Couverture de MOUV_103

Article de revue

À l’ombre de « la plus grande grève de l’histoire »

Pages 91 à 100

Notes

  • [1]
    G. Heuze, Inde: la grève du siècle, Paris, l’Harmattan, 1986.
  • [2]
    Nom signifiant « premier habitant » en hindi revendiqué par les populations catégorisées comme « tribus répertoriées » par les Etats coloniaux et indépendants.
  • [3]
    Nom signifiant « opprimé » revendiqué par les populations situées tout en bas de la hiérarchie des castes qualifiées d’intouchables et catégorisées comme « caste répertoriées » par les administrations britanniques et indiennes.
  • [4]
    A. Shah et al., Ground Down by Growth: Tribe, Caste, Class and Inequality in 21st Century India, Pluto Press, 2017.
  • [5]
    Sengupta et al. (NCEUS), Report on Conditions of Work and Promotion of Livelihoods in the Unorganised Sector, Delhi, 2007.
  • [6]
    K. R. Shyam Sundar, « Industrial Conflict in India in the Post-Reform Period », Economic and Political Weekly vol. 50, no 3, 15 janvier 2015, p. 43-53.
  • [7]
    Si des femmes travaillent également dans les usines de Manesar, les postes d’ouvriers contractuels et permanents, et partant, les syndicats, sont uniquement masculins.
  • [8]
    N. Desquesnes, « Suzuki défié par la jeunesse ouvrière indienne », Le Monde diplomatique, n° 730, janvier 2015, p. 9.
English version

1Les 6 et 7 janvier 2020, les journaux d’Inde et du monde titraient sur la plus grande grève de l’histoire de l’humanité qui, à l’appel de dix centrales syndicales nationales, aurait rassemblé entre 150 et 250 millions de personnes à travers le pays. Les organisations syndicales avaient pourtant été déclarées sur le déclin au début des années 2000 suite à leur incapacité à s’opposer à la libéralisation de l’économie et aux privatisations qui l’ont accompagnée. Le monde du travail en Inde, largement informel, est également jugé par certain.es observateur·rices comme peu propice à la formation de mouvements de grande ampleur. Le nombre de jours de grève dans l’industrie a significativement baissé entre 1990 et 2010, confirmant l’idée d’une dégradation du rapport de force face au patronat. Le Bharat Bhand de 2020 (blocage ou fermeture de l’Inde), après celui de janvier 2019, semble contredire ce pronostic. Cet article vise à replacer les revendications alors formulées dans les transformations des mondes du travail consécutives à la libéralisation de l’économie entamée au début des années 1990. La composition et l’ampleur de cette mobilisation interrogent par ailleurs l’histoire et la structure particulière des syndicats et des mouvements sociaux en Inde. À côté de ces grandes grèves menées par des organisations pour beaucoup affiliées à des partis politiques, des conflits moins visibles, plus longs et davantage réprimés s’opposent localement à la précarisation du travail entérinée par les réformes.

Affiches appelant à la grève générale de janvier 2020 (on voit que les chiffres de la participation sont déjà annoncées)

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Affiches appelant à la grève générale de janvier 2020 (on voit que les chiffres de la participation sont déjà annoncées)

2Début janvier 2020, une plateforme intersyndicale a appelé à une grève de deux jours pour dénoncer les politiques « anti-travailleurs » du premier ministre Narendra Modi. Au pouvoir depuis 2014, son parti nationaliste hindou d’extrême-droite, le Baratya Janata Party (BJP, le parti du peuple indien), a été largement réélu au printemps 2019. Suivie par des dizaines de millions de personnes, cette grève est rapidement qualifiée dans les médias à travers le monde de plus grande grève de l’histoire de l’humanité.

