Notes
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[1]
Pour Union Sportive de la Médina d’Alger, un des principaux clubs de football algérois.
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[2]
El Mouradia est un quartier d’Alger qui symbolise le siège de la Présidence.
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[3]
Littéralement « le gang » pour désigner l’oligarchie militaro-financière.
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[4]
Article 7 : Le peuple est la source de tout pouvoir. La souveraineté nationale appartient exclusivement au peuple.
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[5]
Bien que l’axe gauche-droite ne soit pas très structurant en Algérie, la « Badissya Novambarya », mouvance islamo-conservatrice, peut être classée à l’extrême-droite de par son soutien inconditionnel à l’armée et son discours fascisant qui voit dans la personne du « zouave », assimilé aux Kabyles, un ennemi de l’intérieur. Dans son numéro spécial datant de juin 2019, le journal Voie Ouvrière pour le Socialisme (VOS) titrait en Une : « Badissia Novambaria : vers la formation d’un parti d’extrême-droite ? » Pour d’autres observateur·rices, il s’agit d’un courant fabriqué dans les officines des services de renseignement.
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[6]
Les Algérien·nes n’avaient pas « peur » des autres présidents, une certaine liberté de ton était tolérée, mais on craignait les représailles.
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[7]
Front des Forces Socialistes, principal parti d’opposition au Front de Libération Nationale après l’indépendance.
1Tirer des enseignements du Hirak après un an de mobilisations invite à faire des choix. Et parce que choisir, c’est renoncer, nous nous focaliserons ici sur la dimension morale du soulèvement.
2École de la liberté, de la solidarité et de la dignité, le Hirak a, dès ses débuts, pris des allures d’université populaire. Plurielle de par les classes qui la composent, les réflexions qui la traversent et les épreuves qui s’imposent à elle, cette école buissonnière, née dans les marges, s’est déployée dans un espace public longtemps privatisé par un régime néo-patrimonial et prédateur. A l’exception de l’expérience démocratique qui suivit les réformes post-octobre 1988 précédant la « guerre civile », l’exercice de la citoyenneté était renvoyé à la clandestinité. Avec l’élection d’Abdelaziz Bouteflika en 1999, l’État, toujours hautement militarisé, se dote d’une nouvelle vitrine civile. Faute d’espaces d’expression populaire en dehors des appareils de l’opposition et de la presse autorisée, le débat public se limite à des ghettos idéologiques évoluant en vase clos. Leur sectarisme respectif est peu favorable au compromis, ce qui n’est pas pour déplaire au pouvoir. De déceptions en déceptions, la vie politique est rythmée par des échéances électorales verrouillées, sur fond de scandales politico-financiers impliquant des personnalités. Depuis quelques années, le divorce entre élu·es et administré·es est pleinement consommé. Une société civile peine toutefois à émerger dans un climat liberticide et propice au tout-sécuritaire. La perspective des révolutions arabes de 2011 offre une rente de situation au régime. Elle alimente le chantage au chaos par l’achat de la paix sociale. Mais l’équilibre clientéliste est à bout de souffle. Le chômage, les disparités régionales et la baisse du pouvoir d’achat laissent présager une crise économique. La colère monte à mesure que les gages de « stabilité » politique s’amenuisent. Le peuple a conscience des risques qu’implique la continuité des pratiques autoritaires et le fait savoir. Les émeutes ponctuelles ne suffisent plus à cristalliser l’indignation. Dans une Algérie au bord de l’explosion sociale, l’éclosion du Hirak ouvre un champ des possibles.
La fin des vacances
3Les mouvements sociaux et les actions collectives anti-régime ne datent pas du Hirak. Ils ont ponctué la vie politique du pays notamment durant les « Printemps arabes ». Cela étant, les stades, véritables amphithéâtres à ciel ouvert, sont restés les rares espaces où la parole est difficile à censurer, surtout lorsque des officiels assistent aux matchs et sont ouvertement nommés. La diffusion de vidéos des ultras sur internet et leur visualisation en masse a ainsi largement contribué à déclencher la mobilisation des Algérien·nes.
