1La politique économique et sociale de la gauche a été toujours pensée et organisée autour du rapport capital-travail.
2Est-il possible aujourd’hui d’appréhender le sens de la globalisation libérale d’une part, et de l’autre la multiplicité des mouvements sociaux, des nouveaux sujets politiques, des formes de résistance et l’activité productive même, à travers le prisme de l’antagonisme capital-travail ?
Pour essayer de penser un projet politique à la hauteur des transformations capitalistes en cours, nous proposons de partir de la relation capital-vie et de considérer le travail comme une partie de la vie.
Du rapport capital-travail au rapport capital-vie
3Même les réflexions syndicales se déplacent, encore très timidement, sur ce terrain de la vie. La Cgt, par exemple, dans sa discussion sur le nouveau statut du salarié est obligée de le faire : « Il s’agit en fait dépasser d’une vision réparatrice de l’indemnisation du chômage et du droit sur les licenciements à un droit de l’individu tout au long de sa vie qui le libère de sa dépendance au devenir et à la gestion de telle ou telle entreprise ». La vie est certes, toujours et encore la vie du salarié, mais même ce déplacement mineur — du salarié à la vie du salarié — nous paraît significatif.
4De cette façon, on déconnecte implicitement les droits de l’individu du travail dans l’entreprise, on reconnaît que son temps de vie prime sur son temps de travail et que c’est le premier qui est la source des nouveaux droits.
5Dans une autre partie de ce document, la CGT revendique des politiques du Welfare qui ne soient plus exclusivement indexées sur le travail. On parle en effet de la sécurité sociale comme d’une institution qui doit garantir des droits de la « naissance à la mort ». Direction qui s’impose aux gouvernements (CMU) : la source des droits sociaux est la vie des individus.
Pourquoi ces déplacements ?
6Parce que nous sommes confrontés à une accumulation capitaliste qui ne se fonde plus seulement sur l’exploitation du travail dans le sens industriel du terme, mais sur celle de la connaissance, du vivant, de la santé, du temps libre, de la culture, des ressources relationnelles entre individus (communication, socialisation, sexe), de l’imaginaire, de la formation, de l’habitat, etc.
7Ce qu’on produit et vend, ce ne sont pas seulement des biens matériels ou immatériels, mais des formes de vie, des formes de communication, des standards de socialisation, d’éducation, de perception, d’habitation, de transport, etc. L’explosion des services est directement liée à cette évolution, et il ne s’agit plus exclusivement des services industriels, mais de dispositifs qui organisent et contrôlent des « formes de vie ». Pour l’accumulation du capital, les différences ethniques, religieuses, culturelles deviennent des marchandises au même titre que la reproduction biologique de la vie. La vie et ses différences deviennent des facteurs de valorisation pour un capital toujours plus nomade.
La globalisation que nous sommes en train de vivre n’est pas seulement extensive (délocalisation, etc.), mais aussi intensive, et concerne aussi bien les ressources cognitives, culturelles, affectives, communicatives (la vie des individus) que les territoires, les patrimoines génétiques (humains, végétaux et animaux), les ressources de la vie des espèces et de la planète (l’eau, l’air, etc.). Cette « mise au travail » de la vie par un capital de plus en plus globalisé, rendue possible par les logiques néolibérales, est génératrice d’insécurité. Insécurité et risques de la vie dans sa globalité, et non plus du travail comme dans le fordisme : de la pauvreté à la vache folle, de l’exclusion au Sida, du problème du logement à l’« identité sexuelle », ce sont les fondements de la vie même qui sont ébranlés.
Comment penser “résistance” et politique offensive?
8Nous devons résister aux politiques néolibérales, mais à partir de l’affirmation, en positif, de la puissance de cette « vie ». Autrement dit, nous devons penser au-delà du travail et de ses formes classiques d’exploitation, ce qui ne signifie pas nier l’exploitation, mais la comprendre dans ce contexte élargi.
9Pourquoi rappeler ces choses qui nous semblent évidentes ? Parce que les réflexes de la gauche après la défaite du 21 avril ont été de parer au plus pressé. Elle demande l’augmentation du Smic et des minima sociaux. Mesures certes nécessaires, mais si elles sont pensées en dehors de ces nouvelles formes d’accumulation et de vie, elles risquent de se réduire à des mesures classiques (libérales ou néo-keynésiennes) de gestion et de régulation des « pauvres » avec ou sans travail.
Affronter une nouvelle configuration du capitalisme avec une conception héritée du capitalisme industriel ?
