1L’homme blessé et Drôle de Félix : deux héros, deux films, deux sociétés. Nous aurions pu nous contenter d’analyser ces deux titres pour nous rendre compte de l’incroyable changement qui s’est opéré dans le cinéma français en moins de vingt ans concernant la représentation des amours masculines.
2Nous avons choisi d’étudier un corpus d’œuvres issues d’une cinématographic nationale, à savoir d’un système aux contours nettement définis par les intervenants qui le composent : artistes, institutions, créatifs, financiers, diffuseurs, etc. Nous considérons les films comme des « produits culturels collectifs ». À l’instar de Geneviève Sellier et Noël Burch [1], nous pensons que « l’artiste collectif qui fait un film (c’est-à-dire aussi bien l’équipe de réalisation que le milieu des professionnels du cinéma) est plus ouvert sur le monde du fait même d’appartenir à un groupe, et la conscience éphémère d’un film implique que ses auteurs travaillent dans le présent, pour le public du moment. Sans parler de la dimension commerciale du cinéma qui incite, consciemment ou non, l’auteur collectif d’un film à être réceptif à l’air du temps… »
Par l’analyse de films majeurs (diffusés largement et destinés à tous les publics), nous souhaitons décrire l’évolution d’un imaginaire social. Nous considérerons l’homosexualité masculine en tant que désir, en tant qu’acte et en tant qu’identité.
L’homme blessé : des horizons inédits
3En 1983, l’année de Querelle de Fassbinder, l’année où 140 cas de sida sont recensés en France, le cinéma français nous propose L’homme blessé de Patrice Chéreau. Pour la première fois dans l’hexagone, une histoire homosexuelle est représentée explicitement, sans fard. Et quelle histoire ? Quelle homosexualité ? Celle de l’errance et de la dérive, celle des étreintes fugaces au détour d’un urinoir, des regards appuyés dans les halls de gare, celle que l’on trouve, en littérature, dans les romans de Jean Genet.
4Henri, le personnage adolescent incarné par Jean-Hugues Anglade, accompagne sa famille à la gare, lieu de transit par excellence. Mais voilà que dans le hall, un homme semble faire partie des meubles. Manteau marron sur banc brunâtre, le Docteur Bosmans, incarné par Roland Bertin, ne prend pas le train, il regarde. Et Henri décide lui aussi de regarder, il soutient le regard et le temps se fige. Une nouvelle communauté est créée… Champ, contre champ, les sons ambiants s’amenuisent et le désir homosexuel est tout à coup, avec une simplicité extrême, représenté. Henri désobéit alors à sa mère, il quitte la cellule familiale et suit cet homme. Après un chassé-croisé dans la gare, Henri se rend dans un premier sous-sol. Le docteur fait alors marche arrière. En quelques minutes, le personnage opère une double rupture. Il quitte d’abord la cellule familiale, ensuite il rompt avec l’espace commun, le lieu public… Et voilà l’adolescent face à un bel inconnu, mais déjà l’homme s’en va… Pour le retrouver, pour assumer un désir qui n’aurait pu être que fugace, Henri devra opérer alors une troisième rupture, celle-ci explicitement placée sous le signe de la transgression. Alors qu’une dizaine de garçons fuient un deuxième sous-sol et le pressent de déguerpir, le personnage, à contre-courant, va à la rencontre de son désir. Il choisit d’être là malgré tout et assiste puis participe à une scène de baston. Par amour pour l’inconnu, il rouera de coups une tierce personne…Il choisit explicitement de vivre son désir, même si cela doit signifier d’être un marginal, un paria, un criminel. Réuni par la complicité des coups donnés, Henri et l’inconnu s’embrassent. L’inconnu a un nom : Jean, mais il est de nouveau en fuite. Et l’histoire d’amour engagée perd par conséquent tout ancrage. Elle ne peut se vivre dans le cocon familial, elle ne peut se vivre dans l’espace public et de par la volonté même de Jean, protecteur, paternaliste, amoureux, elle ne peut se vivre dans son espace à lui, l’espace marginal, l’espace minoritaire, le lieu où sont forcés de se retrouver voyous, proxénètes, dealers, prostitués et, par la force du lieu et de l’époque, les hommes en quête d’homosexualité…
5La tragédie est ainsi mise en place. Henri assume son désir et assume de le voir lié au crime tandis que Jean, assumant tout autant son désir, ne lui trouve pas de place. Il refuse de voir son amour amalgamé avec le crime. Il n’est pas en quête de pureté, il est tout simplement en quête de normalité. « En faire une histoire de maintenant, sous-prolétariat de l’homosexualité, impossibilité du couple normal, volonté pathétique de vouloir le reformer » [2]. La relation, pendant tout le film, cherche alors un ancrage, un lieu où se vivre, un espace vital, aussi étriqué soit-il. Et c’est une succession d’échecs : au milieu d’une fête foraine, parmi d’autres déracinés, il y toujours quelqu’un qui regarde, qui empêche de… Dans l’intimité de la nuit, il y aura toujours une discothèque à l’arrière plan pour affirmer la promiscuité des lieux. Chez Jean il y a une femme, et Jean obligera sa conquête à dormir sur le canapé comme un chien perdu, attendant le moment propice, le moment d’invisibilité.