3250 millions, c’est à n’en pas douter la grève la plus nombreuse de l’histoire humaine. Les chiffres sont annoncés dès le matin de la mobilisation et plusieurs journaux écrivent que les syndicats « attendent 250 millions de grévistes ». En l’absence de comptage officiel ou indépendant, les déclarations des organisations venues confirmer leurs propres prédictions ont été reprises telles quelles par les journalistes. Deux jours de grève, c’est pourtant peu pour instaurer un rapport de force avec le patronat. On peut la comparer par exemple à la « Grève du siècle » débutée en 1982 et qui a mobilisé pendant près de deux ans des centaines de milliers d’ouvriers des usines textiles du Bombay [1].

4L’intersyndicale a publié un ensemble de douze revendications communes avant la mobilisation. La première est de fournir des emplois aux quelque 73 millions de chômeur.ses (chiffres officiels). L’intersyndicale demande également une sécurité sociale et des pensions de retraite pour toutes et tous, une augmentation du salaire minimum légal, et l’enregistrement de tous les syndicats dans les 45 jours suivant le dépôt de la demande. Elle exige le renforcement et l’élargissement du système actuel de distribution de rations subventionnées. Enfin, derrière le rejet des « politiques anti-travailleurs » du gouvernement Modi, l’intersyndicale réclame l’arrêt des privatisations et des désinvestissements dans les secteurs industriels publics et dans certaines administrations, la fin du recours généralisé à des travailleur·ses contractuel·les et l’alignement des droits et conditions de travail de ces dernier·ères avec ceux des salarié·es permanent·es.

Libéralisation de l’économie et politiques « anti-travailleurs » du gouvernement Modi

5La libéralisation de l’économie a en effet détérioré les conditions de la majorité des travailleurs et des travailleuses du pays. Elle a également renforcé les inégalités sociales existantes et les groupes déjà socialement discriminés – dalits[2], adivasis[3], et musulman·es – sont surreprésentés parmi les travailleurs et travailleuses pauvres [4]. Les emplois créés sont bien trop peu nombreux et ils sont pour la majorité des emplois précaires. Alors qu’on estimait en 2010 que 10 à 12 millions de jeunes, de plus en plus diplômé·es, faisaient annuellement leur entrée sur les marchés du travail, seuls 200 000 emplois formels (dotés d’une sécurité de l’emploi et d’une sécurité sociale) étaient créés chaque année. L’écart entre ces deux nombres peut donner une idée de l’ampleur de la question sociale posée par la libéralisation économique.

6Le recours à la sous-traitance pour remplacer des salarié·es permanent·es, dont l’emploi est garanti à vie, les rémunérations bien supérieures et les droits syndicaux en théorie légalement protégés, par des contrats courts (contract workers) passés par l’intermédiaire de contracteurs se généralise jusque dans les entreprises et administrations publiques. Les données de l’Enquête Industrielle Annuelle (ASI) montrent que la moitié des emplois créés entre 2000 et 2016 sont des emplois contractuels (temporaires et précaires), leur part passant de 15,5 à 27,9 %. Et ceci ne concerne que les industries officiellement enregistrées. La précarisation des travailleurs et travailleuses se lit également dans la baisse continue de la part salariale dans le PIB [5].

7La libéralisation n’a pas commencé avec l’arrivée du gouvernement Modi au pouvoir en 2014. Le parti du Congrès et le BJP ont tous deux alternativement soutenus des politiques économiques largement similaires visant à attirer les capitaux étrangers en leur garantissant une main d’œuvre flexible et bon marché. L’arrivée de Narendra Modi au poste de premier ministre n’en marque pas moins une accélération des réformes. Afin de garantir un « environnement propice aux affaires et aux investissements » et de répondre aux « recommandations » de la Banque Mondiale, le gouvernement Modi s’est attaqué ouvertement depuis 2014 au droit du travail indien décrié par les employeurs comme trop « complexe » car trop protecteur. Alors que ses premières tentatives de « simplifier » le droit du travail en quatre grands codes s’étaient heurtées à une forte contestation jusque dans sa majorité, sa large réélection au printemps 2019 lui a permis de relancer ses projets. Entre-temps, des gouvernements régionaux soutenus par le pouvoir central, comme au Rajasthan ou en Haryana, avaient déjà modifié plusieurs des principales lois qui régissent le travail en Inde.

