Notes
-
[1]
L. Summers, « The Age of Secular Stagnation: What It Is and What to Do about It », Foreign Affairs, 95, 2016.
1Mouvements : La première chose que nous voudrions discuter avec toi, c’est la façon dont la crise sanitaire et le confinement ont remis à l’ordre du jour le débat sur les activités essentielles. Est-ce que, pour toi, c’est juste un épiphénomène ? Est-ce que cela ouvre sur un horizon pour l’après-crise ?
2Razmig Keucheyan (R. M.) : Je prendrai le problème en commençant par la notion de crise. Au début du premier confinement, on a entendu des déclarations – y compris de Macron – concernant les activités essentielles, sur le fait de recentrer le fonctionnement du monde social autour de ce qui est essentiel. C’est nettement moins à l’ordre du jour depuis juin, mais c’est un peu revenu avec le deuxième confinement. On a alors vu apparaître l’espoir, au sein des gauches, que la crise fasse jaillir les conditions de possibilité d’un monde nouveau. Que le « quel qu’en soit le prix » de Macron pour parler de la priorité sanitaire laisse des traces au-delà de l’urgence était un espoir compréhensible.
3Mais il ne suffit bien sûr pas d’une crise pour changer le monde. La crise ouvre le champ des possibles, elle affaiblit les déterminismes, comme dirait Gramsci. Mais le problème de la crise, c’est que les camps politiques en présence avant son irruption y entrent avec le même rapport de force. Par conséquent, si au seuil de la crise votre camp n’est pas organisé, doté d’un programme politique convaincant, et d’un rapport de force plutôt défavorable, il y a toutes les chances pour que la crise ne vous aide pas à avancer. Or les forces qui portent des alternatives émancipatrices, aujourd’hui en France, qu’elles soient issues du mouvement ouvrier ou du mouvement social, ne sont pas en position favorable. Il y a eu des mouvements nombreux au cours des dernières années, mais le résultat, si on est lucide, est une série de défaites et de reculs. Ces mouvements n’ont pas réussi à infléchir le cours des politiques néolibérales.
4On peut néanmoins nuancer ce pessimisme par deux observations. La première, c’est que les grandes crises aident à penser. Elles stimulent l’imagination politique, et pas seulement celle des intellectuels, celle du sens commun. La crise fait entrevoir des possibles, qui se branchent sur des processus réels existants dans la crise, ou révélés par elle. Exemple par excellence : la gestion catastrophique des masques fait que désormais le problème de la longue durée est clairement posé dans le débat public, et plus seulement par des intellectuels marxistes qui rêvent de remplacer le marché par la planification. De même, la dépendance aux importations sur la question des médicaments, l’allongement des chaînes globales de valeur avec la mondialisation, montrent concrètement l’urgence de la relocalisation de la production.
5Deuxième observation : l’existence d’« effets structurels » de la crise. Il faut prendre la mesure de ce qui se passe, par exemple, en matière de chômage partiel, aujourd’hui appelé « activité partielle de longue durée ». L’État prend désormais en charge les salaires du privé pour des secteurs entiers de l’économie et sur le long terme. C’est une socialisation des salaires sans doute sans précédent dans l’histoire des économies de marché. On sait que le néo-libéralisme adore l’État quand ça l’arrange, cette intervention en faveur des marchés n’est certainement pas une première. Mais la prise en charge publique des salaires du privé à grande échelle, à ma connaissance, ce n’était pas vraiment prévu dans les manuels de néolibéralisme. Le drame, bien sûr, est qu’en contrepartie de cette socialisation, l’État n’exige rien du privé en termes de réorientation de la production à des fins sociales et écologiques, ou de démocratisation des entreprises.
6Autre exemple, depuis la crise de 2008, les banques centrales injectent des volumes de liquidité colossaux pour soutenir les marchés financiers. Ces volumes se sont encore accrus avec la pandémie. Qu’ils le veuillent ou non, les dominants sont obligés de mobiliser les leviers de l’État pour soutenir l’économie. Entre autres conséquences, il y a aujourd’hui un débat y compris dans le mainstream – par exemple dans les pages du Financial Times – visant à mettre en question la jadis sacro-sainte indépendance des banques centrales. C’est ce que j’appelle « effet de structure » de la crise. Rien de tout ça ne conduit de soi-même à la révolution socialiste dont nous rêvons. Mais ça bouge dans les idées, parce que le capitalisme lui-même évolue dans la crise.
