Couverture de MOUV_HS01

Article de revue

La France en situation postcoloniale ?

Pages 9 à 12

English version

1Comment définir le postcolonial sans tomber dans une pensée binaire distinguant trop schématiquement d’un côté la colonisation et de l’autre l’après-colonisation ?

2Le postcolonial en France ramène d’emblée au politique plus qu’à l’histoire dans la mesure où il interroge avec force l’identité nationale et le nationalisme. La France n’a jamais cessé d’être nationaliste, d’un nationalisme lié directement à l’essence même du jacobinisme qui, s’il se présente sous le label d’un universalisme, entend d’abord assurer la domination d’une couleur, d’une religion et d’un genre. Un « universalisme » donc blanc, masculin et catholique. Et qui se ressource, le cas échéant, dans la laïcité, laquelle, à son tour, peut à certains moments tourner au dogmatisme laïciste. C’est au moment où ces forces centripètes se délitent, quand la France se confronte au monde et à sa globalisation, à la disparition progressive des « -ismes » depuis la chute du mur de Berlin, quand les nations se transforment progressivement en entités multiculturelles dans le sillage de cette poussée inévitable des technologies qui nous rapprochent et nous éloignent à la fois, et de la virtualité qui en découle – c’est à ce moment précis que le sens de la nation, difficilement compréhensible dans un univers qui semble être un espace sans frontières, devient étonnamment le plus aigu, stimulé par les frayeurs qu’inspire la perte des repères.

3C’est dans la peur et la crise économique que se sont forgés dans le passé les nationalismes malades de leurs propres déviances, et qu’ils ont abouti aux grands cataclysmes du XXe siècle. La fin de la première décennie du XXIe siècle connaît à nouveau les symptômes de cette maladie récurrente. Qui dit nationalisme du « centre » dit négation de ses « périphéries » et de ses diasporas, lesquelles portent le passé et le présent lorsqu’elles regardent l’avenir, et viennent rappeler ces tranches d’histoire dont elles étaient les protagonistes dominées. La souffrance faisant écran à l’interculturalité inévitable des épisodes de rencontre, générateurs de créolité et de métissage. Certes, ceux qui étaient vus comme des subalternes dans ces périodes de colonisation sont considérés comme ayant subi les influences des maîtres en place. Mais l’on oublie trop facilement combien ceux qui voulaient imposer leur culture et leurs « valeurs », jugées « supérieures », furent eux aussi, en retour, profondément imprégnés par la culture des dominés, y compris lorsque la volonté de rejet était puissamment affichée.

4Le postcolonial est d’abord diasporique par son histoire, par la vision des choses qu’il véhicule, ainsi que par l’intériorisation du vécu historique. Quant aux études postcoloniales, elles sont avant tout des études sur ces diasporas issues des terres anciennement colonisées et de l’immigration. Diasporas considérées comme n’ayant pas de passé et donc pas d’histoire. On leur demande de renaître sans histoire, de venir au monde sans passé. Elles ne peuvent revendiquer les mêmes droits que ceux qui sont dotés d’une histoire, d’une culture perçues comme supérieures, et à qui la qualité d’« autochtone » octroie des privilèges dans un État, issu pourtant de la Révolution qui les avait supprimés.

5Ces diasporas sont des grains de sable qui empêchent la machine du nationalisme de tourner à son rythme et selon son propre agenda. Elles font remonter à la surface les taches, j’entends les taches de l’histoire. Elles rappellent les abcès non crevés du passé, les occultations, les non-dits, les mensonges. Aucun nationalisme, y compris chez ceux qui sont issus de la décolonisation, et aucun colonialisme n’échappent aujourd’hui à ces mises en question de la nation, poussées par les revendications identitaires et la volonté de connaître la « vérité », quête contemporaine liée à la recherche d’authenticité, inséparable d’ailleurs des constructions identitaires elles-mêmes. Les identités diasporiques ont besoin d’histoire pour se construire, et pas d’une histoire sans taches. Ce sont ces taches qui s’érigent en poches d’histoire non écrite, non dite, non acceptée, à partir desquelles pourrait s’écrire une autre histoire, mais qui elle aussi ne sera pas forcément exempte d’occultations et d’hagiographie.