4Cette « Révolution du sourire » est d’abord édentée. Elle dit le ras-le-bol des virages, l’insoumission des quartiers à l’ordre des puissant·es. Le mouvement est d’abord porté par des hommes. Ils sont généralement jeunes, souvent chômeurs, parfois délinquants et toujours pauvres. A ce jour, beaucoup leur ont tiré le portrait, peu leur ont tendu un micro. Les supporters de l’USMA [1] popularisent leur « Casa del Mouradia » [2], qui s’écoute comme une leçon d’histoire contemporaine ouverte au public. Réquisitoire sans détour des quatre mandats de Bouteflika, il devient l’hymne du mouvement. A la fois espace de socialisation et de transmission de valeurs, le Hirak entend renouer avec l’ADN révolutionnaire de l’Algérie. Vaste programme, quand on sait les traumas coloniaux et postcoloniaux qui pèsent sur sa société.
5La marche du 22 février 2019 à Alger annonce la reconquête de la rue algérienne, si tant est qu’il en existe une qui parle pour toutes les autres. Mais dans un pays aussi centralisé, la capitale prend le pouls de la contestation. Cette date est alors retenue comme le jour de rentrée officielle du Hirak.
6Ce dernier est peu à peu régi par un règlement intérieur qui dicte la conduite à adopter. Il se donne pour mot d’ordre le pacifisme, à la fois comme éthique individuelle et stratégie collective.
7Spontanément, la politique de la silmya fait autorité, comme pour se démarquer de la violence de l’État et de ses institutions. Elle est la promesse d’un pacte social réinventé, qui prône l’unité dans l’adversité.
8Les premiers slogans sont sans équivoque. Ils disent le sursaut d’orgueil contre l’humiliation de trop. Celle de la candidature d’un chef impotent réduit à un cadre. « Klitou leblad ya serraqine ! » (Vous avez bouffé le pays, bande de voleurs !) ; « Djoumhouria machi mamlaka ! » (C’est une république, pas une monarchie !) ; « Makach el-khamsa ya Bouteflika ! » (Il n’y aura pas de cinquième, Bouteflika !) « Had echaab la yourid, Bouteflika w essaid » (Ce peuple ne veut ni de Bouteflika ni de Saïd !). Chaque cri marque une volonté de rupture avec un régime confiscatoire à tous les niveaux.
9Les chants dénoncent les inégalités sociales et la captation des richesses nationales par une coterie versée dans la prédation économique et les réseaux de corruption. Ils insistent sur le caractère républicain d’un État dominé par les logiques de clans de la « ‘issaba » [3] et la famille du président.
10Les vendredis suivants, « Djazair horra dimoqratia » (l’Algérie est libre et démocratique), slogan démocrate des années 1990, et le « Pouvoir assassin ! » du Printemps noir kabyle (2001) apportent une profondeur historique au mouvement.
11D’emblée, un consensus tacite est déployé. Les manifestant·es décrètent l’Union sacrée du peuple contre ses élites défaillantes. Elle puise sa légitimité dans les mémoires de l’indépendance : un seul héros, le peuple. Le récit national s’affranchit des manuels d’histoire pour dessiner une nouvelle émancipation.
Le temps de la formation
12La marche du vendredi dispense un apprentissage hebdomadaire de la fraternité. « Khawa khawa ! » (Nous sommes tous frères !) scandent les hirakistes qui vont jusqu’à fraterniser avec les forces de l’ordre, avant que la répression ne vienne tempérer leurs ardeurs. Prudent, le mouvement a peur de se perdre. Les étudiant·es qui manifestent les mardis, sont qualifié·es de « boussole » du Hirak. Celle-ci s’affranchit des structures traditionnelles pour indiquer la bonne direction.