7Mouvements : De ce point de vue, comment est-ce que tu analyses les programmes de relance ? Est-ce une simple forme d’habillage rhétorique pour une relance classique par l’offre ou est-ce qu’il y a aussi des brèches qui s’ouvrent de sorte que même nos gouvernants se mettent, au moins sur certains points, à douter de leur vulgate économique, des modes de régulation de l’accumulation et d’organisation du travail qui ont dominé les dernières décennies ?
8R. K. : Il ne faut jamais sous-estimer l’intelligence des dominants. J’ai été attentif ces derniers mois aux interventions de Larry Summers, l’ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton, puis principal conseiller économique de Barack Obama, par ailleurs professeur à Harvard. C’est à mon sens l’un des grands penseurs mainstream de notre temps, il est très influent aux quatre coins du monde. Summers a une claire conscience du fait qu’une croissance très atone est à l’œuvre depuis des décennies dans les économies anciennement développées : Japon, Europe et même États-Unis depuis 2008. La dynamique de l’accumulation du capital s’est essoufflée non pas de façon conjoncturelle, mais sur la longue durée. Pour penser ce problème, Summers a réhabilité un ancien concept de l’économie politique du début du XXe siècle : « la stagnation séculaire [1] ». Elle se caractérise, entre autres choses, par un surcroît structurel d’épargne et un déficit chronique d’investissements, qui entrave l’accumulation.
9Sa solution pour y répondre est un mix de keynésianisme et d’écologie, une version centriste du green new deal : l’État doit mettre en place un programme d’investissements massifs, notamment dans le domaine environnemental, pour relancer l’accumulation durablement. On verra si Joe Biden suivra ses préconisations.
10Les dominants sont moins attachés aux idées que nous autres intellectuels de gauche. Quand elles cessent d’être utiles, ils s’en débarrassent. N’oublions pas que le néo-libéralisme a été une révolution intellectuelle dans les années 1970 (préparée bien avant) contre le consensus keynésien de l’époque. Il n’y a pas de raison de penser que d’autres révolutions intellectuelles ne surviendront pas à l’avenir à droite. Bien entendu, elles ne déboucheront pas sur des politiques conformes aux intérêts des populations…
11Mouvements : On dit « la » crise en partant de la pandémie mais ce sont en fait des crises multiples – sanitaire, économique, politique – qui ont chacune leur dynamique mais qui sont pourtant imbriquées. Comment vois-tu cette articulation, la manière dont elles entrent en résonance ?
12R. K. : James O’Connor, l’un des fondateurs du marxisme écologique, a développé le concept de « seconde contradiction », devenu l’un des fondements de ce courant. Il me paraît intéressant pour penser la période dans laquelle nous nous trouvons. C’est l’idée qu’une autre contradiction vient s’ajouter à la première, classique, entre le capital et le travail : celle entre le capital et la nature. Le capital exploite le travail, mais il exploite aussi la nature. Ces deux contradictions s’entremêlent dans les sociétés modernes, et toujours davantage à mesure que nous avançons dans l’anthropocène.
13L’argument décisif de James O’Connor est que la surexploitation de la nature, les pollutions et les altérations de la biodiversité suscitées par le capitalisme, génèrent des coûts croissants en matière de gestion des « conditions de production » : la force de travail et les ressources naturelles, en particulier, sont de plus en plus affectées par la surexploitation. Or ces coûts croissants pèsent à la baisse sur le taux de profit, et donc aggravent la crise du capitalisme. Ainsi, les pollutions génèrent des problèmes de santé toujours plus nombreux chez les travaileur.ses, qui induisent une augmentation continue des dépenses dans ce domaine ; la raréfaction des ressources naturelles suppose un coût d’extraction toujours plus élevé, etc.
14Cette notion de « seconde contradiction » a ceci d’intéressant qu’elle permet de lier les crises économiques aux crises écologiques, de penser leur dynamique conjointe. Je ne suis pas un spécialiste des virus, mais si je comprends bien, il est possible que l’effondrement de la biodiversité dans certaines régions du monde débouche, par diverses médiations, sur une multiplication des pandémies à l’avenir. Le productivisme endommage la nature, ce qui en retour engendre des réactions de sa part susceptibles de mettre à l’arrêt l’économie.
15Il faut se rendre sensible à la nouveauté de la présente crise. Tout le monde a été surpris par la pandémie, toujours tout ramener aux sempiternelles « crises du capitalisme » serait trop facile. Mais reconnaître les éléments de nouveauté dans cette crise ne doit pas interdire, une fois la crise survenue, de s’interroger sur les causalités à l’œuvre.
