Art after Modernism. Rethinking Representation, New York, The New Museum of Contemporary Art, 1984, p. 208.
-
[19]
L. Cooke, « Fiona Tan : Re-take », in M. van der Berg, Scenario, Fiona Tan, Amsterdam, 2000, p. 34.
-
[20]
E. Van Halpen, « Imagined Homeland. Re-mapping Cultural Identity », Thamyris / Intersecting, n° 9, 2002, p. 63.
-
[21]
Chow, op. cit., p. 25.