1Mouvements (M.) : Comment le mouvement pour la grève du climat est-il apparu ?
2Nicolas Haeringer (N. H.) : Le 23 août 2018, le premier vendredi de l’année scolaire en Suède, Greta Thunberg a refusé d’aller à l’école, et s’est assise devant le parlement pour protester contre l’absence d’action contre le réchauffement climatique. Elle a continué ensuite chaque semaine, relativement seule au début. Le mouvement a pris de l’ampleur au moment de la Conférence des Parties (COP) de Katowice en décembre 2018. C’est à ce moment-là que je l’ai rencontrée et que 350.org et d’autres organisations ont commencé à travailler avec elle pour relayer son appel à multiplier les grèves du climat partout dans le monde. Il y avait déjà eu une grève du climat en Australie, mais le dernier jour de la COP, la grève a été lancée en Allemagne, en Pologne, au Canada et dans quelques autres pays. C’est à partir de là que le mouvement de la jeunesse a pris de l’ampleur.
3M. : Greta Thunberg est devenue la figure incontournable de la grève du climat, à la fois en tant qu’inspiratrice et comme personnalité médiatique. Comment en est-elle venue à lancer ce mouvement et quel rôle y joue-t-elle ?
4N. H. : Greta Thunberg a eu l’idée de lancer la grève du climat en s’inspirant d’une mobilisation de jeunes, une grande marche sur Washington, initiée à la suite d’une tuerie à Parkland, en Floride. Thunberg s’inspire aussi de Jamie Margolin, la fondatrice de l’organisation Zero Hour. Cette citoyenne américaine d’origine colombienne est la fille d’une femme de ménage, donc issue d’un milieu très populaire, et se définit comme queer non-binaire, comme beaucoup de militant·es des grèves du climat.
5Autour de Greta Thunberg, il y a un peu ce mythe, erroné, de la militante agissant seule, même si elle est portée par ce charisme incroyable qui permet de s’identifier à elle. Mais il y a plein d’autres ressorts au succès des grèves du climat. Même si Greta Thunberg n’est pas elle-même une organisatrice au sens classique, beaucoup de jeunes se sont engagé·es dans ce long travail de construction d’un mouvement, avec le soutien d’autres organisations comme 350.org, Attac, Avaaz, Greenpeace, etc. C’est le cas en Belgique, avec Adelaïde Charlier ou Anuna de Wever, ou en Allemagne, autour de Luisa Neubauer. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard si les grèves du climat ont toujours été relativement petites en Suède, contrairement à la situation en Belgique ou en Allemagne où des jeunes réussissent à organiser des manifestations rassemblant des dizaines de milliers de personnes.
6M. : Comment cette mobilisation se construit-elle dans le temps ?
7N. H. : Chaque vendredi, les « grévistes » ne se rendent pas à l’école, au lycée, au collège ou à l’université. Ils et elles se retrouvent dans un espace public. Ça peut paraître assez banal, mais ça signifie que, chaque semaine, au même endroit et à la même heure, il y a un point de rassemblement où sont discutées les questions climatiques. C’est probablement ce mode d’organisation qui a très vite créé de l’émulation : organiser une action ne nécessite pas de faire des réunions au cours desquelles quelques personnes prennent des décisions, mais simplement de se retrouver un vendredi, au même endroit. Ça enclenche la dynamique et permet de renforcer la mobilisation.
8Dans quelques pays, les grèves sont statiques, mais en Belgique ou en Allemagne par exemple, ces rassemblements s’accompagnent de cortèges, pas nécessairement toutes les semaines, mais à intervalles réguliers. Dans ces manifestations, les prises de parole et le service d’ordre sont assurés par des jeunes, qui s’adressent à d’autres jeunes. La situation en France est peut-être différente, mais en Belgique, en Allemagne ou encore aux États-Unis, les jeunes s’organisent entre eux, sans que d’autres organisations interviennent autrement qu’en soutien discret. C’est la raison pour laquelle, au tout début, tout était fait de bric et de broc avec des cartons pour faire des pancartes, sans local pour imprimer des tracts ou peindre des banderoles. Et Instagram a été très utilisé, beaucoup plus que Facebook ou Twitter, pour diffuser, se préparer, rendre visible la mobilisation.
