Notes
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[1]
« Arbi, chaoui, kebaili, mzabi, wahrani, qsentini, tlemçani… khawa-khawa »
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[2]
K. Lazali, Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de l’offense coloniale en Algérie, Alger, Editions Koukou, 2018.
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[3]
C’est le cas notamment du premier parti d’opposition créé après l’indépendance, le Parti de la révolution socialiste (PRS), le 20 septembre 1962, par d’anciens militants du FLN (notamment de la fédération de France) regroupés autour de Mohammed Boudiaf.
-
[4]
M. Benchikh, Algérie, un système politique militarisé, Paris, L’Harmattan, 2003.
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[5]
Entre mars et avril 1979, élargissement de Ferhat Abbas et Benyoussef Benkhedda (ex-présidents du GPRA) assignés à résidence depuis mars 1976. La même mesure est prise pour Ahmed Ben Bella incarcéré sans jugement depuis le coup d’État qui l’a destitué le 19 juin 1965. Des mesures d’amnistie sont prises en faveur de onze détenus condamnés en 1969 pour complot contre la sûreté de l’État.
- [6]
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[7]
Pour une restitution détaillée de ces faits, cf. A. Ait Larbi (éd), Avril 80, Insurgés et officiels racontent le « printemps berbère », Alger, Edition Koukou, 2010 ; R. Chaker, « Journal des évènements de Kabylie », Les temps modernes, N° 432-433, 1982 ; M. B. Salhi, Algérie, citoyenneté et identité, Alger, Edition Achab, 2010.
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[8]
À noter que le PRS, un parti d’obédience marxiste, avait déjà intégré la lutte démocratique dès 1976, ce qui lui a valu bien des critiques après le soutien apporté à Ferhat Abbas, Benyoussef Benkhedda, Hocine Lahouel et Cheikh Mohamed Keireddine, cf. à ce sujet, El Jarida, organe du PRS, N° 16, avril 1976 (collection privée).
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[9]
Les militants de la cause berbère se réfèrent souvent à cet épisode de 1948-1949 lors duquel un groupe de militants nationalistes, au sein du parti indépendantiste, le PPA-MTLD a mis en avant le slogan « Algérie algérienne » incluant la dimension berbère aux côtés de l’arabité.
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[10]
PRS, Remarques critiques à propos de la « charte nationale », 1976 : www.ahmeddahmani.net/PDF/Experiences/El%20Jarida/RC-PRS.pdf
1Lorsqu’en juin 2019, Ahmed Gaïd Salah, chef de l’état-major, vice-ministre de la Défense, a décidé, sans aucun fondement juridique, d’interdire l’emblème amazigh et de faire arrêter ceux parmi les manifestants qui le portaient, les Algérien·nes ont déjoué cette dangereuse manœuvre qui visait à diviser le Hirak en isolant la Kabylie. Leur réaction a été salutaire ; ils ont scandé « Arabes, Chaouis, kabyles, mozabite, oranais, constantinois, tlemcénien… frères-frères » [1] et cet autre slogan des jeunes des quartiers populaires d’Alger : « Casbah, Bab el Oued, Imazighen ! » (« Casbah, Bab el Oued, tous Berbères ! »). Déployer l’emblème amazigh en dépit de l’interdiction constituait un défi vis-à-vis du pouvoir autoritaire, un symbole de la quête de liberté qui inclue la question amazighe mais qui la dépasse. La lutte menée par les Algériens et les Algériennes dans le cadre du Hirak s’inscrit dans une histoire des luttes pour l’émancipation. Cette contribution vise à mettre en perspective le Hirak, en revenant sur le mouvement d’avril 1980, communément appelé le « Printemps berbère ». C’est avec une subjectivité assumée, en tant qu’universitaire et militant politique du Parti de la révolution socialiste (PRS), que je considère ce mouvement comme un moment clé dans l’histoire politique postindépendance. Il est regrettable de souligner, à cet effet, le peu d’intérêt que ce mouvement avait alors suscité en dehors des régions concernées. Seul le « Mouvement culturel berbère » (MCB) a pu maintenir une « flamme » qui a été l’objet de maintes manœuvres de récupération politicienne ou de manipulations d’une mémoire atrophiée. Cela n’a pas permis d’en apprécier tous ses prolongements, ses acquis, ses évolutions non linéaires et ses dérives – comme celle du mouvement pour l’indépendance de la Kabylie défendu par un des animateurs d’« Avril 1980 », Ferhat Mehenni. Il n’en demeure pas moins que « Avril 80 » a brisé le mur du silence et libéré la parole et l’action d’une mobilisation de masse pacifique. N’est-ce pas d’ailleurs, et surtout, cette même volonté, ce même désir de s’affranchir de la chape inhibitrice du pouvoir qui rapprochent ces deux processus, « Avril 1980 » et « Hirak », à quarante ans d’intervalle ?