6Désespéré par l’inaccessibilité de Jean, Henri propose une étreinte à un inconnu… Le même problème d’espace se pose pour cette relation furtive. Aucun lieu ne convient. Autant la drague, l’échange de regards fut aisé, autant concrétiser l’échange est mal aisé. Les deux garçons parcourent des couloirs en croisant systématiquement l’une ou l’autre personne, en trébuchant sur des routards emmitouflés dans leur sac à dos, en se faisant chasser par des cheminots. Ils s’arrêtent un instant le temps de trois caresses et d’un long baiser et déjà il faut repartir…La dérive est inexorable.
7Cette dérive, le personnage de Bosnians va tenter de l’enrayer en réunissant Henri et Jean dans sa demeure. Nous sommes enfin dans un espace privé exclusivement masculin. Son propriétaire prétexte un coup de téléphone pour laisser les personnages seuls. L’étreinte s’amorce enfin, les corps commencent de se dévorer quand soudain le spectateur découvre Bosmans en haut de l’escalier. Il n’a pas quitté les lieux, il regarde. Et sa position, notre position est intolérable. Nous regardons Bosmans regarder. Nous voilà exclus de la scène, comme Bosmans est exclu de la relation entre Jean et Henri. Le point de vue bascule. Tout au long du film, c’est Henri que nous avons suivi, sa frustration, son désir. Et là, c’est le point de vue de Bosmans qui est adopté. Henri est sur le point de satisfaire son désir. Nous ne partageons plus son point de vue, nous ne pouvons plus être avec lui. Nous nous identifions au personnage le plus désirant : Bosmans. Nous prenons conscience, à travers ce personnage, de notre voyeurisme. Et Bosmans, tout comme il l’a provoqué, met fin à la relation. Il oblige Henri et Jean à déguerpir. Il s’interdit et nous interdit de voir. L’étreinte avorte une nouvelle fois. Et nous pouvons dès lors retrouver le point de vue de Jean, frustré.
Ultime tentative : le Docteur Bosmans sacrifie sa pulsion voyeuriste à la passion de Jean et Henri. Il propose à Henri de rejoindre Jean dans un lit. À travers une image fortement sous-exposée, les deux personnages sont enfin seuls, soustraits à la ville, soustraits au regard, soustraits au monde. Se crée alors un espace-temps hors-la-loi. Jean est endormi. Il est objet. Il ne peut plus s échapper. Alors, Henri le touche, le caresse, le serre, le frappe puis l’étrangle. Henri met fin à son errance, à son exil. Il tue l’objet désiré et par là même son désir…
L’homme blessé ouvre à l’époque des horizons inédits. L’acte homosexuel est en effet clairement figuré : deux hommes se désirent en un regard, ils se dévorent et s’étreignent, se sucent. Nus, ils se contemplent avec fascination, avec attirance. Pourtant, le cadre cinématographique, tributaire du cadre social, ne peut pas encore représenter la jouissance, encore moins le bonheur.
Homosexualité verbalisée et non figurée : Tenue de soirée, J’embrasse pas
8En 1986, trois acteurs consacrés forment un étrange ménage à trois dans un film de Bertrand Blier, Tenue de Soirée. Bob, voyou, cambrioleur, incarné par Gérard Depardieu, tombe amoureux d’Antoine, raté notoire incarné par Michel Blanc, marié à Monique, Miou-Miou. Homosexualité de nouveau transgressive, liée au crime, qui se vit dans un espace marginal, en l’occurrence dans les maisons cambriolés par le trio. La représentation de l’homosexualité est avant tout verbale. Tout se pose sur l’art du dialogue cru et percutant. On ne transpire pas, on ne sursaute pas, on se contente de prendre des poses. On prive les personnages de tout regard un rien langoureux, de toute gestuelle reflétant un désir trop prononcé. On préfère le verbe à la chair. Même le dépucelage anal est annoncé par le verbe puis commenté a posteriori tour à tour par les deux protagonistes. En aucun cas, il n’est figuré. Le couple improbable Blanc-Depardieu parvient à se former dans un espace propre. Pourtant, la femme étant écartée, la relation homosexuelle mime très vite le couple hétérosexuel comme si deux hommes, deux virilités ne pouvaient s’assembler, comme si on s’empressait de réintroduite de la féminité là où l’on peut. Antoine, ayant été sodomisé, prend dès lors le rôle de la ménagère au foyer. Bob, celui du mâle négligeant. La situation est poussée jusqu’au bout puisque pour sortir au bal, Bob travestit Antoine, il transforme son partenaire en une femme…Et l’homosexualité de disparaître du film.