8L’imposition de ces politiques « anti-travailleurs » par le BJP au pouvoir est rendue possible par sa confortable réélection mais aussi par la violence de la répression qu’il exerce. Il n’hésite ainsi pas, la veille de la grande grève de 2020, à menacer les grévistes dans la fonction publique, en plus de retenues sur salaires, de sanctions disciplinaires. Par ailleurs, le gouvernement Modi passe une série de lois répressives et discriminatoires et en utilise d’autres plus anciennes. Le Unlawful Activities Prevention Act (UAPA, ou loi pour la prévention des activités illégales) est une loi de 1963 autorisant le gouvernement à arrêter et à enfermer toute personne représentant une menace à l’ordre public ou à l’intérêt national. Dans les faits, elle permet l’arrestation préventive de leaders en amont des mobilisations et leur détention pour des durées indéterminées. Son récent amendement confère au gouvernement le pouvoir de désigner tout individu comme terroriste. Les mobilisations sont régulièrement taxées d’être antinationales ou antisociales et le gouvernement n’hésite pas à recourir à des lois coloniales contre la sédition pour arrêter et museler des opposant·es. En août 2019, il décide unilatéralement et sans prévenir de supprimer le statut particulier du Kashmir, renforce encore la présence armée dans la région (déjà une des plus militarisées au monde), y déclare un couvre-feu général et y coupe internet pendant des mois.

9Dans ce contexte, le succès – tout au moins numérique – du Bharat Bhand de 2020 a évidemment plusieurs explications. Les mauvais résultats économiques et les effets des politiques libérales des deux dernières décennies ont aggloméré toujours plus de mécontentements. Par ailleurs, la grève de 2020 s’inscrit dans un contexte national de mobilisations contre différentes réformes que le gouvernement du BJP a entamées depuis sa réélection au printemps précédent. L’Inde connaît depuis fin 2019 des mobilisations sans précédent dans le pays depuis l’Etat d’urgence de 1977. Lancé en décembre dernier, le mouvement contre l’amendement à la loi sur la citoyenneté a fédéré en quelques mois des millions de personnes dans les 37 Etats de l’Union Indienne. On a pu observer en de nombreux endroits des appels à rejoindre la grève de janvier 2020 et l’intégration du rejet de l’amendement dans les revendications. Ce ne sont plus seulement les politiques « anti-travailleurs » mais toutes les politiques « anti-peuple » du gouvernement qui sont rejetées. La grève est également soutenue par 175 organisations paysannes et de travailleur·ses agricoles qui dénoncent la crise agraire que traverse le pays, et plus de 60 organisations étudiantes alors mobilisées contre les violences provoquées sur plusieurs campus par des milices d’extrême droite.

10Cette grève s’inscrit également dans une mobilisation syndicale construite depuis plus de dix ans pour dénoncer les effets des réformes sur les travailleuses et travailleurs. La plateforme s’est formée dès 2009 pour essayer de lutter contre les politiques économiques du gouvernement, alors dirigé par le Congrès, et ses revendications concernant le travail n’ont pas grandement évolué depuis. Les deux premiers jours de grève nationale sont appelés par l’intersyndicale en février 2013. En 2015 et en 2016, un jour de grève nationale est organisé en septembre. En 2017, un rassemblement de trois jours réunit dans la capitale 200 000 travailleurs et travailleuses de tout le pays. En août 2018, les syndicats ouvriers rejoignent les organisations paysannes dans un immense jail gherao (« remplissons les commissariats », pratique courante qui consiste à se faire arrêter massivement). Près de 500 000 personnes sont enfermées dans 394 districts du pays. Un mois plus tard, ces organisations organisent une grande marche vers le Parlement. En janvier 2019, le premier Bharat Bandh est appelé.