2À travers mon expérience personnelle et politique, il s’agira dans ce texte de rappeler le contexte difficile, voire périlleux dans lequel fait irruption le mouvement de contestation d’« Avril 1980 » avant de faire ressortir ce qui constitue, à mes yeux, les principaux enseignements de ce mouvement et en quoi il a été précurseur dans le combat pour la citoyenneté et la nécessaire redéfinition de la nation.
Un contexte incertain et instable
3Le pouvoir politique est incarné pendant près de deux décennies par le colonel putschiste Houari Boumedienne devenu, à la suite d’un coup d’État militaire, président du « Conseil de la révolution ». Ce conseil composé essentiellement de militaires se substitue à toutes les institutions existantes en s’octroyant la plupart des responsabilités politiques et économiques. À défaut d’être légitime, ce pouvoir semble peu contesté, voire respecté, ce respect étant le fruit d’un travail de domestication d’une société largement affaiblie et déstructurée par la colonisation et la guerre d’indépendance [2].
4Sur le plan international, l’Algérie est encore perçue comme un pôle du tiers-mondisme. Cette période a longtemps été célébrée, par certains Algérien·nes et non-Algérien·nes, comme celle de la « grandeur » et de l’aura de l’Algérie dans le concert des nations, de la « reconquête de sa souveraineté nationale ». Un pays « admiré » et « respecté » dont le président devient secrétaire général du mouvement des non-alignés de septembre 1973 à août 1976. Alger, sa capitale, est élevée au rang de « Mecque des révolutionnaires ». Cependant, à la fin des années 1970, le tiers-mondisme porté par les indépendances des anciennes colonies est en déclin.
5Sur le plan national, les années 1970 sont marquées par la stratégie de développement dite des « industries industrialisantes ». Les grands projets d’investissement et les chantiers autour des grandes agglomérations urbaines se multiplient. Les Algérien·nes, dans leur grande majorité, sont conquis·es par ce modèle et surtout par les promesses de prospérité pour tou·tes. Il faut dire que les discours officiels relayés par des médias aux ordres, puisque monopoles d’État, font leur effet auprès de la population. Des intellectuel·les et des académiques s’érigent en porte-voix du pouvoir d’État. Combien de thèses, de travaux académiques, de publications diverses pour vanter les « mérites et la justesse » d’un tel modèle élevé au rang de mythe ?
6Mais, dès le milieu des années 1970, le doute s’installe. Les difficultés économiques et sociales s’accroissent. La grogne sociale gagne des couches de plus en plus larges de la population, qui voient stagner, voire se dégrader, leurs conditions de vie. Surtout, les citoyen·nes acceptent de moins en moins la détérioration progressive de leur situation alors qu’émerge une nouvelle classe dominante, une nomenklatura, formée de nouveaux riches, issue ou liée aux appareils d’État. L’appareil répressif veille et traque toute contestation sociale ou politique.
7La société est étouffée par le monopole du parti unique, la fermeture de tous les espaces d’expression et la répression tous azimuts de toute velléité d’opposition. Un véritable système de terreur est institué dès l’indépendance et perdurera longtemps après avec des variantes : kidnappings, disparitions, emprisonnements sans jugement, exécutions sommaires, assassinats, y compris d’anciens collaborateurs de Boumedienne, etc. Les oppositions sont neutralisées, agissant dans l’exil [3] et, le plus souvent, sans ancrage social. La police politique, dont l’appellation évolue – Sécurité militaire (SM), Département du renseignement et de la sécurité (DRS) – est au cœur de ce pouvoir autoritaire et constitue un rouage essentiel de sa puissance et de sa domination [4].