9Dans quelques pays, les grévistes ont mis en œuvre des campagnes de mobilisation. Par exemple, au cours des incendies qui ont décimé l’Australie en janvier 2020, des militant·es australien·nes ont interpellé d’autres grévistes vivant en Finlande et en Allemagne pour qu’iels ciblent l’entreprise fino-allemande Siemens, impliquée dans l’extraction minière. La mobilisation a débuté par quelques tweets, relayés par Luisa Neubauer et Greta Thunberg, ce qui leur a donné une ampleur incroyable. Suite à cela, les jeunes grévistes du climat ont organisé des mobilisations dans 55 villes différentes en Allemagne. En réponse, l’énorme entreprise qu’est Siemens a déployé toutes ses ressources pour éteindre l’incendie, en proposant notamment à quelques grévistes d’intégrer le conseil d’administration de l’entreprise, tout en expliquant qu’elle n’allait pas interrompre l’exploitation du charbon en Australie. Les jeunes ont refusé. C’est très intéressant parce qu’y compris une organisation assez souple comme 350.org, qui manie bien les réseaux sociaux, aurait mis des mois à prévoir tout ça, alors que là, la mobilisation s’est organisée en une semaine. Bien sûr, dès que Greta Thunberg tweete, ça a un effet très important, mais il y a aussi la capacité des jeunes grévistes à construire une mobilisation en seulement quelques jours.
10Autre exemple, Greta Thunberg et quelques autres ont lancé une mobilisation mondiale pour le climat le 15 mars 2019, qui a rassemblé 1,5 million de participant.es à travers le monde. Les organisateurs et organisatrices ont donc voulu mettre en place une journée encore plus importante, avec des adultes. Iels ont décidé de fixer la date de la mobilisation suivante au 23 mai, soit deux mois plus tard. Or, pour la plupart des ONG et des syndicats, préparer ce type de mobilisation, où des adultes ne sont pas seulement là pour applaudir et soutenir les jeunes, prend beaucoup plus de temps : après discussion, c’est finalement la date du 20 septembre 2020 qui a été choisie. On voit là le décalage avec les formes d’organisation plus classiques, qui ne sont pas aussi réactives et ainsi s’auto-limitent. En quelques mois, les jeunes grévistes du climat ont organisé 6 ou 7 mobilisations mondiales, dont 3 font partie des plus importantes jamais organisées sur le climat. C’est un rythme incroyable d’organisation qui est certainement lié à un sentiment d’urgence, mais aussi à des formes d’organisation spécifiques.
11M. : Il s’agit donc un mouvement de jeunes qui s’adresse à des jeunes : en quoi cela façonne-t-il leur discours ?
12N. H. : L’une des spécificités du mouvement pour le climat par rapport à d’autres mouvements de jeunesse, c’est l’extrême jeunesse des participant·es. Quand Greta Thunberg lance le mouvement, elle n’a que quinze ans ; dans d’autres pays, comme en Belgique, ce sont des lycéen·nes qui se mobilisent, pas des étudiant·es. Là, il s’agit de primo-militant·es, des adolescent·es, qui se mobilisent sur une cause : c’est leur entrée dans le militantisme.
13Ça donne encore plus de puissance à certains discours, ce que Greta symbolise à merveille, comme lors de la COP24 : le mouvement s’adresse aux adultes, dans les arènes des adultes, pour pointer leur propre immaturité. Greta leur rappelle que ça fait 20 ou 30 ans qu’iels parlent de la réduction des gaz à effet de serre et que, comme rien n’a changé, ce sont dorénavant des jeunes qui vont prendre le relais. Elle inverse donc les rôles. Cette posture fonctionne assez bien médiatiquement, et elle parle aussi à d’autres jeunes.
14350.org était aussi un mouvement de jeunes qui s’est notamment implanté sur les campus d’Amérique du Nord ou en Allemagne, là où les universités ont leur propre fonds de pension. Le discours porté par 350.org, c’était : face à un changement aussi écrasant que le changement climatique, il y des actions qu’on peut mener à la fois individuellement et collectivement, en demandant au doyen ou à la doyenne de la faculté de désinvestir et en s’organisant collectivement pour renverser l’industrie fossile.
15La grève du climat joue aussi ce rôle, avec un élément moins stratégique, peut-être, mais plus mobilisateur, parce qu’il n’y a pas de cible, ni de théorie du changement, mais une portée générationnelle très forte : si tu as 15 ou 16 ans et que tu vois l’avenir devant toi, tu dois être complètement déprimé·e. Même s’il faut relativiser cette expérience des jeunes, qui est surtout celle de jeunes vivant dans les pays du Nord pas encore affectés par les changements climatiques, il y a cet élément assez galvanisant d’allumer cette petite étincelle pour venir titiller le monde des adultes. Greta Thunberg dit notamment qu’on n’a pas besoin d’être grand·e pour porter le changement, et qu’il faut s’organiser collectivement.