Qui les syndicats indiens représentent-ils ?

11Pour mieux comprendre la portée ambigüe de cette convergence syndicale et de ces grèves massives, il faut rappeler que la majorité des centrales syndicales nationales indiennes est affiliée à des partis politiques de gouvernement, et qu’il en est de même pour les organisations paysannes et les syndicats étudiants. Les deux principaux partis communistes nationaux, le CPI et le CPI(M) soutiennent depuis le début ouvertement l’intersyndicale, tandis que le BJP y dénonce un « complot politique », de même que le parti régionaliste Trinamool Congress, TMC, au pouvoir dans l’Etat du Bengale où il est opposé au parti communiste CPI(M). Adhérer à un syndicat, c’est aussi bien souvent adhérer à un parti et le rapprochement est particulièrement visible en période électorale. Ce n’est ainsi que lorsqu’il bascule dans l’opposition en 2014 que le parti du Congrès, et surtout son syndicat, rejoint l’intersyndicale et soutient le Bharat Bhand.

12Le dernier recensement des membres des syndicats, réalisé en 2014, a révélé une hausse spectaculaire de leurs adhérent·es en dix ans. L’Indian National Trade Union Congress (INTUC), affilié au parti du Congrès, arrive en tête du classement avec plus de 32 millions de membres revendiqués. Ce syndicat a été fondé au lendemain de l’indépendance du pays par les dirigeant·es du Congrès pour lutter contre l’influence des organisations communistes sur le monde ouvrier. Il est suivi de loin par le Bharat Mazdoor Sangh (BMS), affilié au BJP, et qui revendique 17 millions d’adhérent.es. Le BMS comme INTUC rejettent la lutte des classes et prônent au contraire la collaboration entre employeur·ses et employé·es pour le bien commun de l’entreprise (et de la nation). Du fait de son attachement au parti au pouvoir, le BMS ne participe pas aux récentes mobilisations nationales, même si ses dirigeant·es critiquent parfois les réformes du travail du gouvernement. Viennent ensuite les centrales marxistes affiliés aux deux principaux partis communistes indiens avec plusieurs millions de membres chacun (AITUC et CITU respectivement affiliés au CPI et au CPI(M).

13La Self Employed Women Association (SEWA) se distingue dans ce paysage. Avec 1,2 millions de membres, ce syndicat fondé dans les années 1980 revendique son indépendance vis-à-vis des partis politiques et la prise en charge explicite des travailleuses informelles. De même, le National Trade Union Initiative (NTUI) est fondé au début des années 2000 par des syndicalistes et des chercheur·ses de Bombay pour fédérer les syndicats indépendants du pays et se positionner explicitement sur la question du travail informel. Aussi, si les grandes centrales arrimées à des partis politiques représentent la grande majorité des syndiqué·es, on trouve un nombre croissant d’organisations indépendantes.

14Bien que présents dans tous les secteurs économiques et toutes les régions du pays, les syndicats n’en sont pas moins inégalement implantés. Les secteurs publics, notamment le secteur bancaire nationalisé par la première ministre Indira Gandhi dans les années 1980, les grandes industries d’Etat, et les administrations sont leurs principaux bastions. L’action syndicale peut s’y reposer sur des emplois légalement protégés leur offrant une plus grande capacité d’action mais surtout des effectifs stables. Ainsi le secteur bancaire public et celui des transports sont parmi les plus impactés par la grève de janvier 2020, de même que les Etats où les partis communistes et leurs syndicats sont bien implantés (au Bengale où ils ont gouverné 30 ans, au Kerala où ils alternent avec le Congrès, ou encore en Orissa ou au Bihar).