16Mouvements : Le lien entre la crise environnementale et le SARS-Cov2 est une histoire crédible. On connaît beaucoup d’épisodes de ce type, en particulier dans l’histoire de la colonisation, lesquels sont très bien documentés, à la différence du cas de la Covid-19 ; par exemple à propos de la maladie du sommeil, dont la diffusion massive pendant la première moitié du XXe siècle s’est faite en lien avec la colonisation de l’Afrique, avec l’exploitation du caoutchouc et la mise en place du système des plantations. Donc, ce n’est pas du tout absurde comme hypothèse, mais ce qui est sans doute tout aussi important, ce sont les liens entre la crise sanitaire et les conséquences de la mondialisation. Du coup, on peut se demander si cela n’ouvre pas sur un retour de la discussion critique sur ces processus de mondialisation, et vers une nouvelle forme d’altermondialisme…
17R. K. : L’altermondialisme, dont on pensait qu’il était sur une pente déclinante depuis les années 2010, a peut-être en effet un bel avenir devant lui. La crise actuelle invite à développer un discours critique sur la mondialisation, certains de ses aspects au moins. La différence de notre époque avec les grandes heures de l’altermondialisme dans les années 1990 et 2000 est double. D’abord, l’écologie est devenue hégémonique à gauche, sous diverses formes. C’était une composante fondatrice de l’altermondialisme dès le début, mais elle est montée en puissance depuis. D’autre part, l’altermondialisme se tenait volontairement à distance du champ politique et de ses institutions, par méfiance vis-à-vis d’elles. Or depuis, la question politique est revenue sur le devant de la scène, avec des expériences comme celles de Podemos en Espagne, de la France insoumise en France, de la gauche démocrate aux États-Unis (Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez), ou encore Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne. On peut également citer, dans la période précédente, les gouvernements « populistes de gauche » en Amérique latine. Toutes ces expériences ont leurs limites, souvent importantes. Mais il s’agit à chaque fois de mouvements ou partis qui se sont posé la question de l’exercice du pouvoir. L’altermondialisme, lui, ne se l’est pas encore posée. S’il doit renaître, il devra d’une manière ou d’une autre investir le champ politique, ne pas le laisser à nos adversaires, et dire ce qu’il pense de l’avenir des démocraties.
18Plus généralement, il nous faut renouer avec des questionnements hélas un peu délaissés par les mouvements et pensées critiques depuis les dernières décennies du XXe siècle, concernant à quoi ressembleraient des institutions politiques émancipatrices. Un point de départ fécond pour cela serait de reprendre le fil du débat posé par les anarchistes depuis Proudhon sur le fédéralisme, notamment dans Du principe fédératif (1863). Murray Bookchin, aujourd’hui discuté aux quatre coins du monde, est un héritier de cette tradition (réf. numéro « Municipalisme »). Son « municipalisme libertaire » a d’importantes limites à mon sens, mais c’est une manière d’entrer dans cette discussion.
19Dans les projets de green new deal les plus intéressants, celui porté par Alexandria Ocasio-Cortez, ou dans celui de planification écologique de la France insoumise, lui aussi sophistiqué, on trouve peu d’éléments sur les institutions politiques qui sous-tendront la réorientation de la production dans un sens écologique. Or les choix productifs doivent être soumis à la délibération collective, sinon ils n’ont aucune chance d’être légitimes aux yeux du plus grand nombre. Mais dans quels cadres le seront-ils ? Toutes ces questions ne trouvent pas encore de réponses au sein des gauches et du mouvement social. Les penseurs critiques eux-mêmes, le plus souvent, n’abordent guère ces enjeux de design institutionnel.
20Mouvements : Un point assez intéressant est la façon dont le gouvernement, et au-delà l’ensemble des acteurs institutionnels, y compris les collectivités locales, ont immédiatement établi ce qu’ils ont appelé de façon différente, mais qui sont tous des plans de continuité d’activité. C’est-à-dire d’activités que le gouvernement ou les institutions jugeaient essentielles pour qu’en période de confinement la machine continue de tourner ; pour qu’on ait de l’électricité, de l’eau, des poubelles qui soient ramassées, etc. Est-ce que pour toi ces priorisations sont plus qu’une concession temporaire à l’urgence et quelle différence fais-tu entre activités essentielles et besoins essentiels ?