16Mais l’invocation de la jeunesse génère aussi des tensions puisque, dans beaucoup de communautés des pays du Sud, ce sont les ancien·nes, ou celles et ceux qui ont disparu, les ancêtres, qui priment. Dans beaucoup de mouvements en Amérique du Nord ou du Sud, ou dans le Pacifique, avant de participer à une action, le conseil des ancien·nes est sollicité pour savoir si celle-ci est appropriée. L’expression « génération climat » dit quelque chose des personnes qui se mobilisent, du privilège de celleux qui ont l’impression que leur avenir est oblitéré par le réchauffement climatique, alors que pour d’autres le présent est déjà oblitéré et que leur passé aussi a été détruit. Prendre un voilier pour aller aux États-Unis parler de justice climatique, comme l’a fait Greta Thunberg, c’est très compliqué symboliquement, parce que le réchauffement climatique a au fond commencé avec un Européen qui a débarqué aux Amériques de son voilier. Le mouvement pour la justice climatique n’a pas débuté il y a dix ans à Copenhague, il y a vingt ans à Rio ou il y a quarante ans à Stockholm, mais il a commencé en 1492 avec les premières résistances à la colonisation. Donc il y a une certaine tension entre l’affirmation de la jeunesse comme force de mobilisation et toute l’histoire des mobilisations dans les pays du Sud ou dans les communautés indigènes et racisées dans les pays du Nord.
17Il y a des enjeux de transmission derrière tout ça, évidemment – mais les jeunes grévistes du climat y sont très attentives et attentifs : c’est aussi un mouvement qui se renouvelle continuellement, qui s’interroge en permanence.
18M. : Le récit porté par ces jeunes pourrait se résumer par « à quoi bon si tout s’effondre ? ». Qu’est-ce que cela reflète des transformations des mobilisations climatiques ?
19N. H. : Les organisations et les collectifs pour la justice climatique se sont longtemps construits sur un récit positif. Cela génère des tensions avec certains groupes, comme Extinction Rebellion. Beaucoup de collectifs « historiques » continuent de parler d’un réchauffement à 1,5 degrés, tandis que d’autres, nouvellement créés, insistent sur le fait que c’est fichu. Ce n’est pas nécessairement le cas des jeunes grévistes pour le climat qui ont un rapport à la science très fort et qui s’appuient sur les préconisations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui continuent de penser que l’objectif des 1,5 degrés est un horizon possible scientifiquement. Mais il n’y a plus ce discours très positif qui consiste à dire : « ça va aller mieux, on va s’en sortir ». On sait très bien que même un réchauffement de 1,5 degrés aura des conséquences dramatiques, y compris dans les zones les plus préservées, comme les pays européens. On voit bien ce qu’un réchauffement d’1,1 degré implique du point de vue du dérèglement des saisons, de la disparition des glaciers ou des espèces dans une zone tempérée – et on connaît les drames que cela engendre dans des régions encore plus exposées. Leur discours est assez désabusé, mais aussi plus lucide.
20Cela explique peut-être aussi pourquoi le mouvement pour le climat augmente assez vite en intensité. Très vite, les grévistes mènent des actions de désobéissance civile, même si pas nécessairement confrontationelles. Mais le simple fait d’être « en grève », pour un·e collégien·ne ou un·e lycéen·ne, c’est déjà un acte de désobéissance civile parce que c’est illégal. Dans de nombreux pays, les ministres de l’éducation ont d’ailleurs fait pression sur les grévistes en disant que leur mobilisation aurait des conséquences sur leur trajectoire scolaire.
21La réponse des jeunes ados a toujours été : « et alors, à quoi bon ? On s’en fiche de redoubler ou d’avoir de mauvaises notes. Quel intérêt d’avoir de bonnes notes pour des métiers qui n’existeront pas puisque la planète sera devenue invivable ? » C’est d’autant plus difficile pour de fins limiers politiques de se retrouver face à des jeunes qui n’ont pas peur de leur demander d’arrêter de mentir. Greta Thunberg est très forte pour ça : quand elle est face à des dirigeant·es politiques puissant·es au forum de Davos en janvier 2019 puis en 2020, elle leur dit d’arrêter avec leurs bobards, d’arrêter avec les fausses promesses.