8À la fin des années 1970, la mort de Boumedienne – après une longue, éprouvante et mystérieuse maladie – constitue une étape marquante de l’histoire politique de l’Algérie indépendante. Le pouvoir est ébranlé par la guerre de succession à la suite de la mort de son chef. Sa disparition crée un grand vide politique et libère les ambitions et les manœuvres. Un compromis entre les principales forces actives (les hauts gradés de l’armée, les services de sécurité, l’appareil du FLN et ses organisations satellites, notamment le syndicat unique) est imposé par l’armée dans la guerre de succession, qui aboutit à la cooptation du colonel Chadli Bendjedid à la tête de l’État. Un processus de rééquilibrage entre les différentes composantes du pouvoir s’engage. Ce dernier conserve sa force d’attraction et sa capacité de domination et de répression. Sa politique de développement s’essouffle et fait l’objet de critiques de plus en plus aiguës, mais il conserve son atout maître, la rente pétrolière pour une gestion redistributive synonyme de paix sociale. Enfin, et même si des luttes sourdes le traversent, son appareil sécuritaire garde encore toute sa force et son efficacité.
9L’arrivée de Chadli Bendjedid au pouvoir fait espérer un desserrement de l’étau autoritaire. D’autant plus qu’il donne le sentiment de vouloir briser l’image autoritaire et austère de son prédécesseur. Il supprime l’infâme obligation pour toutes sorties du territoire (visa de sortie), qui est instituée arbitrairement pour les citoyen·nes depuis le 5 juin 1967. D’autres mesures d’apaisement et de timides ouvertures politiques sont prises [5] : certains prisonniers politiques sont élargis ; quelques exilés politiques sont encouragés à rentrer en Algérie ; le régime d’incarcération de Ahmed Ben Bella, détenu sans jugement pendant près de quinze ans, est assoupli.
10Au sein de la mouvance culturelle berbère, une nouvelle génération de militant·es, d’artistes, d’intellectuel·les et d’étudiant·es émerge dans les années 1970. Des regroupements divers se font jour, contournant la censure et bravant l’interdit et la répression. Les initiatives sont principalement d’ordre culturel (chant, poésie, théâtre, radio) et universitaire (chaire de berbère dirigée par Mouloud Mammeri et Groupe d’études berbères à Paris VIII-Vincennes). C’est dans ce contexte socioéconomique, culturel et politique que surgit le mouvement d’« Avril 1980 », que je vais vivre en tant qu’universitaire.
La liberté en action
11Nommé par le ministère de l’Enseignement et de la Recherche scientifique (MERS) en tant qu’assistant, j’intègre le département des sciences économiques du centre universitaire de Tizi-Ouzou (CUTO) en septembre 1979 entamant une carrière d’universitaire avec une double appréhension. La première est liée au manque total d’expérience et de préparation pédagogiques pour une charge d’enseignement à l’Université. La seconde est relative au fait que j’étais arabophone, extérieur à une région réputée, à tort, peu ouverte. Je surmontais progressivement la première difficulté par le travail, l’écoute et l’échange avec les étudiant·es. Mon immersion dans une région majoritairement amazighophone fut facilitée par le fait que l’enseignement en français était encore en vigueur à mes débuts : l’usage du français dans les échanges quotidiens était courant, et la barrière de la langue ainsi contournée.
12Un autre facteur a facilité mon insertion : je retrouvai par hasard des camarades du Parti de la révolution socialiste (PRS), avec qui j’avais milité dans l’émigration. Ce parti est souvent identifié à travers l’un de ses fondateurs, Mohammed Boudiaf. Celui-ci, vivant en exil au Maroc, assumait plus une direction morale et symbolique que politique. La direction politique était assurée par un groupe exilé à Paris. Il n’y avait aucune concertation au niveau du parti et encore moins d’information – sécurité oblige – sur l’implantation des militant·es en Algérie. De fait, nous allions former un groupe qui contribuerait au travail politique au sein de l’Université. Lors de mon arrivée au Centre universitaire de Tizi-Ouzou (CUTO), j’ai retrouvé d’autres camarades du PRS : feu Rachid Chaker, Rabah Lebsir et Ouali Si Amer. Ce groupe va fonctionner de façon autonome par rapport au groupe qui dirigeait formellement le parti à Paris. D’autres rencontres politiques heureuses allaient me conforter dans l’idée, un peu folle, que nous allions faire cause commune. Certains membres du Groupe d’études berbères (GEB) étaient enseignants au CUTO. J’avais rencontré et sympathisé à Paris VIII-Vincennes avec Ramdane Achab, Mohand Ouamar Oussalem et Hend Sadi. Certains éléments de ce groupe avaient pris contact au milieu des années 1970 (1974 ou 1975) avec le PRS en posant comme condition la reconnaissance et la prise en charge de la question amazighe. Ces contacts demeureraient sans suite – même si le PRS a été le premier parti politique algérien à reconnaître de fait la culture amazighe en Algérie [6]. J’appris plus tard que beaucoup de membres du GEB ont par la suite intégré le Front des forces socialistes (FFS), l’ont régénéré et lui ont fait faire sa mue dans la prise en charge de la question amazighe en l’intégrant dans sa plateforme de 1979.