6Le film de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi, évoquant la répression ayant suivi les manifestations du 8 mai 1945 à Sétif – dont l’objectif, au départ, était d’obtenir la libération de Messali Hadj, le grand leader indépendantiste algérien, et qui tournent au massacre de milliers d’Algériens en quelques semaines en guise de représailles – ainsi que les polémiques qu’il a suscitées lors de sa présentation à Cannes chez ceux qui portent encore en eux les cicatrices de la décolonisation, montrent combien le conflit reste vivace. Considéré comme antifrançais et antinational, le film a provoqué une manifestation sur le lieu de sa présentation. Un film qui n’avait pas été vu par ceux-là mêmes qui lui attribuaient ces labels scandaleux.

7Est-ce que le film La Rafle, projeté peu avant, aurait pu être qualifié d’antifrançais et d’antinational ? Il y a quarante ans oui, mais plus maintenant. Et cela parce que le génocide des Juifs – même si celui-ci a généré un « trop de mémoire » qui, en temps de crise, comme aujourd’hui, pourrait être utilisé à mauvais escient tant les débats sur l’identité nationale semblent avoir fait sauter les tabous des différents racismes – est une mémoire transformée en tranche légitime de l’histoire de France. Il a fallu attendre un demi-siècle pour y arriver. Ce n’est pas encore le cas de la colonisation et de l’esclavage. Leur inscription lente et progressive dans les manuels scolaires n’est pas non plus encore en mesure de remplir les « trous » de l’histoire. Le canevas de l’histoire de France reste un canevas inachevé. Et le nationalisme français ambiant en ces temps de crise économique et de crispation identitaire ne semble pas propice à une réécriture sereine de cette histoire.

8Si le postcolonial est avant tout diasporique – diasporas immigrées d’anciens pays colonisés et économiquement faibles, socialement situées au bas de l’échelle et géographiquement reléguées à la périphérie des métropoles – il opère par traces. Si le cinéma, comme on l’a vu avec le film de Bouchareb, est l’une de ces traces, les discours publics, les émeutes de banlieue, la musique, la littérature, les marquages géographiques en voie d’effacement en sont d’autres. Ces traces peinent à s’ériger en lieux de mémoire qui entreraient en tension avec l’histoire du « centre » pour en forcer la porte et y prendre leur place. Elles méritent toutefois, dans un premier temps, d’être traquées.

9Les textes réunis dans ce dossier sont des sortes de préliminaires pour donner matière à l’histoire, à son écriture, aussi à partir de ces traces, à défaut de lieux de mémoire « installés ».

10Les traces de mémoire sont moins envahissantes et tyranniques que les mémoires mêmes qui, elles, tendent à se prendre pour de l’histoire et à vouloir s’y substituer. Dans la trace de mémoire, il y a de l’inachevé, tandis que dans le lieu de mémoire il y a installation, institution, immuabilité, et parfois arrogance et rigidité. Les traces des mémoires sont flexibles, plastiques, invisibles mais présentes : elles demandent à être cherchées, cernées, réfléchies. Elles n’ont pas le poids de la mémoire. Ainsi leur entrée dans l’histoire et dans la perception et la réflexion des populations en général est-elle susceptible de renouveler cette histoire en profondeur, une histoire globale désormais et non seulement nationale, une histoire sans frontières, qui serait peut-être l’histoire de l’avenir.

11Une histoire de traces mais pas seulement de guerres, une histoire de rencontres et non seulement de ruptures, une histoire de la pluralité et non celle qui cherche dans les identités nationales exclusivistes sa matière, une histoire de mémoires enchevêtrées, de conflits relus au-delà de ces nationalismes soucieux surtout de s’approprier quelques belles pages de gloire.

Remerciements

Ce dossier constitue les actes d’un colloque qui s’est tenu les 28 et 29 mai 2010 à Paris. Cette initiative a été conduite dans le cadre du Pari(s) du Vivre-Ensemble. Elle a bénéficié du soutien financier du Conseil régional d’Ile-de-France, de l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé), de la Mairie de Paris, des services culturels de l’Ambassade des États-Unis à Paris et de l’École pratique des hautes études (EPHE). Elle a en outre été menée en partenariat avec le Centre Alberto-Benveniste (EPHE), le Centre Roland-Mousnier (UMR 8596 – université Paris-Sorbonne, CNRS & EPHE), l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et Respect Magazine. Je remercie vivement l’ensemble de ces institutions et organismes de la confiance qu’ils nous ont témoignée. Toute ma reconnaissance va également à la revue Mouvements et aux éditions La Découverte, qui ont bien voulu publier ce dossier. Merci enfin à Lucie Matranga, assistante d’édition et de production, pour ses relectures attentives.

Date de mise en ligne : 24/08/2011

https://doi.org/10.3917/mouv.hs01.0009

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

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