22Ces cinq ou dix dernières années, les mobilisations autour du climat se sont structurées autour de la désobéissance civile. Mais cette radicalité est extrêmement pragmatique : l’objectif, c’est de gagner, notamment en construisant des alliances. Quand les jeunes grévistes du climat sont invité·es à Davos, ils et elles s’y rendent, mais sans se compromettre pour autant. À mon époque, on n’aurait jamais envisagé de s’y rendre, sinon pour bloquer le sommet. Mais même si certain·es militant·es écologistes plus âgé·es voient ce choix comme une compromission, il n’y en a aucune : les discours des jeunes grévistes sont totalement clairs. Passer des alliances pour obtenir des engagements n’est pas un problème pour les grévistes du climat. C’est une position assez lucide parce que, ce qui explique la situation dans laquelle on est, c’est l’absence de volonté des États d’élaborer des politiques publiques ambitieuses. L’État fait partie du problème. Et les grévistes du climat vont chercher à obtenir des engagements un peu partout, tout en étant lucides.
23C’est une forme de radicalité qui peut paraître surprenante pour des militant·es qui ont un bagage théorique structuré selon des cadres d’analyses plus classiques. Par exemple, il ne me semble pas que Greta Thunberg ait prononcé le terme de capitalisme, ce qui lui a été reproché, mais ses discours sont clairement ancrés dans une perspective anticapitaliste. Luisa Neubauer ne se revendique pas non plus de l’anticapitalisme, même si ce qu’elle porte est très marqué par cela.
24Il me semble qu’on a tendance, dans le mouvement pour le climat, à chercher à construire un mouvement qui nous permettrait de sortir de tout ce qui pose problème à la fois : du colonialisme, du capitalisme, du patriarcat, de l’extractivisme, du racisme institutionnel, d’un seul et même coup. Et qu’à l’inverse, un mouvement qui échouerait à faire cela serait nul et non avenu. L’un des enjeux porté par 350.org consiste à en finir avec les industries fossiles – point barre. C’est, selon moi, l’une des meilleures manières de sortir du capitalisme extractiviste : commencer par le carburant du capitalisme (et pas uniquement par la question de la propriété des moyens de production, par exemple). À l’inverse, je pense que si on prend comme horizon d’en finir avec le capitalisme en général, de manière abstraite, on risque de ne pas s’en sortir. L’idée, c’est d’y aller étape par étape, certaines d’entre elles pouvant apparaître comme des compromis.
25M. : Qu’est-ce que génère la focalisation sur le climat plutôt que sur l’exploitation des ressources ?
26N. H. : La focalisation sur le dérèglement climatique est sûrement le produit de dix ou quinze ans de construction de la question climatique comme problème central pour qui s’intéresse aux enjeux environnementaux. Dans le même temps, « climat » est devenu un mot-valise pour renvoyer à l’écologie ou à l’environnement. Tous les mouvements sur le climat parlent aussi de biodiversité, d’extinction des espèces, de prédation des ressources. Des mouvements comme 350.org qui se concentrent sur les industries fossiles n’ont jamais été uniquement centrés sur le taux de concentration du CO2 dans l’atmosphère.
27Les grèves du climat posent en revanche question en ce qu’elles repositionnent l’épicentre des mouvements dans le Nord global, alors que l’un des acquis des mouvements pour la justice climatique consistait à dire que ce n’est pas qu’une question de taux de concentration du CO2, c’est aussi une question de luttes pour la justice dont l’épicentre se trouve au Sud. Il y a plein de rencontres et de discussions entre les militant·es des grèves pour le climat pour veiller à ce que l’attention médiatique portée sur ces mobilisations n’invisibilise pas d’autres résistances.
28M. : Quels sont les liens avec d’autres perspectives, notamment antiracistes ou féministes ?
29N. H. : Des discussions sont en cours sur la prochaine journée mondiale d’action : sera-t-elle lancée par les grévistes du climat ou par celles et ceux qui sont à l’initiative des mobilisations contre les violences policières ? Il me semble que les jeunes grévistes adoptent une perspective très intersectionnelle. Les figures qui ont émergé, en Belgique, en Allemagne ou en Ouganda, sont essentiellement des coordinatrices, énormément se définissent comme non-binaires, beaucoup ne sont pas blanc·hes.
30Greta Thunberg elle-même a toujours été très claire sur ces questions. Par exemple, lors de la dernière COP à Madrid, elle a organisé une conférence de presse. Mais elle a pris tout le monde à rebours : elle a refusé de s’exprimer, expliquant qu’elle avait déjà dit tout ce qu’elle avait à dire et qu’il fallait entendre la parole d’autres jeunes, qui venaient des pays du Sud, des personnes racisées, pas issues de classes moyennes ou supérieures des pays du Nord, etc., qu’elle avait invité·es à la tribune.