13J’ai pris rapidement conscience de la prégnance de la question amazighe au niveau de la société et notamment de sa jeunesse à Tizi Ouzou. J’ai découvert aussi que les discussions avec les étudiant·es et les enseignant·es étaient empreintes d’une liberté de ton vivifiante. De même que certaines soirées entre collègues pouvaient ressembler à de véritables cercles de discussion intellectuelle et politique d’une profondeur et d’une audace qui ne devaient rien aux boissons qui y étaient partagées. Les sujets étaient variés, mais ceux relatifs à l’économie – profession oblige – et à l’histoire prédominaient. Le « terrorisme intellectuel » institué par les thuriféraires du pouvoir dans les années 1970 autour des « taches d’édification nationale » opérait de moins en moins. L’espoir d’une ouverture ou d’un dégel politique était important, y compris pour la mouvance berbère. D’autant plus que la gestion autoritaire de la société depuis l’indépendance était de plus en plus contestée à des échelles, certes limitées, mais prometteuses.
14En mai 1979, la représentation en kabyle de la pièce « la guerre de 2000 ans » de Kateb Yacine fut interdite à l’Université. Cet arbitraire révolta les étudiant·es, qui exigèrent le maintien de la représentation. Ce fut un moment fort de résistance. L’écho fut rapide au sein de la communauté universitaire toute surprise et au sein de la population de la ville de Tizi-Ouzou et les villages environnants. Les prémisses d’une confrontation entre le pouvoir et les étudiants s’annoncaient.
La quête de l’autonomie politique
15À la rentrée 1979, les étudiant·es, organisé·es en comité en dehors du cadre officiel, entamèrent un mouvement de grève pour une amélioration de leurs conditions sociales. Face à l’impasse, une mission de médiation et de conciliation fut initiée par un groupe d’enseignant·es incluant au moins un militant du FFS et un du PRS (l’auteur de ces lignes). Nous avons œuvré pour convaincre les étudiant·es de reprendre les cours en contrepartie de la reconnaissance par l’administration de leur comité dont l’autonomie fut ainsi actée. Cet épisode où les enseignant·es et les étudiant·es ont échangé et coopéré a joué un rôle déterminant dans les mobilisations postérieures. En imposant l’autonomie de leur organisation, avec le soutien des enseignant·es, les étudiant·es venaient de poser la question de la liberté d’organisation jusqu’alors proscrite par le pouvoir.
16Fort de son autonomie, légitimé dans sa représentation par les étudiant·es, le comité, en concertation avec des enseignant·es, a élaboré un programme d’animation culturelle à l’Université. Une conférence fut programmée pour le 10 mars avec Mouloud Mammeri afin qu’il y présente son dernier livre Poèmes kabyles anciens. Le comité étudiant et les enseignant·es qui ont organisé cette conférence ne pouvaient penser qu’une conférence d’un universitaire dans un cadre académique puisse poser problème. Ce fut pourtant le cas. La conférence fut interdite et Mouloud Mammeri fut sommé de rentrer chez lui à Alger.