13Intergénérationnelle et transidéologique, l’insurrection pacifique se met en scène aux yeux du monde et des caméras. Cette ambition de pureté n’épargne ni le fond, ni la forme. Elle s’inscrit dans les discours et dans les corps. Le très dégagiste « Yetnahaw Ga3 ! » (Qu’ils s’en aillent tous) côtoie le très moralisateur « Netrabaw Ga3 ! » (Qu’on s’éduque tous !). Cette injonction à la respectabilité se matérialise dans le nettoyage des rues et la condamnation de toute initiative déviante, comme le dépassement des horaires et des itinéraires. La discipline est médiatisée et abonde dans le sens d’une performance de « bon·nes élèves ». Le Hirak serait une leçon de maturité politique, un modèle en termes de protestation non violente, une référence de civisme dont devraient s’inspirer tous les peuples en lutte. On loue la supériorité du génie populaire sur la bêtise des dirigeant·es, la sagesse des humbles sur l’ignorance des possédant·es. Les provocations et les violences policières sont relativisées et attribuées aux nervis du pouvoir et aux casseur·ses. L’enjeu est alors de préserver l’image d’une famille irréprochable où les enfants ont le devoir d’être de bon·nes élèves pour réussir. Au fil des semaines, citadins et ruraux battent le pavé pour sanctionner des décennies de dictature molle et de régression. Des pancartes affichent des bulletins de notes. Les zéros sont pointés en direction des maîtres. Il est l’heure de rendre la copie, de déposer le bilan, assènent les marcheur·ses. Des cartons rouges sont brandis. Le procédé footballistique du « VAR » investit le terrain et le jargon hirakien. Des vidéos d’archives rétablissent les vérités en mettant les responsables face à leurs mensonges et à leurs contradictions. Des verdicts par contumace sont prononcés par les tribunaux populaires. Cette soif de transparence tranche avec l’opacité du pouvoir judiciaire. Le bilan dressé est celui de la faillite morale et politique. Des figures du pouvoir sont affublées de cornes du diable et de bonnets d’âne. Le Hirak devient à la fois juge et arbitre, dans une inversion des rôles entre gouvernant·es et gouverné·es. Dans cette vocation à l’horizontalité et à l’exemplarité, le mouvement ne se donne pour tuteur que lui-même. Il prend sa revanche sur le paternalisme, l’arbitraire et la hogra (le mépris).
14Tout l’enjeu est de maintenir cette dualité comme lame de fond. Le « peuple » s’illustre comme l’altérité radicale contre le « système ». Ce dernier est dépeint comme une entité illégitime, antinationale et mafieuse. Par contraste, le Hirak affirme sa légitimité en appelant à la souveraineté populaire. Il demande l’application de l’article 7 de la Constitution de 2016, qui fait du peuple la « source de tout pouvoir » [4]. Des propositions consensuelles sont mises en avant. Toute revendication clivante est jugée non prioritaire, et ce, pour l’intérêt général. Dieu est pris à témoin. Sa charge morale est à la fois spirituelle et profane. Elle domine les clivages qui travaillent le mouvement de l’intérieur. Cette intelligence collective face à un régime qui ne réalise pas encore sa portée sera cruciale les mois suivants.
La période d’examen
15La démission de Bouteflika le 2 avril et l’intronisation du chef de l’État-major Ahmed Gaid Salah comme principal homme fort du pays marquent un tournant majeur. Le slogan « Dawla madania, machi ‘askaria » (État civil et non militaire) devient la matrice de la contestation. Il prend appui sur le Congrès de la Soumam de 1956, qui affirme la primauté du politique et rejette la mainmise de l’armée sur la gestion du pays. A partir de là, un défi de taille est lancé au Hirak : comment continuer à faire front commun sans céder aux basses manœuvres de division sur des bases identitaires et partisanes. L’emprisonnement de citoyen·nes pour port du drapeau amazigh exacerbe les tensions, mais le Hirak ne cède pas aux tentations régionalistes.
16Craignant le conflit, le mouvement privilégie l’autogestion, mais ne se structure toujours pas, bien que des leader·uses charismatiques émergent quand d’autres passent par la case prison. Des citoyen·nes font également les frais de cette « justice du téléphone » tout au long du processus révolutionnaire.