21R. K. : J’essaie de montrer dans mon livre que poser la question de la définition des besoins « essentiels » revient forcément à soulever celle de la procédure par laquelle on les définit. C’est ce qu’on pourrait appeler une approche « procéduraliste » des besoins : est un besoin « essentiel » ce qui est démocratiquement défini comme tel. Autrement dit, sauf éventuellement pour un petit nombre de besoins vitaux, au sens de condition sine qua non de la survie de l’organisme humain (se nourrir, se protéger du froid, respirer…), aucun besoin n’est essentiel dans l’absolu. Les besoins sont historiques, ce qui implique qu’ils évoluent selon le contexte, et surtout que la politique est susceptible de s’exercer sur leur définition et légitimation. Cela suppose donc de penser et mettre en place les institutions qui permettront une délibération sur les besoins. L’une des grandes tâches politiques du XXIe siècle est d’y parvenir.
22Au cours de la pandémie, le gouvernement a décidé seul et dans l’urgence de ce qui était essentiel ou non. La grande philosophe hongroise récemment décédée Agnès Heller avait un concept pour décrire ce type de situations : « dictature sur les besoins ». Elle l’utilise pour qualifier l’URSS et les pays du bloc de l’Est, dans lesquels une caste de bureaucrates planificateurs coupée de la société civile décide de ce qu’il faut produire, et donc des besoins à satisfaire ou non.
23Dans le cadre de la gestion de la pandémie, une « dictature sur les besoins » d’un autre ordre s’est exercée. La hiérarchisation des activités a été décidée par le haut, et non sur la base de procédures démocratiques. On pourra toujours dire que l’urgence de la crise impliquait d’aller vite. Et aussi que le gouvernement était soumis à des injonctions sanitaires et économiques contradictoires. Toujours est-il que cette dimension autoritaire n’est pas étrangère à la contestation dont la gestion de la pandémie fait l’objet. Si on prend au sérieux l’idée que la crise actuelle est une expérience de pensée grandeur nature, elle doit nous aider à réfléchir à la prochaine crise.
24Plus généralement, comment fait-on évoluer les démocraties représentatives actuelles pour les rendre aptes à gérer efficacement la transition écologique ? Je viens d’une tradition, le marxisme, pour laquelle les conseils, sur le lieu de travail et dans les quartiers, sont une institution émancipatrice centrale. Sous une forme renouvelée, ces conseils pourraient constituer une partie de la réponse au défi démocratique que pose l’entrée dans l’anthropocène.
25À propos des conseils, il faut relever deux points. D’abord, historiquement, ils sont toujours apparus en période de crise. L’État s’effondre, la vie sociale a horreur du vide, des institutions émergent, le plus souvent spontanément, à travers lesquelles les citoyen.nes, travaileur.ses ou habitant.es de quartiers, se prennent en main en mode plus ou moins autogestionnaire. Dans l’historiographie des conseils, de la révolution russe notamment, on a beaucoup évoqué les conseils d’usine, mais les conseils étaient également massivement présents dans les quartiers, prenant en charge tous les aspects de la vie quotidienne : ravitaillement, éducation, police, aide aux personnes fragiles, etc.
26Ensuite, le plus souvent, lorsque la crise se termine, l’État se reconstitue et reprend ses droits. Alors, soit les conseils sont intégrés à l’État, ils deviennent des appareils d’État dans le contexte d’une bureaucratisation, soit ils disparaissent parce que leur nécessité ne se fait plus ressentir. Des administrations officielles se remettent à gérer les tâches que les conseils assuraient pendant la crise.
27Tout l’enjeu aujourd’hui est de rendre les conseils durables. C’est de faire en sorte qu’ils puissent coexister – forcément en tension – avec des assemblées représentatives, et se constituer en instances de délibération et d’action, où les besoins pourraient être définis et satisfaits y compris en périodes non révolutionnaires. La démocratie directe qu’ils incarnent pourrait être une manière de régénérer nos vieilles démocraties représentatives fatiguées, qui se verraient ainsi soumises à l’aiguillon de formes de participation par en bas.
28Il est intéressant de constater au passage que, pour les Gilets jaunes, démocratie directe rime avec « Référendum d’initiative citoyenne ». À aucun moment au cours du mouvement, la revendication de l’instauration de conseils n’est apparue – sauf à considérer les ronds-points comme un nouveau type de conseils, mais ce n’est pas du tout la même chose. Depuis la fin du XXe siècle, les conseils ont disparu de notre imaginaire politique. Mais ils reviendront sans doute, à mesure que la crise économique-écologique ira en s’approfondissant.