10Le travail proprement industriel est devenu l’une des formes de l’activité « productive ». Ce qui ne veut pas dire qu’il a disparu — il persiste en Occident et il augmente ailleurs : l’Organisation Internationale du travail (OIT) a rappelé que « 246 millions d’enfants âgés de 5 à 17 ans » travaillent sur la planète. Mais il ne pourra exprimer sa force de mobilisation et de critique, qui reste importante, que dans une stratégie capable de s’agencer avec d’autres couches du salariat (et du non-salariat), avec des forces sociales, qui n’ont ni les mêmes problèmes ni les mêmes « intérêts ».
11Le travail industriel n’est plus le centre de la valorisation capitaliste, ni un modèle de subjectivation politique et sociale valable pour l’ensemble des forces sociales, ni la force exclusive capable de produire institutions et politisation dans les sociétés post-fordistes.
12Le salariat reste la forme dominante par laquelle le capitalisme exploite la coopération et l’invention des individus, mais il a éclaté en une multiplicité d’activités et de statuts s’exprimant par des subjectivités et des attentes qui ne peuvent être reconduites au concept traditionnel de « classe ». Des « intellos précaires » — résultat de la scolarisation de masse, de la fuite du travail salarié — à la caissière de supermarché qui travaille à temps partiel, le spectre des activités ne cesse de s’élargir.
13L’entrée massive des femmes sur le marché du travail ne pose pas uniquement le problème du statut et du salaire (qui reste partout inférieur à celui des hommes), mais aussi celui du rapport contradictoire et conflictuel entre « temps de travail » et « temps de vie ». De même le travail des immigrés dont le nombre, malgré l’hystérie identitaire et xénophobe, ne pourra qu’augmenter — la Commission européenne parle de la nécessité de 50 millions d’entrées dans la communauté européenne dans les années à venir — pose des problèmes qui ne peuvent être résolus exclusivement avec les recettes classiques du mouvement ouvrier.
Ces figures, multiples et irréductibles à celle du travail industriel et à ses formes d’organisation, ne peuvent être représentées par un sujet unique — la classe ouvrière — capable de totaliser les comportements.
De la gestion du chômage et du contrôle des dépenses sociales au contrôle de la vie
14Les politiques économiques de la gauche ont toujours eu comme pivot le « salaire » et l’« emploi », le « revenu » relevant de la « solidarité » — qui doit s’exprimer dans le social : le travail est productif, il produit de la nouvelle richesse, le revenu est une dépense improductive, une consommation d’une richesse produite ailleurs. Lionel Jospin l’a très bien résumé par la fin de non-recevoir qu’il a opposée au mouvement des chômeurs : « La société française est une société fondée sur le travail et non sur l’assistance ». Le gouvernement socialiste (et la gauche plurielle) a fait ainsi du plein emploi et de la croissance ses objectifs fondamentaux, pensés dans une logique du « toutes choses égales par ailleurs » : en faisant abstraction de la transformation radicale et paradigmatique de la nature de la production et de la force de travail, du marché du travail et des modes de valorisation des capitaux.
15La logique sous-jacente à la mise en place des différents dispositifs de lutte contre le chômage et pour une nouvelle croissance est donc celle de l’« activation » des dépenses passives, contre la logique de l’assistance. Dans cette perspective, l’extension du salariat, par les politiques actives de l’emploi, était considérée comme la condition nécessaire et suffisante pour sortir de la société de l’assistance et refonder une société du travail.
Mais à l’intérieur d’une économie globalisée, et donc soumise au chantage d’un capital de plus en plus nomade, la lutte pour l’emploi et la croissance devait alors passer par la flexibilisation du marché du travail et par la réduction du coût salarial. Car on accepte encore une vision qui fait de l’entreprise le seul et unique lieu de production de richesse !
Les politiques pour l’emploi : déconnexion travail-revenu
16Les politiques pour l’emploi (emplois jeunes, emplois aidés, aides au développement du temps partiel et au travail intérimaire) ont effectivement permis une salarisation de masse mais au prix d’une précarisation croissante des emplois. Cela n’a pas empêché, en même temps, une progression du chômage et de la pauvreté.
17L’emploi, dans une économie dominée par l’incertitude et la flexibilité, ne garantit pas grand chose en soi. Le chômage, comme aux EU, disparaît seulement des statistiques, mais il est intégré dans la « production flexible », dans les working poors, le travail précaire, à temps partiel, etc. Plutôt que d’un nouveau salariat, c’est d’un précariat qu’il faudrait plus proprement parler comme du véritable produit de ces politiques. Parallèlement, et conjointement, celles ci ont largement contribué à l’apparition d’une déconnexion fondamentale (en négatif) entre travail et revenu : l’émergence du phénomène des travailleurs pauvres n’est-il pas justement l’expression la plus forte du fait qu’un emploi salarié ne garantit pas grand chose ? Et certainement pas un revenu décent pour vivre ?