15Des mobilisations ont cependant lieu partout, bien au-delà des bastions traditionnels : à côté des mineur·es du Jharkhand, des ouvrier·ères de l’automobiles du Mahārāshtra, des travailleur·ses de l’énergie, on retrouve par exemple en grand nombre les travailleuses villageoises de la santé (anganwadi) recrutées par les administrations pour mettre en place les politiques de santé publique. L’importante participation des vendeurs et vendeuses de rue également, parfois fortement syndiqués par ailleurs, illustre l’évolution de ces mobilisations. Les travailleur·ses qualifié.es d’ « informel·les » – pas seulement les travailleur.ses contractuel·les mais toutes celles et ceux qui ne sont pas couvert·es par le droit du travail et qui s’inscrivent de plus en plus dans la catégorie officielle d’« auto-employé » – et leurs revendications spécifiques sont de plus en plus intégrés à ces mobilisations et aux discours syndicaux.

Manifestation à Patna avec la participation de travailleuses anganwadi (Bihar) le 8 janvier 2020

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Manifestation à Patna avec la participation de travailleuses anganwadi (Bihar) le 8 janvier 2020

Rassembler des travailleurs et travailleuses divisé.es

16À côté – et parfois dans l’ombre – de ces deux jours de grève massive annuels, l’Inde connaît depuis une dizaine d’années un nombre important de mouvements localisés, souvent longs et sévèrement réprimés par les pouvoirs policiers et judiciaires [6]. En 2005, les ouvriers [7] de l’usine Honda de Manesar, implantée en 1999, se mettent en grève pour obtenir l’enregistrement de leur syndicat, le premier dans cette ceinture industrielle de New Delhi créée après la libéralisation pour attirer les compagnies étrangères. Ils finissent par obtenir gain de cause non sans subir plusieurs charges de police extrêmement violentes. Quelques années plus tard, les ouvriers de Maruti-Suzuki, dont certains partagent des chambres avec ceux de Honda, s’inspireront de cette expérience pour mener un des conflits industriels les plus longs et les plus durement réprimés depuis la libéralisation en Inde et obtiendront à leur tour l’enregistrement de leur syndicat (les dirigeants syndicaux d’alors sont aujourd’hui toujours en prison, huit ans après leur incarcération [8]). Le syndicat ouvrier indépendant de l’usine Honda est cependant entièrement contrôlé par les ouvriers permanents. Dans les années qui suivent, la direction organise la division des travailleurs en augmentant significativement les salaires des employés permanents et en leur attribuant de plus en plus des tâches de supervision. Le fossé se creuse avec les ouvriers contractuels qui, lors de leurs grèves en 2008 et 2010, ne sont pas soutenus par le syndicat et les employés permanents.

17Les ouvriers contractuels n’en sont pas moins permanents dans les faits. Beaucoup des grévistes de 2019 travaillent dans l’usine depuis 2008. Trois contracteurs (intermédiaires de main d’œuvre) approvisionnent la direction en main d’œuvre. Après onze mois de travail, les ouvriers prennent deux semaines de congés et sont de nouveau embauchés via un autre intermédiaire. Cela permet de passer entre les filets du droit du travail qui ne s’applique qu’après un an consécutif de travail avec le même employeur.

18À partir de 2010, la direction de Honda ouvre trois nouvelles usines en Inde dont la productivité dépasse celle de Manesar du fait que la production y est de plus en plus automatisée. Cela diminue l’importance de l’expérience des ouvriers permanents dans l’organisation et facilite le recours généralisé à des contrats courts. Aussi, en septembre 2019, prétextant un ralentissement du secteur, l’entreprise en profite pour commencer à liquider son site historique. Dans le même temps, la direction segmente encore un peu plus les travailleurs en recrutant des « apprentis » dans le cadre d’un programme national de formation de la jeunesse qui sert en réalité essentiellement à garantir aux entreprises une main d’œuvre jeune, flexible, et à bas prix. Entre 2016 et 2018, l’usine recrute ainsi 800 apprentis payés 3000 roupies de moins que les ouvriers contractuels et dont la moitié du salaire est financée par le gouvernement.