29Pour ma part, je verrais bien une troisième institution pour compléter le tableau : ce que Dominique Bourg appelle joliment l’« assemblée du futur ». Il s’agit d’une assemblée regroupant notamment des scientifiques, des représentant.es du mouvement social et des citoyen.nes tiré.es sort. Bourg part de l’idée que les assemblées électives sont « myopes » : leur horizon est pour l’essentiel celui de la durée du mandat, qui s’étend de quatre à six ans dans la plupart des cas, et qui donc ne permet pas la prise en considération de la longue durée, une tâche pourtant nécessaire pour gérer la crise environnementale. L’assemblée du futur contrebalancerait cette myopie. Comme son nom l’indique, elle serait en charge de planifier le futur, plus exactement d’agir dans le présent pour éviter les futurs catastrophiques.
30Démocratie représentative, conseils sur le lieu de travail et les quartiers, et assemblée du futur : je parie que le format démocratique adapté à l’anthropocène se trouve dans la combinaison des trois.
31Mouvements : Revenons sur la définition des besoins essentiels. Sans doute du fait de la trajectoire qui a été celle de la bureaucratie soviétique, la réflexion des oppositionnels de l’Est a été particulièrement sensible à la question de l’usurpation du pouvoir de décision. Autrement dit à ce processus par lequel la machine politique, le parti, parce qu’il contrôle la planification et les directions d’entreprises publiques, construit d’autres formes de dominations que celles produites par le marché et prend le contrôle de la définition des besoins. Ce que la formule de « la dictature sur les besoins » d’Agnès Heller résume de façon parfaite. Un système d’équilibre entre différents pouvoirs tel que celui que tu suggères peut certainement contribuer à limiter ce risque de dictature, mais je ne suis pas complètement sûr que ce soit une réponse suffisante. Un des exemples dramatiques dans la gestion de la pandémie est ce qui s’est passé dans les EHPAD. On a eu une forme de relégation des personnes âgées, car pour bloquer la circulation du virus, on a interdit les visites des proches, arrêté les activités collectives, les interventions des professionnels non médicaux et finalement confiné les résidents en chambres individuelles. Et donc, dans la palette des besoins qu’on pouvait imaginer prendre en compte, tout ce qui relevait des interactions sociales, de la vie collective des personnes en EHPAD, est passé complètement à la trappe. Et ce, dans une configuration qui n’est pas de malveillance ou d’exploitation mais dans une situation d’incertitude et d’urgence où ne pas saturer l’hôpital est devenu la priorité des priorités. On commence juste à voir le prix payé, y compris en termes de mortalité indirecte. Qu’est-ce qu’on fait avec cette expérience ? Quelles conséquences cela a-t-il pour notre réflexion sur la multiplicité des besoins, sur ceux portés par des minorités ou par des sans voix ? Quelle place le jeu des institutions donne-t-il aux formes d’expression et au pouvoir d’agir des minorités ?
32R. K. : Dans son grand livre La théorie des besoins chez Marx, Agnès Heller affirme : « Marx ne connaît pas d’autres besoins que ceux des individus. » Elle veut dire par là deux choses. D’abord, que chez Marx, la critique de l’exploitation et de l’aliénation a en dernière instance pour objectif l’émancipation de l’individu, c’est-à-dire l’avènement d’un monde où l’individu est maître de la définition et de la satisfaction de ses besoins. Bien entendu, ce n’est pas l’individu d’aujourd’hui, l’individu « individualiste ». C’est un individu profondément transformé par l’expérience de la transition vers l’après-capitalisme. De ce point de vue, poursuit Heller, le concept de « besoin collectif » est une contradiction dans les termes : un besoin est toujours individuel. Bien sûr, il y a des besoins communs à de nombreux individus, mais ils n’en demeurent pas moins individuels.
33Le second point est que le but d’un système institutionnel doit être de favoriser la prise de décision au plus près des personnes ou groupes concernés. On en revient à l’enjeu du fédéralisme, à mes yeux central aujourd’hui. La problématique du fédéralisme renvoie en réalité à deux problématiques, liées mais distinctes. D’abord, la bonne échelle de gouvernance pour gérer un problème politique donné. Ensuite, la possibilité pour les minorités, par exemple culturelles, de vivre d’après des règles qu’elles se donnent elles-mêmes. Ce second point renvoie notamment à toute la question de l’autodétermination, ou droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais elle peut aussi concerner d’autres types de minorités.
34Sur l’usurpation du pouvoir de décision, je vous propose mon exemple favori : celui du voyage. Voyager est partie intégrante des identités modernes. Une personne qui n’aurait pas du tout eu la chance de voyager serait privée d’une expérience essentielle. Voyager permet de s’ouvrir l’esprit à de nouveaux modes de vie, de faire la connaissance de personnes nouvelles, de se décentrer par rapport à son pays, etc. La démocratisation du voyage survient dans la deuxième moitié du XXe siècle. Auparavant, c’est une expérience réservée à une élite (l’exil ou les migrations que subissent les classes populaires est un autre type d’expérience).