La loi Aubry II : déconnexion croissance-emploi
18La loi Aubry II sur la réduction du temps de travail s’inscrit dans cette logique : faire face au chômage par une redistribution du travail plutôt que par une redistribution des revenus (ce qui relèverait de l’assistance). Elle va agir sur un marché du travail qui n’a plus rien de celui de la période fordiste : il est éclaté en un ensemble extrêmement différencié de figures issues de la crise du fordisme et des politiques pour l’emploi, ce marché du travail ne fonctionne plus sur les dualismes classiques dedans / dehors, salarié/non salarié, actif/inactif : sa seule norme est l’intermittence, la mobilité subie, la précarité.
19Si le coût de l’opération reste très élevé, l’impact en termes de création d’emplois est largement en dessous des attentes, car en plus des caractéristiques du marché du travail, la croissance n’a plus rien de régulier : du fait, certes, des instabilités radicales de la globalisation financière, mais aussi parce que la production est soumise à des niveaux élevés d’incertitude qui ne peuvent pas être ramenés à l’ancienne conception des risques de marché. La croissance, quand elle a lieu, est dominée par l’incertitude puisqu’elle n’est pas celle d’une production standardisée (et donc prévisible, comme dans le fordisme), mais est ouverte et branchée en direct sur les marchés et les clients. Elle ne peut plus être définie comme industrielle, puisqu’elle exploite les ressources intellectuelles, communicationnelles, affectives de l’humanité, et les ressources naturelles de la planète. La « production industrielle » est réduite à être une partie de l’activité générale… Les incertitudes du marché et de la production sont transférées comme risques sur les travailleurs, qui doivent les assumer comme précarité, flexibilité et modération salariale. Même en phase de croissance, même en situation de hausse des profits, les risques de licenciements massifs ne sont pas éloignés.
20À la déconnexion (en négatif) travail / garantie de revenu on voit s’ajouter cette deuxième déconnexion : profit / investissements / maintien-création d’emplois. Le rapport capital-travail se trouve également rompu d’une autre manière : l’accumulation heureuse du capital ne génère plus nécessairement la croissance économique et ne crée pas de nouveaux emplois. En revanche, de nouveaux gisements de richesse se créent en dehors du capital et du travail salarié : l’économie solidaire, les activités de proximité, les activités associatives, les banques du temps, mais aussi les activités des communautés qui se créent sur le net, etc. Pas besoin de chercher très loin pour voir comment la coopération et la production de richesse ne passent plus nécessairement par l’entreprise et par le salariat.
21Mais peut-on dire que la loi Aubry II n’a rien apporté ? Elle a apporté du nouveau, mais justement du côté du rapport vie-capital. Pour le voir il faut l’aborder du point de vue de l’aménagement du temps de travail : intensification du temps et de la charge de travail ; flexibilité à l’intérieur de l’entreprise ; temps et rythmes de la vie, surtout, pliés à ceux de l’entreprise. Plus fondamentalement, les ambiguïtés de la loi Aubry II ne peuvent être mieux comprises que dans sa définition très floue du temps de travail : la reconnaissance implicite de l’impossibilité désormais de séparer temps de vie et temps de travail. Temps confiés au pouvoir de contrôle de l’entreprise non plus exclusivement sur le travail mais directement sur la vie. À défaut d’être le lieu de l’organisation de la production de richesse, l’entreprise devient l’institution de gestion de la vie des individus à partir de et du point de vue de la logique du profit.
22Affirmer qu’il n’y a plus de séparation nette et tranchée entre la vie et le travail, qu’est ce que cela veut dire ? Cela veut dire que les temps de travail, comme travail salarié, sont des moments à l’intérieur d’une vie qui devient productive dans tous ses temps (et pas seulement ceux passés dans l’entreprise) ; que le travail demande un engagement subjectif qui présuppose un investissement de la personne dans ses capacités inventives, relationnelles, etc. ; mais aussi que la séparation entre production et reproduction, propre à la période industrielle et fordienne, ne fonctionne plus, du fait notamment que les activités propres de reproduction (biologique et sociale) sont captées dans les nouveaux marchés des « organes sans corps », dans les marchés de la propreté, de la reproduction biologique, de la culture, de la santé, de la formation, de la vie affective… Il faut souligner ici que les effets négatifs de cette nouvelle nature de la production capitaliste touchent toutes les couches des « salariés et non salariés », mais également l’ensemble de la population (dégradation de l’équilibre de la planète, nouveaux droits de propriété intellectuelle qui exproprient le savoir et donnent un pouvoir de vie et de mort aux grandes entreprises chimiques et pharmaceutiques). La pauvreté (relative) et le chômage hantent tout le monde du travail. La peur et l’insécurité sont d’abord la peur et l’insécurité du lendemain : du revenu, du travail, des retraites, de la vie même.