19En août 2019, 700 travailleurs contractuels sont licenciés par la direction. Le 5 novembre, 200 autres se voient refuser l’entrée dans l’usine. À l’intérieur comme à l’extérieur, un sit-in s’organise. Après quelques tentatives infructueuses de maintenir la production, la direction est contrainte d’annoncer un arrêt des activités. Le syndicat tarde à soutenir les grévistes et se place souvent dans un rôle d’intermédiaire avec la direction mais les employés permanents finissent cependant par rejoindre le mouvement. Plusieurs grands rassemblements attirent des ouvriers de plusieurs usines des environs ainsi que des représentants des grandes centrales syndicales nationales. La direction enjoint alors les employés permanents à reprendre le travail et à signer une attestation de bonne conduite pour réintégrer l’usine. Après une réunion, ceux-ci acceptent mais contestent la légalité de l’attestation auprès du ministère du travail. La direction, quant à elle, refuse de participer aux négociations encadrées par l’administration.

20À la veille de la grève générale de janvier 2020, des centaines d’ouvriers contractuels campent toujours devant l’usine de Manesar pour exiger leur réintégration, la reprise de l’embauche annuelle de cinquante ouvriers permanents dans leur rang, et une hausse des salaires. Permanents et contractuels annoncent leur intention commune de bloquer l’usine à l’appel de l’intersyndicale pour mettre la pression sur la direction. À l’usine Maruti-Suzuki, également implantée à Manesar, 300 travailleurs contractuels ont également été licenciés sous le prétexte de la crise du secteur automobile. Là aussi, les ouvriers permanents et contractuels ont annoncé conjointement qu’ils participeraient au Bharat Bandh. Réunis dans plusieurs organisations et notamment le Centre de Solidarité Ouvrière montée par des ouvriers de Maruti licenciés suite à la grève de 2011, les travailleurs de Manesar ont annoncé leur intention de forcer la production à s’arrêter dans toute la zone industrielle les 8 et 9 janvier 2020 (voir aussi le rôle similaire de la revue Faridabad Majdoor Samachar dans une autre zone industrielle de la périphérie de Delhi.

Construire l’unité face à la répression qui grandit

21Les gouvernements régionaux et centraux indiens ont profité du Covid 19 pour imposer brutalement un confinement général. Des millions de travailleurs et travailleuses migrant·es et précaires sont abandonné·es sans salaire ni train de retour dans les grandes villes tandis que d’autres sont forcé·es de continuer à travailler. Le BJP, au pouvoir au Madhya Pradesh et en Uttar Pradesh, en profite pour accélérer ses réformes du droit du travail, soi-disant afin de favoriser la reprise de l’activité. Les récents amendements retirent ainsi toute prérogative de contrôle au ministère du travail, allonge la définition légale d’une journée de travail de huit à douze heures, et offre aux nouveaux investisseurs 1000 jours exonérés du droit du travail. Même le BMS, le syndicat proche du BJP, a appelé à manifester contre ces réformes.

22La portée des grèves annuelles dans le rapport de force entre travail et capital peut paraître limitée au regard des enjeux partisans qui les sous-tendent. Des dizaines de grèves nationales semblables se sont opposées brièvement à chaque train de réformes depuis 1991 sans impact majeur sur leur application. Les partis qui soutiennent la mobilisation ont par ailleurs tous validé et poursuivi les politiques libérales lorsqu’ils ont participé aux gouvernements, ce qui a mené à plusieurs conflits avec leurs syndicats affiliés. Les grandes grèves pourraient ainsi laisser entrevoir un retour des institutions syndicales aujourd’hui largement tenues à l’écart des processus législatifs et consultatifs. Cependant, les allées et venues au sein de l’intersyndicale au gré de l’alternance partisane au sein des gouvernements central et fédérés fragilise cette possibilité. À ce titre, les grèves localisées et moins visibles, comme celles de Maruti-Suzuki et de Honda bloquent davantage la production et permettent de réunir durablement des travailleurs et travailleuses divisé·es.