17Au-delà de son caractère bon enfant, cette volonté de faire famille à tout prix exorcise les plaies fratricides de la « décennie noire ». Elle ne prétend pas apporter de réponses mais ouvre timidement les questions. L’évocation politique de ces années 1990 est un tabou depuis la Concorde Civile de 1999 : le Hirak pourrait servir à libérer les paroles, à rouvrir les dossiers. Mais le sujet reste très sensible. Plus largement, l’affrontement idéologique est soigneusement aseptisé, par crainte de fragiliser le mouvement et d’ouvrir la brèche aux récupérations et aux extrémismes, le régime ayant tour à tour, par le passé, instrumentalisé aussi bien des factions « progressistes » qu’« islamistes » pour assurer sa survie. Avec le développement de la nébuleuse d’extrême-droite [5] « Badissiya-Novambariya », la contre-révolution prend un visage fascisant. Ses disciples mobilisent un répertoire populiste et réactionnaire. Des « mouches électroniques » sont lâchées sur les réseaux sociaux. Elles contribuent à diffuser des fake news à grande échelle et tentent d’influer sur l’opinion. Accusé de séparatisme et de complicité avec l’étranger, le Hirak fait l’objet de campagnes de dénigrement financées par les relais du régime. En guise de réponse, le groupe des « abeilles électroniques » est créé pour faire la chasse aux fausses informations. Là encore, le Hirak entend endosser le beau rôle en reconstituant les faits. Aveuglé par son cynisme et sourd aux exigences populaires, le pouvoir n’apprend pas de ses échecs et sous-estime la première Promotion Hirak.
18En mauvais joueur, il renoue avec des méthodes dignes de la police politique pour diviser le mouvement. Alger contre l’intérieur du pays, l’Algérie contre la France, le drapeau national contre l’emblème amazigh, les laïc·ques contre les conservateur·rices, les hommes contre les femmes. Toutes les cartes sont utilisées, le Hirak renverse la table.
19Au fil des mois et des événements, les appels du pied du régime se soldent par une méfiance accrue des activistes qui refusent d’entamer des négociations sans conditions. Parmi elles, la libération des détenu·es d’opinion, considéré·es comme des otages, et l’ouverture du champ médiatique. Les activistes tenté·es de dialoguer avec le régime et d’accepter ses offres de service sont vite marqué·es du sceau de la trahison et de l’opportunisme. Cette posture est qualifiée de nihiliste par ses détracteur·rices mais il y va de la cohérence du mouvement. Des lignes de fractures s’esquissent, inévitablement.
20Les tenants d’une transition démocratique par voie constituante s’opposent au réformisme par voie électorale ou référendaire. Entretemps, les présidentielles du 12 décembre sont massivement rejetées par la population. A Tizi Ouzou et Bejaia, les bureaux de vote sont bloqués par des jeunes. L’abstention est totale dans la région. Des citoyen·nes sont éborgné·es par la police. Dans les villes du pays et de la diaspora, l’appel est au boycott et à la solidarité avec les victimes.
21Au lendemain d’un scrutin décrié, Abdelmadjid Tebboune, ancien premier ministre sous Bouteflika, est donné vainqueur. Le taux de participation officielle avoisine les 40 %. Le Hirak ne lui accorde aucune crédibilité. Les électeur·rices sont pointé·es du doigt. La figure de « bousba’ lezrag » (le doigt bleu) devient l’archétype du beauf et du « harki ». Là encore, la réaction du Hirak emprunte le registre moraliste. Par ailleurs, le fils du président est impliqué dans un scandale de corruption, lié au trafic de drogue. C’est alors l’énième preuve de l’immoralité et de l’impunité d’un régime aux mauvaises mœurs et qui n’aurait honte de rien. Le vendredi post-élections, les citoyen·nes scandent « Tebboune El cocaïne » et distribuent de la farine pour railler le nouveau président. La crainte du chef est révolue [6], la satire devient une arme politique redoutable.
22Le décès inattendu de Gaïd Salah le lundi 23 décembre met le Hirak face à un nouveau dilemme moral. Faut-il respecter le deuil national et ne pas marcher ? Les étudiant·es maintiennent la pression sur le régime et sortent le lendemain. Ironie du sort, le 23 décembre coïncide avec l’anniversaire de la disparition de Hocine Aït Ahmed, fondateur du FFS [7] et figure de l’opposition. La combine est toute trouvée. On commémore la mort du dissident démocrate pour mieux passer sous silence celle de l’autocrate. L’enterrement en grandes pompes de Gaïd Salah bénéficie d’une couverture qui relève de la propagande. Le vieux général continuera à diviser même après sa mort.