L’homosexualité verbalisée et non figurée est récurrente dans le cinéma français. Un personnage se définit toujours comme homosexuel ou comme pratiquant l’homosexualité. Il se signale au sein de la fiction par le discours. Une fois cette identification accomplie, le film se dispense le plus souvent d’aller plus loin dans sa représentation. L’homosexualité est verbale, elle n’a pas droit à l’image. Un exemple révélateur, parmi tant d’autres, est le film J’embrasse pas (1991) d’André Téchiné. Le héros, hétérosexuel provincial côtoyant à Paris le milieu de la prostitution masculine homosexuelle, traverse tout le film avec des mots… Il clame à qui veut l’entendre « J’embrasse pas, je suce pas, j’encule pas mais je fais tout le reste… » Et le film a cette pudeur de ne point nous montrer, ni même nous suggérer ce « tout le reste »… Le seul acte homosexuel figuré dans film est la scène finale où le héros est violé par un truand. On se donne ici la peine de représenter la sodomie dans sa seule fonction de domination et d’humiliation.
Un espace de la bisexualité : Les nuits fauves
9La fin des années 80, le début des années 90 marque pour le cinéma français une sous-représentation de l’homosexualité. Contrairement à d’autres pays, la France semble développer une cinématographie beaucoup moins axée sur les questions de genre ou sur les questions liées aux minorités, quelles qu’elles soient. Aucun cinéaste ne se démarque comme a pu le faire en Angleterre un Derek Jarman. Aux États-Unis, on assiste à l’éclosion d’un « cinéma gay », fait par des membres de la communauté homosexuelle pour cette même communauté. Citons Torch song trilogy de Paul Bogart ou encore Un compagnon de longue date de Norman René qui traite d’un groupe d’amis homos confrontés au sida. L’image positive du personnage homosexuel ou de toute problématique liée à l’homosexualité est évidemment de rigueur et s’amorce déjà, pour ces pays, les bases du « politiquement correct » qui culminera à Hollywood avec le célèbre Philadelphia (1994) de Jonathan Demme.
10La figure marquante qui va s’imposer alors dans le cinéma français est celle de Cyril Collard qui signe une œuvre à la limite de l’autofiction, Les nuits fauves, une œuvre qui, au cinéma, signe le triomphe du moi. Une voix sur un ton de confession intime, le personnage travaille dans le cinéma et fait un film sur lui : sur son désir des hommes, sa passion avec une femme, son rapport au monde et, enfin, sa séropositivité. Le film devient vite, malgré lui, un phénomène social et occupe la fonction périlleuse de « film officiel sur le sida ». On ne peut que s’étonner de voir cette œuvre singulière, néo-romantique, porter un discours qui la dépasse complètement. Cet emballement semble quelque peu irrationnel mais intervient alors que le sida est depuis déjà plusieurs années un problème social majeur, et que le cinéma français ne semble pas avoir eu l’envie de prendre le thème en charge, tout comme il s’est désintéressé de la représentation de l’homosexualité. La bisexualité du héros permet donc une identification forte, et le film touche autant la communauté hétérosexuelle qu’homosexuelle. Collard poursuit la représentation d’une homosexualité noire, en dérive, pratiquée fugacement sur les quais, liée à la souillure, à la salissure. Il osera filmer l’acte jusqu’à la jouissance et démontrera enfin le plaisir que peut procurer la sexualité entre hommes, y compris une sexualité de type hard. À côté de cette homosexualité fugace (« Une branlette sous un pont, ça prend cinq minutes »), se développe l’histoire de Jean avec Samy, explicitement une histoire d’amour placée sous le signe de la fraternité et de la virilité, qui concurrence directement l’histoire vécue avec Laura, placée sous le signe de la fusion. Samy s’installant chez Jean, la difficulté n’est plus de trouver un espace homosexuel mais un espace où coexisteraient homo et hétérosexualité, un espace de la bisexualité. De nouveau, comme dans L’homme blessé, la première occurrence homosexuelle passe par le regard et développe le même traitement cinématographique : l’un regarde l’autre. En contrechamp, l’autre regarde l’un, puis l’un l’autre, etc. L’alternance des plans fige un espace-temps particulier. L’objet du regard devient directement le sujet du regard suivant. La balle est constamment relancée. Le désir est en mouvement, contrairement à la scène typique de l’hétérosexualité où la femme, objet du désir de l’homme, est objet du regard et ne devient que très rarement sujet. Dans cette succession de champ contre-champ, le personnage féminin hétérosexuel accuse le coup, elle réagit au regard (acceptation, rires, gêne, etc) mais elle ne le renvoie pas comme on peut le voir dans la scène du casting Nuits fauves. Jean regarde Laura qui subit le regard. Ce schéma est d’ailleurs fortement mis en évidence puisque Laura sera filmée par Jean et deviendra non seulement l’objet du regard, mais aussi une image vidéo (le point de vue subjectif de Jean derrière son œilleton, vidéo mal définie frappée de la signalétique rouge Ree), une création de Jean.