23Le Bharat Bandh de 2020 a néanmoins pris une ampleur nouvelle : il ne révèle pas le rejet des seules réformes du travail mais bien de toutes les politiques discriminatoires du gouvernement Modi. Il marque à ce titre une coalition inédite depuis l’Etat d’urgence de 1977 de secteurs et de groupes marginalisés de la société : travailleuses et travailleurs formel·les et informel·les, dalits, musulman·es, femmes, paysan·nes, étudiant·es. Ce qui les unit notamment aujourd’hui, c’est la violence de la répression qui s’abat sur toutes celles et ceux qui se soulèvent en associant le bâton des policiers et des milices privées, les juges et les prisons, ainsi que les campagnes dans des médias aux mains de proches du pouvoir. Alors que la population est contrainte de rester chez elle, les arrestations de leaders présumé·es se poursuivent. En « réponse » aux émeutes communautaires ouvertement organisées par des leaders locaux du BJP à Delhi en février 2020 et dans lesquelles 53 personnes sont mortes, le 21 avril, les autorités ont recourt à la loi UAPA et emprisonnent trois opposants accusés d’avoir fomenté les violences. Le 27 avril, la police de l’Etat d’Uttarakhand arrête un syndicaliste pour sédition. Il était en grève de la faim pour réclamer de la nourriture pour les plus pauvres durant le confinement.

24La coalition face aux pratiques répressives qui visent tous les groupes marginalisés de la société et ciblent chaque voix dissidente est nécessaire face à un pouvoir qui s’appuie tout aussi bien sur la police et la justice que sur des milices privées issues des organisations du RSS (plateforme panindienne d’organisations hindoues nationalistes dont le BJP fait partie). Les travailleurs et les travailleuses informel·les semblent s’être appropriés les formes syndicales, comme en atteste leur forte participation et l’apparition d’organisations dans de nouveaux secteurs, et certains appareils ont transformé leur discours – et plus rarement leur fonctionnement – pour mieux les intégrer. Cependant, les partis politiques indiens semblent difficilement capables de s’unir largement et durablement pour constituer une opposition crédible et on ne peut que saluer des mouvements comme celui contre la réforme de la citoyenneté qui se construit largement en dehors de ces organisations.

Notes

  • [1]
    G. Heuze, Inde: la grève du siècle, Paris, l’Harmattan, 1986.
  • [2]
    Nom signifiant « premier habitant » en hindi revendiqué par les populations catégorisées comme « tribus répertoriées » par les Etats coloniaux et indépendants.
  • [3]
    Nom signifiant « opprimé » revendiqué par les populations situées tout en bas de la hiérarchie des castes qualifiées d’intouchables et catégorisées comme « caste répertoriées » par les administrations britanniques et indiennes.
  • [4]
    A. Shah et al., Ground Down by Growth: Tribe, Caste, Class and Inequality in 21st Century India, Pluto Press, 2017.
  • [5]
    Sengupta et al. (NCEUS), Report on Conditions of Work and Promotion of Livelihoods in the Unorganised Sector, Delhi, 2007.
  • [6]
    K. R. Shyam Sundar, « Industrial Conflict in India in the Post-Reform Period », Economic and Political Weekly vol. 50, no 3, 15 janvier 2015, p. 43-53.
  • [7]
    Si des femmes travaillent également dans les usines de Manesar, les postes d’ouvriers contractuels et permanents, et partant, les syndicats, sont uniquement masculins.
  • [8]
    N. Desquesnes, « Suzuki défié par la jeunesse ouvrière indienne », Le Monde diplomatique, n° 730, janvier 2015, p. 9.
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