La tentative d’occupation de l’espace public
17Cette interdiction pour « risques de troubles à l’ordre public » provoqua une vague d’indignation et de protestation considérable au niveau de l’Université comme de la population de Tizi-Ouzou dans son ensemble. Le caractère infâme de l’éditorial d’El Moudjahid, organe du pouvoir, rédigé par le directeur du journal, finit par convaincre les plus indécis·es parmi les étudiant·es et les enseignant·es. En moins d’un an, ce sont deux illustres écrivains, symboles de l’éthique intellectuelle et de l’engagement politique, qui sont interdits d’expression et qui subissent l’anathème et l’insulte des appareils de propagande du pouvoir. Il fallait réagir, et avec force. La marche du 11 mars 1980 fut pour moi un rare moment d’excitation et de détermination. Je demandais à un collègue kabylophone qui marchait à mes côtés ce que signifiait le slogan « Ad nerreẓ wala ad neknu », il me répondit : « Plutôt briser que plier ». J’ai compris à ce moment-là qu’une digue avait sauté ; il y en aura d’autres en ces mois de mars et avril 1980.
18Une nouvelle tentative d’occupation de l’espace public, cette fois-ci à Alger, fut réprimée. La marche programmée le 7 avril fut comme un nouveau défi au pouvoir autoritaire. Le lendemain, un comité anti-répression formé d’étudiant·es, de travailleur·ses et d’enseignant·es fut créé au CUTO. Une assemblée générale réunissant l’ensemble de ses composantes vota le principe d’une grève illimitée avec occupation de l’Université est adopté. La population de la région informée du déroulement des évènements se solidarisa spontanément [7]. Le mouvement prit alors de plus en plus d’ampleur et s’inscrivit dans la durée.
19Il fut essentiellement spontané, privilégia l’horizontalité et l’auto-organisation. Il déborda les cadres partisans, peu structurés et limités par la clandestinité – voici les partis d’opposition que j’ai pu identifier : le Front uni pour une Algérie algérienne, regroupé autour de Rachid Ali Yahia, le Front des forces socialistes, présidé par Hocine Aït Ahmed et dirigé à Tizi-Ouzou par Saïd Sadi, et le Parti de la révolution socialiste (je ne classe pas le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) dans l’opposition, empêtré qu’il a été depuis la fin des années 1960 dans une position de « soutien critique » au pouvoir autoritaire). Les militant·s de ces partis ont joué incontestablement un rôle important dans l’animation, l’orientation et l’encadrement du mouvement. Pour leur part, les jeunes (étudiant·es, lycéen·nes et même écolier·ères) ont exprimé leurs désirs jusqu’alors brimés et se sont initié à l’autonomie par rapport à la famille et au village dans un processus d’individuation, nécessaire à la citoyenneté. Dans une région conservatrice, comme dans la majorité du pays, l’accès des filles à l’Université, leur résidence en cité universitaire et la participation de certaines d’entre elles au mouvement d’« Avril 1980 » ont été une avancée considérable. Ce mouvement pacifiste a porté des revendications pluralistes (linguistique, culturelle et politique).
20Autour de l’Université d’abord, puis de l’hôpital et de la principale entreprise publique de la région (la Société nationale d’électronique), le mouvement d’avril 1980 a montré des capacités citoyennes de mobilisation inattendues. Les citoyen·nes se sont découvert.es capables de participer à la vie de la cité. Non pas de façon monolithique comme l’a imposé auparavant le pouvoir, mais dans la différence des opinions. Ainsi, à l’Université, je garde en mémoire ces débats d’une extrême densité, marqués par l’expression de courants ou de sensibilités différentes, voire divergentes. Pour notre courant marqué à gauche, il ne fallait pas dissocier le combat démocratique de la lutte pour le socialisme [8].
21À la vision exclusiviste édifiée sur le système de parti, de langue, de religion, de culture et de pensée uniques, « Avril 1980 » a opposé et proposé un autre modèle de société fondée sur le pluralisme politique, la garantie des libertés démocratiques et la promotion de la diversité culturelle et linguistique. Au fil des années et dans le cadre du MCB, le mouvement a imprimé sa marque dans la dynamique de libération citoyenne, que le Hirak perpétue et prolonge aujourd’hui. C’est ainsi qu’au fil des mobilisations, les Algériennes et les Algériens apprennent à forger leur statut de citoyen·nes dans une société libérée des nombreuses chaînes que le pouvoir autoritaire leur a imposées depuis l’indépendance pour les exclure de tout mécanisme et processus de décision.