Pour résumer, la logique du capital global produit deux déconnexions fondamentales : 1. avoir un emploi ne garantit plus ni la continuité d’un revenu ni un revenu satisfaisant pour survivre ; 2. la croissance de la production et des profits ne garantit plus la création d’emplois. En même temps, elle comporte une emprise directe du capital sur la vie.
Dans cette perspective le passage du Welfare au Workfare, pour subordonner le social à l’économique (version Medef), ou pour rétablir le bon ordre entre production et redistribution (version Jospin), doit être subverti radicalement : à l’évidence la question n’est pas tant celle des montants des dépenses sociales que celle de leur composition. Car c’est bien leur composition qui exprime le projet de société que l’on se donne.
La revendication d’un revenu garanti, universel et inconditionnel
23Un nouveau projet politique devrait prendre à rebrousse-poil la vérité que les socialistes ont contribué à affirmer à partir des années 80 : la « production » trouve ses sources dans l’entreprise. Mais aussi la vérité de la gauche, qui n’est rien d’autre que le reflet spéculaire de la première : seul le travail salarié est créateur de richesse.
24Nous avons essayé de démontrer que la production de la richesse déborde largement l’entreprise. La valorisation capitaliste ne se fonde pas exclusivement sur l’exploitation du travail salarié, mais aussi sur celle de la vie, sur l’exploitation de ce que l’humanité produit en commun (les ressources intellectuelles, communicationnelles, scientifiques, la force-invention, de même que les ressources naturelles, génétiques, le territoire, etc.)
En effet, la captation par le capital de la richesse socialement créée passe aujourd’hui par de nouveaux dispositifs de pouvoir qui ne coïncident plus directement avec l’entreprise et ses modes classiques de mise au travail, mais que cette dernière intègre dans ses stratégies d’exploitation, qui est d’abord exploitation de biens communs et collectifs :
- La finance globale, qui n’est pas d’abord un instrument de spéculation, mais de capture de la valorisation de la coopération sociale.
- Les nouvelles lois de la propriété, qui n’assurent pas seulement l’appropriation du travail salarié par la propriété de moyens de production, mais l’appropriation de la coopération qui déborde l’entreprise (droit d’auteurs, copyright, brevets sur le vivant, etc.)
En termes positifs, nous devons organiser des formes de lutte et des institutions qui reconnaissent la nouvelle nature de la coopération sociale, la nouvelle nature de la production des biens collectifs et communs, et les sujets de cette production. Reconnaître, dans le capitalisme, signifie payer. Nous pensons qu’un des instruments privilégiés pour organiser cette double tâche est celui du revenu garanti, universel et inconditionnel.
- Le revenu garanti comme processus constituant, c’est à dire, pour ouvrir une phase constituante au niveau économique et social.
- Le revenu garanti ne doit surtout pas s’inscrire dans une logique de redistribution mais dans une logique subversive de dépassement radical d’une répartition de la richesse fondée sur le capital et le travail.
- Le revenu garanti comme outil pour renverser le rapport entre travail et société, entre coopération sociale et division du travail smithienne. En d’autres termes un revenu comme instrument d’autovalorisation de la coopération : la coopération comme liberté de l’agir ensemble, comme puissance créatrice de la différence, de la multiplicité.
- Un revenu garanti qui n’exige pas préalablement ses calculs budgétaires de faisabilité ; il ne s’agit pas, encore une fois, d’un dispositif de gestion social-démocrate de la misère, mais d’un outil fondamental pour relâcher la contrainte salariale : une véritable protection sociale contre le chantage de l’exclusion, un frein à la course au rabais du coût du travail mais aussi au développement de formes de travail de merde.
- Un revenu garanti dans ses formes monétaires, mais aussi en nature : « accès libre » à la santé, à la formation, à l’information, à l’eau, à l’énergie, aux transports, au logement.
27Le revenu garanti peut être le terrain fondamental sur lequel recomposer, construire une subjectivation collective pour aller au-delà de la société du travail.
28Nous pensons que depuis 68 s’est ouverte une nouvelle phase politique comparable à la sortie de l’esclavage : la possibilité de fonder la production et la reproduction de l’humanité sur autre chose que le travail salarié. Nous restons fidèles aux défis politiques lancés à la naissance du mouvement ouvrier : l’abolition du salariat.
Nous avons besoin d’un projet réaliste, donc d’un projet révolutionnaire.