35Pour beaucoup, voyager est un besoin essentiel. Dans les débats que j’ai eus au moment de la parution du livre, les gens me disaient souvent : « Mais moi, je veux voyager. Je veux aller découvrir la Chine ou l’Afrique. Je veux aller voir ma famille à l’autre bout du monde. C’est pas l’État qui va me dire de ne pas le faire. »
36Le problème est que le voyage tel que nous le connaissons n’est plus soutenable écologiquement. Les gaz à effet de serre résultant notamment de l’aviation, de sa (relative) démocratisation, ne pourront continuer à croître dans les années qui viennent. Ils doivent au contraire décroître drastiquement. Alors comment faire ? La solution pourrait être celle-ci : il faut faire du voyage un droit politique, comme le droit de vote. Aujourd’hui, le voyage est indexé sur le revenu des individus. Vous voyagez d’autant plus que vous avez plus d’argent. Il faut couper ce lien entre voyage et revenu, et dire que chaque citoyen a le droit à tant de kilomètres – d’avion, de voiture, de train… – par an ou décennie pour voyager.
37Cela aurait des effets multiples. D’abord, un effet d’égalisation : certains qui voyageaient peu car ayant un faible revenu pourraient voyager plus, d’autres voyageraient moins, parfois nettement moins. Il ne faudra pas tomber dans le piège de la création d’un marché des droits à voyager, identique au marché carbone. Tout échange de ces droits à voyager serait formellement interdit, car il reconduirait les inégalités face au voyage. On empêcherait donc l’émergence d’un marché.
38Ensuite, cela créera un effet de rationnement : puisque voyager est un droit politique garanti, cela signifie que la société a aussi le droit, en fonction d’objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, de limiter quand cela est nécessaire le nombre total de kilomètres par pays ou région. Il me semble qu’en opérant de cette manière, on évite la « dictature sur les besoins », tout en se donnant la possibilité de réorienter les comportements individuels dans un sens soutenable écologiquement. On couple la décroissance avec le progrès.
39Mouvements : Avec les voyages, on a toutefois deux enjeux. D’une part, ce dont tu parles : qui va faire quel voyage, soit la construction d’une clé de répartition entre individus voire entre groupes sociaux. Et puis, il y a la définition de l’ampleur des limites, la discussion sur la nature de la contrainte, le : « On ne peut pas se permettre plus de X avions faisant X kilomètres parce que sinon on met en danger la planète en émettant trop de gaz à effet de serre. »
40R. K. : Certes, mais définir les limites n’a jamais été le problème. Le problème est celui de les faire accepter, d’abord par les dominants, et ensuite plus généralement par la population. Les limites sont définies par la science du climat et des écosystèmes. Le GIEC, par exemple, nous dit quelles sont les réductions de gaz à effet de serre auxquelles il faut consentir. Bien entendu, dès lors qu’ils se mettent à intervenir dans le champ politique, les scientifiques doivent comprendre que des équilibres entre le savoir scientifique et d’autres types de considérations doivent être trouvés. Le rôle d’une institution de type « assemblée du futur » est de respecter la science tout en la politisant.
41Mouvements : Ce n’est pas si évident qu’il n’y ait pas de dimensions structurelles aux tensions qui caractérisent l’expertise. Pour reprendre le cas du climat, avec les quantités de CO2 émises, on a inventé une sorte d’équivalent général d’une puissance incroyable, on a inventé un instrument qui permet de comparer, à un moment donné, des activités aussi diverses que la production de médicaments, l’éducation primaire et le transport automobile… Et cette comparabilité est un outil de priorisation et par voie de conséquence une source de tensions très fortes entre exigence de démocratisation, pluralité des besoins et réduction à un indicateur unique. On en revient donc à la nécessité de laisser et de penser des marges de manœuvre, de laisser de la place aux alternatives, aux expériences et positions minoritaires…
42R. K. : Absolument. Mais cela renvoie à la question de savoir comment tu composes l’assemblée du futur, et comment tu la fais interagir avec les deux autres institutions que j’évoquais, une assemblée élective de type classique, et des conseils sur le lieu de travail et dans les quartiers. Dans la version de Dominique Bourg, je l’ai dit, il y a un tiers de scientifiques, un tiers de représentant.es mouvement social et un tiers de citoyen.nes tiré.es au sort. Cela signifie que les scientifiques ne sont pas livrés à eux-mêmes en mode expertise « hors sol », comme dans le cas du conseil scientifique sur la Covid. Dans un cadre comme celui-là, les scientifiques sont obligés de discuter autrement que sur la base d’une argumentation étroitement scientifique. Ils se transforment en force politique.