La question de la nation
22L’image est belle et forte. Le drapeau national côtoyant le drapeau amazigh, s’entrelaçant dans une chorégraphie au gré des vents durant les marches du Hirak. Je n’ai pas souvenir de déploiement d’un quelconque emblème en avril 1980 et même durant les années qui suivirent. Face aux manœuvres de division du pouvoir, le Hirak répond : « 9baïli 3arbi khawa khawa ! » (« Kabyle et arabe sont frères »).
23Aujourd’hui, la cause amazighe est de moins en moins taboue. Nous sommes loin de l’amazighité interdite que j’ai connue en 1980 et certaines avancées sont indéniables : création d’un Haut conseil à l’amazighité (HCA, 1995), intégration de l’enseignement du Tamazight à l’école (1995-1996), à l’Université (1990-1991), constitutionnalisation de la langue qui devient nationale et officielle (2016), Yennayer (Nouvel An berbère) célébré officiellement (2018). Ces acquis sont, bien sûr, le fruit des luttes permanentes, des mobilisations de générations entières et de sacrifices humains, parfois jusqu’à la mort. Mais cette consécration du fait amazigh demeure l’affaire du prince, conforme aux méthodes autoritaires du pouvoir qui décide et impose sans débat et sans consultation des mesures qui subiraient le même formalisme que les libertés individuelles et collectives pourtant consacrées par la Constitution. Le multipartisme, la liberté d’expression, la liberté syndicale et le droit de grève participent de la façade démocratique d’un pouvoir réfractaire à toute évolution démocratique. Sans doute aussi et surtout que, derrière ces mesures consacrant l’amazighité, le pouvoir cherche à désamorcer voire à vider la cause amazighe d’une problématique essentielle : celle de la définition et de la construction de l’identité nationale.
24Le mouvement national indépendantiste avait tranché violemment et imposé un projet uniciste, négateur de toutes les différences politiques, culturelles et linguistiques. À l’indépendance, c’est cette vision réductrice qui s’impose, rejetant dans la violence les différentes composantes culturelles et linguistiques de l’Algérie. « Avril 80 » a fait preuve d’une certaine retenue, voire d’un certain évitement, sur ce sujet. Les différents groupes et personnes agissant dans le mouvement n’ont, dans mon souvenir, pas soulevé la problématique de la nation. Il y eut bien l’évocation de faits historiques avérés comme la crise dite berbériste [9] au sein du mouvement national mais toujours en termes d’ostracisme du fait amazigh. Et personnellement je me contentais de la position de mon parti, qui était, à l’époque, largement en avance sur son temps : « La nation algérienne, bien que rattachée par l’histoire, la religion, la langue… au monde arabo-islamique, n’en a pas moins ses spécificités et sa culture propre. Vouloir les gommer au nom du mythe de l’unité de la nation arabe relève d’une œuvre de déculturation pure et simple […]. Le fond du peuplement berbère a constitué une base importante de la formation du peuple algérien […]. La nation algérienne est un résultat. Celui d’une histoire féconde parce que riche en lutte. » [10] Le sujet était particulièrement sensible. L’indépendance n’avait pas bouclé ses vingt ans et le poids des pesanteurs idéologiques et politiques était encore pesant. De plus, une grande majorité d’algérien·nes, notamment dans les régions arabophones, mais pas seulement, exprimaient une crainte réelle ou fantasmée d’une dissolution voire d’une destruction de la nation. Cette crainte n’a pas totalement disparu. Il n’en demeure pas moins que la reconnaissance sociale au sein du Hirak de la langue et la culture amazighe comme composantes de la culture nationale algérienne a progressé d’une telle façon que les initiateurs et initiatrices d’« Avril 1980 » ne pouvaient en rêver. Elle réhabilite le pluralisme culturel et linguistique au sein de la communauté nationale qui articulerait les différents éléments d’identité dont l’histoire de l’Algérie est porteuse.
25L’histoire du mouvement d’« Avril 1980 » reste à faire. Quarante ans après, il est possible d’affirmer qu’il a ouvert de nombreuses brèches dans la cuirasse du pouvoir autoritaire. Il a provoqué un véritable séisme politique et marque la première lézarde d’importance dans le système de pouvoir autoritaire qui étouffe la société depuis l’indépendance en 1962. Il constitue, à mon sens, une étape majeure dans le combat démocratique et citoyen de l’Algérie indépendante. Dans un climat d’incertitudes et de tension extrême, et par une sorte d’accélération du temps que les mouvements sociaux savent provoquer, le mouvement d’« Avril 1980 » fut réellement un mouvement pionnier dans la revendication démocratique des libertés et de la construction de la citoyenneté en dehors du cadre autoritaire.