31Il y a un contrôle permanent des grévistes entre elles et eux : si l’un·e dit quelque chose qui ne va pas, il y a des rappels à l’ordre automatiques – le mouvement est activement réflexif, et le couple critique-justification se déploie constamment. En janvier 2020, à Davos, Vanessa Nakate, qui est l’une des deux figures du mouvement en Ouganda, a été prise en photo aux côtés d’autres figures, blanches. Dans un article d’Associated Press, elle a non seulement été coupée de la photo, mais son nom et le pays d’où elle vient étaient erronés. S’en est suivi une réunion très forte, y compris en termes émotionnels, de tou·tes les jeunes sur place. Tout le monde fait attention à ne pas voler la vedette, y compris Greta Thunberg.
32C’est par ailleurs un mouvement dans lequel chacun·e est bienvenu·e, accueilli·e, protégé·e quelle que soit son identité, quelles que soient ses capacités ou ses limites. Les points de désaccord peuvent porter sur qui parle, qui a donné une interview à tel journal, qui met en place tel processus, qui contrôle telle page Facebook. La question des dates est aussi très centrale. Ces conflits, parfois très violents, n’ont pas lieu au détriment d’une culture du soin intersectionnel ou d’un accueil inconditionnel des individus.
33Il y a aussi des discussions récurrentes sur la visibilité, la légitimité à prendre la parole, sur le fait que le récit européen est très situé, la reconnaissance des privilèges.
34M. : Comment les revendications peuvent-elles être formulées à l’échelle internationale tout en prenant en compte les contextes spécifiques ?
35N. H. : C’est un mouvement qui n’a pas de centre, et qui n’a pas beaucoup d’espaces de rassemblement par comparaison avec le mouvement altermondialiste qui avait des espaces de coordination transnationaux. Comme beaucoup des militant·es européen·nes refusent de prendre l’avion, l’organisation d’une coordination internationale est un vrai sujet. En mars 2019, une coordination européenne était organisée à Berlin, et c’était la première fois que se rencontraient des personnes de Suisse, Pologne, Allemagne, Belgique, Suède, qui avaient organisé ensemble des grèves pour le climat sans s’être jamais vues. Ielles se connaissaient par des boucles Whatsapp, Instagram ou Telegram, mais ielles ne s’étaient jamais rencontré·es physiquement. Parmi elles et eux, certain·es étaient très rompu·es aux discours politiques, des figures médiatiques qui participaient parfois à des assemblées nationales, mais ielles appréhendaient une réunion de quinze personnes parce qu’ielles n’en avaient pas l’habitude. Il y a aussi eu un camp de jeunes grévistes du climat à Lausanne. Mais il y a peu d’espaces internationaux et peu d’espaces décisionnaires. Les décisions qui sont prises se résument parfois au choix des dates de mobilisation.
36Les mineur·es doivent être accompagné·es à la COP ou aux autres types d’événements. Donc les parents suivent, mais ils sont en retrait. Il y a des discussions pour savoir si Friday For Future est un mouvement de jeunes ou pour tout le monde. Il y a aussi des tentatives pour créer des relations avec des organisations d’adultes, notamment les syndicats. Or l’expression « grève du climat » crée une espèce de malentendu puisque pour beaucoup de syndicalistes, ce n’est pas une grève. Pour eux, cet usage du terme risque soit de galvauder l’imaginaire de la grève, soit de créer des problèmes, notamment pour appeler à une journée d’action dans les pays où la grève est interdite. Mais ce qui est impressionnant, c’est qu’un mouvement qui repose sur une idée très flottante ait pu durer si longtemps.
37M. : Quelles sont les limites actuelles du mouvement ?
38N. H. : Le mouvement a engrangé des succès importants en termes de récit, mais pas de victoires concrètes. Il y a peu de revendications au-delà de celles qui sont très générales, et c’est aussi en partie ce qui fait le succès de ces grèves et leur capacité à agréger largement. Le point de départ n’est pas de se demander quelle est notre théorie du changement, quelle est notre cible et notre stratégie pour y parvenir, mais de prendre la rue, de créer de l’émoi et une conversation. C’est une approche plus incrémentale qui me semble intéressante et qui, de fait, a permis de mettre 7,5 millions de personnes dans la rue en septembre dernier et donc d’organiser l’une des plus grosses mobilisations de l’histoire récente sur un enjeu international. Sans qu’il y ait d’effet direct, ça contribue à générer un changement culturel fort où la question climatique devient incontournable.
39Mais il est difficile de durer, sur un rythme aussi intense, sans gagner – l’enjeu est sans doute de parvenir à articuler la capacité des grèves du climat à mobiliser massivement, avec une logique de campagnes plus ciblées. Sans doute faut-il aussi puiser dans un répertoire d’action plus radical.