43Sur un autre aspect de ta question : des auteurs comme Jean Gadrey ou Florence Jany-Catrice font un travail remarquable depuis des années pour promouvoir des indicateurs de mesure de la richesse économique et écosystémique alternatifs. L’un de leurs arguments consiste à affirmer qu’une société qui se veut vraiment pluraliste et démocratique doit pouvoir compter sur des indicateurs de richesse eux aussi divers. Certains permettent des mises en équivalence à large échelle, donnant lieu à des politiques publiques globales. D’autres sont plus qualitatifs. Quand nous parlons de planification écologique avec mon collègue et camarade Cédric Durand, c’est à une planification pilotée par une multiplicité d’indicateurs que nous nous référons. Évidemment, cette multiplicité ne peut en dernière instance être gérée que politiquement. Ce qui nous ramène à la question des institutions dans la transition écologique…
44Mouvements : Quand on pose ces questions de besoins, de priorisation, et qu’on aborde la question des limites de l’abondance, la pensée critique de gauche a, sous la pression de l’écologie politique, commencé à produire des outils pour imaginer comment changer la façon dont s’organisent les loisirs, les voyages, l’alimentation, l’énergie. Mais il y a un domaine intouchable et intouché par tous ces travaux qui est celui de la santé. Comme si la santé n’était pas concernée par les enjeux que tu décris dans ton livre, que ce soit en termes de consommation de biens ou en termes de temps et d’énergie investis ; comme si là la question des limites à la croissance ne se posait plus… Que penses-tu de cette absence ?
45R. K. : Je ne sais pas bien où en est la gauche sur le sujet, mais l’un des chapitres de mon livre est entièrement consacré à la santé, plus exactement à la santé mentale. C’est celui qui porte sur la psychiatrie de la consommation compulsive. Ce que disent les psychiatres des pathologies de la consommation est passionnant, je me suis plongé dans cette littérature avec beaucoup d’intérêt. La consommation compulsive, ou oniomanie, est présente dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, le fameux « DSM » américain. Dans certaines éditions, elle est présentée comme une pathologie en soi, dans d’autres comme une manifestation d’autres pathologies, les troubles obsessionnels notamment.
46Deux points à relever à ce propos. D’abord, les psychiatres décrivent les consommateurs compulsifs comme des personnalités clivées. Il est intéressant de relever au passage que l’un des premiers psychiatres à s’être intéressé à ce mal est Eugen Bleuler, par ailleurs « inventeur » de la schizophrénie. Quand les consommateurs compulsifs décrivent le mal dont ils sont atteints, ils expliquent que ce n’est pas eux qui sont responsables de l’achat frénétique, mais qu’ils sont saisis par une force irrépressible, qu’ils n’arrivent pas à contrôler. Si vous relisez le chapitre du Capital concernant le fétichisme de la marchandise, Marx dit des choses similaires sur le pouvoir « envoûtant » de la marchandise sur les individus, c’est assez frappant. Le fétichisme altère ou clive la subjectivité, et est en ce sens source d’aliénation.
47Par ailleurs, l’une des principales mesures que préconisent les psychiatres pour lutter contre la consommation compulsive, c’est de socialiser la consommation. Ils suggèrent par exemple à leurs patients d’aller faire leurs courses accompagnés. En faisant ses courses à plusieurs, en « désindividualisant » l’acte d’achat, on trouve un contrepoids au fétichisme de la marchandise, on sort l’individu de son tête-à-tête avec cette dernière. Il y a là un enseignement pour penser la transition écologique : lutter contre le consumérisme suppose d’inventer des formes de consommation collective. Les AMAP en sont une, il faudrait généraliser ce type d’expériences. On ne combattra le consumérisme qu’en faisant appel au social. La pratique des achats groupés par immeuble ou quartier, dans le contexte du confinement, mériterait à ce titre de faire l’objet d’une enquête sociologique, permettant d’identifier des formes de rationalité économique alternatives peut-être à l’œuvre.
48Mouvements : Revenons un moment sur les enjeux de la transition… Si on accepte cet argument qui est que face à une situation de crise inédite il y a l’ouverture d’imaginaires politiques nouveaux, quelles sont les conséquences de cette nouveauté pour les scénarios de transition, et ce dans leur double registre : celui des communs et donc de la redéfinition de la place donnée à la propriété privée ; celui de l’écologie et donc de la redéfinition des besoins ?