Dans la représentation de la bisexualité que nous livre Les Nuits Fauves, la représentation de l’acte homosexuel se décline sous de nombreuses facettes, de la caresse affectueuse à la « baise » sous les ponts. Il n’empêche que la part homosexuelle des personnages est encore liée à la sphère criminelle. Samy, par exemple, côtoiera dangereusement l’univers des skin-heads. Conséquence de leur bisexualité, les personnages rejettent violemment toute identité homosexuelle.
Identité assumée, communauté impossible : Les roseaux sauvages
11En 1994, l’identité est au cœur des Roseaux sauvages d’André Téchiné. Celui-ci décortique l’acceptation d’un désir homosexuel chez un jeune homme sur fond de guerre d’Algérie. Institutionnellement, le film marque un tournant puisqu’il remporte, deux ans après Les nuits fauves, un certain nombre de Césars… de quoi rassurer les producteurs et investisseurs sur le potentiel commercial de sujets jusque là peu présents dans la cinématographic française. À l’intérieur même du film, on assiste à la construction d’une identité homosexuelle du personnage principal, François (Gael Morel), jeune ado intello. La révélation de son homosexualité se déroule dans un lieu propice, le dortoir. Après une masturbation partagée avec Serge, François prend conscience de sa différence. Il ne peut plus faire comme s’il était comme les autres et renégocie progressivement son rapport au monde. Il forgera ainsi son identité, répétant obstinément devant un miroir « je suis pédé, je suis pédé, je suis pédé ». Cette identité assumée le rendra libre, mais seul. Il exprime peu à peu ses désirs mais est face à l’échec. Il tente alors de trouver « des gens comme lui » et tente de rencontrer quelqu’un à qui se confier. Il se rend ainsi chez un cordonnier dont on dit qu’il vit avec un autre homme. C’est de nouveau l’échec. Alors qu’un personnage, fait inédit, assume complètement son désir, une communauté est impossible à créer.
Un élément constitutif de la narration
12Après avoir consacré un film relatant une identité en construction, le cinéma français nous livre une kyrielle de personnages à l’identité assumée, affirmée, parfois même proclamée. Ainsi, un tournant s’opère fin des années 90, période du Pacs, avec des films comme Sitcom de François Ozon, Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau, Presque rien de Sébastien Lifschitz ou encore La confusion des genres de Ilan Duran Cohen pour n’en citer que quelques-uns.
13Sitcom est révélateur de ce nouvel espace de représentation. Une famille bourgeoise mène une vie ronflante dans une bien belle maison, possible métaphore de la société française. Suite à l’arrivée d’un élément perturbateur, un rat, le fils déclare lors d’un dîner : « Papa, maman, je suis homosexuel ». Il quitte aussitôt la table et se réfugie dans sa chambre. Cette chambre devient, à l’intérieur de la maison bourgeoise, le lieu de l’homosexualité, un lieu irréductible. Ozon s’amuse à y faire rentrer tous les archétypes et stéréotypes de la culture gay. Un personnage s’affirme, « fait son coming out » et délimite clairement son espace de vie, sa chambre. Et la maison bourgeoise, tant pis pour elle, en sera bouleversée, pervertissant un à un ses membres. Tout le monde réagit par rapport à cet espace homosexuel. La mère, curieuse, veut voir sans rentrer, la sœur veut rentrer, le père s’en fout, etc. Ozon est visiblement inspiré par Théorème de Pasolini. Pour son troisième film, il adaptera une pièce de Fassbinder dans Gouttes d’eau sur pierre brûlante. Le cinéaste français est donc marqué par deux références incontournables de l’histoire de l’homosexualité à l’écran. Ozon se positionne donc dans une continuité, une tradition. C’est évidemment des cinéastes étrangers qu’il tire ses influences, car dans le domaine cinématographique français de telles figures sont inexistantes.