26À travers la question de l’identité, du rejet du déni identitaire, le mouvement d’« Avril 1980 » a invité et incité à redéfinir la nation dans un cadre pluraliste où la composante berbère ne serait plus reléguée au rang de relique ou d’objet de patrimoine folklorique. Parti d’une revendication identitaire et assumant la nécessaire démocratisation de la vie publique, le « printemps berbère » a contribué à lever de nombreux tabous et affirmé des causes jusque-là tues ou réprimées : berbérité, pluralisme linguistique et culturel, liberté d’association, liberté syndicale, égalité femmes/hommes, sexualité, religion, droits humains, etc. Autant de questions et de sujets qui se posent à la société algérienne et qui l’interrogent sur la nécessaire capitalisation des expériences de lutte qu’elle a connues durant toutes ces années. Or, la mémoire des luttes pour l’émancipation demeure encore enfouie, ou alors parcellaire et surtout discontinue. Ce rapport à la mémoire a été largement entretenu par le pouvoir, mais il interroge aussi sur l’absence de transmission par les acteurs·rices des différents mouvements de contestation que le pays a connus depuis l’indépendance.
27Le Hirak puise dans l’histoire du mouvement de libération nationale, les figures et les actes qui font sens pour le mouvement d’émancipation d’aujourd’hui. Par les questions qu’il soulève et les revendications de participation citoyenne, il s’inscrit de fait dans le prolongement d’« Avril 1980 ». La route est complexe et difficile. Elle est entravée d’obstacles et d’embûches diverses, et elle sera longue à se dessiner. La construction de la société est engagée. La nation réconciliée avec elle-même doit être préservée de toutes les manœuvres de division et des tendances à l’enfermement et au repli.
Notes
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[1]
« Arbi, chaoui, kebaili, mzabi, wahrani, qsentini, tlemçani… khawa-khawa »
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K. Lazali, Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de l’offense coloniale en Algérie, Alger, Editions Koukou, 2018.
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[3]
C’est le cas notamment du premier parti d’opposition créé après l’indépendance, le Parti de la révolution socialiste (PRS), le 20 septembre 1962, par d’anciens militants du FLN (notamment de la fédération de France) regroupés autour de Mohammed Boudiaf.
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[4]
M. Benchikh, Algérie, un système politique militarisé, Paris, L’Harmattan, 2003.
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[5]
Entre mars et avril 1979, élargissement de Ferhat Abbas et Benyoussef Benkhedda (ex-présidents du GPRA) assignés à résidence depuis mars 1976. La même mesure est prise pour Ahmed Ben Bella incarcéré sans jugement depuis le coup d’État qui l’a destitué le 19 juin 1965. Des mesures d’amnistie sont prises en faveur de onze détenus condamnés en 1969 pour complot contre la sûreté de l’État.
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[7]
Pour une restitution détaillée de ces faits, cf. A. Ait Larbi (éd), Avril 80, Insurgés et officiels racontent le « printemps berbère », Alger, Edition Koukou, 2010 ; R. Chaker, « Journal des évènements de Kabylie », Les temps modernes, N° 432-433, 1982 ; M. B. Salhi, Algérie, citoyenneté et identité, Alger, Edition Achab, 2010.
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[8]
À noter que le PRS, un parti d’obédience marxiste, avait déjà intégré la lutte démocratique dès 1976, ce qui lui a valu bien des critiques après le soutien apporté à Ferhat Abbas, Benyoussef Benkhedda, Hocine Lahouel et Cheikh Mohamed Keireddine, cf. à ce sujet, El Jarida, organe du PRS, N° 16, avril 1976 (collection privée).
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[9]
Les militants de la cause berbère se réfèrent souvent à cet épisode de 1948-1949 lors duquel un groupe de militants nationalistes, au sein du parti indépendantiste, le PPA-MTLD a mis en avant le slogan « Algérie algérienne » incluant la dimension berbère aux côtés de l’arabité.
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[10]
PRS, Remarques critiques à propos de la « charte nationale », 1976 : www.ahmeddahmani.net/PDF/Experiences/El%20Jarida/RC-PRS.pdf