23Par moralisme, toujours, l’éthique musulmane est mobilisée pour justifier la réserve et le respect face à la mort. Une certaine presse critique va même jusqu’à remercier le défunt de ne pas avoir tiré sur la foule, dans une logique comptable absurde. La politique du moindre mal fait toujours de l’effet. Le tyran d’hier devient le Sauveur de Nation aujourd’hui, dans le même chantage au chaos qui a accouché de l’ère Bouteflika.
Que cent fleurs s’épanouissent. Que cent écoles rivalisent d’audace !
24Après une année de ritualisation et de routinisation, il serait dommage de réduire le Hirak à une autorité morale neutre, dont le seul objectif serait l’avènement d’un État de droit. N’ayant jamais été uniforme, le mouvement puise aussi sa force dans la diversité de ses focales et de leurs expressions. Désormais, le défi est de discuter les projets de société qui le sous-tendent, en vue d’établir une alternative crédible, avec une charte nationale inclusive où chaque tendance aurait le droit d’exister politiquement.
25La présence de carrés féministes, la création de collectifs issus de la gauche ou la résurgence des slogans islamistes invite les hirakistes à assumer cette conflictualité. Jusque-là, la focale était celle de valeureux·ses Algérien·nes debout comme un seul homme, une seule femme. Mais cette vision risque de folkloriser, voire de dépolitiser le mouvement. Le retour des idéologies ne devrait pas faire peur, sa prise en charge est nécessaire avant que les termes du débat ne soient imposés par le haut.
26Prenons le cas du mouvement féministe. Le Hirak y est perçu comme le moment ou jamais d’imposer la question des droits des femmes, car, vraisemblablement, il ne saurait y avoir de démocratie sans égalité entre citoyens et citoyennes, et pas d’égalité citoyenne sans démocratie. Pour résoudre cette équation, il serait utile de rappeler que la démocratie n’est pas une vulgaire arithmétique qui donnerait le droit aux gagnant·es d’écraser les perdant·es, dans une approche strictement électoraliste. La démocratie implique que nous puissions nous entendre collectivement sur un certain nombre de préalables à même de garantir le vivre-ensemble, la paix civile, l’égale dignité entre les citoyen·nes, les libertés publiques et individuelles. Sans ce cahier des charges, l’aspiration à une démocratie aurait toutes les chances de se transformer en tyrannie de la majorité.
27Par ailleurs, le féminisme en Algérie est souvent perçu comme un occidentalisme promu par une frange petite-bourgeoise et francophone, avec tout l’imaginaire colonial qui lui est associé. D’où l’importance de veiller à ce que l’idéal égalitaire du féminisme s’articule aux luttes sociales actuelles. La marche des femmes du 8 mars 2020, de ce point de vue, illustre l’imbrication des slogans féministes et anti-régime, bien que les premiers aient été minoritaires. Le féminisme algérien étant lui-même divers, nous devrions plutôt parler de féminismes au pluriel. Ces derniers affirment aussi bien leur légitimité à travers la figure des moujahidates de la guerre de libération comme Hassiba Benbouali ou Djamila Bouhired que dans les idéologies issues du socialisme arabe ou du marxisme. Un féminisme libéral, pro-choix, faisant la promotion de la réussite professionnelle des femmes via le modèle de la femme-patron et du female empowerment trouve également écho au sein des jeunes générations, davantage exposées aux influences anglo-saxonnes. Il faut s’attendre également à ce que la revendication féministe puisse être investie par un référentiel religieux, à partir d’une relecture égalitaire des textes sacrés, comme c’est le cas dans d’autres pays. Ces visions ne sont pas forcément à opposer, parce qu’au sein d’un système sexiste et discriminatoire, il est autant nécessaire d’insister sur l’égalité juridique, dans une approche top-down, chère aux féministes séculières qui font de l’abrogation du Code de la famille leur branle-bas de combat, que sur les rapports de force sur le terrain, dans une démarche bottom-up. Celle-ci impliquerait de décoloniser certains discours qui culturalisent et surdéterminent le rôle de l’islam dans l’oppression des Algériennes. Enfin, une approche intersectionnelle qui tiendrait à la fois compte des conditions de vie socio-économiques des femmes se fait également entendre. Cette approche permettrait d’inclure aussi bien des femmes rurales, cadres, précaires, voilées, non voilées qui subissent une double oppression de genre et de classe, car, même dominante socialement, la femme algérienne reste la prolétaire du prolétaire. Le défi de la nouvelle génération de féministes serait de sortir ensemble le mouvement de son entre-soi en saisissant l’opportunité du Hirak pour l’avènement d’un féminisme révolutionnaire.