14Deux hommes amoureux, épris d’un désir, assouvissant ce désir devient une image banale, une image qui se déclinera en divers lieux, dans divers milieux, même les plus incongrus. Le héros de La confusion des genres, avocat, tombe amoureux dans le parloir d’une prison. À l’hôpital, il est séduit par un jeune infirmier. De nature discrète, il est harcelé par un jeune homme à la recherche d’un père qui tente de l’embrasser n’importe quand et n’importe où. Dans Presque rien, Sébastien Lifshitz réinvestit le thème rebattu du « premier amour de vacances », mais le décline avec deux garçons. Chéreau, quant à lui, quitte la gare de L’homme blessé et place l’ensemble de ses personnages dans un train, puis dans une maison de province, et dissèque l’héritage que laisse un « gay » après son décès. L’ensemble de ces films quitte le champ strict des thèmes de l’amour, de l’affect, de la passion et de la sexualité pour investir des sujets plus vastes qui dépassent complètement l’orientation sexuelle des personnages. L’homosexualité est devenue un élément constitutif de la narration, elle n’en est plus le nœud central.
Le couple homosexuel, seul point d’accroché d’un personnage nomade : Drôle de Félix
15Enfin, une nouvelle étape se franchit en 2000 avec la sortie de Drôle de Félix d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau Parfait contrepoint de L’homme blessé, le héros, déjà heureux par son prénom, d’origine maghrébine, vit initialement une situation de couple stable et confortable, parfaitement assumée en intérieur et en extérieur : le couple s’embrasse au restaurant, il n’est pas préoccupé par le regard d’autrui. Les deux amoureux sont calins, tendres. Ils sont presque rangés. Suite à son licenciement, Félix quitte cette situation pour partir à la recherche de son père, prétexte pour voyager sur les routes de France et faire le point. Dès sa première escale, Félix est témoin d’une agression raciste et est lui-même agressé. Ici, aucune fascination, de la part du personnage, pour la violence. Juste une peur et un profond dégoût qui rompt avec la tradition de désirs sombres représentés dans le cinéma français. Cet incident déclenche la narration et hante l’ensemble du voyage. Diverses rencontres ponctuent le récit et forgent l’identité de Félix. Au terme de ce road movie décalé, Félix a grandi. Il n’a pas rencontré son père, son géniteur, mais il s’est constitué une famille symbolique. Et il retrouve « son homme » à Marseille. Le couple se reconstitue en un clin d’œil et retrouve son équilibre initial, les deux partenaires s’embrassant inlassablement jusqu’au générique. Le couple homosexuel est ici l’élément stable, le seul point d’accroché d’un personnage nomade en quête d’identité. Jamais dans le film l’homosexualité ne s’inscrit dramaturgiquement car elle n’est pas un problème, elle ne peut pas créer du conflit. Elle n’est ni une composante anecdotique et désincarnée d’un personnage, ni un moteur de narration. Elle est enfin là, inscrite dans l’œuvre, comme l’hétérosexualité est là depuis les frères Lumière.
Deux mythologies
16Au terme de ce parcours qui a malheureusement sa part d’arbitraire, force est de constater la lente progression d’une image de l’homosexualité liée au crime vers une homosexualité inscrite dans la norme, minorité respectée au sein de la société française. Ces deux représentations reflètent-elles vraiment deux réalités sociales d’une époque donnée ? Ne s’agit-il pas au contraire de deux mythologies ? L’une, témoignant d’un mode de vie exagérément transgressif. L’autre construisant une sorte d’utopie sociale qui abolirait tout problème lié à la différence sexuelle. Entre ces deux pôles, peu de place pour la demi-mesure, peu de place pour la représentation des différents aspects de la communauté gay. Le cinéma français ne s’intéresse ni au sida chez les homos, ni à la scène cuir ou sm, ni au militantisme, ni au problème de discrimination, bref il ne s’intéresse pas — encore — à la vie du pédé moyen. Est-ce la prochaine étape que franchira le cinéma majeur ? Ou ce type de sujet, par sa prégnance communautaire, est-il voué à rester minoritaire ?