49R. K. : Avec Cédric Durand, on prépare un livre sur la planification écologique. On définit la planification écologique sur la base de cinq piliers. Je vous dis en deux mots ?
50Mouvements : Évidemment…
51R. K. : Le premier pilier est le contrôle public du crédit. Dans nos sociétés capitalistes, il y a un monopole privé sur le crédit. Si vous avez besoin d’un crédit pour acheter un appartement ou faire quoi que ce soit d’autre, c’est une banque privée qui va accepter ou non de vous l’accorder. La décision est donc aux mains du privé, et elle s’appuie sur le seul critère de la rentabilité financière. Si on veut investir massivement dans la transition écologique, il ne faut pas laisser le crédit et plus généralement la finance au privé. La délibération démocratique doit s’appliquer sur l’investissement.
52Le deuxième pilier est « l’État employeur en dernier ressort », ce que les Anglo-Saxons appellent « job guarantee ». Le green new deal d’Ocasio-Cortez contient une version de cette revendication. En France, l’expérience des « Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée » repose sur une hypothèse analogue. L’idée est que l’État s’engage à proposer un emploi public ou financer un emploi privé à toute personne qui souhaite travailler, et qui a trouvé des personnes désireuses de l’engager, mais qui ne disposent pas forcément des moyens financiers de le faire. C’est donc un échange entre des compétences existantes et des besoins non satisfaits.
53L’idée sous-jacente est que le marché du travail laisse non satisfaits bien des besoins qui devraient l’être, et qui ne le sont pas parce qu’ils ne sont pas solvables. À l’inverse, le marché du travail évince des personnes qui ont des compétences, mais qui ne trouvent pas d’emploi. Le drame des chômeurs de longue durée, c’est notamment toutes ces compétences non utilisées, et dont la société aurait bien besoin. On court-circuite donc par cette mesure la logique du marché du travail. La « garantie de l’emploi » est au demeurant une mesure écologique, notamment parce que les emplois concernés sont souvent peu polluants.
54Troisième pilier de la planification écologique, les relocalisations. Notre variante de la relocalisation n’est bien sûr pas celle dont parle ces derniers temps le commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton. Relocaliser pour produire la même chose, sans modifier en profondeur les processus de production et l’organisation du travail n’aurait guère de sens. Relocaliser doit être l’occasion de produire autre chose autrement. Il s’agit de produire des biens plus robustes et donc durables. Et il faut imposer un contrôle démocratique sur la production, de sorte à mettre à contribution les savoir-faire et la créativité des travailleur.ses.
55Je consacre un chapitre de mon livre à l’enjeu de l’extension de la durée de la garantie, une revendication portée notamment par les Amis de la terre. Si on fait passer la garantie des biens de deux à dix ans, cela oblige automatiquement les fabricants à produire des biens plus durables. Par là même, on freine le productivisme et le consumérisme. Une mesure juridique de ce type peut donc servir de levier pour la décroissance matérielle.
56Le quatrième pilier, c’est la démocratie. C’est le triptyque assemblée élective – conseils – assemblée du futur, que j’évoquais à l’instant. Au XXe siècle, les expériences de planification ont souvent été désastreuses, même dans des cas comme celui de la Yougoslavie où elles ont à certaines périodes misé sur des formes d’autogestion. La planification écologique sera démocratique ou ne sera pas. C’est non seulement une condition de sa légitimité, mais aussi de son efficacité. S’en remettre à des castes de bureaucrates pour déterminer les choix productifs n’a de toute évidence jamais fonctionné.
57Enfin, dernier pilier, la justice environnementale. La planification écologique est un processus autant qu’un résultat. C’est un récit nouveau que doivent se raconter les sociétés. Ce processus doit être sous-tendu par un bloc social, un bloc social rouge-vert, qui en constituera le socle majoritaire. Ce socle sera notamment constitué de secteurs des classes moyennes traditionnellement acquis à la gauche, et des classes populaires qu’il faudra reconquérir, et convaincre de soutenir un agenda de transition écologique radical. C’est là que la justice environnementale intervient : ces classes populaires doivent être rassurées sur le fait que la transition sera pour elles une occasion de vivre mieux. Une nouvelle forme de progrès, en somme, mais qui intégrerait la nouvelle donne écologique.
Notes
-
[1]
L. Summers, « The Age of Secular Stagnation: What It Is and What to Do about It », Foreign Affairs, 95, 2016.