Le test de dernière minute
28Au moment où je reprends cet article, l’Algérie entre en résistance contre le Coronavirus. Face à la pandémie, les marches du Hirak sont suspendues, après une semaine de débats sur leur maintien et les conséquences de leur arrêt momentané. Les principales figures du mouvement ainsi que des médecins engagés invitent les citoyen·nes à faire le choix de ne plus sortir, avant que la décision ne leur soit imposée. Les discours moralisateurs prennent cette fois-ci la forme de la prévention contre la maladie et de la condamnation des déclarations irresponsables. Devant le discours peu rassurant du président Tebboune, la majorité des hirakistes ont pris le parti de l’impératif moral en invoquant une raison d’État. Face à un secteur de la santé en grandes difficultés et en manque de moyens, les hôpitaux auront du mal à gérer la crise. L’anticipation et la conscience citoyenne sont de mise. L’heure est au confinement des corps, mais pas des esprits. Car le Hirak, comme le 1er novembre 1954, est d’abord une « insurrection de l’esprit », pour reprendre le poète Jean Sénac.
29Né d’une pulsion de vie, il ne saurait s’exposer au danger de mort. Des membres du Hirak s’engagent en ce moment même dans des campagnes de sensibilisation auprès de la population. Certain·es proposent de continuer à manifester depuis les balcons, notamment contre la détention et l’enlèvement de militant·es qui se poursuivent. Ils et elles voient dans la quarantaine une forme de désobéissance civile ou de grève générale, des options qui n’ont jamais été testées jusque-là.
30D’autres suggèrent la mise en veille du Hirak politique au profit d’un Hirak sanitaire le temps que la crise passe. Fermons les portes et ouvrons les fenêtres. Cette épreuve que traverse le pays et le monde peut être propice aux révisions, mais surtout à l’imaginaire de la lutte. Si la rue est son expression extérieure, son éthique habite nos foyers. Pour faire vivre l’espoir du Hirak, école de la liberté, de la solidarité et de la dignité, sortons des cas d’école. Le Hirak est un chez-soi de tous les instants.
Notes
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[1]
Pour Union Sportive de la Médina d’Alger, un des principaux clubs de football algérois.
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[2]
El Mouradia est un quartier d’Alger qui symbolise le siège de la Présidence.
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[3]
Littéralement « le gang » pour désigner l’oligarchie militaro-financière.
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[4]
Article 7 : Le peuple est la source de tout pouvoir. La souveraineté nationale appartient exclusivement au peuple.
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[5]
Bien que l’axe gauche-droite ne soit pas très structurant en Algérie, la « Badissya Novambarya », mouvance islamo-conservatrice, peut être classée à l’extrême-droite de par son soutien inconditionnel à l’armée et son discours fascisant qui voit dans la personne du « zouave », assimilé aux Kabyles, un ennemi de l’intérieur. Dans son numéro spécial datant de juin 2019, le journal Voie Ouvrière pour le Socialisme (VOS) titrait en Une : « Badissia Novambaria : vers la formation d’un parti d’extrême-droite ? » Pour d’autres observateur·rices, il s’agit d’un courant fabriqué dans les officines des services de renseignement.
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[6]
Les Algérien·nes n’avaient pas « peur » des autres présidents, une certaine liberté de ton était tolérée, mais on craignait les représailles.
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[7]
Front des Forces Socialistes, principal parti d’opposition au Front de Libération Nationale après l’indépendance.